Une rencontre imprévue

Eric Landowski

São Paulo, PUC-SP (C.P.S.)

https://doi.org/10.25965/as.6529

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : ajustement, aléa, circulation (modes de), création, don, échange, fabrication, interaction, ontologies, production (modes de), protection, régimes de sens, schèmes pratiques, transmission, vol

Auteurs cités : Paolo DEMURU, Jacques DERRIDA, Philippe DESCOLA, Jacques FONTANILLE, Algirdas J. GREIMAS, François JULLIEN, Eduardo KOHN, Anna Maria LORUSSO, Youri LOTMAN, Francesco MARSCIANI, Jean-Paul PETITIMBERT, Gilbert SIMONDON, Jean-Pierre VERNANT, Eduardo VIVEIROS de Castro

Plan
Texte intégral

Introduction

Quand, il y a environ un an, nous avons décidé d’organiser pour les Actes Sémiotiques un dossier portant sur les rapports que notre discipline entretient avec l’anthropologie, nous n’envisagions pas d’y participer par une contribution personnelle. Nous pensions nous en tenir au rôle d’instigateur et, éventuellement, de rédacteur d’une brève présentation. De fait, n’étant pas plus teinté d’anthropologie que la moyenne des sémioticiens d’obédience structurale (fils de Greimas, donc petits-fils de Lévi-Strauss, Dumézil, Mauss), nous n’avions pas le sentiment d’avoir quoi que ce soit de particulier à dire qui aurait mérité de s’ajouter aux réflexions de collègues que nous nous apprêtions à inviter précisément parce que, eux, versés depuis des années dans des recherches mettant en jeu les rapports entre sémiotique et anthropologie.

Note de bas de page 1 :

Nous faisons spécialement allusion aux contributions de Jacques Fontanille, Anna Maria Lorusso, Angelo Di Carerino et Ludovic Chatenet dans le présent dossier, ainsi que d’Alain Perusset dans le même numéro. Notre réflexion a de plus été aidée de manière décisive par les indications de Jean-Paul Petitimbert.

Note de bas de page 2 :

Ph. Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005 ; E. Viveiros de Castro, Métaphysiques Cannibales, Paris, P.U.F., 2009; E. Kohn, Comment pensent les forêts, Bruxelles, Zones Sensibles, 2017.

Note de bas de page 3 :

Pour une vue d’ensemble, voir Fr. Jullien, De l’Être au Vivre. Lexique euro-chinois de la pensée, Paris, Gallimard, 2015.

Si malgré cela la présente contribution prend ici place à la suite des leurs, c’est parce qu’entretemps quelque chose d’imprévu s’est passé. Au cours de cette année de préparation du dossier, la lecture des articles en cours d’élaboration1 nous a conduit à entrer en contact avec un ensemble de travaux que nous ne connaissions que de loin, essentiellement ceux de Philippe Descola, Eduardo Viveiros de Castro et Eduardo Kohn2. Et leur découverte, bien que partielle, rapide et sans doute superficielle, nous a peu à peu convaincu d’une chose que nous ne faisions jusqu’alors que soupçonner très vaguement, à savoir (soit dit sans réserve de prudence ni de modestie) que notre propre travail de modélisation sémiotique est globalement « en phase » avec le mouvement de la recherche anthropologique actuelle — mouvement à l’intérieur duquel il faut à notre sens inclure aussi l’approche, déjà classique mais constamment renouvelée, de François Jullien (qui elle, par contre, nous est familière depuis longtemps)3. C’est du moins ce que nous ont paru attester une série de coïncidences de détail, de parentés conceptuelles plus ou moins étroites et même de rapports d’homologie plus systématiques que nous avons pu relever au fur et à mesure.

Pure et simple illusion de notre part ? Effet trompeur du degré de généralité de notre modèle interactionnel, si englobant que tout ou presque peut y trouver sa place, au point que peut-être il ne dit rien de spécifique à propos de ce qu’il englobe ? Ou bien, au contraire, convergence effective, et significative ? Mais si c’est le cas, effective jusqu’à quel point, et d’abord sur quels points ? Et significative de quoi ?

1. Ontologies et régimes d’interaction

1.1. Convergences

Note de bas de page 4 :

Y compris même celles dont rendent compte les sciences physiques ! Cf. sur ce point J.-P. Petitimbert, « Régimes de sens et logique des sciences. Interactions socio-sémiotiques et avancées scientifiques », Actes Sémiotiques, 120, 2017. — En partant de la catégorie continuité vs discontinuité et sur la base de principes interdéfinis (régularité vs aléa, intentionnalité vs disponibilité, distinctivité vs sensibilité), nous distinguons quatre modes de construction de la signifiance, ou « régimes de sens » (« avoir de la signification » vs « faire sens », « insignifiance » vs « non sens »), et corrélativement quatre modes de régulation de l’agir, ou « régimes d’interaction » (manipulation vs ajustement, programmation vs accident), ainsi que quatre modes de gestion de l’incertitude, ou « régimes de risque » (risque limité vs insécurité, sécurité vs risque pur). Cf. Les interactions risquées, Limoges, Pulim, 2005, p. 72 et passim. Pour une mise à jour du modèle, cf. E. Landowski, « Politiques de la sémiotique », Rivista Italiana di filsofia del Linguaggio, 13, 2, 2019.

Comme le savent certains habitués de cette revue, le modèle que nous proposons interdéfinit ce qui nous apparaît comme les régimes syntaxiques fondamentaux de toute interaction4. Dans la vie, chacun les utilise en alternance, selon les situations, les circonstances et les projets du moment, et souvent deux ou plusieurs à la fois selon les nécessités ou les opportunités. On constate pourtant des tendances préférentielles. Un tel est plutôt programmateur, tel autre plutôt fataliste, etc. Autrement dit, le modèle présente une certaine pertinence en termes de repérage de « styles de vie » différenciés et durables. Cela peut-être étendu, par exemple, à la reconnaissance de différences intergénérationnelles : ainsi (sans prendre ces stéréotypes pour des vérités établies), les « jeunes d’aujourd’hui » seraient plus programmateurs (davantage en quête de sécurité) et manipulateurs (plus calculateurs face à autrui et plus « responsables » vis-à-vis d’eux-mêmes) que les « spontanéistes » un peu foufous de la « génération 68 », amateurs d’imprévu et prêts à s’y ajuster. De même (mais ce serait à prendre avec encore plus de précaution), n’oppose-t-on pas communément les « nordiques », vus comme des gens à programmes, organisés, prévoyants et respectueux des normes, aux « latins », supposés enclins à des formes d’ajustement tels que l’arte di arrangiarsi ou la mètis des anciens Grecs ?

Note de bas de page 5 :

Fondé sur les principes de sensibilité et de disponibilité, l’« ajustement » ne se confond pas avec l’adaptation (qui relève de la « programmation », régime où un actant ne peut agir sur un autre qu’en exploitant les régularités qui régissent son comportement). Il ne consiste pas non plus à faire en sorte que l’un des agents se plie à la volonté de l’autre (comme dans la « manipulation »). Régime d’interaction entre égaux, sans règles a priori ni Destinateur, il tend vers l’accomplissement des potentialités des partenanires moyennant la coordination de leurs dynamiques respectives dans l’immanence du rapport d’interaction. Cf. Les interactions risquées, pp. 39-52.

C’est seulement en ces termes vagues que nous avions jusqu’à présent envisagé une portée « anthropologique » possible du modèle. Il nous suffisait d’estimer qu’il définissait des façons de faire et des visions du monde susceptibles de caractériser différentiellement des individus ou des cultures, laissant à d’autres le soin de chercher à étayer ces anticipations en puisant dans la littérature anthropologique. La seule correspondance précise qui nous soit apparue depuis le départ et de plus en plus clairement au fil du temps est celle qui nous semble s’établir entre, d’un côté, la philosophie de l’action sous-jacente à la pensée chinoise classique telle qu’analysée par François Jullien, et, de l’autre, la logique d’un de nos régimes, celui dit de l’« ajustement »5. Mais voilà que les toutes récentes réflexions de nos collègues sur les enjeux anthropologiques de l’entreprise sémiotique, et en particulier leurs présentations et discussions des quatre « ontologies » distinguées par Philippe Descola, nous ont permis d’apercevoir bien d’autres affinités qui ne concernent pas uniquement un de nos régimes interactionnels mais leur ensemble — ou presque, comme on le verra d’ici peu.

Note de bas de page 6 :

D’après la leçon inaugurale donnée au Collège de France par Ph. Descola le 29 mars 2001, son cours, Figures des relations entre humains et non-humains, allait avoir pour objectif de « proposer un cadre général d’analyse permettant de rendre compte des différentes configurations ontologiques et cosmologiques au sein desquelles s’organisent et prennent corps les interactions entre les hommes et les objets de leur environnement ».

Bien que les deux modèles, l’un anthropologique, l’autre sémiotique soient strictement contemporains, rien ne rapproche les conditions de leur élaboration respective. En particulier, notre ignorance, jusqu’il y a peu, de la somme que représente Par-delà nature et culture n’a effectivement d’égale que celle, certes moins inattendue, de son auteur pour notre opuscule, Les interactions risquées, publié la même année 2005. Pourtant, à tous les niveaux, du plus superficiel au plus profond, les similitudes sont nombreuses, la plus évidente étant le caractère quaternaire des deux constructions. Déjà un peu plus significatif, elles sont assises l’une et l’autre sur la même catégorie logico-sémantique fondamentale, continuité vs discontinuité (que chacun utilise ensuite à sa manière, Philippe Descola la combinant d’emblée à celle d’intériorité vs extériorité). Mais surtout, bien qu’il s’agisse de deux conceptualisations épistémologiquement tout à fait différentes sinon opposées — d’un côté, des « ontologies », notion philosophique taboue pour un sémioticien « de stricte obédience », de l’autre des « régimes » syntaxiques conçus dans le droit fil de la grammaire narrative la plus classique —, la visée paraît la même au moins sur un point essentiel : de part et d’autre, il s’agit de rendre compte de modes d’interaction6.

