Apprendre à manger
Sémiotique des objets de table pour enfants
Ilaria VENTURA BORDENCA
Université de Palerme
Index
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Mots-clés : design, enfants, hybrides, modalités, objets
Auteurs cités : Roland BARTHES, Egle BECCHI, Ami BENTLEY, Michela DENI, Jean-Marie FLOCH, Jacques FONTANILLE, Algirdas J. GREIMAS, Dominique JULIA, Eric LANDOWSKI, Bruno LATOUR, Dario MANGANO, Gianfranco MARRONE, Alvize MATTOZZI, Lucio PIERMARINI, Ilaria VENTURA BORDENCA, Bee WILSON
1. Des petits hybrides
Le sujet des enfants à table rejoint celui de la convivialité à deux niveaux. Tout d’abord, à celui de l’acquisition de règles sociales qui concernent les manières d’être à table, les codes du repas, la reconnaissance des comportements adéquats en différents contextes (à domicile, à l’extérieur, formels, informels, etc.), bref, le devoir faire. Ensuite au niveau de l’acquisition d’un savoir faire général, représenté par l’ensemble des comportements somatiques nécessaires à la consommation du repas : apprendre à mâcher des aliments solides, à boire au verre, à se servir des couverts, à manipuler les assiettes, les bols, les assiettes creuses, et ainsi de suite. Nous analyserons dans cet essai les objets de table conçus pour les enfants (verres, couverts, assiettes, tasses, bols, bavoirs), en supposant qu’ils intègrent dans leurs formes, leurs matériaux et leurs dimensions, ces fameux devoir faire et savoir faire que les petits humains devraient acquérir pour accéder au repas collectif et convivial de façon appropriée.
On s’interrogera sur le rôle que jouent ces objets pour faire des plus petits des invités bien éduqués. De quelle façon l’entité « enfant à table » émerge avec les objets qu’elle utilise ? Où se situe la compétence des bonnes manières ? Davantage sur l’acteur humain ou plus sur l’acteur non-humain ? Ou plutôt dans l’interaction entre les deux ?
Afin de pouvoir développer cette hypothèse, nous ferons référence au concept d’« hybride » avancé par Latour (1992, 1993, 1996) et retravaillé par la sémiotique du design (Landowski, Marrone, 2002 ; Mangano, 2009 ; Mangano, Mattozzi, 2009 ; Mattozzi, 2006.). Au lieu de voir les sujets humains et les objets comme des mondes distincts, les premiers dotés de conscience et d’intentionnalité et les seconds qui seraient simplement des choses à notre service, Latour propose d’abandonner cette dichotomie de manière à appliquer au monde des objets une perspective actantielle : il ne faut pas voir l’humain et l’objet comme des entités séparées, mais imaginer que, ensemble, ils peuvent constituer un nouvel actant. L’homme au pistolet (Latour, 1996) ou l’homme à l’agenda électronique, ou encore l’homme qui conduit la voiture (Marrone, 2013), sont des hybrides car grâce à la relation à cet objet particulier, l’être humain fait ou ne fait pas certaines choses, peut ou ne peut pas accomplir certaines actions, se retrouve à vouloir ou ne pas vouloir éprouver certaines passions. L’hybride est tel (à la fois humain et non-humain) au niveau actoriel, mais non au niveau actantiel, où se profile en revanche un seul et unique actant, compte tenu du rapport entre sujet humain et objet.
Les objets font en effet partie intégrante de la société, non parce qu’ils sont simplement aux côtés des humains, mais parce qu’ils contribuent à la former : ils sont des médiateurs du sens social. Ils sont les « masses manquantes » (Latour, 1992) qu’il faut prendre en compte quand il s’agit de reconstruire les conditions du social. Il s’agit aussi de la perspective de la socio-sémiotique des objets, considérant que, au-delà des manifestations concrètes, le sens de la collectivité naît au niveau abstrait et profond dans les rapports entre personnes, choses, espaces, qui accomplissent diverses actions pragmatiques, cognitives, pathémiques.
