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Mots-clés : artification, écologie, Levissima, nudge, sémiotique
Auteurs cités : Roland BARTHES, Paolo FABBRI, Jacques FONTANILLE, Algirdas J. GREIMAS, Wladimir PROPP, Cass SUNSTEIN, Richard THALER
1. La méthode « douce » du nudge
Ce n’est pas un hasard si des gouvernants, publics ou privés, encouragent aujourd’hui des sémioticiens à étudier ou élaborer des stratégies qui orientent les choix des personnes, selon la méthode du nudge, ou « coup de pouce » en français. Et, inversement, ce n’est pas un hasard si les sémioticiens s’intéressent à cette méthode douce, philosophique et psychologique, qui surgit de l’économie comportementale (Thaler et Sunstein, 2008) et trouve un champ d’application fécond dans les décisions relatives surtout à la santé publique (avec la lutte contre l’alcoolisme et le tabagisme, les habitudes alimentaires et le manque d’exercice physique), à l’épargne, aux investissements, aux engagements de crédits et de dettes, aux systèmes de retraite et d’assurance-maladie, aux dons d’organes et aux réglementations et comportements écologiques.
1.1. Scénariser l’option vertueuse
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Sur l’opposition entre convenance et nécessité cf. Marianelli (2008).
Le nudge pousse les gens à faire / ne pas faire des choses non en les imposant, mais en les proposant d’une manière différente, à travers des « choix ». En fait le « paternalisme libertarien » qui promeut le recours à ces dispositifs « n’a aucun caractère contraignant » (ibid., trad. fr., p. 25). Le nudge modifie de façon prévisible le comportement des gens parce qu’au lieu d’insister sur des coercitions et des interdictions, il laisse voir la convenance de Y versus Z, Y qui a rapport au bien et qui assure la conformité avec celui-ci1. Le pour et/ou le contre par rapport à la chose obligatoire ou interdite est rendu visible. Un jugement de valeur sur la décision à prendre est ici en jeu, qui porte à scénariser la forme du contenu de l’action requise, à lui donner une saillance, en figurant la bonne voie à prendre.
Cela explique l’intercession des sémioticiens : pour qu’une forme du contenu passe, et aboutisse aux destinataires, le nudge la remotive en la transformant en une nouvelle forme d’expression, discursive et énonciative. On constate une métamorphose entre les deux faces du sens, telle que la fonction qui à un moment donné occupait, en profondeur, le niveau de la sémantique fondamentale, déjà en rapport avec une expression donnée, soudain fait surface en elle-même. Elle se déploie en tant qu’articulation perceptive, affective, sensible, propre à manifester d’autres valeurs. Le nudge ne se limite pas à distinguer la bonne décision de la mauvaise, mais il la simule et l’interprète, dans le double sens du terme : de « traduire » et de « jouer ». La démarche est analogue à celle de la connotation selon Roland Barthes (Schéma 1) : l’action est un signe dont la forme du contenu est traitée de façon à devenir le signifiant d’un nouveau signe. D’ailleurs, il n’y a du sens qu’en devenir : expression et contenu ne sont pas des entités, des plans statiques, mais des strates en relation de présupposition réciproque, changeantes et susceptibles de se renverser (Fabbri, 1998).
Schéma 1. Roland Barthes, Dénotation et Connotation. Barthes, 1964.
Par exemple, dans la sécurité routière, le nudge consiste à réduire progressivement la distance entre les lignes blanches de la route avant un virage dangereux. Le conducteur verra les lignes défiler de plus en plus vite, ce qui lui donnera l’impression que sa vitesse augmente. Il aura alors tendance à freiner plus tôt. En matière de santé publique, sur des problématiques comme la lutte contre le surpoids des enfants, des actions simples ont être menées dans les cantines, comme de réorganiser l’étalage des aliments en plaçant les plus sains à portée de vue des enfants, et les moins diététiques au second plan. Ainsi, un effort supplémentaire devra être effectué par l’enfant qui souhaite manger un gâteau plutôt qu’un fruit. Dans le cadre de l’affichage environnemental des produits, pour terminer avec cette série d’exemples, la marque de lessive Ariel (Procter & Gamble) a ajouté sur les packagings de lessive la mention « turn to 30° », accompagnée d’un message simple permettant de rassurer le client sur l’efficacité du produit même à cette température, et mettant en valeur l’impact positif que cette action du client peut avoir sur l’environnement.
