Image du corps brûlé et matière du film Image of the burnt body and film material
Luca Acquarelli
Université de Lille
L’article analyse un cas spécifique de remontage artistique d’images d’archives concernant la violence de la guerre coloniale. En particulier, il s’agit d’une série de séquences concernant les effets du gaz moutarde utilisé par l’armée de l'air italienne pendant la guerre italo-éthiopienne de 1935-36. Comment montrer ces images sans tomber dans le risque de spectacularisation de la violence et tout en préservant une intention de dénonciation historique ? La stratégie artistique des deux cinéastes Gianikian et Ricci Lucchi, auteurs des films d'archives qui composent ce travail de remontage et de « refilmage », est ici analysée en proposant un regard interdisciplinaire sur son effet critique.
The article analyses a specific case of artistic re-editing of archival images concerning the violence of colonial war. In particular, it concerns a series of sequences concerning the effects of mustard gas used by the Italian air force during the Italo-Ethiopian war of 1935-36. How to show these images without risking the spectacularisation of the violence while preserving an intention of historical denunciation ? The artistic strategy of the two filmmakers Gianikian and Ricci Lucchi, authors of the archive films that make up this work of re-editing and re-filming, is analysed by proposing an interdisciplinary approach at its critical effect.
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Mots-clés : archive, brûlure, remontage, répétition, violence
Keywords : archive, burning, remontage, repetition, violence
L’image-choc et l’image-cliché
sont deux aspects de la même présence
(Sontag 2003 : 31).
1. Remonter la violence
Le corps brûlé, à la suite d’une violence destructrice par l’effacement des traits du corps et le dessèchement de la peau du visage, constitue, entre autres, un problème politique de représentation visuelle. Il peut s’agir d’un corps encore vivant, dont les blessures sont exposées, consciemment ou inconsciemment, à la vue des témoins ou de la caméra photographique ou filmique. Ou plutôt un cadavre, un corps mort pour des causes qui en ont défiguré les traits, ou qui, tout simplement, se décompose car il reste sans être enterré.
En tout cas, le corps brûlé, la peau brûlée, les tissus blessés, déchirés par la violence du feu (nous verrons qu’il s’agira aussi de substances corrosives et d’armes chimiques), posent un problème que je définirais comme étant à la fois esthétique et politique. Comment imaginer ce corps sans que l’excès de violence qu’il représente ne se dilue dans un simple spectacle auquel nous succombons avec fascination, au même titre que Léontios dans la République de Platon ? Comment donner à la défiguration son sens politique et historique ?
Des corps brûlés et de ce qui reste, de la peau et des muscles qui, comme une ruine sur le sol sèchent, noircissant sur les os : l’histoire de ces représentations artistiques ou médiatiques est fortement mobilisée, mais, à ma connaissance, encore aucune réflexion n’a élevé cette figure, le corps brûlé, au statut d’objet théorique. Un court article ne pourra évidemment combler cette lacune, mais je vais essayer de proposer quelques lignes de cette recherche. Dans le cas du film d’archive, plus précisément, je ferai référence à la répétition de quelques scènes dans deux films du duo de cinéastes Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi. Ce sont leurs films qui concernent le plus directement le fascisme italien : Pays Barbare (2013, 16 mm) et Lo specchio di Diana (1996, 16 mm). Le premier, en un mot, porte sur le colonialisme italien de l’époque fasciste mais aussi sur le fascisme tout court, le second sur la rhétorique de la réappropriation fasciste de l’antiquité, à travers en particulier le cas de l’assèchement du lac Nemi pour la récupération puis la restauration des navires de Caligula.
