L’horizon sémiotique de l’anthropologie : paradoxes du « tournant ontologique »

Ludovic Chatenet

CeReS, Université de Limoges

Angelo Di Caterino

CeReS, Université de Limoges

https://doi.org/10.25965/as.6427

Index

Articles des auteurs de l'article parus dans les Actes Sémiotiques : Ludovic Chatenet et Angelo Di Caterino.

Mots-clés : anthropologie, anthroposémiotique, ethnosémiotique, nature / culture, ontologie, sémiotique, symbolique

Auteurs cités : Émile BENVENISTE, Jean-Claude COQUET, Nicolas COUÉGNAS, Philippe DESCOLA, Jacques FONTANILLE, Clifford GEERTZ, Algirdas J. GREIMAS, Tim INGOLD, Eduardo KOHN, Eric LANDOWSKI, Bruno LATOUR, Claude LÉVI-STRAUSS, Jean-Paul PETITIMBERT, Eduardo VIVEIROS de Castro

Plan
Texte intégral

1. La sémiotique au défi des cultures

Note de bas de page 1 :

Cf. A.J. Greimas et J. Courtés, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette,1979, entrée « Sociosémiotique », et A.J. Greimas, « Réflexions sur les objets ethno-sémiotiques », Actes du 1er Congrès international d’ethnologie européenne, Paris, Maisonneuve et Larose, 1973 ; rééd. in Sémiotique et sciences sociales, Paris, Seuil, 1976.

Note de bas de page 2 :

Cf. Sémiotique. Dictionnaire, op. cit., entrée « Ethnosémiotique ». Le terme d’« ethnosémiotique » sera repris beaucoup plus tard, avec une acception différente, par Francesco Marsciani : cf. Tracciati di etnosemiotica, Milan, FrancoAngeli, 2007 ; tr. fr., Les arcanes du quotidien. Essais d’ethnosémiotique, Limoges, Pulim, 2017. Voir aussi sa contribution au présent numéro.

Note de bas de page 3 :

Sémiotique. Dictionnaire, op.cit., p. 136 (entrée « Ethnosémiotique »).

Les problèmes posés par la complexité des sociétés occidentales dites modernes ne sont pas nouveaux pour les sémioticiens puisque Greimas, déjà, soulignait les limites de la sémiotique face à la segmentation entre communautés d’usagers dans les sociétés contemporaines1. Sa remarque a été à l’origine d’une réflexion sur le statut épistémologique et méthodologique de la discipline au sein d’un projet anthropologique et social plus large. L’implication de la sémiotique dans les sciences humaines et sociales a pris en premier lieu la forme de l’ethnosémiotique, qui répondait au besoin de classification formulé par les ethnologues confrontés à la diversité des cultures2. Les méthodes linguistiques permettent à l’ethnologie de devenir le « lieu privilégié de la construction des modèles généraux des comportements signifiants »3. Elle se développe en analysant des sociétés archaïques dont les langages sociaux peuvent faire l’objet de taxinomies à partir d’un nombre réduit de catégories (« interne / externe », « masculin / féminin », etc.). Avec Greimas, les ethnotaxinomies ont contribué à construire une approche paradigmatique de la culture qui profita de l’approche syntagmatique introduite par les méthodes de Propp (morphologie du conte), Dumézil et Lévi-Strauss (étude des mythes). L’ethnolinguistique est devenue proprement une ethnosémiotique lorsque la méthode a pu être étendue à des pratiques et des objets culturels plus complexes et non-verbaux.

Note de bas de page 4 :

Le terme sera lui aussi repris, sous une acception différente, par Eric Landowski dans ses trois Essais de socio-sémiotique (1989, 1997, 2004). Cf. aussi, id., « Interactions (socio) sémiotiques », Actes Sémiotiques, 120, 2017.

Note de bas de page 5 :

Cf. Sémiotique. Dictionnaire, op.cit., entrée « Socio-sémiotique », §9, et A. J. Greimas, « Sémiotique et communications sociales », Annuario, Istituto Agostino Gemelli, Milan, 1970, rééd. in Sémiotique et sciences sociales, Paris, Seuil, 1976, pp. 45-60.

Toutefois, si cette approche a été particulièrement efficace pour approcher les microsociétés (« prémodernes »), dans les macrosociétés la multiplication des discours sociaux qui différencient des groupes d’usagers utilisant des stratégies de communication propres, associée à la prolifération de formes sémiotiques plus complexes (institutions, genres, médiatisation) posent des problèmes de pertinence nécessitant d’envisager une nouvelle approche : une socio-sémiotique4. Greimas, dans les années 1960-70, considère que la sociosémiotique doit étudier les discours sociaux qui se multiplient dans les sociétés modernes sous la forme de sémiotiques « socio-spectaculaires » mêlant une dimension médiatique et une dimension sociale5. D’un point de vue méthodologique, elle met en rapport la structure sociale avec la structure linguistique tout en tenant compte du contexte social de la communication. Malgré les problèmes posés par cette approche (notamment ceux de l’intertextualité, de l’usage du terme « structure » appliqué à l’étude de la connotation ainsi que du rôle du contexte), Greimas soutient que l’analyse de l’énonciation, conduite à partir des énoncés, devrait être suffisante pour cerner la « compétence » des partenaires de la communication et leurs codes culturels, sans qu’il soit nécessaire de faire appel à des paramètres sociologiques. Autrement dit, l’approche sémiotique, avec ses exigences et ses procédures propres, suffit pour rendre compte des pratiques sémiotiques et de la manière dont les acteurs sociaux construisent le sens.

Note de bas de page 6 :

Cf. J. Fontanille, Pratiques sémiotiques, Paris, PUF, 2008.