Note de bas de page 7 :

Cf. Les interactions risquées, pp. 73-76.

Note de bas de page 8 :

« Les principes qui régissent ces schèmes (…) ne sauraient être exclusifs les uns des autres et l’on peut supposer qu’ils coexistent en puissance chez tous les humains. L’un ou l’autre des modes d’identification devient certes dominant dans telle ou telle situation historique, et se trouve mobilisé de façon prioritaire dans l’activité pratique comme dans les jugements classificatoires, sans que soit pour autant annihilée la capacité qu’ont les trois autres de s’infiltrer occasionnellement dans la formation d’une représentation, dans l’organisation d’une action ou même dans la définition d’un champ d’habitudes ». Par-delà nature et culture, p. 322.

A ces caractéristiques s’ajoute un principe commun important en termes de style de modélisation, celui de la non-exclusivité entre les composantes respectives de chaque modèle. Côté sémiotique, si c’est une ellipse qui relie entre eux les différents régimes, c’est parce qu’il s’agit de représenter un continuum autorisant le passage graduel de l’un à l’autre, leur interpénétration ou leur superposition7. De la même façon, les « modes d’identification » reconnus par Ph. Descola, malgré l’apparente rigidité des formules qui les définissent, ne sont pas radicalement étanches. Ils se caractérisent au contraire par une certaine porosité qui rend chacune des ontologies perméable aux autres et leur coprésence possible8. Mais outre ces convergences d’ordre général, il n’est guère difficile de faire apparaître des correspondances précises, terme à terme, entre les composantes respectives des deux propositions.

1.2. Quatre ontologies, trois régimes interactionnels

Commençons par le Naturalisme, ontologie reposant sur un mode d’identification dans la perspective duquel seuls les êtres humains sont dotés d’une « intériorité » tout en étant, comme les autres êtres vivants (et la matière dans son ensemble), soumis aux lois immuables de la nature. L’auteur relève qu’au Moyen-âge et du temps de la Renaissance l’Europe était encore largement analogiste et qu’elle n’est devenue naturaliste qu’avec Descartes et Leibniz, c’est-à-dire lorsqu’est apparue l’idée de « lois » traduisant les régularités auxquelles un phénomène naturel doit, toutes choses égales par ailleurs, son caractère reproductible. De manière littéralement identique, c’est un principe de régularité qui, dans le cadre du modèle socio-sémiotique, fonde le régime interactionnel dit de la Programmation. Face à un interactant obéissant à une régularité, qu’elle soit d’ordre physique, social, psychologique ou autre, le meilleur, le plus sûr sinon, dans beaucoup de cas, le seul moyen d’interagir efficacement consiste à tirer parti des algorithmes qui « programment » son comportement. La correspondance étant ici manifeste, on peut dire que l’ontologie naturaliste recouvre, sémiotiquement parlant, une vision du monde et des pratiques privilégiant la dimension programmatique des conditions de l’interaction.

Note de bas de page 9 :

Sur le statut de « l’actant joker » et son « rôle catastrophique », cf. Les interactions risquées, pp. 70-71.

Note de bas de page 10 :

Ibid., pp. 69-70.

A cette configuration s’oppose, comme son contraire, un deuxième couple de concepts dont les termes s’apparient de manière aussi claire que dans le cas précédent : c’est, d’un côté, le régime de l’Accident, fondé sur le principe d’aléa et manifesté par le chaos, et de l’autre l’Analogisme, dans le cadre duquel tout est discontinuités, différences, inégalités, désordre, éparpillement, anomie, chaos insensé. La similarité est de nouveau si nette que la disparité qui règne entre les « existants » sous l’empire de l’analogisme semble le produit de ce que nous avons baptisé l’« actant joker ». Pour rendre compte sémiotiquement du rôle de ce qu’on appelle usuellement « le hasard », figure même de la non régularité face à laquelle on cherche à retrouver un semblant d’ordre et de sens en l’anthropomorphisant, il fallait effectivement inventer ce nouvel actant, ni Destinateur ni Sujet et pourtant maître du jeu interactionnel sous le régime de l’accident9. Philippe Descola montre comment, pour rendre vivable et tant soit peu intelligible le tohu-bohu des singularités éclatées qui les entourent, les individus ou les cultures relevant de cette ontologie établissent des corrélations, des liens de similitude, des correspondances ou des rapports de résonnance, de jumelage ou de connexité entre éléments disparates. De même, côté socio-sémiotique, parmi les diverses attitudes possibles face à l’aléatoire et plus spécialement parmi les pratiques de conjuration du sort que la syntaxe interactionnelle de l’Accident permet de prévoir, les rituels jouant sur les similitudes occupent une place importante10.

Note de bas de page 11 :

Par-delà nature et culture, p. 183.

Note de bas de page 12 :

La seule différence entre les deux formules tient à ce que pour l’animisme le corps de l’autre a une apparence différente du mien (il n’est pas « habillé » comme moi, mais au fond c’est une espèce d’humain, un humain qui n’en a pas l’air, une sorte de « crypto-humain »), alors que pour le totémisme il y a comme une consubstantialité entre moi et les membres non-humains du totem, tous faits de la même « matière », avec les mêmes propriétés, les mêmes caractéristiques (celles qui, précisément, définissent le totem) et certainement la même sensibilité (d’où la tentation de l’homologuer au régime de l’Ajustement).

Alors que nous venons d’observer jusqu’ici une parfaite correspondance entre les deux modèles — Naturalisme / Programmation, Analogisme / Accident —, nous arrivons en un point où la relation de l’un à l’autre cesse d’être bi-univoque. A un seul de nos régimes, celui de la Manipulation, fondé sur le principe d’intentionnalité (du point de vue de l’interaction) et celui de distinctivité (en ce qui concerne la signifiance), vont maintenant répondre deux formules anthropologiques distinctes, l’Animisme sans aucun doute, mais aussi le Totémisme. Ces deux ontologies ont en effet en commun, tout d’abord, « l’imputation par des humains à des non-humains d’une intériorité identique à la leur »11 : identique en ce sens que les animaux et les plantes, notamment, ont eux aussi une « âme », une « subjectivité », des affects, une conscience réflexive, et par suite, comme le Sujet-manipulateur de la grammaire narrative standard, une intentionnalité (de même évidemment que son partenaire manipulé, à défaut de quoi il ne serait pas « manipulable »). De plus, non seulement pour le Totémisme mais aussi pour l’Animisme (en dépit des différences extérieures qui, sous ce mode d’identification, les séparent des hommes12), ils ont aussi la capacité d’établir des relations de communication entre eux et avec les hommes moyennant la production et la saisie de significations — compétence proprement sémiotique qui fait directement écho au second pilier du régime manipulatoire, le principe de distinctivité. Nous avons donc ici une troisième correspondance, entre les principaux critères définitoires du Totémisme et de l’Animisme d’un côté, et de l’autre la syntaxe actantielle de la Manipulation.

Il en résulte qu’il serait vain de chercher à faire correspondre au Totémisme le quatrième et dernier de nos régimes interactionnel, celui de l’Ajustement. Certes, une procédure de confrontation purement formelle amènerait à les homologuer à leur tour. Et la tentation de le faire est grande si on limite la compréhension de cette ontologie soit à la consubstantialité corporelle et spirituelle entre les membres humains et non-humains d’une même espèce totémique (qui permet d’inférer une sensibilité commune et des compétences esthésiques identiques), soit aux formes particulières qu’elle prend dans certaines sociétés amérindiennes (par exemple les sociétés nord-algonquines, à tendance plutôt animiste mais à qui le mot totem fut emprunté), où tel chamane peut avoir une relation si viscérale avec telle espèce animale choisie comme totem qu’il pourra y avoir « contagion » entre eux (par exemple, la blessure infligée à l’un fera aussitôt souffrir l’autre).

Note de bas de page 13 :

« La formule ontologique du totémisme n’est valable en droit que pour la seule Australie car on ne trouve nulle part ailleurs un mode d’identification combinant des continuités aussi affirmées entre les intériorités et les physicalités reconnues respectivement aux humains et aux non-humains ». Ph. Descola, Annuaire du Collège de France 2001-2002. Résumé des cours et travaux, « Figures des relations entre humains et non-humains », p. 632.

Note de bas de page 14 :

Les « êtres du Rêve » sont des démiurges, « hybrides d’humains et de non-humains (…). Ils sont humains par leur comportement, leur maîtrise du langage, l’intentionnalité dont il font preuve dans leurs actions, les codes sociaux qu’ils respectent et instituent, mais ils ont l’apparence ou portent le nom de plantes ou d’animaux (…) ». Par-delà nature et culture, p. 259.

Note de bas de page 15 :

Ibid., pp. 502-503.