1.2. Nudge / sludge
Cependant, si l’action qu’on doit accomplir est déjà connotée, polarisée positivement ou négativement par les Destinateurs, jusqu’à quel point ne s’agit-il pas d’une manipulation et la liberté de choisir est-elle respectée ? Le « paternalisme » se justifie par le fait que, « dans de nombreux cas, les individus prennent d’assez mauvaises décisions, qu’ils n’auraient pas prises s’ils y avaient consacré toute leur attention, s’ils avaient possédé une information complète, des aptitudes cognitives illimitées et une totale maîtrise de soi » (Thaler et Sunstein, op. cit., p. 24). Dans cette perspective il résulte qu’il est « légitime d’influencer, comme tentent de le faire les architectes du choix, le comportement des gens afin de les aider à vivre plus longtemps, mieux et en meilleure santé » (ibid.).
- Note de bas de page 2 :
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Cf. le site Internet du Ministère de la Transition écologique et solidaire à la page https://www.ecologique-solidaire.gouv.fr/nudges-verts.
Cela peut valoir, au niveau des politiques publiques, pour la transition écologique. Et à ce propos la commission générale de terminologie et de néologie invite à remplacer l’expression vague « nudge vert » avec celle plus explicite d'« émulation écologique », afin de décrire une « incitation, par effet d’entraînement au sein d’un groupe, à adopter un comportement plus respectueux de l’environnement »2. Mais à l’égard de la majorité des cas, notamment commerciaux – pensons aux sites d’achat ou de réservation par Internet, à la souscription d’une assurance-maladie ou d’un fonds de pension – la sémiotique dispose des instruments d’analyse visant à soulever, en dernière instance, des questions critiques, concernant la valence, l’efficacité, la légitimité et la portée du nudge. Car il faudrait s’interroger : 1. sur la validité des modèles du nudge – universelle ? culturelle ? ; 2. sur sa légitimité : qu’est-ce que la « bonne décision » qui doit être prônée ? Comment déterminer son caractère d’intérêt public ? 3. sur sa réussite.
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Le sous-titre du livre de Thaler et Sunstein fait référence explicite à une stratégie pour améliorer les décisions des personnes même « about happiness », leur bonheur. Cf. Thaler et Sunstein, op. cit.
Le caractère éphémère de certains nudges, comme celui consistant à diffuser dans les bars et les restaurants des messages subliminaux susurrant « Boire ou conduire, il faut choisir », ne pénètre pas le champ de conscience des individus et ne permet pas des changements radicaux d’habitude. Et on doit considérer la présence d’effets pervers, le rebond : un comportement plus vertueux adopté grâce à un nudge peut entraîner une moindre vigilance par ailleurs. Il faut aussi s’interroger : 4. sur sa portée, si les valeurs promues sont des valeurs d’usage, créées pour résoudre des incertitudes locales et circonstancielles mais en poursuivant un but économique contingent, ou plutôt des valeurs de base, pédagogiques, qui même quand elles fonctionnent à l’intérieur des logiques économiques, peuvent réellement infléchir les comportements. Alors on ne parle plus de nudge, mais de sludge (Thaler, 2018), « boue » en français, terme qui évoque l’action de traîner dans la boue ceux qui font les mauvais choix. Le sludge est « maléfique » (ibid.) ; il est adopté dans l’intérêt du sludger et non des personnes nudgées ou du public3.
Revenons à la question de la légitimité, qui est liée à un problème de légalité, puisqu’un nudge pourrait aussi inciter à un comportement contraire à la loi. C’est le cas des nombreux faux « centres d’écoute » incitant les femmes enceintes à ne pas avorter, entravant ainsi le droit à l’interruption volontaire de grossesse. Or, ces nudges, et notamment ceux qui sont diffusés par des personnes privées, ne font pas nécessairement l’objet d’un contrôle juridique. Étant donné que les nudges constituent un instrument mis en œuvre dans la plupart des démocraties occidentales, il faut comprendre quel type et quel degré de norme se dessine avec eux. Bien sûr le nudge fixe une « norme de comportement », par exemple : trier ses déchets, qui parfois reprend une règle juridique ou un règlement local, par exemple : jeter ses déchets à la poubelle. Cette norme n’est pas contraignante, elle s’apparente à du droit « souple », concurrente au droit administratif « dur » (See, 2018), et elle est dépourvue d’effets juridiques. Elle se caractérise par un nouveau mode d’élaboration, de la conception à la fabrication, qui fait preuve d’une créativité nécessaire pour enjoliver chaque décision.