Et c’est pour cette raison que, pour comprendre comment s’articulent les formes de convivialité chez les jeunes enfants, lesquels représentent précisément, par définition dans notre culture, l’une des catégories à éduquer et à civiliser, pour ainsi dire, sur les règles de la tenue à table, nous analyserons les objets conçus pour leurs repas, le type d’énonciataire inscrit, la gestualité et le tissu d’actions qu’ils rendent possibles.
2. Baby food design
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Voir l’essai de Barthes (1955) concernant la culture matérielle et l’enfance.
Nous nommerons ici baby food design l’ensemble des accessoires et ustensiles pour boire et manger, que les entreprises spécialisées proposent en masse, d’une grande variété, avec l’objectif théorique d’aider l’enfant à apprendre à se servir des couverts, à manger dans l’assiette, à boire dans le verre, etc. Mais aussi, en partie, comme nous le verrons, à collaborer avec les parents où les avec les personnes qui s’occupent d’eux, au moment du repas. Le terme baby food design regroupe, dans une crase, les termes baby food et food design. La baby food, rappelons-le, regroupe les aliments industriels produits pour les enfants, développée de façon systématique à partir des années 1950 aux États-Unis, avec l’invention des petits pots, et qui s’est affirmée les années suivantes en tant que secteur spécifique de la fabrication industrielle de masse. Un marché qui a bouleversé l’alimentation infantile qui, des siècles durant, était basée sur le lait maternel et des préparations « maison » (Bentley, 2014 ; Piermarini, 2008), et qui reflète un changement culturel plus général dans la façon de voir l’enfant et son rôle en famille et en société (Ventura Bordenca, 2020). Dès la deuxième moitié du XVIIe siècle en effet, dans les classes urbaines aisées, des jouets, des meubles (berceaux, petits lits, chaises hautes, petites tables), des accessoires pour l'enfance (trotteurs, tables à langer, poussettes, chaises hautes) se diffusent, et les enfants acquièrent leurs espaces à la maison, distincts et séparés de ceux des adultes (contrairement aux familles modestes qui continuent à vivre dans la promiscuité) ; les vêtements changent eux aussi, ils se raccourcissent, s’éclaircissent et s’inspirent moins des tenues de grandes personnes (Becchi, Julia, 1996). Tous ces changements signalent la transformation de l’enfant en un être différent des adultes, qui a besoin d’attentions, d’objets et d’espaces distincts et spécifiques. Une invention de l’enfance, pour ainsi dire, qui a amené à l’idée que nous avons aujourd’hui des plus petits1.
Voilà aussi pourquoi il existe aujourd’hui une mode d’accessoires de table imaginés exclusivement pour les premiers repas. Mais pas seulement : l’enfant n’est pas une entité monolithique et constante, si bien qu’il existe des objets qui se différencient dans leur forme et leur fonction pour différentes tranches d’âge (le verre pour le bébé de six mois est une chose, le verre pour celui d’un an en est une autre, par exemple). Une hyper-différenciation qui, d’un côté, s’adapte aux capacités croissantes avec l’âge, et, de l’autre, est une façon de définir le monde des enfants comme complexe, varié et évolutif, nécessitant à chaque fois des fonctions différentes. En fait, l’enfant en tant qu’effet de sens.
Quant à la deuxième partie du terme, food design, il s’agit d’une discipline du design très en vogue ces dix dernières années (Mangano, 2014), qui, à y bien regarder, fait partie de l’univers gastronomique depuis bien avant les dérives gastromaniaques contemporaines (concernant le phénomène de la gastromania, cf. Marrone, 2014). Mangano définit le food design comme « l’ensemble des instruments théoriques et méthodologiques nécessaires pour concevoir et analyser de façon stratégiquement efficace les artefacts qui viennent s’insérer dans une expérience gustative au sein d’une certaine gastrosphère » (2014, p. 41). Si bien que le terme food design regroupe des éléments disparates : objets, aliments, ustensiles de cuisine (casseroles, robots, refroidisseurs, etc.), des éléments de communication tels que logos, packagings, identité visuelle en général, lieux de restauration. En effet, Mangano écrit aussi :
On dit food design : a) si l’on est à l’intérieur d’une gastrosphère (dont on reconnaît les caractéristiques), b) si l’horizon que l’on se fixe pour la conception est celui d’une expérience, c) si ce qui se crée est un artefact, ou une entité qui porte en elle une valeur stratégique, d) si l’on présume que cet artefact doit avoir une efficacité, ou agir sur un état de choses. Plus que les objets, on regarde en définitive les personnes et le rapport qu’il existe entre les premiers et les secondes. » (Ibid., p. 42)
Le food design doit donc être entendu comme une manière dont une certaine culture s’exprime à travers l’alimentation et ce qui gravite autour d’elle.