Note de bas de page 7 :

Cf. N. Couégnas et J. Fontanille, « L’énonçabilité des mondes du sens », in N. Couégnas (éd.) « Sémiotique et anthropologie des modernes », Actes Sémiotiques, 120, 2017. Cette préoccupation ontologique, qui va articuler la présente réflexion, trouve par ailleurs un écho dans ce que les anthropologues américains nomment le « tournant ontologique de l’anthropologie philosophique française » (titre de la réunion de l’AAA le 23 novembre/2013) illustré avant tout par Ph. Descola et B. Latour. Cf. M. Sahlins, « On the ontological scheme of Beyond nature and culture », in Hau : Journal of ethnographic theory, IV, 1, 2014 ; elle s’appuie notamment sur les discussions entre Ph. Descola et E. Viveiros de Castro. Voir aussi E. Kohn, Comment pensent les forêts, Bruxelles, Zones Sensibles, 2017, pp. 31-32 et E. Dianteill, « Ontologie et anthropologie », Revue européenne des sciences sociales, 53, 2, 2015.

Mais la complexité des sociétés modernes et des nouveaux objets de sens qu’elles produisent déplace l’attention vers les pratiques. L’enjeu n’est plus, pour la sémiotique, d’observer la constitution de systèmes (comme c’était le cas par exemple chez Lévi-Strauss) mais la dimension processuelle qui donne une place à l’usage et, par définition, concerne la dimension syntagmatique. En vue de répondre aux multiples questions qui en découlent, Jacques Fontanille, dans Pratiques sémiotiques, propose une typologie des sémioses qui intègre et, en un certain sens, dépasse le cadre de la sémiotique textuelle de Greimas6. Il pose le principe d’une multiplicité de niveaux de pertinence, chacun étant doté de sa propre sémiose mais l’ensemble s’organisant en une hiérarchie intégrative, depuis le signe jusqu’à la forme de vie. En élaborant, « au-dessus » du niveau du texte, le niveau des pratiques, puis celui des formes de vie, cette reformulation opère un glissement vers une approche qui rétablit le statut d’une certaine subjectivité, propre à l’expérience, au sein d’une approche ancrée sur l’en acte, le cours d’action. Cette préoccupation est, nous semble-t-il, un des facteurs à l’origine de la « quête anthropologique » qui caractérise la sémiotique actuelle. Elle aboutit à une sémiotique existentielle qui pose l’énonciation, instance même de la sémiose, comme constitutive des objets de sens. Fontanille souligne d’ailleurs lui-même que la reconnaissance du « poids » ontologique attaché à l’énonciation s’ancre dans le tournant métaphysique actuel7.

2. Sémiotique et horizon anthropologique

Note de bas de page 8 :

Cf. Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1916.

La prégnance du social sur la signification, spécialement dans le cadre des recherches qui visent à étudier le maillage des sociétés « modernes », semble réinterroger le statut de l’anthropologie, de la sémiotique et de leurs relations. D’un côté, l’ethnologie a bénéficié des théories linguistiques : qu’il suffise de rappeler l’importance des travaux de Jakobson et Troubetzkoy pour le projet de Lévi-Strauss. La sémiotique, de son côté, vise fondamentalement l’étude du social, et par extension celle des dimensions anthropologiques — le projet est posé dès la première formulation de ses enjeux par Saussure : la sémiologie est un modèle d’étude des sociétés qui se fonde sur l’analyse de la structure linguistique8.

Note de bas de page 9 :

N. Couégnas, « Présentation », dossier « Sémiotique et anthropologie des Modernes », Actes Sémiotiques, 120, 2017.

Note de bas de page 10 :

Ibid., p. 1.

Cette interrogation de la filiation et de la symbiose des deux disciplines plonge la sémiotique contemporaine dans une sorte de schizophrénie. D’une part, elle reconnaît que, pour le sémioticien, le moment est venu « de répondre à cette observation de l’anthropologue (ou du sociologue) affirmant que la sémiotique avait eu raison trop tôt et trop seule, et d’en tirer tous les enseignements »9, mais, d’autre part, son statut au sein des sciences humaines demeure incertain : « Le projet sémiotique, (…) revendique de plus en plus fortement son appartenance au champ des Sciences Humaines et Sociales, et tente de se forger l’appareil conceptuel susceptible de traduire cette orientation »10.

Note de bas de page 11 :

Cf. C. Geertz, The Interpretation of Cultures, New York, Basic Books, 1973. Geertz nous semble souhaiter que la sémiotique tienne le rôle d’instance de contrôle de l’analyse ethnologique. À ce propos, voir T. Lancioni et Fr. Marsciani, « La pratica come testo. Per una etnosemiotica del mondo quotidiano », in G. Marrone, N. Dusi, G. Le Feudo (éds.), Narrazione ed esperienza : intorno a una semiotica della vita quotidiana, Rome, Meltemi, 2007.

Note de bas de page 12 :

Cette divergence qui apparaît dans Du Sens est soulignée par Ivan Darrault-Harris. Voir A. J. Greimas, Du Sens. Essais sémiotiques, Paris, Seuil, 1970, chap. 9, « Pour une théorie de l’interprétation du récit mythique », pp. 185-230 ; et I. Darrault-Harris, « La rencontre Greimas / Lévi-Strauss : une convergence éphémère ? », Actes Sémiotiques, 112, 2009. Ce point est également développé par A. Di Caterino, La culture et le sens : la rencontre entre anthropologie et sémiotique, thèse de doctorat, université de Limoges, 2017.

Nicolas Couégnas constate que la sémiotique a déjà fourni un grand nombre d’outils efficaces pour contribuer aux recherches en sciences sociales. Et de fait, des auteurs aussi différents que l’anthropologue Clifford Geertz et le sociologue Bruno Latour considèrent l’un et l’autre que la sémiotique est nécessaire pour articuler les phénomènes signifiants complexes (problème de la description dense chez Geertz11) ou pour faire le lien entre les « modes d’existence » des modernes (chez Latour). La sémiotique cherche quant à elle à s’adapter à ces nouveaux objets fournis par les sociétés modernes en cherchant à se rapprocher du terrain pour se refonder elle-même en anthropologie. Le tournant des « pratiques » traduit cette volonté de s’inscrire dans l’observation des cours d’action, des expériences qui redéfinissent les rapports des groupes humains au monde qu’ils construisent. Les deux disciplines semblent ainsi formuler un besoin mutuel de dialogue, alors que la collaboration semblait rompue depuis la divergence entre Greimas et Lévi-Strauss à la fin des années 196012. La sémiotique greimassienne, héritière de la rigueur linguistique de Hjelmslev, s’est offerte comme une caution de scientificité pour les études des cultures. Toutefois, la réintroduction des questions concernant la subjectivité, au travers de l’énonciation, s’ancre dans un mouvement plus large de prise en compte de l’expérience dans l’étude des objets culturels.

