Nudges ou affordances ?
Tisser la toile d’une affection distribuée

Camille ALLOING

Université du Québec à Montréal (UQAM)

Julien PIERRE

Audencia Business School, Nantes

https://doi.org/10.25965/as.6751

Index

Articles des auteurs de l'article parus dans les Actes Sémiotiques : Camille ALLOING et Julien PIERRE.

Mots-clés : affect, affordance, cognition distribuée, contexte, environnement, situation

Auteurs cités : Harold GARFINKEL, James GIBSON, Edwin HUTCHINS, Tom INGOLD, Louis QUÉRÉ, Alfred SCHÜTZ, Baruch SPINOZA

Plan
Texte intégral

Et je considérerai les actions et les appétits humains comme s'il était question de lignes, de surfaces et de solides.
Préface, De Affectibus, Partie III, Ethique, Spinoza

Littéralement, l’environnement est ce qui nous entoure. Mais pour les habitants, l’environnement ne se définit pas par les environs d’un espace délimité ; il est une zone où les différents chemins qu’ils empruntent sont complètement enchevêtrés. Dans cette zone d’enchevêtrement maillage de lignes entrelacées , il n’y a ni extérieur, ni intérieur, seulement des ouvertures et des passages. En bref, l’écologie de la vie doit être une écologie de fils et de traces, et non de points nodaux et de connecteurs. Son sujet d’étude doit porter non pas sur les relations entre des organismes et leur environnement extérieur, mais sur les relations qui accompagnent l’entrelacs de leurs lignes de vie. En un mot, l’écologie est l’étude de la vie des lignes.
Tim Ingold, Une brève histoire des lignes, 2013, p. 136

1. Introduction

Face à la question de la prise de décision, les réponses rationalistes ont fait long feu. Depuis Simon (1973) et la prise de décision rationnelle limitée, les recherches organisationnelles distinguent deux processus, au minimum, pour une action décisionnelle : un processus procédural d’un côté s’appuyant sur un maximum d’informations pour prendre des décisions ; des décisions prises de manière impulsive, en fonction des contextes, de l’urgence ou des émotions des décideurs de l’autre. Aussi schématique que soit cette approche, elle fait recette chez les économistes ou encore les gestionnaires, en somme là où il paraît nécessaire de déconstruire un schéma décisionnel afin de le quantifier ou d’influer sur lui. Ainsi, Daniel Kahneman, psychologue, reçoit un prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d'Alfred Nobel pour sa proposition (plus complexe bien entendu que son titre ne le laisse supposer) de systèmes 1 et 2 du cerveau : le premier est rapide pour orienter la réaction, tandis que le second est procédural pour supporter la réflexion. Eva Illouz (2006) avait déjà signalé comment la psychologisation s’était glissée dans le monde de l’entreprise, avec une emprise sur les relations de travail et les modalités d’encadrement. Mais avec ces deux auteurs emblématiques, c’est le processus décisionnel que la psychologie propose de modéliser au service des théories économiques, informationnelles ou managériales.

Dès le début, Kahneman et Simon soulignent qu’une décision ne suit pas un processus linéaire dans le traitement de l’information – comme le supposent la cybernétique et les théories en vogue dans les années 50-60 à la suite des travaux d’ingénieurs comme Shannon. Mais aussi que, si processus il y a, celui-ci peut être « court-circuité » par les émotions : « Since in actual human behavior motive and emotion are major influences on the course of cognitive behavior, a general theory of thinking and problem solving must incorporate such influences. » (Simon, 1963, p. 29). Ainsi les émotions vont-elles se retrouver prises en compte dans l’analyse du système décisionnel.

Note de bas de page 1 :

Dès 1969, Howard et Sheth (1963) modélisent le triptyque des leviers affectif, conatif et cognitif de la psychologie du consommateur appliquée à la communication commerciale.

Note de bas de page 2 :

Ekman et Friesen (1971).

Note de bas de page 3 :

L’affective forecasting est une discipline initiée par D. Kahneman, et poursuivie depuis par ses équipes. Cette approche propose de modéliser la capacité d’un individu à prédire une émotion selon la stimulation qu’il va recevoir. Il en ressort une somme de biais qui soulignent l’imprédictibilité du comportement par soi-même.

Les sciences sociales s’emparent donc de ces questions en y intégrant des approches issues de la psychologie des émotions1. Ces dernières seraient universelles donc reconnaissables  – et inconscientes – donc incontrôlables2. Les émotions deviennent ainsi pour les théoriciens à la fois des biais qu’il faut prévoir et réguler, mais aussi une heuristique qui permettrait d’évaluer ou d’influencer les motivations d’un consommateur, les décisions d’un manager, les représentations que l’on peut se faire d’une organisation ou de sa communication, etc. La prise de décision n’est pas seulement une procédure empreinte de choix irrationnels, elle est un mécanisme affectivo-cognitif particulier, étudiable donc, mais difficilement prévisible3. Avec L’erreur de Descartes de Damasio (1991/2006), une bascule s’opère au profit des neurosciences : l’imagerie cérébrale prouve que l’émotion précède et conditionne la raison.

Note de bas de page 4 :

R. Thaler et C. Sunstein (2008). Comme pour l’affective forecasting, la théorie des nudges est directement reliée à D. Kahneman, dont l’un des co-auteurs, R. Thaler était l’assistant.

Note de bas de page 5 :

Les auteurs et promoteurs ancrent les nudges dans l’idéologie du « paternalisme libertaire » (Sunstein et Thaler, 2003).

Note de bas de page 6 :

Johnson, Shu et Dellaert (2012).

Suite à ces premières avancées apparaît, et se développe à grande vitesse, la notion de nudges4 : à la fois synthèse des recherches précédentes et méthode pour opérationnaliser (ou instrumentaliser) celles-ci, les nudges se présentent comme la potentialité d’identifier les « architectures de choix » des individus : par exemple une préférence pour les actions ne nécessitant pas d’effort cognitif supplémentaire (choix par défaut), ou encore un attrait pour les récompenses facilement accessibles (feedback, gratification immédiate, comparaison sociale, etc.). En transformant l’environnement, souvent à travers une signalétique dont la saillance vient suractiver un biais cognitif (la mouche au fond de l’urinoir, l’illusion de profondeur sur le passage piéton), le nudge permet de faire agir sans contrainte : en dernière instance, l’individu doit avoir la liberté d’échapper à cet attracteur cognitif qu’est le nudge, même si l’action induite est moralement plus acceptable5. Ainsi, comprendre le caractère universel de la construction des choix permettrait de reproduire par un jeu « d’incitations douces » un comportement qui deviendrait à son tour universel (les écogestes par exemple). Si les émotions ne sont pas au centre des approches par les nudges, elles s’inscrivent dans la boîte à outils nécessaire pour construire de telles architectures6.