Mais à y regarder de plus près, rien ne permet de réduire les caractéristiques générales du Totémisme à une forme d’Ajustement. Car alors que la syntaxe de ce régime se caractérise par l’accomplissement mutuel des parties, par leur pleine et entière réalisation en tant qu’actants Sujets — quel que soit leur statut actoriel (êtres humains, animaux, choses ou êtres « surnaturels ») —, le totémisme (spécialement selon sa variante aborigène australienne, qui nous est présentée comme la plus pure et la plus aboutie13) leur dénie le statut même de Sujet, au sens de la grammaire actantielle : seuls les « êtres du Rêve », entités mythiques fondatrices du totem, y ont pleinement droit14. Les animaux, pas plus que les plantes ne sont considérés comme des personnes à part entière. Plus généralement, l’individualité de chaque « existant » paraît tout à fait incertaine du fait qu’aucun n’est conçu autrement que comme un clone partiel de l’un des archétypes originels. Quant aux hommes, ils « ne sont guère plus que des personnifications d’une réalité qui les détermine au physique comme au moral. (…) Dans une telle perspective, on ne saurait prétendre que les humains soient des sujets autrement que par dérivation ou procuration, leur identité physique et morale dépendant de celle des entités primordiales dont ils procèdent »15. Autant de caractères du Totémisme qui sont absolument incompatibles avec les conditions d’égalité, de sensibilité et de disponibilité réciproque qui régissent la syntaxe des relations entre Sujets de l’Ajustement.

On peut résumer de la façon suivante le résultat d’ensemble de cette confrontation :

Naturalisme
Programmation

Analogisme
Accident

Image 10000201000000940000005B30ECAA8A.png

Animisme et Totémisme
Manipulation

Ø
Ajustement

Note de bas de page 16 :

Cf. supra, note 6.

Que signifie donc cette correspondance à la fois étroite et seulement partielle ? Plus spécifiquement, comment interpréter le fait que tandis que la comparaison entre les deux modèles amène à découvrir de remarquables affinités entre trois de leurs composantes respectives, la quatrième de l’une des séries ne trouve aucun équivalent dans l’autre série ? En envisageant cette question selon la perspective sémiotique qui, évidemment, est la nôtre, relever cette non-correspondance revient à constater une absence : n’apparaît, dans le modèle anthropologique, rien qui équivaille à l’un des quatre régimes interactionnels. D’une part sachant que la syntaxe interactionnelle qui définit le régime de l’ajustement représente selon nous une pièce indispensable à la constitution d’un modèle interactionnel consistant et, si on ose dire, complet, et d’autre part compte tenu de la nature et de l’ampleur du projet de Philippe Descola — rendre compte des « interactions entre les hommes et les objets de leur environnement »16 (ce qui est aussi, ni plus ni moins, notre projet !) — on comprendra qu’une telle « absence » constitue même, à nos yeux, un véritable manque, une lacune. Comment la comprendre ? A quoi l’attribuer ?

1.3. Face à la transcendance

Note de bas de page 17 :

Youri Lotman, « Deux modèles archétypes de culture : “conclure un pacte” et “s’en remettre à autrui” », in id. et Boris Uspenski, Sémiotique de la culture russe, Lausanne, L’âge d’homme, 1990, p. 140.

Mais avant d’affronter ces questions délicates, essayons de voir comment et jusqu’à quel point la logique des quatre régimes interactionnels pourrait s’accorder avec les catégories de l’anthropologue dans la manière de rendre compte de la diversité des attitudes culturelles face à un grand problème de portée générale : le rapport à la transcendance. Après avoir comparé chacun des régimes avec chacune des ontologies comme nous venons de le faire, nous voudrions par là tester la validité des homologations auxquelles nous avons abouti — Naturalisme / Programmation, Analogisme / Accident, etc. Si ces couplages sont justes, à une question déterminée, nous devrions pouvoir prévoir, pour chacun d’eux, une réponse-type unique, anthropo-sémiotique si on peut dire, en ce sens qu’elle satisferait à la fois les deux perspectives. La question-test peut être formulée en ces termes simples : Que faire, que penser, comment se tenir face à ce à quoi (et aussi à ce sur quoi) on ne peut rien, qu’il s’agisse des « forces de la nature » ou de « forces surnaturelles » ? Que dire face à de ce dont nous dépendons sans pouvoir rien y changer, ou, selon une formulation très englobante de Youri Lotman, « face à ce qui, du point de vue humain, ressemble à un arbitraire inexplicable »17 ? Les réponses seraient à notre sens sommairement les suivantes.

Note de bas de page 18 :

Cf. E. Landowski, « Shikata ga nai ou Encore un pas pour devenir vraiment sémioticien ! », Lexia, 11-12, 2012, p. 57. Sur la superstition à caractère programmatique dans les pratiques religieuses rituelles propitiatoires, cf. J.-P. Petitimbert, « Un autre regard sur le fait religieux », Actes sémiotiques, 119, 2016.

Note de bas de page 19 :

Cf. Par-delà nature et culture, pp. 132 sq. et p. 357. Dans sa quête de rapports cachés sous le chaos des apparences, l’analogisme a préparé le terrain sur lequel le naturalisme a pu se développer, notamment en raison de sa tendance à classifier et hiérarchiser, dont on constate qu’elle est commune aux deux ontologies.

Pour la pensée qui procède du binôme Programmation / Naturalisme, la réponse serait sans doute : nous n’y pouvons certes rien, c’est irrémédiablement ainsi, mais tout a ses lois et il suffit de les connaître pour pouvoir assez bien se débrouiller. Peu importe, dans ce contexte, que les lois en question puissent être qualifiées de « scientifiques » (parce qu’on a pu établir expérimentalement que c’est ainsi que les choses fonctionnent et qu’on est en mesure, plus ou moins, d’expliquer théoriquement pourquoi) ou « mythiques », c’est-à-dire de l’ordre de « superstitions » auxquelles on croit sur une base « vulgairement empirique ». De fait, ce qu’on appelle un comportement superstitieux consiste, ni plus ni moins qu’une conduite « rationnelle », à suivre des algorithmes (par exemple toucher du bois, au bon moment) dont on est convaincu (dont on « sait », par quasi-expérience) qu’ils produiront (presque) nécessairement les effets escomptés, même si on ne sait pas par l’effet de quelles médiations ou en vertu de quel principe de causalité : on a constaté que « ça marche », on applique, et de fait c’est souvent efficace — suffisamment pour prendre l’allure de « lois ». Et en cas d’échec, on se dit que ce n’est pas parce que l’algorithme est sujet à caution mais parce qu’on ne l’a pas bien suivi. Selon nos critères, la superstition (la magie) relève donc à la fois de l’Accident / Analogisme, par sa finalité (en tant que tentative de conjuration du sort), et de la Programmation / Naturalisme en tant que procédure (il faut faire exactement ceci pour arriver à cela)18. Envisagé sous l’angle interactionnel, le Naturalisme, avec son substrat programmatique, n’est donc nullement l’apanage des « modernes », et on peut l’interpréter, en suivant Philippe Descola, comme un avatar récent de l’Analogisme19.

Note de bas de page 20 :

« Shikata ga nai », art. cit., pp. 51-55.

A la même question, la vision du monde articulée en termes de Manipulation / Animisme conduirait probablement à répondre que l’instance transcendante (en l’occurrence identifiable à un actant Destinateur), bien que dotée d’une physicalité en tout point différente de la nôtre, est, spirituellement, « à notre image » (ou inversement, que c’est nous qui sommes sa copie, son émanation, son pareil-en-petit). Tout comme nous, elle sait ce qu’elle fait et pourquoi elle le fait : douée d’une intentionnalité (d’une « intériorité ») semblable à la nôtre, elle est, elle aussi, modalisée selon le vouloir et le vouloir-faire. Il s’ensuit que pour gagner sa faveur, il devrait suffire de combler ses désirs… ou de le lui promettre. Dans le domaine religieux, une des formes de la prière adressée à la divinité consiste de la sorte, sur le mode du donnant-donnant, à « passer contrat » avec le Destinateur : bonnes paroles, sages résolutions, offrandes et sacrifices en échange de l’obtention espérée de ses bonnes grâces, on a là une syntaxe interactionnelle descriptible comme manipulation à rebours20.

Note de bas de page 21 :

Cf. « Deux formes de l’aléa », Les interactions risquées, pp. 65-71.

Note de bas de page 22 :

« Quelle profondeur dans la richesse, la sagesse et la science de Dieu ! Ses décisions sont insondables, ses chemins sont impénétrables ! ». Saint Paul, Épitre aux romains, 11, 33.

Note de bas de page 23 :

Assentiment à « ce qui, du point de vue humain, ressemble à un arbitraire inexplicable ». (Y. Lotman, cf. supra, note 17).

Dans les sphères que régit le couple Accident / Analogisme, il est à prévoir que l’instance transcendante, personnification, cette fois, du pur aléa, sera considérée non seulement comme toute puissante, mais surtout, si on suit la formule ontologique donnée par Ph. Descola, comme totalement autre que nous, en termes de physicalité autant que d’intériorité. Partant de là, on peut déduire au moins deux variantes21. La première postule une instance, tel le dieu de saint Paul, dont la « volonté » supposée, outre le fait qu’elle n’est pas influençable (pas plus que les « caprices du sort »), nous dépasse à tel point qu’elle n’est pas même connaissable22. On ne peut en ce cas — autre forme fondamentale de la prière — que révérer (adorer) cet Autre absolu, sans attente de contrepartie : pur Assentiment23. L’autre variante, radicale et certainement plus rare, ne se rencontre guère que chez les « esprits forts » qui (à l’instar, peut-être, des mathématiciens), savent que le supposé centre d’« agentivité » qu’on appelle couramment « le hasard » (avec ses soi-disant décrets), entité dépourvue de toute intériorité comme de toute physicalité, n’est qu’un mot, le mot qui nous sert à désigner l’inconnaissable. Dès lors, ni adoration ni vénération ni même assentiment mais simple constat face à la contingence, et « admission » : il en est ainsi.

Note de bas de page 24 :

« Shikata ga nai », p. 49. Cf. aussi E. Landowski, « Jacques-le-Juste », Actes Sémiotiques, 115, 2012, section 6, et « A quoi sert la construction de concepts ? », Actes Sémiotiques, 117, 2014, section 4.