Pour ceux qui ne connaissent pas le travail des deux cinéastes, on pourrait penser que ces deux films appartiennent au genre documentaire. Et en vérité, une base documentaire est indéniable si l’on entend par là une volonté affirmée d’ancrer le film dans des phénomènes historiques, bien qu’avec des programmes narratifs uniquement esquissés. Par contre, leur travail est beaucoup plus complexe. Il pourrait appartenir au genre des found footage, des films réalisés en remontant des films d’archives, même si Gianikian et Ricci Lucchi refusent ce label. Au fil des ans, les deux cinéastes ont créé des archives cinématographiques et photographiques, des archives qui leur sont propres, constituées de métrages filmiques découverts dans les situations et les conditions les plus disparates et sur lesquels ils ont commencé un travail de « refilmage » et de remontage des pellicules qui a donné lieu à une importante filmographie. Leur art est un cinéma « image par image » dans le sens où le photogramme du film prend le statut d’une image fixe qui sera soumise à un recadrage, à de nouveaux changements de couleur et autres manipulations, puis à un montage.
Globalement, les deux cinéastes choisissent un procédé analytique sur des séquences d’archives qui subvertit, à partir de deux pôles apparemment opposés, un art cinématographique linéaire. D’une part, en travaillant par séparation et par des rythmes non homogènes du montage, les deux artistes libèrent la « tension » figurale du photogramme des amnésies du flux du film ; d’autre part, en travaillant par contagion, ils adoptent un « montage à distance » qui, plutôt que de juxtaposer ou de faire réagir les images entre elles, déroule les points de contact entre les images, ralentissant, rendant plus complexes et parfois niant les sauts analogiques ou les correspondances iconographiques et symboliques. L’épaisseur débordante des images est régulée narrativement par la linéarité des intertitres, les références énonciatives à une histoire chronologique, à l’archivage traditionnel du document et à la distance entre ici et là. Cette régulation, comparable à la tentative narrative au moment de l’éveil qui tente de mettre en ordre la matière visuelle des rêves, ne représente qu’un ancrage pour le spectateur, une aide pour son positionnement spatio-temporel. Mais une chose est sûre : ces films ne sont pas des documentaires historiques au sens traditionnel du terme.
La séquence à laquelle je me réfère, disais-je, est incluse à la fois dans Pays Barbare et Lo specchio di Diana, mais avec différents aspects de montage et différents sons. La séquence est composée de plusieurs scènes et nous nous concentrerons plus spécifiquement sur une d’entre elles composée de deux longs plans de quelques cadavres, que nous découvrirons plus clairement être des carcasses d’animaux, montrant des signes importants de brûlures, probablement causées par le bombardement au gaz moutarde.
La scène commence avec le même long plan dans les deux films où la caméra nous montre deux carcasses avant d’ouvrir sur un plan plus large (fig. 1 et fig. 2). Le deuxième plan est aussi le même pour ces deux films, un paysage aride avec des carcasses éparpillées ici et là, mais montré avec un mouvement de camera de droite à gauche pour Lo Specchio di Diana et de gauche à droite pour Pays Barbare. Un troisième plan de courte durée est présent seulement dans le film de 1996. Le ralenti ou, plus proprement, la succession des photogrammes, semble plus lente dans Lo Specchio di Diana que dans Pays Barbare.
Pourquoi, au-delà de ces modifications, cette scène revient-elle dans ces deux films qui, s’ils partagent un thème commun, sont très différents l’un de l’autre ? S’il est vrai que, même si c’est rare, les deux artistes ont déjà utilisé le remontage de la même scène dans d'autres films (d’ailleurs, entre les deux films il n’y a pas que cette scène qui est répétée), il me semble néanmoins que ce cas souligne l’importance de ces images. En même temps, cette répétition met en évidence les difficultés liées à ces images : comment les montrer ? Comment les insérer dans un montage ? Gianikian et Ricci Lucchi écrivent dans les notes de leur film Oh Uomo ! (2004, 35 mm), dernière œuvre d’une trilogie sur les catastrophes de la Première Guerre mondiale : « Nous nous demandons : comment représenter l’épouvante de la destruction du corps humain ? Jusqu’à quel point est-il juste et correct de montrer des images en même temps esthétiques et insoutenables ? » (Gianikian et Ricci Lucchi 2015a : 121) Comme je disais, c’est seulement après une dizaine de secondes que le spectateur se rend compte que les corps brulés ne sont que des corps d’animaux. Cette ambiguïté nous pousse à penser que cette séquence relève du même problème que les deux cinéastes se posaient dans leurs questions à propos de Oh Uomo ! J’y reviendrai.