Nous avons donc pris au mot cette proposition et sommes allés sur le terrain pour observer comment les émotions participaient d’une architecture de choix. C’est donc ce déplacement sur le terrain que nous allons restituer ici, avec en premier lieu l’intention de recherche telle qu’elle avait été exprimée par notre partenaire. À partir de là, des travaux précédents nous ont conduit à réorienter la demande, centrée sur les nudges et les émotions. L’élaboration d’un cadre conceptuel ad hoc a donc été le préalable nécessaire. Ainsi en combinant les affects de Spinoza, les affordances de Gibson, et la cognition distribuée de Hutchins, nous sommes en mesure de proposer une analyse des situations où circulent des émotions comme une « affection distribuée ». En dernier lieu, nous ferons une proposition méthodologique susceptible d’opérationnaliser ce concept directement sur le terrain.

2. Sur le terrain, des nudges

Les questionnements et réflexions qui dirigent cet article ont émergé, pour nous, du terrain et d’un partenariat avec un parc de loisirs dont l’un des objectifs est de sensibiliser aux questions environnementales et d’éduquer à l’éco-responsabilité par la méthode que nous pourrions qualifier « des petits pas » (chacun d’entre nous, en en faisant un peu tous les jours, arrivera à un grand résultat). Afin d’optimiser l’expérience de ses clients tout en cherchant à développer les effets de ses discours sur l’environnement et le développement durable, le parc participe au projet Nudges et objectifs de développement durable dirigé par A. Krupicka et financé par la Région Nouvelle-Aquitaine.

2.1. Effets de terrain

Le parc propose diverses activités, parmi lesquelles un parcours en forêt à vocation ludo-pédagogique, qui va se trouver au centre de notre attention. En plein sous-bois, les visiteurs suivent un chemin tracé (parfois fléché) les menant d’activité en activité : coffre au trésor, toile d’araignée géante, cahutes et cabanes, bornes interactives, animations mécaniques, etc… Un récit agrémente le parcours, en héroïsant le jeune visiteur et en le plongeant dans une mythologie sylvestre (lutins, farfadets, etc…). Sur les bornes, dans les contes, ainsi qu’à travers des panneaux explicatifs sur la faune et la flore de la forêt, les visiteurs sont amenés à s’interroger sur leur propre relation à la Nature et sur leur responsabilité environnementale (Figure 1).

Figure 1 : exemples de dispositifs étudiés

Figure 1 : exemples de dispositifs étudiés

Dans ce cadre, nous avons développé la problématique suivante : en quoi les dispositifs participent-ils à l’élaboration du sens que les visiteurs vont construire lors de leur parcours ? Par dispositif, nous entendons un assemblage de déclencheurs passifs (cellule photo-électrique) ou actifs (badge) permettant de lancer une séquence d’action programmée, d’interfaces numériques (borne, écran), de messages (écrits ou oraux), d’appareils électromécaniques (cheval à bascule) et d’accessoires pratiques ou décoratifs (bancs, fausses cabanes), le tout s’insérant dans les objectifs pédagogiques du parc. En résumé, nous nous intéressons moins aux attractions en elles-mêmes qu’aux dispositifs permettant une forme de contrôle sur les attractions du parc, et qui supportent ou orientent la « bonne » interprétation des actions à conduire.

Dans la perspective des nudges, nous avons dès lors émis l’hypothèse que si les clients choisissaient d’interagir ou non avec un dispositif, c’est que des éléments sémiotiques influaient sur leurs choix. Et que, in fine, l’expérience qui en découle devait fortement dépendre des émotions ressenties. En somme, qu’une tension pouvait naître entre la rationalité de certains choix liés à un fléchage explicite du parcours vers des questionnements environnementaux (par exemple un outil pour mesurer son « empreinte carbone »), et de l’autre des choix reposant sur des réactions intuitives ou affectives, à tout le moins étrangères aux incitations déployées tout au long du parcours. Une fois ces mécanismes mis au jour, il deviendrait plus « simple » pour le parc d’influer – via les bonnes architectures – sur les choix, parcours voire expériences des clients. Mais est-ce la question environnementale qui oriente l’action des visiteurs, ou bien ce qui se niche dans leur environnement ?

2.2. Dépasser les émotions

Note de bas de page 7 :

Allard, Alloing, Le Béchec et Pierre (2018) ; Alloing et Pierre (2020).

À partir de là, nous nous sommes retrouvés confrontés à une problématique conceptuelle et méthodologique. N’étant pas psychologues, nous ne sommes pas outillés pour évaluer des émotions, ni pour déceler finement ce qui influe sur un comportement. Étant chercheurs en sciences de l’information et de la communication, notre intérêt de recherche porte plutôt sur la relation qu’il va y avoir entre émotion et interprétation quand, à la vue d’un signe, l’action va se trouver (ré)orientée. Nos précédents travaux (Alloing et Pierre, 2017), et d’autres que nous avons fait émerger7 sur la question des émotions dans un contexte numérique nous l’ont démontré : dans les discours et les dispositifs qui en revendiquent une exploitation, l’émotion est souvent un raccourci de langage qui cache soit un empan plus large (les sentiment, les humeurs, etc…), soit une indifférence quant à l’émotion capturée (peu importe que l’usager éprouve de la joie ou de la tristesse, l’essentiel est que la stimulation ne le laisse pas indifférent). Pour autant, les émotions embarquent des caractéristiques qui peuvent nous permettre d’élaborer une réponse communicationnelle à la manière dont les signes interfèrent avec la conduite de l’action.

Note de bas de page 8 :

La question de la causalité est fondamentale, mais encore sujette à controverse dans le chainage qu’elle produit : pour le dire très rapidement, dans le modèle périphérique la stimulation produit des changements physiologiques (accélération du rythme sanguin pour supporter la course) qui entrainent un nouvel état psychologique (la peur). Dans le modèle de l’évaluation cognitive, la stimulation entraine un état psychologique qui déclenche des modifications physiologiques. Dans tous les cas, l’émotion est une réaction et une relation avec un phénomène perçu. Par contre, tous les états affectifs ne sont pas en relation avec des phénomènes perçus : par exemple la mauvaise humeur est sans objet causal clairement identifié, ou bien peut perdurer même quand le phénomène n’est plus perçu (ci cela dure, on parle alors de troubles de l’humeur). Cependant, l’humeur peut produire des réactions de joie ou de tristesse orientés vers des phénomènes perçus qui pourtant ne sont pas la cause de la mauvaise humeur, mais seulement les symptômes. Pour une synthèse des travaux en psychologie des émotions, lire par exemple B. Rimé (2016).

Note de bas de page 9 :

Par exemple, en condition de travail rémunéré, l’employé va gérer un travail émotionnel selon les attendus de son métier (soins à la personne, services, autorité, etc.). Ce travail de surface (sourire, exprimer du chagrin, faire preuve d’empathie) peut différer d’un travail émotionnel plus profond (gestion de la colère). Voir les travaux d’Arlie Hochschild à ce sujet.