Enfin, la vision en termes d’Ajustement dicterait quant à elle une réponse apparemment sans correspondant de la part d’aucune des ontologies répertoriées, et en même temps, il faut l’admettre, plus difficile à formuler sémiotiquement parce que très éloignée de toutes nos traditions culturelles et, cela va de pair, tout à fait étrangère aux schémas sémiotiques habituellement tenus pour « canoniques ». Or, si elle s’en écarte, c’est, comme nous le précisions dans plusieurs travaux antérieurs, parce que sous ce régime aucune instance transcendante n’est requise — ni « lois » de causalité, ni Destinateur anthropomorphe, ni joker. C’est la dynamique même de l’interaction qui y décide seule des modalités et des finalités de son propre déroulement : à mesure qu’elle se développe, c’est elle qui invente sa propre forme et crée son ordre propre du sens et de la valeur. Saisie dans son immanence en tant que pur processus interactionnel — sans dehors, sans « au-delà » —, c’est la vie même qui apparaît alors comme s’autorégulant et faisant sens24.

Note de bas de page 25 :

Par-delà nature et culture, pp. 502-503.

Face à cela, qu’en est-il du Totémisme, quatrième ontologie, qui, par défaut, pourrait ou « devrait » correspondre à cette configuration ? Dans le totémisme aborigène, apprenons-nous, les « êtres du Rêve », figures placées à l’origine du monde, loin d’être des ancêtres mythiques désormais inactifs, sont des instances transcendantes qui, par la médiation de diverses entités totémiques animées ou inanimées, « instrumentalisent les humains en se servant de leur dynamisme et de leur vitalité afin de reproduire, génération après génération, le grand ordonnancement segmenté dont ces forces toujours agissantes sont les créateurs, les garants ou les expressions concrètes »25. Et c’est pour préserver cet ordre, et par là accomplir la volonté de l’entité Destinatrice dont ils procèdent, que les membres humains d’un même totem contribuent à actualiser sa présence par leur activité rituelle. Sachant que l’absence de toute figure destinatrice constitue un présupposé fondateur du régime d’Ajustement, on voit ici de nouveau que le Totémisme s’en écarte du tout au tout mais qu’en revanche il s’inscrit parfaitement dans le cadre plus banal d’un régime manipulatoire placé sous la tutelle d’un Destinateur transcendant.

Note de bas de page 26 :

Cf. Les interactions risquées, pp. 81-86.

Le modèle que nous proposons se présentant avant tout comme une syntaxe, et même comme une syntaxe de syntaxes, il va de soi que de multiples interprétations peuvent en être données en fonction du type de sémantisme qu’on y investit26. D’où, pour chacun des régimes, la possibilité d’un nombre indéterminé de variantes en fonction des contextes. En l’occurrence, le Totémisme et l’Animisme nous paraissent constituer, du point de vue syntaxique et actantiel, deux variantes du régime de la Manipulation respectivement caractérisées par des investissements sémantiques différenciés en termes anthropologiques. Une recherche plus poussée, qui reste à mener, concernant la manière dont chacune de ces variantes module la syntaxe de base qui leur est commune aurait toutes les chances de conduire à un enrichissement de notre problématique. Il n’en demeure pas moins que sur un plan plus général nous restons devant le même constat de non correspondance que précédemment : la syntaxe de l’ajustement ne trouve pas de place parmi les quatre ontologies.

2. L’ajustement, régime d’interaction manquant

2.1. Régime caché

Note de bas de page 27 :

Le mot « ajustement » apparaît certes, une ou deux fois, dans son dernier livre, De L’Imperfection, mais il n’y désigne pas encore un concept théoriquement élaboré.

Note de bas de page 28 :

L’analyse de Greimas, « La soupe au pistou ou la construction d’un objet de valeur » (Actes Sémiotiques-Documents, I, 5, 1979) et, par certains aspects, son article « A propos du jeu » (Actes Sémiotiques-Documents, II, 13, 1980) ainsi que celui de Françoise Bastide, « Le traitement de la matière. Opérations élémentaires » (Actes Sémiotiques-Documents, IX, 89, 1987) sont à notre connaissance les seules références qu’on puisse mentionner à cet égard. En la matière, ne suivront que quelques vingt ou trente ans plus tard la construction plus ambitieuse de Jacques Fontanille présentée dans Pratiques sémiotiques (Paris, P.U.F., 2008) ainsi que notre propre « Avoir prise, donner prise » (Nouveaux Actes Sémiotiques, 112, 2009).

Note de bas de page 29 :

Cf. E. Landowski, « Viagem às nascentes do sentido », in I. Assis Silva (éd.), Corpo e Sentido, São Paulo, Edunesp, 1996 ; « De la contagion », Nouveaux Actes Sémiotiques, 55, 1998 ; « Tres regímenes de sentido y de interacción », Tópicos del Seminario, 14, 2005 ; « Unità del senso, pluralità di regimi », in G. Marrone (éd.), Narrazione ed esperienza, Rome, Meltemi, 2007 ; mais c’est seulement avec Passions sans nom que la notion de régimes a vraiment fait son apparition en sémiotique (Paris, P.U.F., 2004, Introduction et passim).

Note de bas de page 30 :

Cf. « Shikata ga nai », pp. 53-57, 65-67.

Cet absent du modèle anthropologique, il nous faut toutefois reconnaître en ce point que même dans le cadre de la théorie sémiotique il a mis fort longtemps à faire son apparition. La grammaire narrative telle que conçue par Greimas l’ignore27. En guise de syntaxe interactantielle, elle ne connaît que celle de la manipulation (et il est vrai aussi, mais très embryonnairement, celle de la programmation28). Il aura fallu attendre les années 1990 pour qu’il soit question d’une pluralité de syntaxes interactionnelles ; d’où, alors seulement, l’apparition du concept, et même du terme de « régimes » différenciés29. L’« invention » de l’ajustement (et corrélativement, celle de l’accident-assentiment) en tant que régime sémiotique est donc récente. Et sa reconnaissance par la communauté des « greimassiens » s’est heurtée aux plus vives résistances. Qui plus est, on constate la même absence dans le cadre de la « sémiotique de la culture » et plus précisément chez Youri Lotman. Son article cité plus haut, « Deux modèles archétypes de culture », fait effectivement état de trois (et non deux !) modes de relation entre actants (entre le Sujet et diverses figures de la transcendance) où nous reconnaissons clairement des types de rapports réductibles respectivement aux syntaxes de l’Accident-assentiment / Analogie (« s’en remettre à autrui »), de la Manipulation / Animisme (« conclure un pacte ») et de la Programmation / Naturalisme (s’appuyer sur des régularités) — mais là non plus rien n’apparaît qui puisse être rapporté à une quelconque syntaxe d’ajustement30.

Note de bas de page 31 :

Entre autres analyses socio-sémiotiques de processus d’ajustement, cf. J.-P. Petitimbert, « Anthropocenic Park : humans and non-humans in socio-semiotic interaction », Actes Sémiotiques, 120, 2017 ; id., « Régimes de sens et logique des sciences. Interactions socio-sémiotiques et avancées scientifiques », art. cit. ; id., « Lecture d’une pratique et d’une interaction : l’hésychasme orthodoxe », Actes Sémiotiques, 118, 2015 ; id., « La précarité comme stratégie d’entreprise », Actes Sémiotiques, 116, 2013 ; C. Addis, « Forme d’aggiustamento. Note semiotiche sulla pratica dell’aikido » et P. Cervelli, « Fallimenti della programmazione e dinamiche dell’aggiustamento. Sull’autoproduzione dello spazio pubblico in una periferia di Roma », in A.C. de Oliveira (éd.), As Interações sensíveis. Ensaios de sociossemiótica, São Paulo, Estação das Letras e Cores, 2013 ; P. Demuru, « Malandragem vs Arte di arrangiarsi : Stili di vita e forme dell’aggiustamento tra Brasile e Italia », Actes Sémiotiques, 118, 2015 ; J. Ciaco, A inovação em discursos publicitários : semiótica e marketing, São Paulo, Estação das Letras e Cores, 2013 ; A. Catellani, « L’entreprise responsable et ses parties prenantes : entre “manipulation” et co-construction de sens » et M. Scóz, « Por uma abordagem sociossemiótica do design de interação », Actes Sémiotiques, 121, 2018.

Si cette syntaxe se cache apparemment si bien, non pas uniquement aux yeux de Philippe Descola mais aussi à ceux de Greimas, de Lotman et de bien d’autres, quels sont donc les voiles mystérieux qui entourent son existence et la protègent des regards ? Une manière commode de régler la question consisterait évidemment à dire que si l’ajustement apparaît ici ou là comme le « régime manquant », c’est tout simplement parce que la syntaxe qui le définit sémiotiquement ne correspond à rien de pertinent pour une compréhension anthropologique des pratiques et des idéologies qui les sous-tendent. Explication peu convaincante pour qui, en compagnie d’autres socio-sémioticiens, a pu en constater et en analyser le rôle déterminant en des domaines divers, que ce soit entre sujets, individuels ou collectifs, ou plus largement, pour reprendre l’expression de Philippe Descola, « entre humains et non-humains »31. Et surtout, explication contredite par le fait que nombre de chercheurs d’autres disciplines ont fourni, par des voies et dans des langages différents des nôtres, des descriptions convaincantes de formes d’interaction sous lesquelles ce type de syntaxe est parfaitement reconnaissable.

Note de bas de page 32 :

De Fr. Jullien, voir, entre autres, Traité de l’efficacité, Paris, Grasset, 1997.