Dans notre cas, le monde de l’alimentation infantile est une gastrosphère spécifique à part entière. Une sémiosphère indépendante à l’intérieur de celle des adultes : ses limites sont nettes, elle est toujours marquée de façon claire, y compris au niveau temporel (la baby food se consomme, en théorie, sur une période limitée de la vie), elle se fonde sur des valeurs précises (nutrition, sécurité, hygiène, tradition, etc.), se traduit par des plats et recettes spécifiques, des aliments créés spécialement (petits pots, goûters, formats spéciaux de pâtes, etc.), des techniques culinaires favorites ; surtout, elle implique un univers d’objets et d’accessoires particuliers qui sont liés à un certain type de rapports inter-objectifs, par exemple dans le contact avec les aliments : ils impliquent une catégorie précise de denrées et de boissons, pas trop chaudes, ni dures (les fourchettes ont souvent des dents rondes), des bouchées plus petites (les couverts sont de dimensions réduites par rapport à ceux des adultes), des doses mesurées, des morceaux adaptés, des cuillères longues et fines pour atteindre le fond des petits pots, etc.
Du reste, dans l’histoire des couverts, leur introduction ou l’arrivée de cet ustensile de table a toujours été liée à une certaine façon de préparer ou de consommer les aliments, et influence tout le système gastronomique. Comme l’écrit Wilson, « les couverts sont des objets culturels qui expriment une certaine vision de la nourriture et du comportement adéquat à son égard » (2012, p. 246 trad. it.).
Quand les couteaux, compagnons affûtés inséparables de poche, sont devenus au fil du temps des instruments de table en rejoignant les fourchettes, ils ont avant tout changé de forme en s’arrondissant et en perdant de leur tranchant. Et avec eux le type de nourriture a changé, en devenant plus souple, tout comme la façon de les saisir : non plus avec toute la main, mais avec l’index sur le fil du couteau, comme le veulent aujourd’hui les bonnes manières. Dans la cuisine orientale, on le sait, les baguettes sont les seuls ustensiles à table car les plats sont servis en portions, déjà coupées, et le convive ne se sert jamais du couteau car la découpe est une opération qui se fait en cuisine. Le cuisinier a la tâche de préparer la bouchée, et de ne pas laisser au convive la corvée de découper, de couper, de trancher – jugée inconvenante. Les baguettes saisissent mais ne piquent pas, elles sont des objets dociles, qui supposent une certaine maîtrise et une certaine relation à la nourriture (Barthes, 1970).
En général, les instruments de cuisine sont la concrétisation d’une certaine façon de concevoir le système gastronomique de la culture de référence (Mangano, 2014) : en Europe, il semblerait que la fourchette se soit répandue en s’inspirant de l’Italie, où l’on mangeait des pâtes et qu’alors cet ustensile était le plus efficace pour les attraper.
Le même type d’interrelation se retrouve entre la gastronomie pour enfants et les instruments pour la consommer.
3. Des objets ingénieurs
Le monde des accessoires pour les repas est extrêmement fonctionnel. Mais il s’agit, de notre point de vue, d’un effet sémantique : pour la sémiotique du design, la fonction n’est pas ce besoin abstrait qui précède l’objet, mais l’une de ses possibles significations. Si bien que ce n’est pas la forme qui suit la fonction, comme le dit le vieil adage moderniste, mais la relation entre les deux qui est supposée réciproque : la forme signifie une certaine fonction. Cette dernière est donc donnée a posteriori en tant que résultat de la façon selon laquelle un certain objet met en forme, sur la base de la grille culturelle d’une époque, ce que dans notre cas par exemple, l’on entend par couvert ou par verre. En produisant en même temps une certaine manière de manger ou de boire, de se tenir à table en général, ainsi que de communiquer une gastronomie spécifique. En d’autres termes, en produisant son propre contexte : pour la sémiotique textuelle en effet, ledit contexte ne précède pas le texte (au sens de tout artefact qu’il produise et articule au sens humain et social), mais le prévoit, le suggère et participe à sa construction (Marrone, 2010, 2011).