Note de bas de page 13 :

P. Descola et T. Ingold (débat présenté par M. Lussault), Être au monde. Quelle expérience commune ?, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2014, p. 42.

Pour en revenir à notre point de départ, c’est donc bien la problématique de l’ontologie des entités construites par les modernes qui occupe le devant de la scène actuelle de la recherche. Comme l’expriment très clairement Tim Ingold et Philippe Descola13, l’anthropologie se préoccupant de comprendre comment les hommes, qui possèdent tous le même bagage biologique, construisent des représentations différentes du monde, elle s’efforce d’adopter un point de vue qui échappe aux catégories des modernes (occidentaux). C’est le même souci que traduit la volonté de dépasser l’opposition nature / culture qui avait permis à Claude Lévi-Strauss de structurer les micro-univers signifiants des cultures et en articuler les nuances. Le premier enjeu de l’anthropologie contemporaine est donc de rechercher un au-delà de la catégorie nature / culture : tel est précisément le projet de l’ouvrage éponyme de Philippe Descola. Selon nous, cette entreprise est le résultat d’une autre quête de sens qui remet en cause la nature sémiotique même des faits culturels. Pour mieux cerner ce problème, nous allons examiner quelques théories qui s’efforcent d’y apporter une solution (Latour, Descola, Viveiros de Castro) et nous soulignerons les éléments dont la sémiotique peut tirer parti pour sa propre évolution théorique. Enfin, nous nous intéresserons à la proposition plus récente d’Eduardo Kohn, susceptible, selon nous, de redonner à la sémiotique une place centrale pour l’approche de la culture et de l’espace non-humain, à partir de la signification.

3. Le « tournant ontologique »

Le défi posé à l’anthropologie contemporaine est de trouver le moyen d’échapper à l’anthropocentrisme et, ainsi, de décrire des interactions entre des humains et des non-humains sans nécessairement partir du principe que les premiers font exister les seconds. Autrement dit, il faut éviter de considérer les non-humains comme des objets qui ne prennent sens que grâce à l’action transformatrice ou représentative des hommes. Deux points d’appui théoriques nous permettront d’éviter cet écueil : l’anthropologie symétrique (B. Latour) et l’héritage de l’anthropologie de Lévi-Strauss (Ph. Descola, E. Viveiros de Castro), que nous examinerons tour à tour.

3.1. Le projet de Bruno Latour et la sémiotique

Note de bas de page 14 :

Cf. A. Famy, « Guide à l’usage du sémioticien pour circuler dans l’Enquête sur les modes d’existence », Actes Sémiotiques, 120, 2017.

Le dialogue entre l’anthropologie de B. Latour et la sémiotique résulte de la nécessité pour le premier de trouver un modèle capable d’articuler les « modes d’existences » et notamment de problématiser leur langue commune, au-delà du langage humain ; en retour, la sémiotique peut trouver là une opportunité pour entrer sur le terrain de l’anthropologie et y montrer la pertinence de son approche. La réponse de la sémiotique à la sollicitation de Latour est passée par une lecture attentive de son œuvre en vue d’évaluer la compatibilité de son mode d’enquête avec l’analyse sémiotique14.

Note de bas de page 15 :

« L’énonçabilité des mondes du sens », art. cit., p. 7.

Divers sémioticiens ont cherché à traduire le modèle de Latour dans leurs propres concepts. Le problème est celui de la nécessité d’une langue commune aux modes d’existence qui ne sont pas nécessairement médiés par le langage humain. La solution proposée est d’employer la compétence de la sémiotique en tant que théorie du langage et de résoudre le problème en termes d’énonçabilité du monde. Autrement dit, d’adopter le point de vue selon lequel le langage constitue le point de départ de la construction du sens. Cette réponse s’affirme plus précisément lorsque Fontanille et Couégnas montrent que les modes d’existence sont des « scènes actantielles, déployées autour de prédicats existentiels fondamentaux »15. Bien que le rôle de l’actantialité suffise à définir le projet latourien comme un modèle sémiotique, c’est surtout la dimension énonciative qui, du point de vue des deux sémioticiens, justifie cette qualification. Latour fonde en effet ses observations sur le principe d’énonciation qu’il définit non pas en termes linguistiques mais comme une médiation ou un premier mouvement de sens susceptible d’être appréhendé comme processus. Les modes d’existence apparaissent alors comme des régimes énonciatifs.

Note de bas de page 16 :

Ibid. La notion de « modes d’existence » en sémiotique est définie dans Sémiotique. Dictionnaire, op.cit., pp. 138-139 (entrée « Existence sémiotique »).

Note de bas de page 17 :

Cf. E. Landowski, « Textes et pratiques », Revista Lusitana, 17, 1998 ; rééd. in Passions sans nom, Paris, P.U.F., 2004, pp. 15-18.

Note de bas de page 18 :

C.A. Tassinari, « Sémiotique et anthropologie des Modernes. Une histoire de comptes à rendre », in N. Couégnas (éd.), « Sémiotique et anthropologie des modernes », Actes Sémiotiques, 120, 2017, p. 10 ; J. Fontanille, Formes de vie, Liège, Presses Universitaires de Liège, 2015.