Note de bas de page 10 :

Selon la théorie darwinienne, sur laquelle se base Paul Ekman, les réactions émotionnelles sont communes à l’ensemble des mammifères. Elles sont considérées comme un système d’allocation de ressources énergétiques entre les organes, dont le nombre très limité de recettes de gestion (l’évitement ou la confrontation) a été lentement encodé tout au long de l’évolution des espèces. Ainsi, il y aurait cinq émotions primaires et universelles : la joie, la tristesse, la peur, la colère, le dégoût. A l’inverse, la théorie constructionniste établit que chaque réaction émotionnelle est unique, d’une part puisque chaque stimulation est contextuellement unique, et d’autre part parce que chaque réaction est pondérée par l’ancrage synaptique d’expériences antérieures plus ou moins semblables. Voir Feldman Barrett (2017).

Les émotions sont statiques et furtives. Une émotion est un état psychologique, de durée très courte (inférieure à 1 seconde). Pour des raisons techniques et déontologiques, nous n’avons pas pu mesurer des phénomènes aussi courts, d’autant plus que nous sommes aussi en présence de temporalités plus longues (le temps du parcours, le temps de la famille) et d’un entrelacement d’états affectifs aux rythmes et fréquences variables (la bonne humeur de l’un, le style réservé de l’autre, l’alternance de joie et de frustration tout au long du parcours, l’explosion de joie ou de colère devant certains activités, etc.). Les émotions sont aussi internes et orientées. Toute stimulation perceptuelle (une sensation) ou conceptuelle (une idée) produit une réaction que les psychologues nomment émotion. Les émotions sont toujours orientées par un objet causal : depuis l’exemple de l’ours de William James, tout phénomène perçu est cause de réaction émotionnelle (ici la peur et la fuite)8. Par principe, les changements psychophysiologiques contenus dans cette réaction ne sont pas visibles, seules les modifications comportementales le sont, depuis les micro-expressions faciales jusqu’au schéma de réponse (combat/fuite). Si elles ont bien une dimension intérieure forte, les émotions ont aussi une vie extérieure, elles sont une mise en mouvement du corps, et une mise en motivation de l’esprit. Les sentiments correspondent alors à la conscientisation de ces mouvements et motivations : cela signifie que les émotions, la plupart du temps, se situent en-deçà du seuil de conscience, et qu’au-delà, l’individu peut commencer à orienter la séquence d’actions et de pensées selon l’évaluation cognitive qu’il en fera, et selon des dispositions socio-culturelles9. Dans ce processus, l’orientation est double. La stimulation oriente la réaction psychophysiologique selon des modèles plus ou moins établis (la reconnaissance de motifs dans les percepts, l’application de schèmes de réponse universels10), puis l’individu oriente la réaction comportementale et mentale en fonction de la situation vécue, et des expériences précédentes. Au final, même si les modèles d’explication diffèrent, entre un modèle universel centré sur des motifs récurrents (percepts/schèmes) et un modèle contingent centré sur l’unicité de la situation, cela souligne le caractère relationnel des émotions, comme un vecteur tendu entre deux boîtes noires : le cerveau et la situation. Nous considérons que l’étude exclusive du premier ne relève pas du territoire des sciences de la communication auxquelles nous nous rattachons, tandis que le second semble central, ainsi que la relation qui unit l’acteur à la situation. Notre objet se précise alors pour se concentrer sur la manière dont ce qui circule dans cette relation va faire varier les états affectifs, et en retour comment ces variations affectives vont redéfinir la situation.

Note de bas de page 11 :

Parmi ces signaux, ceux venant des organes de proprioception (conscience des membres du corps) ; d’exteroception (cinq sens extérieurs), d’interoception (sensation des organes internes), auxquels on peut rajouter la perception des ambiances – température, humidité, ou du rythme circadien.

Enfin, les émotions sont multifactorielles et situées. L’ancrage mémoriel d’un phénomène vécu tend à combiner des signaux émanant de l’ensemble des capteurs perceptuels – les afférences ou signaux entrants11. Ces combinaisons viennent s’agréger à des combinaisons précédentes encodées dans la mémoire à long terme. Les émotions relèvent donc d’une variété de signaux entrants et sortants avec des valences variables, et qui ne sont pas aujourd’hui modélisables par la science et les techniques d’imagerie. Ces émotions sont tributaires de la singularité multifactorielle de la situation, pour laquelle il faut tenir compte de l’agrégat des ancrages et activations émotionnelles précédents. À cette somme des connaissances issues des épreuves vécues par le sujet, il faut donc aussi ajouter l’histoire interactionnelle, dès lors que la situation contient ou convoque la présence d’un autre, et des dispositions socio-culturelles qui s’imposent aux participants. Il s’agit dès lors d’observer la circulation des émotions le long de ce maillage de situations et de souvenirs. A la suite de Tim Ingold, ce maillage est d’abord pensé comme un « entrelacement de lignes » (Ingold, 2011, p. 107). Si l’anthropologue fait référence au travail de l’artisan, nous nous approprions le terme pour désigner la toile d’émotions tissée par les participants, et aussi pour définir notre propre activité de recherche qui consiste en un dés-entrelacement de ces lignes affectives.

3. Affordances affectives

Par la figure du tisserand que Tim Ingold nous invite à incarner, nous assumons le « bricolage » (Lévi-Strauss, 1962) conceptuel et méthodologique qui va nous permettre de capturer ces tracés. Dès lors que nous parlons d’émotion dans l’action, et de ligne dans l’environnement, deux concepts s’imposent à nous, les affects et les affordances.

3.1. Les affects

Ce premier concept nous permet de distinguer, dans la lignée de Spinoza (1677/1965), ce qui augmente ou réduit notre puissance d’agir (une affection, ce que nous appelions précédemment variations affectives) :

En tant donc que nous percevons qu’une chose nous affecte de Joie ou de Tristesse, nous l’appelons bonne ou mauvaise ; et ainsi la connaissance du bon et du mauvais n’est rien d’autre que l’idée de la Joie ou de la Tristesse, qui suit nécessairement le cours de l’affection même de la Joie ou de la Tristesse.

Nous ne nous intéressons donc pas à la manière dont nous qualifions un état, ce que Spinoza exprime avec affectus, qu’il réduit à affect de joie et affect de tristesse. Nous questionnons la dynamique de ces modifications (ce que Spinoza exprime avec affectio). De plus, cette approche spinoziste, que nous pourrons coupler à des questionnements phénoménologiques, ne s’inscrit pas dans une vision non-conscientisée de notre agir : nous agissons car nous sommes – en partie – en capacité de ressentir ce qui nous affecte. Nous proposons dès le départ l’idée que se laisser affecter par son environnement, ou les éléments qui le composent, ne repose pas sur des biais mais bien sur une prédisposition affective (ce que Spinoza appelle ingenium), ou intention de se laisser affecter : on vient au parc pour s’amuser, s’informer, passer un moment en famille, une quelconque intention – pas toujours partagée – qui pousse les participants à se mettre dans une disposition, de corps et d’esprit.