Il suffit de penser que les assiettes et les verres pour enfants jusqu’aux années 1960-70 n’étaient pas, comme aujourd’hui, en matériaux incassables et de formes particulières – que nous verrons – mais en verre, métal et céramique et, dans la plupart des cas, de la même forme que la vaisselle des adultes : non pas parce que des matériaux adéquats n’avaient pas été développés ou parce qu’il n’existait pas, admettons, le même souci de la sécurité des plus petits, mais simplement parce que l’idée de l’enfant était différente et, avec elle, la façon de concevoir le repas des enfants et leur présence à table. Les couverts, parfaitement identiques à ceux des adultes, contribuaient à renforcer cette idée.
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On se souviendra que Greimas, en qualité de lexicographe, quand il évoque des objets de valeur (1983), propose une méthode d’analyse inspirée, justement, de celle des lexèmes et qui comprend : composante configurative (qui décompose l’objet en parties qui le constituent), taxique (qui compare les traits différentiels de l’objet à d’autres construits par l’homme) et, enfin, fonctionnelle, qui concerne aussi bien les significations pratiques que mythiques de l’objet. En prenant pour exemple une voiture, le fait qu’elle puisse avoir la fonction de signifier prestige, puissance, évasion. (Ibid., p. 19)
En effet, pour Greimas (1983), la composante fonctionnelle pour l’analyse du sens des objets2 n’a rien à voir avec leur seule fonction technique, mais regroupe l’ensemble des significations culturelles et sociales que celle-ci recouvre pour une subjectivité donnée, qu’elle soit individuelle ou collective : c’est-à-dire la façon dont les actions accomplies, ou rendues possibles, par un objet donné, produisent des significations relativement à un sujet. Et voici, par exemple, que le couteau Opinel analysé avec cette méthode par Floch (1995) n’est pas seulement une lame à tout faire très utile, mais un objet-compagnon, un assistant toujours présent, le médiateur d’un certain contact sensible avec le monde, et avec lui, d’une manière de le concevoir.
Quand Mangano (2009) applique la catégorie sémantique fonction constructive vs fonction représentative du langage (Floch, 1990) au design, et en particulier aux chaises, il apparaît que les objets basiques, pour ainsi dire, ceux qui nous semblent donc, au sens commun, très fonctionnels et minimalistes, le sont car il s’agit de l’effet de sens d’une stratégie, plus ou moins consciente, de type référentiel, qui représente le degré zéro, dans une culture spécifique, de la concrétisation d’une certaine action, comme celle de s’asseoir. Celle-ci se manifeste par des choix expressifs qui, loin d’être fixes et universels, sont culturels et situés, et renforcent à leur tour la façon dont une certaine culture pense ce type d’action.
Dans le cas des objets de table pour enfants, voici par exemple ce que nous qualifierons comme « set repas fonctionnel », c’est-à-dire des objets qui semblent être la parfaite expression de la tâche « mettre en bouche la nourriture » tels qu’on les commercialisait il y a cinquante ans (1) et tels qu’on les trouve couramment aujourd’hui (2). En figure 3, en revanche, voici ce que nous qualifierons comme objet plus frivole, les couverts en forme de petit train et de petit avion.
En théorie, la fonction est la même, mais ces trois objets la mettent en forme de manières différentes et, ainsi, produisent inévitablement un effet de sens spécifique : d’une part la pure fonction de mettre en bouche, mais concrétisée différemment dans les couverts d’hier et d'aujourd'hui, et d’autre part la même fonction avec tout un contexte de distractions et de jeu, dans lequel l’adulte joue évidemment un rôle fondamental.