Nous constatons que les modes d’existence, tels qu’ils sont définis en sémiotique16, donnent des arguments pour justifier le passage de la sémiotique du texte à celle des pratiques, ancrée justement sur une approche énonciative qui s’intéresse à la construction des mondes signifiants. Le projet de Latour permet non seulement de tester sur un terrain sociologique et anthropologique la pertinence de la sémiotique des pratiques mais il offre également un socle à une vieille critique de la sémiotique textuelle de Greimas, dont le modèle jugé trop statique et binaire ne permettrait pas une approche adéquate de l’« hybridation ». Dans les sociétés complexes, les clés d’interprétation de la signification nécessiteraient de tenir compte de la contextualité, c’est-à-dire des « circonstances d’énonciation » qui réinterrogent le niveau d’immanence de l’analyse. Cette idée qui conduit à Carlo Tassinari à reprendre l’idée que la pratique éclaire le texte17 converge avec le point de vue développé par Jacques Fontanille depuis Sémiotique des pratiques et jusqu’à son dernier développement avec Formes de vie18.

Note de bas de page 19 :

Cf. É. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, I et II, Paris, Gallimard, 1966 e 1974 ; Jean-Claude Coquet, Le discours et son sujet. Essai de grammaire modale, Paris, Klincksieck, 1984.

Note de bas de page 20 :

« L’énonçabilité des mondes du sens », art. cit.

Note de bas de page 21 :

Ibid., p. 19.

Nous constatons donc que la discussion avec le modèle de Latour permet à la sémiotique de concrétiser son « tournant ontologique ». La complexité des sociétés contemporaines parsemées d’identités hybrides, d’un côté, et, de l’autre, la volonté de dépasser les catégories « modernes » (ou occidentales), notamment concernant l’agentivité des entités qui participent du tissu du monde vivant réouvert à d’autres « existants » (non-humains) ouvrent le champ à une sémiotique qui prend pour objet les cours d’actions et adopte le niveau des pratiques de Fontanille comme plan principal. De cette manière, la sémiotique se place dans le sillage du retour du sujet, un moment écarté par le « structuralisme » mais réintroduit dès les années 197019. En conclusion de l’article déjà mentionné sur Latour, Fontanille montre clairement le visage de cette sémiotique qui tente de renouer avec l’anthropologie : il s’agit, dit-il, d’une sémiotique existentielle qui s’intéresse au sens de la vie des collectifs, à leurs formes de persistance et aux mondes signifiants qu’ils construisent en conséquence20. Cette sémiotique se développe dans le dialogue avec l’anthropologie de la nature, « qui étudie une sorte d’écologie de l’humain », « qui s’occupe non pas de l’Homme, mais des collectifs auxquels les hommes participent, des milieux avec lesquels ils interagissent, et des mondes qu’ils énoncent »21, suivant en cela l’approche de Philippe Descola, dont nous allons maintenant évoquer les positions afin de dégager ce qu’à notre sens la sémiotique actuelle peut en retenir.

3.2. Philippe Descola : culture et nature, hommes et non-humains

Note de bas de page 22 :

Cf. Ph. Descola, « Les deux natures de Lévi-Strauss », in M. Izard (éd.), Claude Lévi-Strauss, Cahiers de l’Herne, 2004, p. 299.

Note de bas de page 23 :

Cf. Ph. Descola, La Nature domestique : symbolisme et praxis dans l’écologie des Achuar, Paris, Editions de la Maison des sciences de l'homme, 1986.

En résumé, Ph. Descola, l’un des principaux théoriciens du « tournant ontologique » en anthropologie, soutient que l’opposition entre nature et culture n’a aucun fondement ontologique et que par conséquent elle doit être l’objet d’une réélaboration22. L’idée de nature — objective, immuable, unique — ne serait qu’une vue de l’esprit des anthropologues qui auraient ainsi imposé leur cosmologie « anthropocentrique » et occidentale, en biaisant dès l’abord les résultats de leurs recherches. Tout le travail de cet auteur met en évidence la nécessité de reconsidérer les rapports entre nature et culture (ou entre humains et non humains) en termes de continuité et discontinuité. Des observations effectuées notamment chez les Achuar ressort une vision du monde dans laquelle la plupart des plantes et des animaux sont, sous certains aspects, inclus parmi les » humains », avec lesquels ils partagent des codes moraux23. Cela tient au fait que dans le système cosmologique « animiste » de ce peuple la discontinuité principale entre humains et non humains se fonde exclusivement sur les différences physiques, et non pas, comme dans notre société, sur le fait que les humains seraient les seuls êtres vivants dotés d’une intériorité et d’un esprit. Pour les Achuar, toutes les espèces possèdent une intériorité et peuvent communiquer au moyen d’un langage universel. Par conséquent, la société Achuar serait coextensive de la nature.

Plus largement, la typologie proposée par l’auteur distingue, comme on sait, quatre « modes d’identification » permettant de définir des frontières entre soi et autrui, quatre « ontologies » qui, définies à partir de deux critères (« physicalité » / « psychisme » et « identité » / « différenciation ») relient et/ou distinguent « non humains » et « humains », à savoir le « totémisme », l’« animisme », l’« analogisme » et le « naturalisme ».

4. Retour à Lévi-Strauss

La puissance du cadre théorique de Descola n’exclut pas quelques interprétations qui nous paraissent quelque peu « forcées ». L’articulation de l’opposition entre nature et culture avec l’opposition entre non-humains et humains, notamment, ne nous semble pas tout à fait explicite, même si ce le passage de l’une à l’autre s’éclaircit dans la mesure où l’auteur souligne la continuité théorique entre sa démarche et celle de Lévi-Strauss.

4.1. Les deux natures

Note de bas de page 24 :

Ph. Descola, « Les deux natures de Lévi-Strauss », art. cit., pp. 296-305. Ce texte est repris, sous une forme entièrement renouvelée, dans le principal ouvrage de Ph. Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.

Dans un article intitulé « Les deux natures de Lévi-Strauss »24, Ph. Descola résume la principale critique adressée à son « maître ». Elle porte sur le paradoxe que recèlent ses définitions de la nature qui, rappelons-le, renvoient respectivement à la condition « naturellement » symbolique de l’existence humaine, et à un monde « naturel » indifférencié, c’est-à-dire pas encore discrétisé par l’intervention de la logique symbolique de l’esprit humain.

Note de bas de page 25 :

Editée sous le titre « Structuralisme et écologie », la version française constitue le chapitre VII de Cl. Lévi-Strauss, Le regard éloigné, Paris, Plon, 1983.