1.3. La forme de vie du paresseux
En tout cas, une nouvelle façon de penser les politiques publiques, qui consiste à associer la psychologie sociale au système de décision économique, débouche sur le nudge. Cette idéologie envisage le modèle de l’homme contemporain chez Homer Simpson, pris comme l’exact opposé de l’homme vitruvien de la Renaissance (fig. 1) : faible, passif, instinctif, paresseux. Il subit l’influence de ses pairs, il prend certaines décisions pour des raisons émotionnelles et choisit l’option qui suppose le moins d’effort. Ainsi il continue de fumer alors qu’il en connaît les dangers, en pensant qu’il ne développera pas de cancer.
Fig. 1. Homer (Simpson) economicus (Thaler et Sunstein 2008).
Les stratégies du nudge, s’inspirant des enquêtes de terrain sur les comportements des citoyens, font ressortir une forme de vie qui est plus répandue qu’on ne le croit. Face à une société qui, en plaçant le travail en amont de l’évolution de l’homme, valorise positivement l’action et l’efficience et négativement l’inertie, bon nombre de gens prennent du recul et affirment leur propre droit à la paresse (Marrone, 2020). Le programme existentiel du paresseux consiste, intentionnellement ou pas, à garder des rythmes lents opposés à la frénésie du monde qui l’entoure, à refuser de prendre des décisions et d'agir, à se débarrasser des conditionnements externes. À l’instar du Bartleby de Melville (1853), le paresseux ne voudrait rien faire ou mieux « he would prefer not to ». Même la loi de l’utilitarisme n'a aucune prise sur lui et c'est alors que le nudge intervient pour le solliciter à d’autres niveaux que ceux du devoir : à des niveaux sensoriels et concernant un degré plus élémentaire de la volonté, c’est à dire le préférable comme quelque chose qui est déjà déployé dans la vie quotidienne.
2. Intervenir dans la décision
Le fonctionnement du nudge nous force à revoir le schéma de la communication : la relation entre destinateur et destinataire, aussi bien que leurs rôles propres, qui en sont en réalité sensiblement modifiés.
2.1. Le destinateur adjuvant
Auparavant le destinateur de la communication était ancré dans une dimension cognitive, se limitant à donner un mandat, à exercer une manipulation et à sanctionner ; de son côté le destinataire voulait–pouvait–devait–savait accepter ou non le mandat et agir, dans le cadre d’une dimension toute pragmatique caractérisée par une lutte contre quelque chose en vue de se conjoindre avec un objet de valeur. Or, avec le nudge, il n’y a plus de cadre contractuel et cognitif du mandat et de la sanction, séparé et englobant la dimension conflictuelle pragmatique. Mais les destinateurs, eux aussi, deviennent des sujets d’action. Ils interfèrent avec les épreuves des destinataires en simulant les choix espérés, en montrant comment agir, en enseignant, au sens propre du terme, comment se comporter (fig. 2). Leur statut de simulacres dans les diverses situations de nudge en fait précisément des adjuvants, des tuteurs de l’action.
Fig. 2. Nudge de la marque d’eau Levissima 2018. « “Quitte les grandes routes, prend les chemins”, Pythagore »
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Choosing not to choose est le titre d’un ouvrage de Cass R. Sunstein de 2014, qui est symptomatique de la valeur du choix et des coûts de son renoncement.