Les objets de la baby food sont aussi presque toujours considérés comme très fonctionnels car ils englobent plus d’une mission. Il existe l’assiette isolante, qui n’est pas qu’un simple récipient mais qui garde la nourriture au chaud, les bols et les couverts qui font office d’actant informateur (Fontanille, 1987) car ils changent de couleur si la nourriture dans l’assiette est trop chaude (fig. 4), le bavoir avec poche ramasse-miettes (pour que l’enfant ne se salisse pas et surtout pour ne pas salir le sol) (fig. 5), l’assiette avec plateau et ventouse pour ne pas renverser la soupe (fig. 6), les verres qui ne laissent pas couler les liquides (fig. 7), les assiettes catch avec patte latérale pour aider l’enfant à saisir avec les mains (fig. 8), le biberon-cuillère pour que les soupes aillent directement dans la bouche de l’enfant sans utiliser de couverts (fig. 9), le tout en théorie idéal pour un repas sur le pouce.
Une pléthore d’objets multifonction pour incarner, un peu comme le couteau Victorinox, une logique d’ingénieur (Floch, 1995) : des objets imaginés pour résoudre des problèmes spécifiques, conçus spécialement pour chaque type d’exigence ou de situation en rapport avec le repas de l’enfant.
Fig. 4. Couverts thermo-sensitifs qui signalent la température de la nourriture |
Fig. 5. Bavoir ramasse-miettes |
Fig. 6. Bol à ventouse |
Fig. 7. Verre anti-goutte |
Fig. 8. Assiette catch |
Fig. 9. Biberon-cuillère |
4. Systèmes de délégation
On peut distinguer certaines tendances communes à ce monde varié. La première concerne le fait que si le premier énonciataire de ces objets est l’enfant, il n’est pas le seul car il en existe un second, peut-être plus important car non immédiatement évident : l’adulte. Ces accessoires englobent, en les anticipant, les possibles gestes maladroits des enfants (se salir, se tacher, faire tomber de l’eau par terre, renverser sa nourriture, souiller la table, etc.) et, ce faisant, exercent la fonction d’Adjuvant vis-à-vis des adultes. Mais aussi, dans certains cas ils jouent le rôle d’Anti-sujet par rapport aux programmes narratifs des enfants : celui du jeu par exemple, où une assiette pourrait devenir un objet amusant à lancer, mais que la fameuse assiette, pourvue d’une solide ventouse qui adhère à la table, par exemple, essaie de toutes ses forces d’empêcher.
Ce sont des objets délégués qui enclenchent une série d’actions en faveur de l’adulte, par exemple un savoir (ils informent de la température), ou, dans la plupart des cas, un non-faire : le bavoir à poche est fait pour réduire tant que possible le désagrément d’éliminer les miettes au sol, et de la même façon, le bol à ventouse évite de nettoyer la nourriture renversée, le verre anti-goutte évite les petites flaques à la maison, etc. L’objet donc, en incorporant le type d’action de l’enfant, prévoit aussi la relation à l’adulte, sa possible réponse, en essayant cependant de l’éliminer bien avant qu’elle n’arrive.
Le même type de comportement, pour ainsi dire, venant de l’énonciataire-adulte est à la base des formes choisies : ce sont des ustensiles inoffensifs, incassables. Parmi les couverts, par exemple, les couteaux sont des imitations et les fourchettes ont les dents arrondies. Les matériaux sont dans la plupart des cas des plastiques atoxiques, caoutchoutés, souples, nettement différents du métal des couverts ou de la céramique des assiettes d’adultes. Les matériaux jouent un rôle très important en ce qui concerne le sens des objets : sans doute par les suggestions qu’ils peuvent véhiculer, mais surtout parce qu’ils sont, sur un plan sémiotique, des objets significatifs, « des objets semi-culturalisés », comme les définit Floch (1984), porteurs d’une figurativité propre, des usages établis, des habitudes d’une culture. Plutôt que pure matière, ils sont des substances dotées de formes inscrites, aussi sur un plan actantiel : le comportement ainsi compris des matériaux (dureté, résistance, élasticité, souplesse, etc.), non seulement sollicite la dimension sensorielle, mais peut être vu comme le faire du matériau, sa capacité pragmatique de jouer des rôles actantiels en entrant en relation avec d’autres matériaux, d’autres objets et d’autres individus (Ventura Bordenca, 2009). Voici que couverts et plats incassables et souples neutralisent des actions désordonnées et potentiellement dangereuses, en se positionnant de façon contrastive par rapport aux petits acteurs humains, alors que dans d’autres cas ils les soutiennent, en les aidant, par exemple, quand ils éprouvent le besoin de mordiller quelque chose de caoutchouteux, lors des pénibles poussées dentaires.