Note de bas de page 26 :

Le fondateur de l’écologie culturelle est Julian H. Steward. Cependant, après la conférence Gildersleeve, le débat entre structuralisme et écologie culturelle sera essentiellement nourri par une vive querelle entre Claude Lévi-Strauss et Marvin Harris, résumée et commentée aussi par Ph. Descola dans les premiers chapitres de L’écologie des autres. L’anthropologie et la question de la nature, Paris, Éditions Quae, 2011. À ce propos, voir Cl. Lévi-Strauss, « Structuralisme et empirisme », in L’Homme, XVI, 2-3, 1976, pp. 23-39 (rééd. in Cl. Lévi-Strauss, Le regard éloigné, Paris, Plon, 1983, chap.VIII) ; et M. Harris, « Lévi-Strauss et la palourde. Réponse à la Conférence Gildersleeve de 1972 », in L’Homme, XVI, 2-3, 1976, pp. 5-22.

Note de bas de page 27 :

Le regard éloigné, op.cit., pp. 164-165, cité par Ph. Descola, « Les deux natures de Lévi-Strauss », op. cit., p. 298.

Pour développer sa pensée et pour tracer une sorte de continuité par rapport à Lévi-Strauss, Descola se focalise notamment sur la « Conférence Gildersleeve » tenue par Lévi-Strauss en 1972 aux Etats-Unis sous le titre « Structuralism and ecology »25 . Le but explicite de cette intervention est de répondre aux accusations d’idéalisme provenant des partisans, de plus en plus nombreux, de l’« écologie culturelle », un courant de recherche anthropologique soutenant que les spécificités culturelles ne sont que de simples conséquences du processus d’adaptation des groupes sociaux au milieu environnant26. Descola se concentre sur un très court passage de la conférence de Lévi-Strauss, où ce dernier affirme que « l’esprit accomplit des opérations qui ne diffèrent pas en nature de celles qui se déroulent dans le monde »27. Cette proposition permet à Descola d’attribuer au monde de la nature des caractéristiques structurales avant même l’intervention du travail « structurant » de l’esprit de l’homme. Cette constatation découlerait de quelques considérations de Lévi-Strauss, paraphrasées par Descola, affirmant que :

Note de bas de page 28 :

« Les deux natures de Lévi-Strauss », art. cit, p. 298.

(…) les données immédiates de la perception sensible ne sont pas un matériau brut, une sorte de copie conforme des objets appréhendés, mais consistent en propriétés distinctives abstraites du réel par des mécanismes de codage et de décodage inscrits dans le système nerveux et fonctionnant au moyen d’oppositions binaires (…).28

Les conséquences d’une telle perspective sont très claires : la nature, dans l’une des deux déclinaisons de Lévi-Strauss, n’est plus le monde en tant que tel, le pur donné sensible que l’homme discrétise et culturalise à partir de sa perception et du travail de l’esprit structurant. Au contraire, elle serait déjà structurée, et cette structuration (nous) est rendue en tant que telle par notre perception. Ainsi considérés, les différents milieux de la nature conditionnent nécessairement la construction culturelle des êtres humains. Si on considère que les lois structurales de la pensée sont les mêmes que celles qui sont exprimées dans la réalité physique, alors les deux « natures » de Lévi-Strauss trouvent un point commun. Il y aurait donc une affinité » structurale » entre le monde physique, les différents organes des sens chargés de le percevoir, et le travail de » codage » cérébral. De cette manière, la » nouvelle » idée de nature chez Lévi-Strauss, qui est soutenue par Descola, se rapproche notablement d’une définition « écologiste ». Elle consisterait en un ensemble de conditionnements « extérieurs » qu’un contexte exerce sur le développement de la vie sociale. Autrement dit, la nature décrirait l’ensemble des non humains qui influencent les humains.

Arrivés à ce point de la réflexion, on comprend mieux comment le successeur de Lévi-Strauss parvient à rapporter l’opposition classique nature / culture à l’ensemble des rapports structurels entre « non humains » et « humains ».

4.2. De l’« être » et du métalangage

La recherche de Descola ne nous semble pas entièrement convaincante. In primis : comment est-il possible d’envisager un monde naturel déjà discrétisé en soi, sans aucune intervention primordiale perceptive-discrétisante de l’être humain ? La nature, entendue dans sa matérialité physique, a des caractéristiques, mais elles sont indescriptibles en l’absence d’un appareil perceptif et d’une pensée symbolique dont l’être humain est naturellement doté, qui établit les pertinences des traits saillants, en les partageant à l’intérieur d’un tissu social.

L’article de Lévi-Strauss « Structuralisme et écologie » — que Ph. Descola utilise pour justifier cette nouvelle conception de la nature qui nous semble paradoxale — souligne l’affinité entre les données sensibles du monde physique et leur codification cérébrale. Bref, répétons-le, le travail de Lévi-Strauss vise à établir que les données sensibles du monde naturel, avant de parvenir à la codification cérébrale, sont déjà « traitées » par une première forme de discrétisation réalisée par l’activité perceptive. C’est en ce sens que l’anthropologue soutient que :

Note de bas de page 29 :

Le regard éloigné, op. cit., p. 161.

L’œil ne photographie pas simplement les objets ; il code leurs caractères distinctifs. Ceux-ci ne consistent pas dans les qualités sensibles que nous attribuons aux choses qui nous entourent, mais dans un ensemble de rapports.
[…] l’esprit reconstruit […] des objets qui ne furent pas perçus comme tels. Par conséquent, les données immédiates suivant la perception sensible ne sont pas un matériau brut […] elles consistent dès le départ en propriétés distinctives abstraites du réel […].29

Autrement dit, Lévi-Strauss affirme que la « machine symbolique » de l’esprit ne « traite » pas un monde continu « brut » mais un monde déjà partiellement discrétisé par le travail des organes perceptifs.

Note de bas de page 30 :

Ibid., p. 163.