Note de bas de page 12 :

À la suite de L’erreur de Descartes (1991), le neurologue Antonio Damasio publiera un ouvrage intitulé Spinoza avait raison. Joie et tristesse, le cerveau des émotions (2005).

Pour le philosophe, le Tout n’est composé que d’une seule Substance, ontologiquement constituée d’une infinité d’attributs, dont deux seulement sont accessibles à l’entendement de l’humain, et qui d’ailleurs le composent : le mode de la pensée, ou esprit chez l’humain, et le mode de l’étendue, ou corps chez l’humain. Le corps est la combinaison des états variant entre le repos et le mouvement de chacun de ses membres. Toute affection de l’un entraîne une affection de l’autre12. Ainsi chaque être est un mode de la substance, avec un rapport singulier entre le corps et l’esprit qui fera de chaque être un être unique. Celui-ci va alors chercher à persévérer dans son être, c’est-à-dire faire en sorte de maintenir le rapport qu’il estime le plus harmonieux entre son corps et son esprit, entre son mode – fini – et le mode infini de la Substance (Dieu, ou la Nature : Deus sive Natura). Cette persévérance s’instancie en une puissance d’agir : Spinoza emploie le terme de conatus, qui renverra plus tard au conatif de la communication commerciale. Le conatus exprime tout le potentiel d’actions dont dispose le sujet pour persévérer dans son être, et dont le moteur premier est le désir, soit la recherche d’affections qui vont produire de la Joie. Ainsi, l’advenue d’un phénomène adéquat va augmenter la puissance d’agir et produire de la Joie, quand celle d’un phénomène inadéquat va réduire la puissance d’agir, et produire de la Tristesse. L’intérêt pour nous est donc de situer sur le même plan ontologique l’action et l’être, ainsi que toutes leurs modalisations et toutes leurs potentialités et donc de penser tout phénomène comme une affection potentielle. Par voie de conséquence, cette vision d’une substance partagée en de multiples attributs invite à suspendre son propre jugement : pour Spinoza, il n’y a pas d’imperfection, mais peut-être une incapacité dans l’entendement à accepter et se satisfaire des attributs dont dispose chaque individu, et en premier lieu soi-même : son appel à « ne pas se moquer, ne pas se lamenter, ne pas détester, mais comprendre » résonnera plus tard avec les consignes de l’ethnométhodologie.

3.2. Les affordances

Ce second concept permet de distinguer, dans la lignée de Gibson (1986), ce qui oriente l’action au sein d’un environnement, c’est-à-dire ce qui est aux environs de celui qui perçoit. Pour le psychologue, il paraît nécessaire de se demander comment la valeur et la signification des « choses » dans un environnement peuvent être directement perçues, et comment cette perception peut être liée à une gamme d’actions possibles dans cet environnement. Pour Gibson, une « chose » (un organisme, un objet) et son environnement se complètent : il est donc impossible d’étudier cet organisme en dehors de son environnement. Dès lors, il convient de s’interroger sur ce que l’objet permet de comprendre de son environnement et inversement. Mais aussi ce en quoi cet objet permet d’agir ou non sur cet environnement. En somme, comment la perception d’une chose influe sur les relations que l’on aura avec elle.

Au fil du temps, et des écoles de pensées qui le manipulent, le concept d’affordance, aux frontières toujours floues, a évolué. Darras et Belkhamsa (2008) en proposent une définition courte : pour eux, une affordance équivaut à « une opportunité écologique d’action ». Si cette définition montre bien le potentiel d’action qu’on peut interpréter à partir de l’environnement (et les auteurs se référeront à Peirce en dernière instance), elle passe à côté de ce qui appartient en propre à l’objet. Paveau propose quant à elle une définition plus large : « une affordance (to afford : procurer) est une propriété d’un objet ou un trait de l’environnement immédiat qui indique quelle relation l’usager doit instaurer avec l’objet, comment il doit s’en servir, ce qu’il doit faire avec » (Paveau, 2012). Dans cette approche, l’objet semble avoir sa propre intentionnalité, un « déjà-là » dira Gibson. Cela nous permet de faire un premier pas de rapprochement avec les affects : pour Spinoza, comme pour Ingold d’ailleurs, la pierre, par son désir de persévérance, a cette capacité à affecter ce(lui) qui la touche. En prêtant attention à l’objet, il serait alors possible d’entendre de quelle affection il est la source et la destination. Si l’objet est ainsi doté de désir et d’intention, il n’est pas rare alors de voir le concept d’affordances, spécifiquement lorsqu’il est associé aux technologies numériques et à la communication, devenir un levier pour des approches déterministes de la technique (Nagy et Neff, 2015) ou de son emploi dans les organisations (Cabiddu, De Carlo et Piccoli, 2014) : notre réalité serait façonnée par des objets techniques dont l’usage est prédéterminé par leurs concepteurs et/ou d’autres facteurs (culturels, idéologiques, etc.). De même, avec une approche aussi peu circonscrite, toute interaction avec des choses ou avec les autres est potentiellement une affordance. Comme le soulignent ces auteurs, il convient de réussir à délimiter plus précisément cette notion en fonction des terrains sur lesquels on la déploie. Ainsi que l’énonce Louis Quéré, l’affordance dépend de la perception de la situation « sous un certain éclairage » (1977, p. 173), indiquant par-là que le potentiel d’action est tributaire de l’entendement, de celui qui agit mais aussi de celui qui observe. Cette précision nous permet de ne pas éluder les questions cognitives liées à la prise de décision tout en nous offrant la possibilité d’observations pragmatiques.

Norman (1993) souligne ainsi que ces affordances peuvent être perceptives (perceived affordances) : un même objet peut offrir différentes perceptions de son usage, différentes gammes d’actions, et dès lors sa relation avec un acteur ne sera pas figée, elle dépendra de la perception de son utilité, des différentes actions qu’il est possible d’opérer avec lui. Dans un premier temps, les affordances permettent ainsi, dans des observations de terrains, de mettre en exergue la matérialité d’une partie du « monde » avec lequel nous interagissons. Si la réalité apparaît dans une perspective phénoménologique comme « la somme totale des objets et occurrences au sein du monde social culturel tel que l’expérimente la pensée de sens commun d’hommes [...] » (Schütz, 1987), alors les affordances offrent de dépasser l’exercice de pensée, l’herméneutique de l’être ou de l’agir, pour réinvestir le mode de l’étendue des objets matériels influant sur notre réalité et nos actions. C’est là un second pas qui nous permet de saisir comment le mode de l’étendue pénètre celui de la pensée. Ce lien entre le monde et les objets matériels qui le composent fait apparaître les affordances comme des outils conceptuels nécessaires pour observer comment nos représentations et interactions guident nos actions.