Tout cet ensemble d’objets de table n’est d’ailleurs pas isolé, mais fait souvent la paire avec d’autres accessoires : protections d’angle, cache-prises, tours de lits, chaises hautes à rembourrages divers en fonction de l’âge de l’enfant, jusqu’aux harnais pour les premiers pas et aux casques de protection pour les premières chutes constructives. Ce sont tous des accessoires qui incorporent non seulement les actions du sujet qui surveille l’enfant, mais surtout ses passions, dont la toute première est l’anxiété (concernant les objets et passions, cf. Mangano, 2009). Prenons pour exemple les tétines d’alimentation, sortes de sucettes avec filet dans lequel insérer de dangereux morceaux de fruit : l’enfant pourra sucer le fruit, sans toutefois le détacher avec les dents, et ne courra pas le risque de s’étouffer avec une bouchée... et, par-dessus tout, les parents seront sereins.
La deuxième tendance commune aux accessoires de table pour enfants est qu’ils sont théoriquement des objets que nous définirions comme parfaitement ergonomiques : poignées aux formes des mains, biberons à poignées spécifiques, verres à poignées, becs souples et bien d’autres. Tout est fait pour que le contact et l’usage de la part des petits devienne le plus simple et le plus doux possible. Pour la sémiotique cependant, l’ergonomie pose divers problèmes (Fontanille, 1995 ; Deni, 2005 ; Mangano, 2009) et elle est surtout considérée comme un effet de sens. Dans la pratique concrète de l’utilisation, rien ne dit que saisir un couvert ergonomique est plus efficace qu’en saisir un qui soit de forme non ergonomique. Certains de ces objets pour enfants sont, en effet, comme la petite bouteille de Fontanille (1995) plutôt impositifs : les couverts de la fig. 11, par exemple, sont faits pour être saisis avec toute la main et pour être plongés dans les aliments perpendiculairement, sans compter que les dents de la fourchette sont très larges, plus adaptées à ramasser qu’à piquer, et que la cuillère n’a pas de partie creuse, mais des rainures qui, en théorie, devraient aider à collecter la nourriture, mais qui, en pratique, annulent la fonction-même de la cuillère.
De nombreux autres instruments anticipent le geste de l’enfant, ils l’embrayent dans leur forme, en allant littéralement dans le sens de son anatomie : la cuillère est déjà pliée (fig. 12), les couteaux en plastique avec le manche rond, l’étrange couvert de forme triangulaire imaginée, justement, pour faciliter sa saisie (fig. 13). Et n’imaginons pas qu’il s’agisse d’une nouveauté de notre époque : certains sets de couverts avaient autrefois la forme illustrée en fig. 10, avec la typique cuillère tordue, car l’énonciataire inscrit n’était pas l’enfant, mais l’adulte qui la mettait en bouche.
Certains couverts, aussi, englobent dans leur design des usages non prévus en amont, mais qui, pour une praxis énonciative (Fontanille, 1998) sont inclus dans l’objet : les couverts en silicone qui servent non seulement à manger, mais aussi à masser les gencives, les bavoirs en tissu avec applications en caoutchouc pour la même raison (les plus petits mettent tout à la bouche pour téter), des cuillères en forme de petit avion qui incorporent les pratiques d’amusement des enfants (fig. 3). La fourchette et la cuillère en figure 11 reproduisent elles aussi dans leur silhouette la façon dont les enfants saisissent les couverts, bien éloignée de celle que prévoient les règles du savoir-vivre et le monde, bien élevé, des adultes.