Note de bas de page 33 :

J. Derrida, « Foi et savoir », in id. et G. Vattimo (éds.), La religion, Paris, Seuil, 1994, et notre commentaire dans « Shikata ga nai », art. cit., pp. 55 (n. 12), 67, 69.

Note de bas de page 34 :

G. Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, 1958.

Note de bas de page 35 :

D. Sparti, Sul tango. L’improvvisazione intima, Bologne, Il Mulino, 2015 ; M. Detienne et J.-P. Vernant, Les ruses de l’intelligence. La mètis des Grecs, Paris, Flammarion, 1974 ; J. Fontanille, « La coopérative, alternative sémiotique et politique. Des organisations comme laboratoires de sémiotique expérimentale », Actes Sémiotiques, 122, 2019 ; Fr. Marsciani, « Etnosemiotica : bozza di un manifesto », Actes Sémiotiques, 123, 2020.

Certes, on ne trouve guère ces témoignages que dans des marges éloignées des terrains d’investigation les plus coutumiers : par exemple dans les analyses consacrées par François Jullien à la pensée chinoise classique32, ou entre les lignes d’un texte peu connu de Jacques Derrida à propos de la religion33, ou au détour de certaines pages de Gilbert Simondon sur la phénoménologie des rapports sensibles qu’un mécanicien entretient avec le moteur de sa machine ou un paysan traditionnel avec sa terre34. Mais aussi, plus prévisible peut-être, dans la description de la pratique du tango dans les faubourgs de Buenos Aires, par Davide Sparti, professeur de sociologie à l’université de Sienne. Ou, plus connu bien que non moins à l’écart des préoccupations académiques dominantes, dans l’art du chasseur tel que l’ont analysé Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant. Ou encore, mais il s’agit déjà d’un regard sinon « socio-sémiotique » du moins très voisin (« anthroposémiotique »), dans la philosophie sous-jacente à la vie de travail de quelques jeunes marginaux récemment dénichés par Jacques Fontanille dans deux coopératives du fin fond du Limousin. Ou, en passant sur un autre plan, dans la pratique heuristique (« ethnosémiotique » cette fois) à la fois savoureuse et risquée que Francesco Marsciani définit ici-même comme « un costruttivismo che si riconosce come immanente rispetto ai processi di costruzione », définition excellente de l’ajustement, en l’occurrence pratiqué comme régime d’interaction entre le chercheur et son objet, à juste titre puisque c’est précisément la dynamique de leurs rapports, et elle seule, dans son immanence, qui peut faire que du sens se crée au fil d’une recherche35.

Note de bas de page 36 :

Sur l’« acribie », cf. J.-P. Petitimbert, « La sémiotique à l’épreuve de l’écrit : régimes rédactionnels et intelligibilité », Actes Sémiotiques, 123, 2020.

Note de bas de page 37 :

In Fr. Jullien, Procès ou Création. Une introduction à la pensée des lettrés chinois, Paris, Seuil, 1989.

Mais à cette liste, fair play (ou « acribisme »36) oblige, il faut ajouter un dernier nom : celui de Philippe Descola ! Car au moins une fois, en passant, l’auteur évoque bel et bien le principe d’un tel régime. C’est dans le chapitre consacré à diverses acceptions de la notion de production et à son adéquation ou non-adéquation aux différentes ontologies. Il y fait état de la pensée chinoise (pour lui analogiste), telle qu’elle est analysée par François Jullien37. En reprenant presque mot pour mot certains des points essentiels de la lecture faite par son collègue anthropologue, philosophe hellénisant et sinologue, Philippe Descola en arrive à décrire très exactement une des caractéristiques fondamentales de l’Ajustement :

Note de bas de page 38 :

Par-delà nature et culture, pp. 550-551. (C’est nous qui soulignons).

(…) un procès continu relevant d’une interaction entre deux instances dont aucune n’est plus fondamentale ou plus originelle que l’autre : le yin et le yang, par exemple, ou le Ciel et la Terre. De là naît une logique de la relation mutuelle sans début ni fin qui exclut toute extériorité fondatrice, toute nécessité d’un agent créateur en tant que cause initiale ou premier moteur, toute référence à une altérité transcendante. Le procès, alternance de repos et de mouvement dynamisée par la primauté du mouvement, agit de façon totalement impersonnelle et inintentionnelle.38

Note de bas de page 39 :

Cf. Fr. Jullien, La propension des choses. Pour une histoire de l’efficacité en Chine, Paris, Seuil, 1992. Sur le principe de disponibilité, cf. « Politiques de la sémiotique », art. cit., section II.4.

Un peu plus loin, l’auteur évoque aussi l’idée de « propension » des choses, notion centrale chez François Jullien et dont on trouve l’écho en termes socio-sémiotiques dans le principe de « disponibilité » (opposé à celui d’intentionnalité)39. Mais n’en voyant sans doute pas l’intérêt, et pour cause, dans le cadre des quatre ontologies déjà mises en place, il ne s’y attarde pas.

2.2. Régime nécessaire

Les pratiques d’ajustement se cachent donc, sans aucun doute, dans des manifestations relativement peu visibles et, de plus, souvent assez mal considérées. Créateur de sens mais indiscipliné, imprévisible et risqué (au seuil de l’accident), l’ajustement n’est ni dans le ton ni dans l’air du temps, qui préfère les bénéfices palpables de la manipulation et plus encore la sécurité des programmations. Néanmoins, ces pratiques existent. Qu’est-ce donc qui fait si fortement obstacle à leur reconnaissance ? Pourquoi faut-il que notre auteur, après en avoir entrevu un aspect essentiel, l’amalgame aussitôt au couple Analogisme / Accident-assentiment ? Le fait que cette syntaxe soit ancrée en particulier (mais non exclusivement, loin de là) dans la culture chinoise nous paraît un prétexte trop superficiel pour expliquer cette sorte de censure. Mais alors, au prix de quels dépassements ou de quelles révolutions d’ordre conceptuel, et aussi moral, et peut-être même, en définitive, politique, devient-il possible d’en apercevoir les manifestations, de les penser, de les assumer ? Qu’est-ce donc qui un jour a « permis de voir » à Derrida, à Sparti, à Fontanille (sur le tard !), ou à François Jullien depuis des décennies, en dépit de leur commun ancrage dans le même univers « naturaliste », dans la même philosophie logocentrique, dans ce que François Jullien appelle la langue européenne ? Serait-ce simplement la force de l’évidence qui, face à tel ou tel champ d’interaction spécifique pris comme objet de réflexion, s’impose plus impérieusement qu’ailleurs ?

Quoi qu’il en soit, nous ne nous attribuons pas pour notre part grand mérite à avoir sémiotiquement « découvert » ce « 4e régime ». Car ce qui nous y a conduit est une simple procédure déductive, pour ainsi dire automatique, à partir des principes de grammaire narrative précédemment établis par Greimas. De fait, l’« ajustement » n’est en définitive rien de plus que le corollaire de la manipulation, tout comme le régime de l’« accident » est celui de la programmation. Plus généralement, c’est en somme grâce à sa fidélité à une démarche proprement sémiotique que la « socio-sémiotique » a pu construire un modèle qui se révèle après coup d’une portée empirique et, à ce qu’il nous semble, anthropologique suffisamment précise pour recouper les principes de trois des ontologies du grand anthropologue et permettre de montrer en quoi la quatrième (le totémisme), bien qu’elle ne soit évidemment pas réductible à l’une des précédentes (l’animisme), s’y apparente de près en tant que variante d’une même syntaxe.

De surcroît, en place du vide qui en résulte, le modèle offre une formule complémentaire dont les principes d’articulation ne correspondent pas à rien puisqu’ils sont clairement reconnaissables dans les analyses d’un autre anthropologue, à savoir François Jullien (tourné, il est vrai, en tant que sinologue, vers un « terrain » en comparaison peu exploré par Ph. Descola). De plus, pour le peu que nous en sachions, ces mêmes principes paraissent imprégner, plus diffusément, les nouvelles perspectives ouvertes par Eduardo Viveiros de Castro et plus encore peut-être, par Eduardo Kohn. Chez ces deux derniers, la dynamique des rapports entre acteurs quelconques ne se caractérise-t-elle pas fondamentalement (autre manière de gloser le concept d’ajustement) par des principes d’égalité statutaire et de réciprocité tendant vers l’accomplissement mutuel des interactants, « humains ou non-humains » ? Au fond, de même que pour beaucoup de sémioticiens et de leurs proches il aura fallu passer par la connaissance de Mikhaïl Bakhtine pour s’apercevoir après coup qu’il existait depuis longtemps une problématique de l’interaction au cœur de la sémiotique proprement dite, de même faudra-t-il sans doute à d’autres passer par la lecture d’anthropologues célèbres et « exotiques » pour s’apercevoir que la sémiotique même offre de longue date des problématiques comparables aux leurs !