Fig. 1. Yervant Gianikian e Angela Ricci Lucchi, Pays Barbare, capture d’écran, 2013
Fig. 2. Yervant Gianikian e Angela Ricci Lucchi, Pays Barbare, capture d’écran, 2013
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Cette scène est concevable dans le cadre d’une thématique qui semble récurrente dans la poétique des deux cinéastes : la juxtaposition de symboles religieux catholiques et de symboles de domination fasciste, qui sera reprise plus largement dans Pays Barbare. Pour un examen approfondi de cette hypothèse, voir Acquarelli 2017.
Dans le premier film, celui de 1996, Lo specchio di Diana, la scène est insérée dans une section (thématiquement définissable comme coloniale) qui commence par un intertitre inaugurant la scène avec les images de la visite de Mussolini en Libye : « Campagne de Tripoli de 1926 ». Cette scène est suivie d’un autre intertitre qui décrète l’aspectualité spatiale et temporelle à laquelle les images se réfèrent : « 1936 l’Afrique orientale italienne ». Trois scènes sont agencées à partir de ce titre : les avions prêts à partir, en montage alterné avec la série de bombes prêtes à être rangées dans les avions, probablement les terribles bombes C500 T chargées de gaz moutarde (elles apparaissent près d’un édicule catholique, cette dernière soulignée par le regard cinématographique des deux cinéastes1), les avions en vol, la scène des corps brûlés. Un montage qui semble vouloir rétablir une linéarité dans le processus de cause à effet du bombardement. La dernière scène avec les images des corps brûlés est suivie d’un écran noir où le texte suivant est superposé : « En 1944, les navires impériaux de Caligula furent détruits dans un incendie, provoqué par des soldats allemands en déroute ».
Le feu, opérateur de la métamorphose de la matière, n’est pas évoqué en association directe avec les corps brûlés mais en référence aux « protagonistes » de tout le film, les navires de Caligula, exhumés d’une opération d’archéologie par le drainage du lac Nemi, une des nombreuses opérations qui, à des fins de propagande, allaient dans la direction de la restauration de la gloire du passé romain.
2. Deux séquences sur la combustion
Dans Pays Barbare (2013), les trois longues scènes de la séquence sont insérées après un titre explicatif « Afrique Orientale 1935-37. Il n’y a pas eu de conflit ni de tension, pas de boucherie, pas de sang versé... et donc pas de conséquences : les massacres n’ont pas été documentés ». Au-delà de certaines différences mineures que nous n’aborderons pas ici, l’ordre des scènes est pratiquement inversé : d’abord le plan sur les corps brûlés, puis le hangar où figurent une série de bombes exposées à côté de l’édicule et enfin les avions qui décollent. Dans le montage de Pays Barbare, il faut considérer le contraste chromatique avec la scène précédant l’intertitre : si cette dernière est liée à un épisode d’érotisme colonial où un soldat en uniforme lave le cou d’une femme éthiopienne torse nu, la scène qui suit immédiatement l’intertitre plonge sur un plan serré de la chair et des os de ce que nous ne considérons comme un corps animal que lors d’un second regard.
Sans aucun effet de dissolution, le montage crée un court-circuit en passant d’une scène vaguement érotique, illustrant le cliché du sadisme de l’érotisme colonial, liquide, teinté de violet, sur le rythme d’une une musique douce et murmurée (fig. 3), à une scène de mort, celle d’un corps brûlé accompagné par un changement chromatique du film en couleur ocre, sur un son scandé par une succession espacée de gongs. Le contraste semble donc polariser le sens des deux séquences, mais en même temps il semble les faire entrer dans une dialectique, évoquant l’érotisme colonial aussi étroitement lié au côté plus directement destructeur de la violence coloniale.