Note de bas de page 31 :

Le principe du bricolage développé par Lévi-Strauss est une manière « d’élaborer des ensembles structurés […] en utilisant des résidus et des débris d’événements, […] témoins fossiles de l’histoire d’un individu ou d’une société » ; il opère avec des qualités de « seconde main ». Cl. Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p. 32.

Il nous semble par suite pouvoir considérer la lecture de Lévi-Strauss faite par Descola comme discutable. A notre connaissance Lévi-Strauss, contrairement à ce que Descola soutient, ne pose jamais l’existence d’une nature déjà structurée qui conditionnerait la pensée symbolique (l’esprit) en déterminant la conception « culturelle » même de la « nature ». De plus, nous l’avons vu, la pensée de Lévi-Strauss porte directement sur le mécanisme d’élaboration du monde par un travail perceptif-cognitif à caractère symbolique. A ce sujet, il note que « Quand l’esprit se saisit de données empiriques préalablement traitées par les organes des sens, il continue à travailler structurellement, pour ainsi dire, une matière qu’il reçoit déjà structurée »30. Tout ce discours concernerait la construction primordiale d’un monde sensé, où l’être humain, pour une raison quelconque, n’« hérite » pas d’une vision culturelle du monde mais construit la sienne. Il ne faut pas oublier que pour Lévi-Strauss la « pensée sauvage » fonctionne sur le principe du « bricolage » intellectuel, autrement dit d’une pratique de production des artefacts culturels à partir d’un monde sensible déjà préconstitué par l’histoire et par la culture dans lesquelles le sujet « bricoleur » est déjà plongé. En d’autres termes, nous pouvons affirmer que le monde naturel se donne à l’« esprit » comme déjà structuré, mais que cette discrétisation n’est pas la sienne mais constitue la base « culturelle » dont tout être humain hérite en naissant à l’intérieur d’un tissu social qui la transmet et la partage. La production continue de textes, c’est-à-dire d’artefacts culturels, est un travail que le « bricoleur » effectue en construisant du nouveau avec de l’ancien, c’est-à-dire des résidus d’événements passés, en poursuivant sans cesse ce jeu entre sédimentation et innovation de la culture31. Nous aurions donc un monde continu préalablement discrétisé par l’activité perceptive, élaboré ultérieurement par les pertinences établies par la pensée symbolique, qui à leur tour se confrontent avec une image du monde « culturel » présente dans la mémoire collective.

Note de bas de page 32 :

Cf. Sémiotique. Dictionnaire, op.cit., entrée « Culture », pp. 77-78.

Note de bas de page 33 :

T. Lancioni, « Of Men, Dogs and Bears : Communication in the Wilderness », in G. Marrone et D. Mangano (éds.), Semiotics of Animals in Cultures, Cham, Springer, 2018, p. 155. Ce point est également abordé par L. Chatenet, Sémiotique et dynamique de l’interculturalité. Etude de la représentation de la femme au Japon de l’Ère Meiji à 1960, thèse de doctorat, université de Limoges, 2017.

En retournant maintenant à Descola et à son article sur les deux natures de Lévi-Strauss, nous croyons en outre noter la présence d’une certaine confusion à propos du binôme nature / culture. On sait que qu’il concerne la définition des concepts propres à la dimension structurale de l’anthropologie lévi-straussienne, et qu’il renvoie d’autre part à une opposition utilisée par Lévi-Strauss comme une simple catégorie analytique pour articuler d’autres oppositions à l’intérieur de ses analyses des mythes. Cette distinction entre les deux couples est explicitée de façon claire par Greimas et Courtés dans leur Dictionnaire32. Cependant, la confusion entre ces deux aspects conduit Descola, moyennant de nombreux exemples empruntés aux Mythologiques de Lévi-Strauss, à la conviction que l’ancienne et, à son avis, paradoxale séparation entre nature et culture est déjà clairement établie dans ces analyses, qui, de fait, représentent la grande partie du travail réalisé par l’anthropologie structurale, évidemment fondée sur ce binôme à son avis révisable. En ce point de la réflexion, il faut rappeler que les catégories abstraites choisies par l’analyste pour articuler les différentes oppositions repérées dans les textes ne font pas partie de l’« être » des objets analysés mais appartiennent au métalangage qui sert à la description de l’objet en question. Ce point nous permet d’apporter un nouveau démenti à Descola lorsqu’il soutient qu’une application servile de l’opposition nature / culture a, d’une certaine manière, imposé la vision de l’anthropologie occidentale en conditionnant l’analyse d’autres cosmologies. Au contraire, il nous semble que le dualisme imaginé par Lévi-Strauss en envisageant la nature comme une matière ensuite discrétisée suivant une grille locale constitue la meilleure formalisation d’une conception relativiste de l’idée de culture. Pour récapituler d’un point de vue sémiotique, nous adopterons la perspective de Tarcisio Lancioni qui, suivant la conception de Hjelmslev, évoque une « stratification » de la nature : ainsi aurions-nous i) une nature « matière » correspondant au substrat unique qui constitue le point de départ des différentes cultures et permet de produire les figures possibles de la nature, et ii) une nature « substance » résultat d’une mise en forme moyennant une discrétisation qui permet aux différentes cultures de « prendre possession » de la nature33.

5. De Philippe Descola aux formes de vie

Le principe de Descola que nous venons de résumer et critiquer vient appuyer la théorie des formes de vie que Jacques Fontanille place dans son modèle comme niveau limite de la pertinence sémiotique. Le niveau dont il est question est le fruit d’une extension du raisonnement de l’auteur vers un niveau anthropologique qui permettrait de considérer le cours de vie comme une sémiotique-objet et opposerait l’« existence sémiotique » aux formes d’existence physique, chimique et biologique. Dans ce cadre, la discussion de l’opposition entre nature et culture intervient dans la mesure où les formes de vie se fondent sur une théorie de l’énonciation et des conditions pratiques de l’interprétation des énoncés en englobant les conditions indirectement linguistiques du fonctionnement de la parole et du discours. De cette manière, les formes sémiotiques qui les constituent, apparentées aux fonctionnements sociaux relevant de l’éthologie animale ou plus généralement aux formes d’existence naturelles, sont propres à réinterroger une dimension ontologique fondée sur l’existence d’un découpage culturel antérieur à la sémiosphère.