Au niveau discursif les « architectes » du choix opèrent un « filtrage collaboratif » (Thaler, Sunstein, op. cit., pp. 175-176) qui aide à faciliter, accélérer, présélectionner, réduire, automatiser nos actions, bref à nous épargner l’embarras de choisir tout seuls. La thèse selon laquelle la non-intervention entérine les injustices inhérentes au statu quo parvient à légitimer l’assomption, par ces destinateurs, de décisions ne revenant qu’aux destinataires et à aiguiller les individus à « choisir de ne pas choisir »4. On décide a priori, à la place de l’individu, quelle est la meilleure solution pour lui, la norme de comportement préférable, au terme d’un bilan coûts / avantages effectué seulement par les destinateurs. C’est comme si le chemin que le héros de Propp doit se frayer avait été déjà ouvert et parcouru, les obstacles levés, par le roi, qui connaît l’histoire du début la fin par le biais des prévisions (négatives), formulées et effectivement réalisées, sur les compétences du héros. Qu’en est-il de la « sphère d’action » de celui-ci ? La théorie du nudge se vante de préserver la liberté et le consentement. En réalité, elle préserve uniquement une illusion de liberté, tout en incitant à un comportement prédéterminé et contrôlé.
2.2. Un destinataire peu fiable
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Cf. l’entrée « Décision » de Peter Stockinger dans Greimas et Courtés (1979).
La théorie du nudge pousse donc la sémiotique à repenser le concept de décision, surmontant sa définition d’une « performance cognitive qui n’implique qu’une compétence autorégulatrice, pour le choix parmi des programmes alternatifs possibles »5. La décision, dans le nudge, ne relève guère du métasavoir du sujet, mais découle des scénarisations, effectuées par des destinateurs qui le stimulent différemment. Car sur le plan de la cognition le destinataire est jugé faible et donc peu fiable, voire incompétent.
Sunstein (2014) a essayé de comparer les « mérites » des modalités de (non-)choix, qu’un carré sémiotique peut schématiser :
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« Dans de nombreux domaines, les options par défaut personnalisées sont la vague de l’avenir […]. Le temps est un bien précieux, peut-être le plus précieux de tous, et nous avons davantage de liberté, et de choix actif, si nous avons davantage de temps à notre disposition. Parfois le meilleur choix consiste à ne pas choisir. Les options par défaut personnalisées promettent de rendre nos vies non seulement plus simples, plus saines et plus longues, mais également plus libres. » (Sunstein, 2014, p. 208).
Aujourd’hui, la décision des destinataires est essentiellement prise en charge et gérée par les destinateurs. Ceux qui étaient les « sujets d’action », néanmoins dotés de qualités cognitives, se limitent maintenant à exprimer des préférences – /choix actif/ – ou sur le même axe, à les admettre, face à une série d’options présélectionnées par la gouvernementalité algorithmique – /option par défaut personnalisées (personalized default rules)/. En alléguant que le nudge « n’interdit aucune des options » (Thaler et Sunstein, op. cit., p. 25), on oublie de rappeler que chacun ne reçoit que certaines options. En fait, lorsqu'Amazon ou Netflix filtrent les traces numériques d’un individu et les comparent à d’autres semblables, ils parviennent à personnaliser des listes de commandes ou d’achats qui, sans que l'usager ait à y consacrer une seconde d’attention, prennent doucement la bonne décision pour son compte6. Il n’en reste pas moins que, en présupposant l’inertie des personnes, l’/option par défaut impersonnelle (impersonal default rules)/, sur l’axe du non-choix, est considérée a fortiori comme l’option « normale », qui s’applique uniformément à tous (id., p. 157). L’exemple le plus connu est celui du don d’organe : moins de 20 % de la population est donneuse d’organes s’il faut faire une démarche en ce sens, et si le choix par défaut est l’absence de don. À l’inverse, dans les pays dans lesquels le choix par défaut est le don d’organes, il y a 80 % de donneurs ! Trop fréquemment, le nudge avec option par défaut impersonnelle tourne en sludge, par exemple en matière de renouvellement automatique des abonnements, notamment au profit d’un commerce.
2.3. La « détensivité » décision-option-choix
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Sur le concept de motivation en sémiotique cf. Migliore (2019).