5. Compétences somatiques
Concernant le savoir faire, la question de l’acquisition de la compétence est posée clairement, déjà dans les noms donnés à ces objets comme learning cup, learning cutlery, fork trainer, couverts easy eating, à travers lesquels l’enfant devrait apprendre à utiliser la fourchette, à boire au verre, à se servir de l’assiette. Mais il devrait en plus le faire d’une certaine façon : facilement. Certains sont même imaginés pour encourager l’autonomie de l’enfant, c’est-à-dire pour faire en sorte qu’il mange et qu’il boive sans l’aide de l’adulte : c’est à cela que servent, par exemple, les bols à ventouse qui adhèrent à la table, ou l’assiette avec la patte latérale pour ne pas renverser les aliments (figures 6 et 8). À y regarder de près cependant, les choses ne sont pas vraiment ainsi, à savoir qu’en réalité, une double étape est impliquée : d’abord apprendre à utiliser ces ustensiles spécifiques, puis ceux des adultes. Si l’enfant, plutôt qu’avoir à faire avec une assiette normale, en a une qu’il est impossible de renverser, il aura du mal à doser la force qu’il lui faut pour maintenir une assiette en céramique. De la même façon, si, au lieu de boire dans un verre comme celui de tout le monde, le sien a des poignées, il faudra qu’il apprenne ensuite à utiliser ceux des adultes, lors d’une autre phase de sa croissance. S’il utilise une cuillère déjà légèrement pliée, comment apprendra-t-il à bien coordonner le bras pour amener la cuillère à la bouche ?
Notre hypothèse est que ces objets agissent à la place des enfants, en négociant la relation somatique avec la nourriture et les boissons. La dimension somatique est fondamentale : il n’est pas question pour les enfants d’acquérir un savoir faire générique, mais précisément un savoir faire strictement somatique. Et même si le parent, par exemple, s’efforce d’expliquer ou de montrer comment tenir la fourchette, ce sera à l’enfant d’apprendre, par lui-même, au prix de nombreuses tentatives, à gérer la coordination des mouvements, l’articulation des doigts, du poignet, etc. C’est tout l’ensemble des compétences somatiques, en grande majorité tacites, qui est mis en cause.
Plutôt que faciliter l’apprentissage, ces objets semblent le ralentir, en renvoyant à plus tard le moment où les petits seront effectivement capables d’utiliser la vaisselle des adultes. Et où ils devront aussi s’habituer à des formes et matériaux nouveaux : finie la consistance caoutchouteuse de la cuillère en silicone, remplacée par le dur métal de celle des grands, adieu le bol en plastique à lancer nonchalamment en l’air, remplacé par l’assiette en céramique, à laquelle il devra vraiment faire attention.
Si en théorie les accessoires de baby food design sont conçus pour répondre aux exigences et au développement de l’âge de l’enfant, ils ne font en réalité autre chose que construire une certaine idée de l’enfant à table et, surtout, construire un monde spécial de l’enfant à table, de ses besoins et de ses compétences. En particulier, au lieu de l’aider à acquérir les compétences nécessaires à son autonomie, ils semblent les renvoyer, en construisant un énonciataire non compétent.
Le monde du baby food design est, en substance, un monde créé pour limiter les erreurs, qui ne laisse pas de place aux erreurs, aux chutes et aux faux-pas. Donc il n’apprend pas, effectivement, à l’enfant une attitude narrative efficace, qui le conduise à être capable d’organiser plan d’action le plus pertinent pour atteindre un objectif, la meilleure stratégie et les tactiques qui lui sont relatives. Il est l’opposé, de ce point de vue, de la pédagogie de Montessori qui voit au contraire l’enfant comme un être compétent, qui doit être amené à faire lui-même, à utiliser en toute autonomie les couverts, à manipuler des objets même, si l’on peut dire, dangereux afin d’apprendre justement à s’en servir. Avec l’adulte qui doit suivre et observer, mais ne pas intervenir et faire place à l’enfant.