3.3. La cognition distribuée

Cet entrelacement entre l’individu, son environnement et les autres entités qui le composent, a été conceptualisé dans l’hypothèse de la « cognition distribuée » (Hutchins, 1995). Pour Hutchins (2000) la cognition humaine, qui est donc au centre des nudges, suppose deux versants. Dans le premier, la cognition est distribuée entre des humains et des artefacts. Les artefacts sont alors un moyen de réduire le coût cognitif d’une tâche autant que de faciliter l’exécution collective de ces tâches. Dans le second, les processus cognitifs sont distribués entre plusieurs sujets (ou agents) afin qu’ils se coordonnent dans le même environnement. Dès lors, les processus cognitifs ne doivent plus être perçus comme seulement internes à un sujet, mais bien liés à leur environnement et augmentés par certains artefacts, via des jeux de délégation et coordination. Cette distribution nécessite pour l’individu d’identifier dans son environnement des indices lui permettant de résoudre des tâches cognitives : des « aides cognitives externes » (Conein, 2004). Des indices pouvant donc être distribués par d’autres entités, humaines ou non, artificielles ou non.

En effet, une approche écologique, celle de Gibson ou d’Ingold, invite à dépasser le primat de la Culture pour réinvestir l’agentivité du corps et de la Nature. Ce n'est pas parce que notre terrain se situe dans la forêt que nous revendiquons une approche naturaliste, c’est parce que dans une ontologie affective, ni l’artificialité, ni l’effet de réel ne sont des critères distinctifs : les objets existent à partir du moment où ils affectent / sont affectés de joie ou de tristesse, selon des intensités variables. Peu importe de savoir quelle attraction fait par exemple le plus peur : elle fait quelque chose, elle « anime » (Cooren, 2010) au-delà même de la parole, elle fait faire quelque chose, elle produit une affection, du corps comme de l’esprit.

Notre proposition vise donc à entrelacer affects et affordances comme contre-points au nudge : il s’agit ici de discuter et d'opérationnaliser les possibles conceptualisations et observations « d’affordances affectives » qui permettraient d’analyser ce qui met en mouvement, ce qui fait agir, tout en intégrant les aspects contextuels et cognitifs des individus. Ainsi, la capacité à agir dans un environnement reposerait moins dans les biais cognitifs que dans un aller-retour constant entre ce qui affecte et la manière dont nous affectons les autres. Pour le dire à la manière de Spinoza, les affordances affectives seraient alors le potentiel affectif que nous percevons des objets qui nous entourent, et la gamme d’affections qu’ils nous permettent de déployer dans notre environnement, et au-delà.

Par le potentiel d’action qu’elles contiennent, les affordances affectives peuvent devenir adéquates ou non, et donc se retrouver à affecter de joie ou de tristesse dans la mesure où elles augmentent ou réduisent la puissance d’agir de ceux qui croisent leur chemin. Les affordances affectives apportent aussi la possibilité de penser une continuité entre l’environnement et l’action, entre la Nature (au-delà de la Culture) et l’acteur (qui est corps-esprit), entre des modalisations structurelles (le parc, le design) et interactionnelles (déclencher des séquences programmées, en parler, entrainer les autres).

Note de bas de page 13 :

Pour l’opposition entre les deux termes (forgé par le linguiste K. Pike en 1954), lire De Sardan (1998).

Le corolaire est alors de penser un protocole de recherche qui permette, pour répondre à l’invite lancée par Tim Ingold (2012), d’observer aussi bien comment ces structures donnent à voir, ce que l’on peut qualifier de posture étique, ou vue de l’extérieur. Et comment elles sont actionnées depuis la perception jusqu’à l’enclenchement de séquences d’actions, à savoir une posture émique, ou vue de l’intérieur13. Il y a lieu alors de s’intéresser à ce qui est à notre disposition.

4. Coordonner les affections

Sur le terrain, les différents dispositifs du parc de loisir sont là pour coordonner les actions, ou affections, des clients lors de leur parcours, mais aussi au sein de leur propre groupe. Si nous prenons un groupe de visiteurs du parc, lorsqu’il se retrouve face à une situation supposant d’interagir avec un dispositif technique pour lancer une attraction, nous sommes donc face à la situation schématique suivante :

  • Il faut que les visiteurs identifient dans l’environnement l’objet ou le dispositif pour se diriger vers lui ;

  • Il faut que l’objet puisse de lui-même évoquer sa propre utilité (affordance) via des indices spécifiques ;

  • Il faut ensuite que le sujet détermine en quoi l’activation du dispositif, et l’enchaînement de ses propres actions pourrait correspondre à ses dispositions affectives et à celles de son groupe ;

  • Il faut par ailleurs que les visiteurs aient un certain savoir-faire pour identifier les indices et interagir avec le dispositif ;

  • Interagir avec l’objet et les autres membres du groupe ou visiteur génère dès lors une situation dans laquelle chacun (objet et humain) va participer à l’action ;

La Figure 2 illustre ces étapes en présentant les réactions d’un sujet observé sur notre terrain face au premier dispositif de contrôle d’une attraction du parc.

Figure 2 : exemple d’un cas de perception d’un dispositif par un visiteur du parc

Figure 2 : exemple d’un cas de perception d’un dispositif par un visiteur du parc

4.1. Les artefacts cognitifs

En première instance, ces dispositifs peuvent se décrire comme des artefacts cognitifs c’est-à-dire « un outil artificiel conçu pour conserver, exposer et traiter l’information dans le but de satisfaire une fonction représentationnelle » (Norman, 1993, p. 18). Comme le souligne Millerand (2004) en s’appuyant sur Hutchins : « l’étude des rapports d’usage entre un usager et un artefact technique ne peut être comprise sans la prise en compte de l’ensemble des interactions avec les autres usagers et les autres artefacts qui prennent place dans le cadre d’un environnement par ailleurs organisé socialement et construit culturellement ». Il s’agit ici d’un « système fonctionnel » dont Hutchins met en exergue le fait qu’il incorpore à la fois des « médias représentationnels » (les artefacts cognitifs visibles en Figure 2) et des processus cognitifs internes et externes.

Notons ici que l’artefact cognitif fournit un indice comportemental sur la manière d’agir avec le reste du dispositif : ainsi dès le déclencheur (le badge dans cette situation), le dispositif tend à mettre les individus dans une certaine disposition, et nous les verrons occuper l’espace du parc de cette manière. En cela, et de manière très foucaldienne, ces dispositifs produisent véritablement un contrôle des corps et des esprits.