De manière très simple, la théorie des formes de vie conçoit qu’il existe une macro-expérience du « vivre ensemble » fondée sur la reconnaissance d’une expérience de l’interaction qui serait une substance commune à tous les êtres vivants. La forme de vie humaine émergerait comme une forme spécifique de cette expérience dans la mesure où les pratiques sémiotiques, composantes de la forme de vie, donneraient à cette expérience un sens humain dont la forme serait constituée de choix axiologiques, modaux, passionnels et éthiques. Nous pourrions ajouter que, du point de vue de Lévi-Strauss, il s’agirait ici de reconnaître que le propre de l’homme serait bien la fonction symbolique dans la mesure où l’expérience du monde serait investie par des propriétés langagières relatives à la culture. L’approche de J. Fontanille vise ainsi à dégager des formes de comportements humains dont la dimension langagière constitue le fond pour une dimension véridictoire collective. Les contenus humains déterminent un espace de croyance, c’est-à-dire des conditions d’interprétation et de partage des valeurs propres à un mode de vie collectif auquel un individu peut s’identifier pour persister dans son cours de vie.

Note de bas de page 34 :

Formes de vie, op. cit., pp. 28-32.

La spécificité de cette approche est de viser une articulation entre des manières d’agir communes aux êtres vivants (schèmes d’existence : traits sensibles, visuels, posturaux et moteurs de la présence, d’ordre éthologique) et des manières d’agir humaines (schèmes d’expérience qui donnent une structure aux contenus modaux et passionnels humains). Cette articulation posée, Fontanille examine les modes d’identification de Descola pour donner un socle anthropologique à son projet. Du point de vue du sémioticien, les modes d’identification de Descola (animisme, totémisme, analogisme, naturalisme) sont des types de « vivre avec » antérieurs au découpage nature / culture — en l’occurrence, le « vivre avec » permet de considérer que l’interaction, le « faire société » est antérieur à la culture — qui constituent des types (ou macro-familles) de régimes de croyances, des formes de vie, autrement dit des modes d’identification sociale34. Selon Fontanille, ils sont complétés par les modes d’existence de Br. Latour qu’il considère comme des modes d’existence sociaux, c’est-à-dire des régimes d’énonciation, comme nous l’avons déjà évoqué.

Note de bas de page 35 :

E. Kohn, Comment pensent les forêts, Bruxelles, Zones Sensibles, 2017 (préface de Ph. Descola).

Si ces propositions permettent à Fontanille d’étayer son modèle en lui donnant une dimension anthropologique, elles ne sont pourtant pas considérées comme essentielles à l’édification d’un projet proprement sémiotique. La compatibilité partielle de ces théories, qu’il considère comme des conditions de sémioses plutôt que comme de véritables sémioses, témoigne pour nous d’un double problème. Le premier est relatif à la recherche d’un modèle sémiotique englobant, aboutissant à un projet énonciatif qui réinterroge le statut de la dimension ontologique du sens. Le second tient à la remise en question de l’opposition théorique nature / culture qui constitue une articulation fondamentale de l’étude des produits humains permettant de comprendre comment ces derniers construisent et racontent leur monde. En définitive, l’idée d’un découpage antérieur à nature / culture, c’est-à-dire d’une nature signifiante en soi, semble précisément la limite d’une approche qui considèrerait, à tort, que l’humain peut penser un monde au-delà de l’humain. Un projet plus large, visant à comprendre l’existence de l’homme dans la dimension d’un monde englobant humains et non-humains pourrait a priori se développer en se tournant vers des réflexions d’ordre biologique (le passage de la physis à la semiosis) ou bien, dans le domaine de la sémiotique, en intégrant l’humain à l’espace d’interaction dans lequel tous les êtres vivants deviennent signifiants les uns pour les autres. C’est la solution proposée par Eduardo Kohn35.

6. Une anthropologie au-delà de l’humain ?

Note de bas de page 36 :

Ces questions se doublent de préoccupations concernant l’interaction entre l’homme et son écosystème, dont les réflexions actuelles sur l’anthropocène semblent issues. Cf. sur ce point J.-P. Petitimbert, « Anthropocenic Park : humans and non-humans in socio-semiotic interaction », Actes Sémiotiques, 120, 2017.

Note de bas de page 37 :

Une courte élaboration sémiotique du travail de Kohn se trouve dans l’article de T. Lancioni déjà cité, « Of Men, Dogs and Bears ».

Comme nous l’avons vu, l’anthropologie contemporaine cherche à étendre son champ d’observation à l’ensemble des interactions des humains avec leur environnement36. Dans ce contexte, les travaux d’Eduardo Kohn semblent apporter des éléments de réflexion très pertinents pour aborder la relation entre l’humain et son espace de sens37.

En effet, Eduardo Kohn, qui étudie les Runa d’Avila (un peuple Amérindien animiste vivant dans la forêt équatorienne), se trouve confronté à un écosystème complexe le conduisant à interroger la manière dont les êtres signifient les uns pour les autres. Le propos central de ses travaux est de considérer l’être comme le produit de la manière de se représenter le monde ; dans cette perspective, il propose une anthropologie au-delà de l’humain, proprement ontologique puisqu’elle traite de la manière dont est fait le monde.

Note de bas de page 38 :

Comment pensent les forêts, op. cit., p. 27.

Note de bas de page 39 :

Ibid., pp. 70-71.