Note de bas de page 40 :

Un seul exemple tiré de l’œuvre de Fr. Jullien : le micro-système esquissé autour du concept de l’intime. Dominant tout le dispositif, i) « l’infini de l’être-avec » — « l’intime » précisément —, « faisant (laissant) éprouver de l’“Autre” au plus profond de soi » (par ajustement) ; et en pointillé, ii), son contradictoire, « le confort d’un “soi” » (programmation routinière), « mur d’habitus (…) sous lequel d’ordinaire chacun se retire » ; puis, face à ce continu, son contraire iii), une improbable discontinuité que pourtant on attend : le « report dans quelque “au-delà” » (par assentiment à l’aléatoire), qui rappelle « l’attente de l’[accident] inattendu », chez Greimas, dans De l’Imperfection ; et enfin, iv), le contradictoire de ce report, à savoir « l’amour » conçu comme un volontarisme du rester ensemble (par manipulation de soi et de l’autre) et qu’il faut aussi dépasser. Car « on [ne] découvre la force de l’intime [que] quand la relation engagée sort du rapport de force avec l’autre et même qu’on renonce à toute visée à son égard ». De l’Être au Vivre, op. cit., pp. 235-236. Soit, schématiquement :
Image 100000000000010A0000007B46AC6759.png

Tout cela serait-il la preuve qu’à la différence des anthropologues, dont le regard dépend le plus souvent, dans une mesure variable, du ou des terrains particuliers dont ils sont les spécialistes, la sémiotique tire avantage de son ignorance (relative) des cultures particulières ? Faire autant que possible abstraction du peu qu’on croit en savoir (ce que Greimas qualifiait de « naïveté salutaire ») laisse en tout cas entièrement libre de concevoir de pures potentialités théoriques, par déduction à partir d’une base conceptuelle minimale. En l’occurrence, la catégorie continuité vs discontinuité (figurativement traduisible dans l’opposition régularité vs aléa), nous aura suffi, une fois déployée selon la logique du carré sémiotique, pour arriver à un modèle doté d’un certain pouvoir prédictif. Et comme cet outil heuristique n’est qu’une représentation de virtualités logico-sémantiques, il n’y a rien d’inattendu à ce que certaines d’entre elles, dans certains domaines, se trouvent actualisées, et d’autres non. Il n’est donc guère étonnant que chez un anthropologue donné une de ces possibilités ne soit pas exploitée, alors que chez un autre une seule d’entre elles domine absolument tandis que les trois autres ne sont présentes qu’en contrepoint ou restent « en pointillé »40.

3. Schèmes pratiques et modes d’obtention des valeurs

Note de bas de page 41 :

Pour une réflexion sémiotique différente et plus approfondie à propos de la typologie des schèmes pratiques de Ph. Descola, et sa réinterprétation en termes topologiques, voir la contribution de Jacques Fontanille au présent dossier, « Les types thématiques des schèmes de la pratique et la topologie anthroposémiotique ».

Comme le lecteur bien informé s’en sera vite rendu compte et comme nous l’avons indiqué dès le départ, notre découverte de l’œuvre de Philippe Descola est si récente que nous ne pouvons en avoir qu’une vue très partielle. Sachant néanmoins que sa proposition théorique, pas davantage que la nôtre, ne se réduit à la juxtaposition de quatre étiquettes, il va de soi qu’en-deçà du système des quatre ontologies d’autres aspects justifieraient aussi une confrontation détaillée. C’est le cas en particulier des rapports qui nous paraissent se tisser entre les schèmes pratiques inventoriés par l’auteur et la typologie des modes d’obtention des objets de valeur que, de notre côté, nous dérivons du modèle interactionnel41.

Note de bas de page 42 :

Par-delà nature et culture, ch. XIII, « Les formes de l’attachement », pp. 527-571.

Note de bas de page 43 :

Ici comme plus haut, les majuscules indiquent que nous parlons d’actants Sujets ou Objets, indépendamment du statut actoriel des figures susceptibles de les incarner. En fonction du contexte, un Sujet peut donc, certes, être représenté par une personne, mais aussi bien par n’importe quel acteur « non-humain », de la même façon qu’un Objet n’est pas nécessairement figuré par une chose. (Ce principe élémentaire de la sémiotique narrative datant des années 1960-70, on aurait tort de le croire récemment sorti de la casquette du sociologue des « modes d’existence »). A titre d’exemples d’analyses sémiotiques portant sur des interactions entre acteurs humains et « non-humains » (paysage, animal, mélodie, machine, la neige, etc.), cf. Passions sans nom, op. cit. (ch. III) ; « Voiture et peinture : de l’utilisation à la pratique », Galáxia, XII, 2, 2012 ; « Pièges. De la prise de corps à la mise en ligne », Carte Semiotiche-Annali 4, 2016 (II.2.ii, « La muleta ») ; « Avoir prise, donner prise », art. cit. (III.2.1, « Rapport à la machine, relation à l’outil »).

Au premier abord, la liste des schèmes élémentaires retenus par Ph. Descola — « échanger, donner, prendre ; produire, protéger, transmettre »42 — ne peut qu’étonner un sémioticien par son hétérogénéité en termes de syntaxe actantielle. En les ordonnant du plus simple au plus complexe, on constate que trois d’entre eux mettent en relation deux Sujets par l’intermédiaire d’un Objet qui passe de l’un à l’autre, soit dans une direction (donner, transmettre), soit dans la direction inverse (prendre)43. Un quatrième schème (échanger) suppose par contre deux Objets distincts circulant en sens opposés entre deux Sujets placés l’un et l’autre dans la position de celui qui remet quelque chose et reçoit autre chose, en principe de la même valeur. Enfin, deux des six prédicats mettent en jeu non pas à proprement parler la circulation des valeurs mais la manière dont un Sujet agit soit pour faire advenir à l’existence un Objet nouveau (produire), soit pour défendre l’intégrité ou l’existence même d’un Objet donné contre la menace d’un agent destructeur potentiel, ce qui implique l’apparition d’un actant supplémentaire, en position d’Anti-sujet (protéger).

Note de bas de page 44 :

« Avoir prise, donner prise », art. cit., section III.1 (« Transformation ou création ? »).

Note de bas de page 45 :

Par-delà nature et culture, pp. 550-551.

Note de bas de page 46 :

Ibid.

Pourtant, moyennant quelques aménagements de détail, entre l’ensemble ainsi constitué et la grammaire des régimes interactionnels, nous croyons pouvoir de nouveau relever des convergences qui constituent une sorte de validation de nos hypothèses. Cela n’exclut évidemment pas des points de clivage relatifs à certains problèmes précis. Les faire ressortir va nous permettre d’expliquer et peut-être de justifier les solutions que nous avons choisies. Un de ces problèmes, rencontré à l’occasion d’un travail sur la notion de « prise »44, a été pour nous celui-là même qu’expose Ph. Descola dans le passage déjà cité concernant les acceptions de la notion de production45. L’idée de « production », usuellement entendue « comme imposition d’une forme sur une matière inerte », comporte, fait observer Ph. Descola, un double présupposé : i) celui de la « prépondérance d’un agent intentionnel individualisé comme cause » et, ii), celui d’une « différence radicale de statut ontologique entre le créateur et ce qu’il produit ». De ce fait, en dépit du caractère élémentaire (et, à ce titre, universel) que nous, les « modernes », avons tendance à lui attribuer, cette conception objectivante du « produire » « n’est guère adéquate » pour définir « de façon générale », par exemple (mais ce n’est qu’un exemple parmi d’autres), « la manière dont bien des chasseurs-cueilleurs conçoivent leurs techniques de subsistance »46.

Note de bas de page 47 :

Cf. « Politiques de la sémiotique », art. cit., section II.2.

Note de bas de page 48 :

Par-delà nature et culture, p. 551.

Or, bien que pour ce qui nous concerne nous n’ayons jamais eu l’occasion d’étudier le point de vue d’aucun chasseur-cueilleur, il nous est également apparu, pour des raisons d’ordre purement sémio-logique, que ce qu’on a aujourd’hui effectivement tendance à placer sous le titre général de « production » ne représente en fait qu’un mode particulier d’obtention des valeurs, mode que, par convention, nous appelons Fabrication47. D’où, corrélativement, la nécessité de faire droit aussi à un second mode de « production » (si on accepte de conserver le terme en tant que dénomination générique), que nous appelons Création et caractérisons notamment — en reprenant là encore une formulation de Ph. Descola — comme un « procès continu relevant d’une interaction entre deux instances dont aucune n’est plus fondamentale ou plus originelle que l’autre »48. Alors que le mode de production 1, la Fabrication, relève du régime interactionnel de la Programmation, le mode de production 2, la Création, relève de l’Ajustement.

3.1. Modes de production : Fabrication vs Création

Note de bas de page 49 :

Cf. « Avoir prise… », art. cit., section II.2.3 (« Schéma opérationnel et modèle interactionnel »).

Note de bas de page 50 :

Sur les opérations de mélange (ou composition) et de tri (ou sélection), cf. Fr. Bastide, « Le traitement de la matière. Opérations élémentaires », art. cit., et, dans le présent numéro, Cl. Zilberberg, « Tris et mélanges dans la Quatrième parabole » (texte originellement paru dans Versus, 64, 1993).

Note de bas de page 51 :

Cf. P. Stockinger et E. Landowski, « Problématique de la manipulation : de la schématisation narrative au calcul stratégique », Degrés, 44, 1985.

Note de bas de page 52 :

Etant en tout cela une fois de plus entendu que l’Objet occurrentiellement déplacé et/ou préservé peut avoir actoriellement le statut non pas d’une chose mais aussi bien d’une personne ou d’un groupe de personnes, tels les millions d’Africains si on ose dire « revalorisés » sous forme d’esclaves une fois déportés sur le continent américain. Aujourd’hui, toutes proportions gardées, une politique d’immigration — et d’accueuil — bien conçue est en quelque sorte la manière de « fabriquer » la main d’œuvre dont l’économie d’un pays a besoin.