Un objet embarque donc un ensemble d’indices permettant de percevoir quel sera son utilité dans un environnement donné en regard de prédispositions affectives. Ces affordances, lorsqu’elles sont identifiées par un groupe d’individus, permettent à ceux-ci de coordonner leurs tâches cognitives ou de les alléger / augmenter individuellement. Dans notre cas, un client du parc pourra plus facilement choisir le moment de lancer une attraction, ou sa durée, via le dispositif de contrôle adéquat (artefact cognitif), dont les potentiels usages sont perceptibles (affordances), et le groupe avec lequel il visite le parc pourra ainsi se coordonner en se répartissant certaines tâches cognitives (cognition distribuée). Dans cette approche, il s’agit dès lors moins de questionner la manière dont est construit le dispositif d’orientation que ce qu’il apporte au groupe en termes de coordination et d’action. Mais dans cette approche dite de la cognition distribuée, et comme le souligne Nardi (1996), le sujet et l’objet sont parfois traités de manière équivalente. Un positionnement très cognitiviste qui peut être critiqué par une approche plus « culturelle » de la cognition distribuée.

Note de bas de page 14 :

Cette insistance sur le traitement informationnel fait dire à Quéré (op. cit.) que la proposition d’Hutchins reste computationnelle, passant à côté d’autres variables composant in fine la situation.

Car dans les travaux des tenants de la cognition distribuée, Hutchins en tête, l’action effectuée est « doublement située », et c’est en situant cette action qu’il devient possible de traiter de manière différenciée l’objet et le sujet. Ainsi, l’action est située « au plan de l’exécution de l’action (et en particulier au plan du traitement de l'information14), du fait de la distribution avec les médias informationnels que sont les artefacts cognitifs » ; et elle est située « au plan du contrôle de l’action (c’est-à-dire de la définition du but), dans le sens où la définition des buts individuels est sous la dépendance de l’architecture du groupe » (Béguin et Clot, 2004, p. 42). Ne pouvons-nous pas nous demander si les affects feraient le lien, ou plutôt circuleraient, entre les artefacts, l’individu et le groupe ? Que la relation entre ces deux plans de l’action pourrait-être (en partie) une relation affective ?

L’association des affordances et de la cognition distribuée est donc centrale pour comprendre comment s’exécute une action dans un groupe, en fonction de son environnement et des indices qui y sont identifiables et interprétables. Ainsi, chaque situation engendrera des actions différentes en fonction des indices présents, des artefacts disponibles et bien entendu du groupe social avec lequel évolue l’individu le cas échéant. Une partie de ces actions pourra alors être contrôlée par des instances extérieures qui sont généralement (chez Hutchins) des systèmes culturels ou des artefacts cognitifs. Et dans le cas où la situation est déjà connue, l’individu pourra piocher dans son stock de connaissances (Schütz) afin de s’appuyer sur des routines, qui n’impliquent pas de se représenter l’action à exécuter.

L’action à analyser est donc située, et c’est à partir de ce paradigme que nous construisons l’idée d’affordances affectives. Bien entendu, cette approche de l’action située n’est pas sans critiques, auxquelles nous souscrivons puisqu’elles concernent particulièrement les aspects cognitifs des différentes théories évoquées. D’une part, les notions de situation, contexte et environnement sont parfois confondues. Pour Quéré (op. cit., pp. 183-184), la situation est une orientation / organisation de l’expérience au sein de l’environnement, tandis que le contexte fournit une intelligibilité à la situation et à l’environnement (par des opérations de sélection, totalisation, insertion). Donner la primeur à l’environnement au détriment de la situation risque de minimiser le point de vue des sujets sur le contrôle de leurs actions de par leur expérience (approche phénoménologique). D’autre part, l’abandon des aspects temporels de l’action pour une approche essentiellement spatiale permet au mieux de saisir des contextes ou d’appréhender des environnements mais ne met pas en relief les dynamiques qui génèrent des situations qui sont temporellement délimitées (Garfinkel, 1986-2017).

Si de nombreux autres aspects mériteraient d’être discutés en profondeur concernant les affordances, l’action située ou encore la cognition distribuée, il convient de revenir à la question des nudges, entendus ici comme un ensemble d’indices qui, dans un environnement et un contexte particuliers se proposent d’agir sur une situation en apportant l’intelligibilité nécessaire afin d’orienter l’action. En somme, ce qui amènerait l’individu à sélectionner les éléments pertinents dans son environnement pour agir serait en partie des « biais cognitifs » destinés à remodeler une situation où les actions seraient routinières ou à l’inverse demanderaient de développer un état représentationnel complexe, dans la mesure où il y aurait tromperie sur le contexte (l’illusion 3D par exemple). Comme évoqué, ces nudges peuvent être générés en s’appuyant sur des leviers émotionnels. Et il en va de même pour les affordances.

Ainsi que le soulignent Nagy et Neff (op. cit.), les études sur la relation aux technologies négligent souvent l’aspect émotionnel qui peut diriger leurs usages. Mais ici la remarque des auteurs est centrée sur le fait que les affordances avec les technologies peuvent générer ou être dirigées par des aspects émotionnels. D’autres auteurs comme Jensen et Bro Pedersen (2016) notent que les observations d’affordances et d’actions situées mettent en évidence que les processus cognitifs à l’œuvre sont entremêlés d’aspect émotionnels et que les deux sont difficilement distinguables. Pour notre part, nous souhaitons questionner cela sous un autre spectre : en quoi certaines technologies permettent de produire, évaluer voire « distribuer » (pour garder un langage hutchinsonien) ce qui affecte ? Si nous considérons les affects comme ce qui nous donne de la puissance, alors ne pouvons-nous pas considérer que cette « puissance d’agir » participe à construire une situation ? Pouvons-nous intentionnellement nous laisser affecter, afin de mieux exécuter et contrôler une action, et donc agir sur une situation ? Est-ce que nos relations aux autres, aux choses et à l’environnement ne seraient pas seulement des interactions mais aussi des affections ?

La question des affordances s’insère dans l’analyse d’une « écologie cognitive » (Gibson, 1977) permettant de percevoir la cognition comme un phénomène social, et non uniquement centré sur l’individu. Il en va de même pour les affections qui, contrairement aux émotions, permettent à la fois de s’intéresser aux structures (sociales, représentationnelles mais aussi techniques ou naturelles) dans lesquelles s’insère un sujet autant que les relations que l’individu noue avec ce qui l’entoure et qui, donc, l’affecte à différents niveaux. Les affections dès lors naissent, rebondissent et circulent entre les éléments de ces différentes structures, entre les corps, entre les corps et les objets, les objets et les signes. Ce sont autant d’affordances affectives que nous pouvons synthétiser à travers trois emplois distinctifs :

  • Pour le sujet, c’est l’indice qu’un objet ou une situation va potentiellement permettre une affection de soi ou des autres. Au sein de ces affections, est-il possible de distinguer des modalisations, ou gammes d’actions affectives ? Le sujet va-t-il pouvoir mettre en circulation ce qui l’affecte afin de se coordonner avec les dispositions affectives des autres membres du groupe ? Si les dispositifs affectent le sujet, procurent-ils des fonctionnalités – circulatoires – qui lui permettent d’affecter les autres ?