Dans la lignée de Ph. Descola ou E. Viveiros de Castro, Kohn constate que le collectif observé nécessite une remise en perspective des catégories employées par l’anthropologie socioculturelle. Il estime qu’en exploitant des attributs humains comme le langage ou la culture, « l’objet d’analyse devient isomorphe à l’analytique elle-même »38 ; il est alors impossible d’élargir l’observation à un monde englobant pour véritablement éclairer « ce qu’être humain peut vouloir dire », projet auquel aspire son approche. La critique principale émise par Kohn à l’encontre de ses pairs repose sur le concept de représentation, fréquemment confondu en anthropologie avec la notion de langage, ce qui le rend coextensif de la notion de symbolique, exclusive à l’humain. Et c’est bien là que le bât blesse puisque Kohn regrette que l’ensemble des théories qui prospectent pour « dés-anthropocentrer » l’humain tombent sur le même écueil : elles s’emprisonnent dans certaines catégories tout en prétendant s’en affranchir. Il constate ainsi l’échec des propositions d’Ingold, Viveiros de Castro, Deleuze, Latour ou Descola qui restent soumises aux catégorisations opposant humain, culture, esprit, représentation vs non-humains, nature, corps, matière39. La solution avancée par Kohn vise à corriger ces erreurs en revenant sur les concepts de représentation, de signe et de forme, et en définissant un regard simplement sémiotique sur son objet ; il considère que la source de la pluralité des êtres et des régimes d’existence, problématisée par les autres chercheurs, se situe à un niveau plus profond que le niveau socioculturel.

Note de bas de page 40 :

Comment pensent les forêts, op. cit., p. 131.

En résumé, Eduardo Kohn s’impose une double tâche. Premièrement, échapper aux catégories de l’anthropologie contemporaine en considérant le monde, à la manière structuraliste, comme un espace de différences entre des qualités et des êtres organisés en système ; deuxièmement, dépasser le symbolisme « trop humain » pour mieux le redéfinir. Pour débuter son enquête, Kohn propose d’« abattre » la frontière entre humain et non-humain en revisitant le concept de représentation, confondu avec le symbolique. Pour affronter cette réélaboration, l’outil adéquat est, pour Kohn, la sémiologie de Peirce, grâce à laquelle l’anthropologue montre que si le symbolique est propre à l’humain, l’ensemble des êtres vivants interprètent des signes indiciels et iconiques, autrement dit, se représentent le monde. Plus exactement, les modes indiciel et iconique, selon Kohn, caractériseraient les principaux mécanismes de construction des représentations du milieu, propres à tout être vivant. Le milieu se constituerait alors comme un réseau d’interactions sémiotiques en adaptation constante, qui permettrait la constitution de représentations de soi, du milieu et d’autrui. Dans cette perspective, qui n’est pas sans évoquer les théories de l’énonciation, humains et non-humains sont considérés comme des êtres (des « Sois ») puisqu’ils pensent, interprètent et communiquent. Il n’est donc pas déraisonnable d’intégrer leurs relations dans un référentiel plus large, non anthropocentré, défini comme une sémiotique englobante. La pierre angulaire du regard de Kohn réside clairement dans cette description de la vie comme un tout sémiotique, ou plutôt, un réseau d’interactions et d’interprétations qui se tisse en-deçà du symbolique, là où les indices et les icones constituent des formes pertinentes de sens pour les humains comme pour les non-humains. En d’autres termes, son anthropologie dépasse l’humain en ce sens que le symbolique constitue pour lui le mode sémiotique spécifiquement humain, qui se superpose à une biosémiotique commune à toutes formes de vie. Selon lui, l’étude interne des conduites sociales doit, pour une plus grande rigueur méthodologique, être complétée par l’étude des interactions des humains avec des sois non humains (animaux, plantes, phénomènes physiques, artefacts, images, esprits et divinités) tous considérés comme agents autonomes puisqu’ils « possèdent des propriétés ontologiquement uniques associées à leur nature constitutivement sémiotique »40.

A la différence de l’anthropologie socioculturelle qui se laisse enfermer par les catégories des contextes humains, Kohn change de point de vue en intégrant l’homme à son milieu, c’est-à-dire aux contextes non-humains. En effet, puisque le monde est un tout sémiotique fait d’une pluralité de points propres aux espèces interagissantes, l’humain devient l’interprétant d’une vaste image du monde dans laquelle d’autres formes de vie évoluent. C’est pourquoi il apparaît lui-même comme un produit des contextes non-humains.

L’anthropologie au-delà de l’humain prend le parti d’étudier l’homme au sein d’une sémio-écologie dont l’objet est la coévolution des formes humaines (sociales et culturelles) et de l’environnement, défini comme un signe multipolaire (pluralité des êtres et des agents). Si Kohn constate la pertinence du « perspectivisme » de Viveiros de Castro comme principe de compréhension mutuelle entre les êtres (habiter le point de vue des autres), il souligne qu’ils sont liés par une relation sémiotique d’ordre culturel. En effet, on aurait tort de penser que l’homme puisse se soustraire à un regard anthropocentré car il donne toujours un sens proprement humain au monde en définissant, par exemple, ce qui est bon ou mauvais pour lui. Dans ce cadre, il n’est plus pertinent de remettre en question le découpage nature / culture dans la mesure où il se situe au niveau de l’analyse des produits humains.

Note de bas de page 41 :

Ibid., p. 95.

Pour finir, revenons à la question initiale. Bien que les propositions de Kohn soient forgées à partir de la sémiotique de Peirce, nous constatons que ses conclusions font écho à nos propres remarques relatives à Lévi-Strauss. Cette coïncidence apparaît notamment dans l’interprétation originale que Kohn donne du symbole, nettement proche du structuralisme. En fait, en de nombreux endroits de sa recherche, Kohn récuse le principe classique d’une convention liant les symboles à leur référent et, révisant la définition peircienne, soutient qu’ils signifient « en vertu des relations qu’ils entretiennent avec un système de symboles […] »41. En d’autres termes, l’existence même des symboles est déléguée à une logique structuraliste, c’est-à-dire à l’ensemble des rapports différentiels à l’intérieur d’un système qui les fédère. Le constat qui semble s’imposer à la fin de ce parcours entre anthropologie et sémiotique, aux frontières ou par-delà les catégories structurantes de la signification humaine, est que le supposé « tournant ontologique » semble plutôt opérer une volte-face. De ce fait, le devenir théorique des sciences de l’homme et de la signification nous paraît suspendu au réexamen des outils qui ont fait leurs preuves par le passé.

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