La fabrication, qu’elle soit de type artisanal ou industriel, suppose l’extériorité du fabricant (de l’operator) à la fois par rapport à la matière (l’operandum) sur laquelle il opère pour « fabriquer », par rapport aux instruments (l’operans) qu’il utilise pour ce faire et par rapport à l’objet fabriqué (l’operatum)49. Elle passe par la mise en œuvre d’algorithmes enchaînant des opérations transformatrices spécifiées en fonction du type d’objet à obtenir et appliquées unilatéralement à une (ou plusieurs) matière première : elle repose, autrement dit, sur des programmations de l’action. Sous la même rubrique que la fabrication proprement dite, qui procède généralement par composition de matériaux, trouve place aussi l’extraction, qui relève au contraire du tri (séparer le bon grain de l’ivraie, raffiner un minerai)50. De même aussi de la plupart des prestations ou fournitures de services étant donné que pour être effectuées en bonne et due forme elles supposent généralement le respect de suites ordonnées de procédures adéquates et convenues, autrement dit une programmation garantie par un accord contractuel (exemple banal de combinaison entre deux régimes) ainsi qu’une stricte séparation entre le prestataire et son « client ». Pour des raisons en partie identiques, en partie différentes, il en va de même encore du transport, déplacement d’Objets dans l’espace, et aussi de la conservation, stockage et préservation dans le temps. L’un comme l’autre constituent des formes de travail programmé (supposant une organisation, une « logistique ») qui, ne serait-ce que sous la forme de « transformations stationnaires »51, permettent l’obtention de « produits » sinon entièrement nouveaux du moins resémantisés du fait de leur recontextualisation spatiale et/ou temporelle, en induisant par là-même l’émergence d’une « valeur ajoutée », ou « plus-value » par rapport au donné de départ52.

Il en résulte que c’est ici qu’à notre sens le schème pratique protéger trouve sémiotiquement sa place, comme une variante importante (bien que sans doute inattendue) de la Fabrication. Protéger peut certes être vu comme un « beau geste » de pure générosité de la part du plus fort vis-à-vis du plus faible lorsqu’il se trouve menacé par quelque agresseur (ce qui rapprocherait la protection du Don). Mais on peut aussi interpréter l’acte de protection en termes économiques, comme une forme de production, concertée et programmée, de valeurs non encore existantes. Selon cette perspective, protéger, c’est investir, c’est-à-dire dépenser un peu, maintenant, en vue de gagner, plus tard, beaucoup plus. De fait, protéger un bien, le conserver intact en le défendant contre un danger ou des agents dégradateurs — fût-ce seulement contre l’« usure du temps » —, stocker dans des conditions adéquates (donc coûteuses) des marchandises ou préserver un capital, épargner des ressources pour l’avenir ou mettre en réserve un milieu « naturel » pour le bénéfice des générations futures, ou encore traiter « en bon père de famille », c’est-à-dire en premier lieu maintenir en bon état physique (sinon moral) un cheptel, une troupe de soldats ou une équipe de travailleurs contre la fatigue, la maladie, les accidents, les agressions — ce sont là, à terme, autant d’actes générateurs de plus-value.

De ce point de vue, en « protégeant », on « fabrique » donc, programmatiquement, pour soi-même ou la collectivité, à partir d’un donné présent et par sa mise en sécurité, un surplus de richesse et un surcroît de puissance pour demain. Certes, entre générosité et intérêt, acte de charité pour l’autre et calcul d’intérêt pour soi, toutes les combinaisons, variantes et nuances sont possibles, si bien que statuer sur le sens (et la « valeur morale ») d’un acte occurrentiel de « protection » (ou d’un habitus du même ordre sur une échelle plus large) en cherchant à démêler laquelle de ces deux composantes y domine serait peut-être vain. Mais là encore, face à ce problème, la prise en considération à une étape ultérieure de formes spécifiques relevées « sur le terrain » — par exemple, la relation qui s’établit entre telle montagne « protectrice », qu’il faut par suite « protéger » en retour — et l’analyse des investissements sémantiques particuliers qui y sont liés ne pourrait qu’aider à préciser, à raffiner et à enrichir la syntaxe du modèle socio-sémiotique.

Toujours est-il que du fait que l’ensemble de ces types d’opérations orientées et largement planifiées — qu’elles relèvent du produire-fabriquer, du protéger-capitaliser ou encore du protéger-pour-survivre — prédéterminent, au moins dans leurs grandes lignes, aussi bien le résultat du processus que son déroulement, il est clair qu’elles favorisent toutes la re-production, sous forme de produits pré-figurés, et à la limite par avance « formatés » ou « normalisés », de modèles « standards » qualitativement prédéfinis. Par construction, elles tendent donc à exclure, sauf accident, l’apparition de quoi que ce soit de proprement novateur.

Note de bas de page 53 :

Cf. « Avoir prise, donner prise », art. cit., III.1. (« Transformation ou création ? »). Dans le cas de la création artistique ou intellectuelle, autrement dit, de l’« invention », l’interaction prend la forme d’une dynamique mentale confrontant des esquisses d’actualisation tentées par le concepteur et les résistances d’une forme à venir, initialement entrevue comme simple potentialité.

Seule la syntaxe du régime interactionnel opposé, celle de l’ajustement, permet en son principe la création de formes inédites. Mais on passe alors à un second et tout autre « mode de production ». Quel que soit le domaine dont relève une innovation — faire advenir à l’existence des objets conceptuellement nouveaux ou, par exemple, instaurer des formes relationnelles ou organisationnelles inédites dans un champ professionnel, social ou politique —, le processus de production qui peut y conduire et que nous appelons « création » consiste en une suite nécessairement non programmée, et non programmable (donc non prévisible, sans pour autant être aléatoire) d’interactions mutuelles entre des partenaires non plus placés en rapport d’extériorité réciproque mais au contraire suffisamment sensibles et disponibles l’un vis-à-vis de l’autre pour que leur coordination rende possible l’actualisation d’un potentiel inhérent à leur relation même et permette du même coup leur égal accomplissement de part et d’autre. L’innovation qui peut en résulter sera donc à concevoir non pas comme l’œuvre unilatérale et finie d’un démiurge qui ferait sortir l’être du néant mais comme le fruit, jamais totalement achevé, d’une coordination dynamique entre l’un et son « autre », alter ego ou réserve quelconque d’un potentiel en son principe inépuisable53.

Note de bas de page 54 :

Par-delà nature et culture, loc. cit.

Le schème créer, c’est un fait, n’entre pas dans la liste de Philippe Descola. Pourtant, tout ce que présuppose ce « mode de production 2 » rejoint exactement plusieurs des formules que la lecture de François Jullien lui a manifestement inspirées : une interaction « dynamisée par la primauté du mouvement », « deux instances dont aucune n’est plus fondamentale ou plus originelle que l’autre », « une logique de la relation mutuelle sans début ni fin qui exclut toute extériorité fondatrice, toute nécessité d’un agent créateur en tant que cause initiale ou premier moteur (…) »54. Comment ne pas s’étonner que l’auteur maintienne ces éléments à l’écart ?

3.2. Modes de circulation : Échange vs Don et Vol

Complémentairement par rapport à ces deux formes du « produire » — fabriquer, créer —, reste à considérer un second mode d’obtention des valeurs, non moins essentiel et d’ailleurs plus familier aux sémioticiens, comme sans doute à beaucoup d’anthropologues : celui qui repose non plus sur la « production » mais sur la circulation des Objets. Quatre des six prédicats inventoriés par Ph. Descola y sont relatifs : « Echanger », « Donner », « Prendre » et « Transmettre ». Sémiotiquement parlant, la mise en circulation des Objets, par les Sujets, peut relever, tout comme leur production, de l’un ou l’autre de deux régimes opposés. Alors que le mode de circulation 1, l’Échange, relève du régime de la Manipulation, le mode de circulation 2, qui, en termes interactionnels, met sur le même plan le Don et le Vol, relève de celui de l’Accident.

La sémiotique narrative, on le sait, a durablement et presque exclusivement priviligié la syntaxe de l’Échange, selon laquelle au minimum deux sujets intentionnels négocient les termes de leurs transactions et s’obligent réciproquement par la passation de contrats. C’est là ce qui constitue le ressort syntaxique même du régime de la Manipulation, sur lequel il nous semble d’autant moins nécessaire de nous attarder qu’il paraît se superposer sans difficulté au schème homonyme du modèle anthropologique (échanger).

Note de bas de page 55 :

Cf. A.J. Greimas et J. Courtés, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1979 (entrées « Don », « Épreuve »). — Pour une discussion de cette schématisation et de ses limites, cf. J. Fontanille, « Les types thématiques des schèmes de la pratique… », art. cit. (Introduction).

Le second mode de circulation englobe lui-même deux formes. Nous regroupons en effet sous ce chapitre les deux modalités de transfert unilatéral (par opposition à la réciprocité de l’Echange) analysées par Greimas : et le Don, renonciation réfléchie de la part du donateur et attribution transitive au récepteur, et le Vol (ou « épreuve »), appropriation réfléchie par l’acquéreur (ou prédateur) corrélée à la dépossession transitive de sa victime55. Y correspondent respectivement les schèmes pratiques donner et prendre. A la différence de l’échange, qui suppose intentionnalité et réciprocité, dominent ici l’aléa et l’unilatéralité, ce qui place ces deux configurations du côté du régime de l’Accident. Un vol est effectivement, en même temps, pour la victime, une « malchance » qui rompt l’ordre habituel des choses, et une « aubaine » pour qui, malgré les risques encourus, réussit à le commettre sans être pris, et par suite pas non plus « puni », autrement dit à échapper à toute forme de réciprocité. Mais un don aussi, lorsqu’il est unilatéral, est un accident, une « chance » sur laquelle le bénéficiaire ne pouvait pas véritablement compter, la générosité d’un donateur n’étant par définition jamais garantie. A la fois ce coefficient aléatoire et l’unilatéralité des rapports culminent lorsque du don on passe à la trouvaille « tombée du ciel », ou du vol à la perte « fortuite », le transfert n’étant plus en pareils cas imputable à quelque « bienfaiteur » ou « malfaiteur » (qui pourrait être positivement ou négativement sanctionné) mais à cette figure mythique et hors d’atteinte qu’on appelle « le hasard ».