  • La démonstration d’un savoir-faire affectif adéquat ou non de la part des sujets : quelle capacité à affecter, et être affecté, est requise dans la situation ? Ai-je été formé à ces capacités ? Ces capacités sont-elles supportées par les dispositifs ?

  • Pour le chercheur, c’est l’heuristique de la situation, celle qui a permis l’affection entre le sujet, le dispositif et le groupe : quelle distribution de l’affection dans un environnement (spatial temporel et social) ? Quel agencement affectif des situations ? Quelle manière de capturer l’environnement, de saisir la situation, de retracer les affections circulantes entre les participants et les éléments ?

  • Pour tous, c’est un levier de compréhension globale de ce qui, dans une situation, structure la circulation des affects, et permet l’intelligibilité du contexte.

Cette approche affective, dès lors qu’elle devient instrumentale, permettrait, contrairement aux nudges, de ne pas considérer une situation comme la somme d’actions individuelles qu’il faudrait orienter, mais comme la possibilité de distribuer intentionnellement les tâches cognitives visant à « gérer » ce qui nous affecte. L’affection ne serait dès lors plus un moyen de court-circuiter l’action rationnelle, mais au contraire de générer un équilibre entre ce que nous devons ressentir (pour le concepteur du dispositif), ce que nous pouvons ressentir (pour le sujet) et ce que nous voulons qui nous affecte (pour le groupe).

En termes d’analyse, les affordances affectives permettent de mettre au jour les situations qui peuvent nous affecter et où les affects peuvent circuler. Ce qui, pour un parc de loisirs souhaitant étudier et développer « l’expérience client » peut s’avérer stratégique. La question maintenant est de savoir « comment » observer et analyser cela ?

4.2. Proposition de méthode et premiers résultats : vers une ethnographie immersive ?

Nous avons choisi une approche ethnométhodologique afin, comme le note Garfinkel (2001) de saisir « progressivement le phénomène en situation à travers le travail qui consiste à le produire dans ses moindres détails immédiats », et de se focaliser sur « la production, locale et endogène, des choses les plus ordinaires de la vie sociale ». L’ethnométhodologie se veut procédurale au sens où elle cherche à identifier au sein de structures sociales établies ce qui va ordonnancer (par exemple) l’action, et ce dans les détails les plus ordinaires. D’un point de vue analytique, cette notion de « procédure » est présentée comme suit par Garfinkel (cité par Heritage, 1991) : « les activités par lesquelles les membres produisent et gèrent les cadres de l'organisation de leurs affaires quotidiennes sont identiques aux procédures qu'ils utilisent pour rendre ces cadres observables et descriptibles ». Observer les mécanismes qui mettent au jour certaines activités ordinaires (le langage, les productions écrites, etc.) permet de révéler les mécanismes qui structurent ces mêmes activités. Dans notre cas, observer comment autour d’un dispositif du parc les sujets formalisent entre eux l’action que ce dispositif induit permet d’analyser la manière dont ils organisent cette action. De plus, observer comment ils sont affectés permet d’analyser comment ils affectent, et inversement.

L’ethnométhodologie, comme approche située et descriptive d’une théorie de l’action où les compétences et savoirs des acteurs sont centraux, s’avère en concordance avec la volonté de décrire des affordances (qui orientent l’action mais supposent des savoir-faire, un stock de savoirs et une intention) affectives (qui s’insèrent dans notre quotidien et supposent l’observation de nombreux détails – réactions, discours, gestes, mouvements, etc.). En effet, Garfinkel (cité par Heritage, op. cit.) s’appuyant sur Schütz, met l’accent sur les compétences et les savoirs des acteurs sociaux pour diriger leurs actions. Il propose de ne pas comparer les raisonnements ordinaires à ceux scientifiques pour analyser ce qui guide les actions au quotidien, mais au contraire de décrire les caractéristiques de l’action de sens commun. En somme, ne pas produire de jugements sur les actions ordinaires, mettre « entre parenthèses » tout présupposé théorique, afin de rendre compte de l’habileté des sujets à renégocier constamment les structures de significations qu’ils produisent ou dans lesquels ils déploient leurs actions. Dès lors il devient aussi possible d’identifier ce qui fait sens ou non pour les acteurs observés, les différentes formes de négociation des signes, affectifs ou non, qui orientent leurs actions et donnent du sens à celles-ci au vu de leurs propres intentions et du parcours imaginé par le parc de loisir.

Ce premier constat nous permet sur notre terrain de ne pas verser dans une approche déterministe des relations aux dispositifs du parc : il n’y pas de « normes » (morales, éthiques, d’usages) incorporées et qui guideraient les actions des sujets que nous observons, chacun peut s’appuyer sur ses propres ressources interprétatives en fonction des situations. Et c’est par la description, dans des situations précises, de la mobilisation de ces ressources cognitives et affectives qu’émergent les structures qui organisent l’action. De plus, dans notre cas, cette « indifférence ethnométhodologique » (Garfinkel et Sacks, 1970) amène à nous questionner sur la manière de qualifier ou non d’affection ce que nous pouvons observer sur le terrain. Pour reprendre les termes garfinkeliens, il faut se demander si les affordances affectives telles que nous les avons esquissées sont des phénomènes rapportables, descriptibles, observables, résumables à toute fin pratique, et en quoi ces phénomènes produisent autant qu’ils dépendent de significations particulières. Et en termes spinozistes, s’il est possible de les affecter à des catégories adéquates.

Suivant les grandes lignes de ces principes afin de saisir l’action dans son contexte et non pas contextualiser l’action à partir de cadres préétablis, nous avons choisi d’avoir recours à deux caméras portatives :

  • L’une pour être « à l’intérieur » des groupes que nous observons et saisir les différentes négociations ou répartition des tâches cognitives ;

  • L’autre placée sur des dispositifs spécifiques afin d’observer depuis le dispositif le comportement des sujets.

De plus, nous nous sommes nous-même (2 à 3 chercheurs) placés en tant qu’observateurs à quelques mètres derrière. Nous avons ainsi observé 5 groupes de 4 personnes (familles) choisis en fonction des profils typiques de clients du parc (Figure ).

Figure 3 : dispositif de captation et de suivi des sujets

Figure 3 : dispositif de captation et de suivi des sujets

À la fin de chaque parcours, nous avons fait un entretien afin de confirmer ou compléter certaines de nos observations. Ce faisant, nous sommes en capacité de collecter ce que les individus, et les dispositifs, indexent ou non comme potentiel affectif.