En ordre décroissant, décision, option et choix se distinguent par différents degrés d’intensité dans l’assertion et l’assomption énonciatives de l’action accomplie, jusqu’à un degré zéro du non-choix. En général il est à craindre qu’à force de petits coups de pouce, ce qui se présentait comme une aide à la prise de décision, justifiée par notre surcharge attentionnelle, se trouve cautionner un court-circuitage de la décision, à savoir des moments de réflexion et de délibération. D’ailleurs Sunstein (2014, p. 35) arrive à faire l’éloge du titre que Steve Krug a donné à son ouvrage sur le design des sites internet à succès : Don’t Make Me Think (« Ne me faites pas penser »). En parallèle avec cette détensivité de la décision personnelle aux niveaux narratif et énonciatif, on a aussi une spectacularisation de l’action qui s’avère littéralement séduisante pour les destinataires, parce qu’elle « motive » leur sensibilité et leur phorie7. Les maquillages figuratifs et plastiques du nudge effacent sur le plan de l’expression le sens de la contrainte décisionnelle, en intensifiant celui de la faculté de choisir.
D’un point de vue rhétorique on simule cette faculté par le biais d’une attitude concessive envers les destinataires sur leur propre champ de manœuvre. Mais, de même qu’on donne l’illusion d’une organisation autonome de l’espace, on accélère les temps du choix. Les constructeurs de nudges intercèdent pour les destinataires paresseux, qui sont distraits ou s’attardent, hésitent, tergiversent. La scène que ces inventeurs aménagent est esthésiquement saillante afin de modifier les rythmes lents de ces citoyens et les arracher à leur indifférence, en en transformant l’atonicité en tonicité.
3. « Artifier » la décision
Sans aucun doute les inventeurs de nudges n’agissent pas directement sur les personnes : ni sur leur psychologie ni sur leur système neuronal. Ils traitent et modifient une extéroceptivité, un monde social figuratif, qui porte les traces mnémoniques disséminées des conduites humaines – une cognition distribuée, située. Chaque situation est déjà informée par ces traces antérieures. Et c’est sur ce terrain immanent, dont les milieux sont souvent agencés de façon non-optimale et compte tenu d’une histoire de la communauté interprétative, que ces créateurs peuvent alors, moyennant un design intelligent, prévoir les mauvais comportements et camoufler la scène de la décision pour prospecter les bons comportements.
Sémantique et syntaxe discursives sont à la base de la formulation du nudge. La thématique doit être bien cadrée et la figurativisation doit se prêter à une interaction en termes de capture esthésique. Tout devient affaire de sensibilité. En fait, si « l’intervention doit être facile et peu coûteuse » (Thaler et Sunstein, op. cit., p. 6), reconditionner l’environnement de la décision nécessite pourtant un paramétrage méticuleux, pour que des signes circulants dans la société et désormais banalisés apparaissent sous l’aspect de valeurs ludiques et utopiques. Ainsi, en faisant levier sur l’expédient du retour d’information, le dispositif Ambient Orb, une petite sphère lumineuse qui rougit quand le client utilise beaucoup d’énergie électrique, mais verdit quand sa consommation reste modeste, induit une réduction de consommation d’énergie de 40 % aux heures de pointe. Des configurations lumineuses, eidétiques, chromatiques, mais aussi sensorielles au sens plein, sonores, olfactives, etc., « artifient » la décision.
On entend par « artification » le phénomène par lequel des objets ordinaires ou une activité quelconque, technique, politique, juridique, institutionnelle, organisationnelle, deviennent artistiques (Heinich et Shapiro, 2011). Non dans le sens banal et faux selon lequel un processus quelconque peut d’emblée devenir beau – il faut toujours se méfier de ces simplifications du domaine artistique –, mais dans le sens où l’objet ou l’activité sont articulés, traduits et pensés avec les moyens de l’art. Cela permet de prolonger l’esthétique de l’art dans la vie quotidienne (Shapiro, 2019). La nourriture, le tatouage ou le graffiti sont des exemples révélateurs de ces dynamiques, qui s’expliquent lorsqu’on substitue à la question « Qu’est-ce que l’art ? » une question nettement différente, anti-essentialiste : « Quand une chose quelconque se met-elle à fonctionner comme de l’art ? » (Goodman, 1977 ; 1984). Cette substitution laisse entendre que le statut artistique pourrait n’être qu’intermittent ou passager, non-substantiel, voire entièrement dépendant de son fonctionnement artistique effectif dans l’actualité de la réception.