6. Questions d’étiquette
Du point de vue du devoir faire, et de ceux que l’on peut considérer comme les codes de bonne tenue à table, ce débrayage de l’objet que nous avons observé fait que nous nous trouvons face à des enfants qui ne font pas de gouttes, ne renversent pas d’assiettes, ne se salissent pas (trop) : ce n’est pas grâce à l’acquisition de quelque compétence somatique qui les rend capables de manipuler efficacement les ustensiles de table, mais en vertu du fait que la compétence est prise en charge par l’objet lui-même.
Cette question peut s’insérer dans un raisonnement plus large sur les régimes interactantiels et les types de stratégies qu’une subjectivité peut mettre en œuvre en relation avec d’autres actants. Nous faisons référence à l’opposition mise au point par Landowski (2006) concernant les formes de relations intersubjectives : elles peuvent avoir lieu dans un régime de programmation (et donc de régularité et contrôle) ou dans un régime d’accident (relevant donc du hasard et de l’incontrôlable), ou dans les subcontraires respectifs (l’ajustement, qui implique une sensibilité réciproque, et la manipulation, qui implique une intentionnalité dans l’organisation des actions). Dans le carré sémiotique, la catégorie sémantique est articulée comme suit :
Ce modèle nous permet de définir le réseau interactantiel qui articule les rapports entre acteurs humains (enfant, adulte) et non-humains (objets de table, autres objets, la table même, le contexte général). Les accessoires que nous avons analysés concrétisent sur tous les plans un régime de programmation. Grâce à eux, les adultes essaient de contrôler des actions, réactions, gestes potentiellement maladroits de leurs enfants, qui ont au contraire tendance à créer continuellement le chaos et l’accident, à renverser des verres involontairement, à projeter de la nourriture partout, à procéder à tâtons, en enfreignant, consciemment ou pas, tout type d’étiquette. D’autre part, la situation la plus efficace dériverait de l’acquisition d’une compétence d’ajustement, principalement somatique, avec laquelle les petits sont capables de mesurer la force et de coordonner le contact avec les objets et les aliments. Ce régime d’ajustement devrait marcher main dans la main avec l’intentionnalité, avec laquelle pouvoir manipuler des objets, organiser et développer des programmes narratifs, des objectifs et des actions relatives, en fonction des différents contextes et des règles spécifiques de convivialité.
Conclusions
Les accessoires du baby food design vont dans le sens du contrôle et de la programmation, d’une manière de se tenir à table qui tend à apprivoiser les comportements des enfants sans cependant, avec tout cela, forcément éduquer. Ils font faire sans apporter la compétence. L’enfant accomplit en fait une performance plus ou moins bienséante, plus ou moins contrôlée, sans que celle-ci soit liée à une compétence, à un savoir faire qui n’est pas abstrait (la connaissance des codes de comportement, des bonnes manières) mais avant tout somatique. Les enfants font, par le biais des objets, sans cependant savoir faire.
Les accessoires de table mettent en place de formes de bio-régulation et d’apprivoisement corporel via une délégation à l’acteur non-humain qui prévoit et prescrit, rend possible ou empêche. Les petits hybrides à table sont donc tels car l’objet agit sur le plan somatique, en empêchant un certain type d’actions et en essayant d’éviter des accidents plus ou moins embarrassants, plus ou moins ennuyeux.
Le rituel disparaît ainsi : l’apprentissage et l’incorporation, essai après essai, tentative après tentative, de ce qui est permis, de ce qu’il est défendu de faire à table se déplace – se traduit, dirait Latour – sur les objets.
Ce sont les objets qui contribuent à constituer la personne sociale « enfant à table ». Plus encore : cette personne hybride enfant-accessoires sous-tend et met en place, comme nous l’avons vu, un réseau de relations plus étendu, comprenant, d’un côté, l’acteur humain adulte et, de l’autre, des types spécifiques d’aliments. Le contexte du repas peut ainsi se reconstruire à partir des objets qui y prennent part, et inversement : si, d’un côté, on pourrait supposer que les règles de comportement à table devraient exister avant le repas et déterminer la façon de le vivre, y compris avec les objets qui y sont utilisés, on constate, d’un autre côté, que ces derniers sont en réalité des témoins qui pourraient réécrire les règles, informer les convives et, comme dans notre cas, aussi les former. Tout au moins jusqu’au prochain lancement de couverts – en caoutchouc.