5. Premiers résultats : une affection distribuée ?

Nous sommes à l’heure actuelle en pleine expérimentation sur le codage de près de 12h de vidéos. Comme nous l’avons souligné, si les affordances supposent une certaine matérialité, une relation situationnelle et qui participe à des actions observables, il n’en va pas de même avec les affects dont les principales recherches sur le sujet se veulent souvent interprétatives voire normatives. Dès lors, et toujours dans cette approche ethnométhodologique, nous cherchons actuellement à développer une « méthode documentaire » afin de définir les « expressions indexicales » affectives dans les échanges voire les gestes des sujets observés par exemple. Là encore ces expressions sont dépendantes du contexte, le langage étant pour Garfinkel « une ressource à travers laquelle les acteurs sociaux interviennent dans des situations d'action, mais le “cadre” et les “mécanismes” à travers lesquels les mots sont assemblés [...] restent ouverts à la recherche empirique » (Heritage, 1991). Cette approche favorise aussi la documentation des divers signes et éléments sémiotiques participant à rendre signifiante l’action.

Néanmoins, nos premières observations amènent des pistes de réflexion et des premiers résultats. Nous présentons ici les grandes lignes, sans entrer dans les détails méthodologiques.

Tout d’abord, du fait d’avoir choisi de suivre des groupes, il est intéressant d’observer l’organisation spatiale et temporelle de chaque sujet au sein de chaque groupe. Étant donné que nous nous sommes intéressés à des familles de 3 ou 4 personnes, et sans pour autant chercher dès maintenant à produire une quelconque montée en généralité, nous pouvons observer que les affordances avec les dispositifs de contrôle des attractions régulent l’organisation des groupes. L’usage de ce dispositif est au centre de la répartition spatiale des membres d’un groupe : certains restent à son niveau (le ou les adultes) et d’autres vont vers l’attraction (les enfants). C’est aussi lui qui régule les temporalités de la situation : soit automatiquement (temps d’attente avant la fin du précédent cycle de l’attraction, temps de lancement), soit car il permet à un sujet d’attendre que les enfants soient bien installés (sur un cheval à bascule par exemple). Lorsque l’usage du dispositif s’avère impossible ou trop compliqué (badge qui ne fonctionne pas immédiatement, attraction qui ne se déclenche pas assez vite, instructions pas assez claires), ou inadéquat avec les dispositions affectives de certains membres du groupe (trop pédagogique ou trop enfantin par exemple) alors l’attraction est contournée. D’autres dispositifs ont des capacités affectives fortes : ils génèrent des situations qui font famille (conversations sur le foyer, ronde autour de l’arbre, etc.). Ainsi, le dispositif de contrôle des attractions devient un outil de régulation des affections : il provoque des réactions affectives (si l’attraction marche ou ne marche pas), ou il permet de réguler les affections au sein des groupes (en servant de promesse ou de menace aux parents par exemple « si tu es gentil on le fera 2 fois »).

Ensuite, nous sommes face à des situations « de cognition distribuée ». Les tâches cognitives visant à « profiter » d’une attraction sont distribuées entre les membres du groupe et donc reposent en partie sur l’usage d’un artefact cognitif. Artefacts dont l’usage (notamment celui qui consiste à « badger ») devient de plus en plus fluide au fil de la visite. De manière schématique, les enfants identifient le dispositif de contrôle de l’attraction, l’un des adultes s’en approche pour comprendre en quoi consiste cette attraction, l’autre va avec les enfants les positionner pour qu’ils profitent de l’attraction, chacun vérifie ensuite à son niveau si tout semble fonctionner. Mais au-delà des tâches cognitives, nous avons aussi observé que dans ces groupes, et en fonction de chaque attraction ou segment du parc, il y avait une distribution des tâches affectives. La mère (souvent) est là pour motiver les enfants, les enfants sont là pour exprimer l’intérêt ou non d’une attraction. Se combinent ainsi des logiques d’affection (à destination de celui qui s’ennuie, ou qui n’a pas saisi le potentiel d’action) et des logiques de désaffection (de l’enfant frustré, ou dont l’affection ne semble pas adéquate avec celle du groupe).

Nous pouvons dès lors apporter un premier correctif au terme d’artefact cognitif : en l’espèce, il s’agit d’artefact affectif, conçu dans le but de satisfaire une fonction affective. Ensuite il ne s’agit pas exclusivement d’artefacts, ni d’objets inanimés : bien entendu les autres membres de la famille peuvent être considérés, par leurs gestes et leurs paroles, comme autant de source / relais / destinataire d’affections. Mais les éléments de l’environnement, comme le feuillage et les bruits de la forêt ont également une puissance d’agir sur les visiteurs. Et ils se retrouvent eux-mêmes affectés par leur passage. Il y a ainsi une somme d’entités, artefactuelles ou non, vivantes ou non, qui toutes ont cette double capacité à affecter / être affecté, par laquelle elles vont mettre en circulation autant d’affects entre elles, ce qui nous amène alors à parler en dernière instance d’affection distribuée.

Conclusion

Le parc contribue aux problématiques environnementales en embarquant ses visiteurs dans une architecture de choix adossée à un dispositif sémio-technique : le parcours est tracé. Mais nos observations nous amènent à penser que l’environnemental oriente moins les visiteurs que l’environnement entendu comme ce qu’il y a aux environs de celui qui agit. Dans cet environnement apparaissent des modalisateurs de l’action – les affordances – qui permettent de tracer une ligne d’action, toujours singulière dans la mesure où celui qui agit est singulier, c’est-à-dire que ce qu’il perçoit – son environnement – est singulier. De même qu’est singulière son interprétation des affordances, et donc de ce qu’il va effectuer à partir de là, autant que sa disposition affective : se laisser affecter ou non, et chercher à affecter ses proches ou non. Comme cet agir est collectif, les environnements se croisent, ainsi que les lignes d’action. La forêt où nous étions est devenue une « ruche d’actions », pour reprendre l’image de Tim Ingold.

Pour revenir à la question des nudges, nos premières observations nous confortent dans l’idée qu’il est plus pertinent d’analyser ce qui engendre l’action humaine par le prisme des situations particulières plutôt que vouloir aborder cette action comme une architecture de choix reproductible. Le choix n’est prédéterminé ni par les objets / dispositifs, ni par les interactions avec le groupe, ni par des aspects cognitifs, ni par des systèmes culturels. Il l’est par la manière dont les acteurs vont identifier et agencer des logiques affectives entre chacun de ces composants. Et c’est par la capacité du chercheur à agencer ce qui configure chaque situation que se dévoile les procédures qui encadrent l’action. Ainsi, une action ne semble pas guidée par un ensemble de motivations qu’il faudrait orienter ou influencer, mais par des affections qui circulent entre les différents éléments d’un environnement. De nos premières observations affleure le rôle central des membres du groupe pour réguler leur propre puissance d’agir.

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