On a déjà indiqué l’aménagement de la décision par les destinateurs, qui pourtant la transforment toujours d’un concept abstrait et intéroceptif, extrait de la rationalité mentale de l’individu, en un concept concret et extéroceptif, visible et donc partageable, négociable. Ils confèrent à la décision l’aspect, duratif et non plus terminatif, d’une histoire séduisante (fig. 3). Il est vrai qu’ils savent comment cette histoire finit, mais le fait de « donner des repères », de présenter sous forme narrative et discursive, figurativisée, quelque chose d’impalpable et d’insondable, permet de mieux aborder les difficultés.
Fig. 3. Nudge de la marque d’eau Levissima 2018. « “Un voyage de mille kilomètres commence toujours par le premier pas”, Lao Tuz ».
Une politique sérieuse d’augmentation esthétique du cognitif pourrait inverser la tendance et mener réellement à formater l’environnement pour le bien-être des personnes, en développant et non en supprimant la réflexion. Dans les pages suivantes on décrira un cas empirique, utile pour observer de près le modus operandi du nudge.
4. « Go Beyond Plastic »
Un des problèmes qui nous inquiète le plus à l’échelle mondiale aujourd’hui est la pollution de l’environnement et notamment celle des océans. Les médias insistent beaucoup sur les ceintures de déchets flottants qui constituent des « îles », voire des « continents » de « soupe plastique ». La plus grande concentration de déchets dans les océans est le « Great Pacific Garbage Patch » (fig. 4), une énorme masse d’ordures située dans l’océan Pacifique entre Hawaï et la Californie, dont la surface est estimée à 1,6 millions de km², soit trois fois la taille de la France continentale.
Fig. 4. Vortex de déchets du Pacifique nord, ou « vortex d’ordures » (GPGP en anglais pour Great Pacific Garbage Patch). Source : National Geographic.
- Note de bas de page 8 :
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Traini (2020). Cf. notamment ici les articles de Giacomo Talignani, « Salviamo il mondo dall’oceano di plastica » (20 avril 2018), et de Elena Dusi, « Quell’isola di plastica ormai è un continente » (22 avril 2018). Voir aussi Franciscu Sedda, « The Garbage Island(s) », in Doppiozero, 29 septembre 2018.
- Note de bas de page 9 :
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Cf. https://feature.undp.org/plastic-tidal-wave/
Découverte en 1997 par l’océanologue Charles J. Moore, la zone n’a cessé de croître sous l’effet des courants marins. Stefano Traini a conduit récemment une recherche sur la campagne antipollution Usa e rispetta lancée le 23 mars 2018 par le quotidien italien La Repubblica, en soulignant les tons emphatiques et alarmistes des discours sur ces désastres écologiques, exagérés soit en quantité soit en qualité par rapport aux données des documents scientifiques sur la question8. Une rhétorique de l’amplification nous incite à en apprendre davantage sur les océans et sur l’impact de notre mode de vie, et donc à réduire au maximum l’utilisation du plastique et son empreinte écologique. Ici et même dans le Programme des Nations Unies pour le Développement, le UNDP, qui est un organe subsidiaire de l’ONU, la lutte narrative contre la pollution par le plastique présente une isotopie récurrente, qui est celle du voyage dysphorique dans les océans comme – je cite – « une opportunité pour changer le cours »9.
Le marketing tire parti de cette homogénéité sémantique. Ainsi North Sails, l’entreprise américaine spécialisée dans la fabrication de voiles pour voiliers de course et de croisière, thématise et figurativise l’épreuve écologique à sa façon, en imaginant quelqu’un qui peut s’acheminer sur les eaux de plastiques pour aller « Beyond », au-delà (fig. 5). Cette marque a aussi élaboré dix conseils (tips) de consommation soutenable (fig. 6), où on s’aperçoit très rapidement que substituer ou supprimer le plastique est la voie indiquée, à travers des actions de boycottage et de recyclage.
Fig. 5. Campagne North Sails Go Beyond Plastic.
Fig. 6. Campagne North Sails Go Beyond Plastic
(2018). Dix conseils antipollution.