Note de bas de page 56 :

Pour une analyse sémiotique d’un mode de subsistance de type prédateur, voir celle conduite par M. Hammad sur la société viking : « 500.000 dírhams en Escandinavia, un enigma semiótico », in R. Flores (éd.), Ocho ensayos de arqueosemiotica, México, ENAH, 2020 (à par.).

Note de bas de page 57 :

Cf. « Politiques de la sémiotique », section II.4 (« Crise de régimes politiques »).

En termes d’économie, on peut placer sous ce chef les sociétés (coloniales par exemple) fondées sur la rapine et la prédation, forme du vol à grande échelle56, et celles de spéculation (tel le capitalisme financier actuel) en attente des dons de la « Fortune », au risque bien sûr des pires faillites, individuelles et collectives. De même, dans l’ordre politique, donner et voler peuvent être considérés comme les prédicats de base des régimes absolutistes où aussi bien les grâces et faveurs que les spoliations dépendent de l’arbitraire du Prince, de son « bon plaisir »57.

Reste un dernier schème pratique : transmettre. Lui aussi relève de la problématique générale de la mise en circulation (du transfert) de valeurs existantes. Dans ce cadre, on peut, a minima, l’analyser comme une variante sémantique greffée sur la syntaxe du Don. Transmettre, c’est bien, élémentairement, donner, en imposant toutefois, en contrepartie, un devoir — non pas une obligation de réciprocité intersubjective et d’équivalence interobjective comme dans l’échange (ou, par définition, comme dans le « don réciproque »), mais un pur engagement d’ordre moral. Que ce soit par « fidélité » vis-à-vis du transmetteur et/ou par obligation d’honneur vis-à-vis de la sacralité de l’objet légué, ou de sa valeur intrinsèque (« inestimable » sur le plan comptable), le récepteur est censé assumer le devoir moral de maintenir, l’engagement de faire durer, de faire survivre la chose transmise, que ce soit une tradition, un nom ou par exemple un savoir. Sur ce point une fois de plus, la confrontation avec les cas d’espèce permettra d’affiner les distinctions globalement envisageables à partir du modèle.

Comme le résume le diagramme suivant, la correspondance entre schèmes pratiques et régimes interactionnels paraît ainsi, grosso modo, établie, avec toutefois un vide dans le même lieu problématique que précédemment :

« Schèmes pratiques »,
modes d’obtention des objets de valeur et régimes interactionnels.

« Schèmes pratiques », modes d’obtention des objets de valeur et régimes interactionnels.

Note de bas de page 58 :

Ibid., diagrammes 2 et 3.

Note de bas de page 59 :

Animaux menacés d’extinction par ceux-là mêmes qui croient les « protéger », car interdire la corrida comme ils le demandent rendra caduc le contrat qui seul a permis jusqu’à présent leur survie. Cf. Fr. Wolff, Philosophie de la corrida, Paris, Fayard, 2007.

Chacune des configurations ainsi interdéfinies est virtuellement porteuse de différents modes, formes ou styles de vie économique, sociale, politique58. Si pour tester sommairement ce modèle nous voulions l’appliquer aux modes de subsistance dominant dans le règne animal, nous pourrions nous risquer à dire qu’au regard d’un non spécialiste (guidé seulement par le sens commun et, probablement, une bonne dose de stéréotypes), apparemment presque tout s’y joue entre les deux modalités de l’agir unilatéral distinguées ci-dessus : d’un côté, un nombre limité d’espèces programmatrices et travailleuses, qui fabriquent ou pour le moins transportent, stockent et protègent la matière dont elles vivent (de l’abeille à l’écureuil) ; de l’autre, une classe pléthorique d’espèces (depuis les grands prédateurs jusqu’aux petits oiseaux chasseurs-cueilleurs), qui, se soumettant en tout ou en partie au régime de l’accident, vivent de leurs trouvailles ponctuelles, c’est-à-dire des « dons de la nature », ou « volent » la nourriture ou le logis des autres (tel le coucou et une foule d’espèces parasites, dont celle, bipède, appelée « être humain »). Par ailleurs, les animaux dits domestiques, qui ne survivent qu’en vertu d’une sorte de contrat passé avec les hommes, composeraient un troisième groupe, soumis à la logique de l’échange : le gîte et le couvert contre leur force de travail (tel le cheval de labour) ou les ressources, nutritives et autres, qu’on tire de leur corps, ou même contre le simple charme de leur compagnie (depuis les chinchillas de la reine d’Angleterre jusqu’aux taureaux d’Andalousie59) ; mais ce groupe relevant formellement d’une syntaxe « contractuelle » s’élargirait considérablement si on y incluait aussi les animaux pratiquant entre eux des rapports d’entraide (entre membres d’une même espèce) ou de « mutualisme » entre espèces différentes (tels le buffle et le héron). Enfin, manquerait ici encore, à première vue, ce qui pourrait correspondre au régime de l’ajustement. Il est probable toutefois que le regard expert d’un éthologue permettrait de combler vite cette lacune, car tout incline à penser que la finesse des coordinations dans les conduites de « séduction » de beaucoup d’espèces, ou les stratégies de fuite et de poursuite entre divers prédateurs et leurs proies, mettent en œuvre tel ou tel des aspects de ce régime.

Conclusion

La reconnaissance de ces correspondances partielles entre composantes des deux constructions — ontologies et schèmes de la pratique d’un côté, régimes interactionnels de l’autre — ne devrait constituer qu’une première étape de la présente confrontation. Le modèle sémiotique invite en effet à prévoir qu’à l’intérieur même de chacune des ontologies, en dépit de la dominance qui caractérise chacune d’elles en termes de régimes interactionnels (naturalisme <— programmation ; analogisme <— Accident, etc), les trois autres régimes devraient, selon toute vraisemblance, y intervenir également.

Note de bas de page 60 :

Cf. Les interactions risquées, p. 73-76.

Note de bas de page 61 :

Ce qu’on peut figurer en plaçant de petites ellipses à chacun des quatre postes de l’ellipse générale. Cf. Les interactions risquées, schéma de la p. 76.

Cette hypothèse découle de la constitution du modèle interactionnel et elle a déjà été envisagée en termes généraux60. Etant donné que les quatre régimes s’ordonnent le long d’un continuum (représenté par une ellipse assortie de flèches indiquant l’orientation d’un « parcours » de régime en régime), et étant entendu que dans l’espace d’une modélisation de ce type aucune position ne peut être considérée comme immuable, le nécessaire passage d’un régime à un autre suppose que chacun d’eux (considéré dès lors comme une zone de passage) admette en son sein des procédures de transformation menant graduellement du régime qui le « précède » à celui qui lui « succède ». L’hypothèse que nous avons faite dès la première élaboration du modèle est que ces procédures de transformation pourraient assez vraisemblablement s’ordonner selon des micro-parcours qui reproduiraient, à l’échelle de chaque régime, le macro-parcours de base liant les quatre régimes entre eux (un peu comme dans une structure fractale)61. Cette hypothèse n’a jusqu’à présent été ni développée ni testée. Mais précisément, grâce à l’ampleur du matériau rassemblé dans Par-delà nature et culture, une étude approfondie devrait permettre non plus simplement de repérer à quel régime interactionnel dominant correspond chaque ontologie, mais de reconnaître, à l’intérieur de chacune d’elles, le jeu d’une pluralité de régimes interactionnels dont la dynamique pourrait aider à rendre compte du passage éventuel de l’une à l’autre.

Note de bas de page 62 :

Cf. par exemple Ph. Descola, « Pourquoi la ZAD recompose des mondes », in Marin Schaffner (éd.), Un sol commun. Lutter, habiter, penser, Paris, Wildproject, 2019.

Pourtant, dans cette première étape, c’est un fait que nous nous sommes concentré pratiquement sur une seule question : pourquoi, à la différence des autres syntaxes, celle de l’« ajustement » ne trouve-t-elle pas de correspondant dans l’immense fresque dressée par Philippe Descola ? Les éléments de réponse que nous avons rassemblés restent de caractère hypothétique et sont certainement incomplets, ne serait-ce que parce qu’en nous arrêtant au modèle présenté dans Par-delà nature et culture, nous n’avons tenu aucun compte des publications plus récentes de l’auteur. Or tout paraît indiquer qu’aujourd’hui le « manque » que nous avons cru déceler est comblé. Désastre concernant la bio-diversité, catastrophe climatique, stérilisation des sols, etc., tels sont les dramatiques problèmes que désormais l’auteur place visiblement au premier rang de ses préoccupations — et, chose pour nous remarquable, face auxquels, à sa manière, dans diverses prises de position et interventions touchant l’actualité, il semble admettre qu’un des seuls remèdes à notre portée (si insuffisant et si tardif soit-il) serait — précisément — l’adoption de pratiques mieux ajustées à l’Autre sous toutes ses formes62.

Si tel est le cas (illusion de notre part, peut-être ?) il est encourageant qu’un modèle issu d’une procédure purement sémiotique trouve ainsi, dans les dernières avancées de la pensée anthropologique, une sorte de gage de pertinence, fût-il indirect. Et surtout, il est réconfortant de constater que les pratiques interactionnelles alternatives que ce modèle, ou ses prémisses, conduisaient déjà à pré­coniser il y a plus de vingt ans mais qui paraissaient alors, à presque tout le monde, plus farfe­lues que « scien­tifiquement » fondées, soient enfin reconnues comme potentiellement salvatrices.

São Paulo, Taquaral, janvier 2020