5. Levissima. « Grimpeurs de tous les jours »
Il reste que les entreprises qui produisent le plastique ne peuvent pas s’en débarrasser d’un seul coup. Dès 2015 Levissima, une marque d’eau minérale italienne du groupe Nestlé, a modifié son identité visuelle en épousant le principe du nudging. Ogilvy Italia, l’agence de publicité qui gère sa communication depuis toujours, garde la relation métonymique bien trouvée avec la montagne – d’où le célèbre payoff « Altissima, purissima, Levissima » et l’égérie de longue durée, l’alpiniste Reinhold Messner (fig. 7). Mais la figure iconique de la bouteille en plastique est presque effacée, tandis que la relation symbolique eau-montagne est étendue métaphoriquement à tous les humains, randonneurs de montagne ou non, et aux contextes urbains et quotidiens. Le rapport avec la hauteur de la montagne devient un désir métaphorique de conjonction et un défi. Au niveau narratif la phase de la sanction, où boire semble être un acte duratif pendant l’escalade ou plus souvent un acte terminatif, la récompense pour la fatigue supportée, laisse la place à la repertinentisation d’une phase inchoative.
Fig. 7. Campagne Levissima avec l’égérie Reinhold Messner, 1990.
Fig. 8. Campagne Levissima Everyday Climbers, 2015.
5.1. Tentés par le « champion »
Levissima, avec l’univers de valeurs qui est symbolisé dans sa communication, fournit « une poussée gentille » pour bien commencer la journée, au motif que « chacun a un sommet à conquérir » (« Ognuno ha una vetta da conquistare », fig. 8). L’isotopie dominante reste le voyage, qu’Ogilvy assimile maintenant à une nouvelle journée à affronter. À travers le hashtag #everyday climbers et le claim « Rigenera la tua sete di vita » (« Régénère ta soif de vie »), Levissima est devenu le premier brand Top of Mind dans sa catégorie, ayant gagné le plus haut niveau d’autoconscience sur le marché italien.
Aux théories classiques de l’exhortation, typiques du coaching, qui imposent d’agir, Ogilvy pour Levissima a préféré le nudging. La campagne part du cadre « pessimiste » de la torpeur des gens et joue sur la « preuve sociale » (social proofing), c’est à dire sur la tendance psychologique à être influencé par ses proches dans ses propres comportements. Le présupposé est la paresse mentale et physique des individus, leur prédication sans assomption, sans embrayage, leur « ne pas vouloir, savoir, pouvoir et devoir faire ». Ils sont sujets à une série d’erreurs, de biais et de passions qui les empêchent de décider pour le mieux. Il faut alors trouver des expédients pour altérer la routine, suspendre la détermination, faire croître des sentiments tels que l’estime de soi, alors que plusieurs choix considérés comme négatifs sont prévisibles par l’observateur. Ainsi, se doter d’un tableau noir ou d’une nouvelle sonnerie du téléphone peuvent, d’une manière facultative, changer nos habitudes d'oublier et de rester couché (fig. 9).
Fig. 9. Campagne Levissima Everyday Climbers. Changer la sonnerie de son smartphone.
Fig. 10. Campagne Levissima Everyday Climbers. « Après le travail, promenade au parc ? »
- Note de bas de page 10 :
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https://www.ogilvy.it/portfolio/levissima_alleniamo_la_tua_determinazione.html
L’objet de valeur souhaité coïncide avec le devenir, step by step, des champions, face à soi-même et aux autres. Cette forme de vie se présente comme un idéal absolu, impossible ou virtuel, que les suggestions de la marque rendent potentiel et actualisable. « Champion » dans le double sens du terme : d’exemple à suivre, à imiter, et de héros. Dans le vidéo-tutoriel présenté sur le site d’Ogilvy Italia10, la stratégie pour y parvenir – en même temps un « faire savoir » persuasif, et un « faire pouvoir » de tentation – est partagée par les destinataires, transparente et très ouvertement explicitée. Ici l’eau n’apparaît jamais, sauf par allusion, et le discours est entièrement centré sur la posture éthique à adopter, sur la résolution des problèmes et l’amélioration de la qualité de la vie, dans une perspective de maximisation des ressources. Levissima adopte donc la méthode du nudge, mais sans accepter que son modèle de départ, le « Homer (Simpson) economicus », reste le même à l’arrivée. À l’opposé, le programme narratif de l’identité de cette marque vise la transformation de chacun en héros, en champion.
5.2. Les devoirs camouflés
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Sur le camouflage en sémiotique cf. Fabbri (2015).
A l’autodescription limpide de Levissima correspond la construction d’un sujet destinataire mis en condition de mettre au clair ses choix d’une manière agréable, détendue (fig. 10), d’accomplir des petites tâches utiles, de transformer le verre à moitié vide en un verre à moitié plein. Les devoirs sont camouflés11 en plaisirs. L’image de la montagne, de bas en haut ou sous forme objectivée de paysage, contraste avec la focalisation, au premier plan et en position subjective, des bonnes formules pour y arriver. L’aspect actoriel et aspectuel est essentiel : le corps de l’usager vit de près, intimement, le changement. À travers le nouveau format immersif de Facebook Canvas, Levissima motive l’usager au jour le jour, à petites doses et doucement. La récursivité des messages garantit le crescendo, en parallèle, du sujet et de sa confiance envers la marque. Des accents intensifs sont disséminés partout qui modifient l’agogique, la température du temps (Zilberberg, 1995) du consommateur, en augmentant la vitesse de ses réactions.
La bouteille d’eau effleure comme une sorte d’actant judicateur du renforcement : elle porte un message du destinateur tout en donnant l’impression d’être, pour le destinataire, un adjuvant de son comportement vertueux, toujours dans l’isotopie du voyage vers le haut. Ce qui affaiblit le reproche qu’on pourrait éventuellement faire à l’entreprise de « parler bien et de raisonner mal ». Par ailleurs Levissima affirme avoir réduit le pourcentage de plastique utilisé pour le packaging du produit (fig. 11) et mettre en œuvre plusieurs mesures contre la pollution (fig. 12).
Fig. 11. Campagne Levissima Everyday Climbers. Nouvelle bouteille 30 % végétale
Fig. 12. Campagne Levissima Everyday Climbers. Recyclage des bouteilles
En somme
Personne ne niera que la campagne Everyday Climbers Levissima fait appel à des stimuli sensoriels qui affectent, à leur insu, les perceptions des individus. Savoir que des messages subliminaux nous traversent « pour inspirer la bonne décision » ne suffit nullement à neutraliser leur effet (Acland, 2012), mais au moment d’accepter le contrat fiduciaire, le destinataire doit aussi tenir compte de leur usage. On est d’accord, alors, avec Cass Sunstein (2014, p. 13), au moins à ce propos, qu’une « second-order decision » caractérise le nudge. Influencé de toutes parts sans même en être conscient, l’individu ne peut plus prétendre « choisir librement » ses comportements du moment. Il y a des nudges partout, même où nous ne les voyons pas. Si l’on peut encore parler de liberté, celle-ci doit se situer à un niveau supérieur, celui d’une méta-volonté organisationnelle de l’individu, qui réfléchit aux conditionnements de la volonté agissante et qui entreprend de réagencer certains des paramètres qui la conditionnent.
En réalité, les humains peuvent se donner des règles de second niveau (méta-) à propos de leurs comportements, sur la base d’une réflexion qui les rend observateurs et législateurs de leurs propres agissements et qui leur permet, par exemple, de ne pas confondre un sludge avec un nudge. La bonne nouvelle est que cette réflexion peut facilement faire l’objet d’une action intersubjective. Car, avec le nudge – nous le répétons – la décision passe d’un niveau individuel à un niveau collectif, ou plus précisément environnemental. Les véritables choix ne se situent plus dans ce que « je » fais ponctuellement ici ou là, mais dans la façon dont « nous » composons les environnements qui influenceront nos (et par conséquent « mes ») choix.
En attendant de nouveaux développements de la méthode nudge, il peut être fructueux de réunir ci-dessous les traits distinctifs que l’analyse a permis de mettre en évidence :
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Décision : d’une condition intéroceptive à une situation extéroceptive
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Artification
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Détensivité de la décision vers le choix et l’option
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Paresse de l’humain comme forme de vie présupposée
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Destinateur = adjuvant
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Convenance vs nécessité
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Préférence vs volonté
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Agogique du temps : accélération vs ralentissement de la réponse
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Nouveau mode d’élaboration de la norme
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Nudge / sludge
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Devoirs camouflés en plaisirs