Fig. 3. Yervant Gianikian e Angela Ricci Lucchi, Pays Barbare, capture d’écran, 2013
Comme on l’a déjà mentionné, il est impossible de discerner, à première vue, les qualités humaines ou animales de la structure osseuse des cadavres, parfois découvertes par les brûlures des tissus épidermiques et musculaires (fig. 1 et fig. 2). Seule une deuxième carcasse est explicitement animale et, rétrospectivement, cette scène informe le spectateur sur la nature des victimes de la dévastation. Cette ambiguïté vise à nous faire réfléchir sur la violence de la défiguration. Cela peut nous rappeler ce que Susan Sontag a écrit au sujet d'une lettre écrite par Virginia Woolf commentant des photos de la guerre civile espagnole : « Lorsque Woolf mentionne que le cadavre de la personne, sur l’une des photographies qu’elle a reçues, pourrait aussi bien être celui d’un cochon, elle souligne le fait que la portée meurtrière de la guerre détruit ce qui permet de reconnaître qu’une personne est un individu, et même un être humain. Telle est bien sûr l’apparence que prend la guerre pour qui la voit de loin, comme une image. » (Sontag 2003 : 69)
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Ce texte est une citation approximative de certaines parties de deux télégrammes de juin-juillet 1936 envoyés par Mussolini à Rodolfo Graziani, commandant des armées italiennes sur le front sud. La voix off de Gianikian est un montage libre mais assez fidèle du contenu de ces deux télégrammes. Les télégrammes originaux (en italien) sont mentionnés dans Rochat 1996 : 75. Dans les scènes suivantes, celles qui montreront les territoires éthiopiens filmés du point de vue des avions militaires en vol, un autre document est lu en voix off par Giovanna Marini. Il s’agit d'un passage d’un texte de Haile Selassie (rédigé en étroite collaboration avec l’ethnologue français Marcel Griaule) sur la guerre italo-éthiopienne, Une victoire de la “civilisation”, la vérité sur la guerre italo-éthiopienne (juillet 1936). L’extrait concerne la description de l’effet du gaz moutarde sur le territoire et sur la population.
Le commentaire de Gianikian en voix off, qui commence lorsque la caméra ouvre un plan plus large montrant les charognes dispersées sur le territoire aride, semble vouloir accélérer l’association de sens qui conduit à la dénonciation historique : « Télégramme de Mussolini : bon pour emploi gaz, pour raisons supérieures défense nationale. Pour en finir avec les rebelles, employez le gaz. J’autorise à nouveau politique de la terreur et extermination des rebelles et populations complices »2. Ce qui dans Lo specchio di Diana n’était montré que par les images, se concrétise ici par une association entre l’évocation directe d’un document historique et l’interprétation de la logique des images. La partie verbale opère donc un mouvement d’ancrage sur la linéarité chronologique du contexte historique. Cependant, cette dynamique signifiante induit de multiples résultats.
Le fait de proposer un second montage dix-sept ans après le premier, est probablement dicté par l’intention de dénoncer une fois de plus l’utilisation barbare du gaz moutarde par l’armée italienne lors de la guerre d’Éthiopie en 1935-37. On ne peut nier que les choix thématiques de Gianikian et Ricci Lucchi sont généralement suggérés par une volonté de dénoncer les injustices du XXe siècle. Mais ce n’est qu’une façon de voir leurs films et cela risque, à mon avis, de ne suggérer qu’une interprétation superficielle de leur travail. Leur esthétique semble donc aller au-delà de la dénonciation et proposer une manière de traiter la mémoire de ce passé problématique dans le contexte contemporain.
En avril 1996, année de Lo specchio di Diana, nous sommes en présence d’un événement politico-culturel important : la sortie du livre I gas di Mussolini édité par Angelo Del Boca. Pour la première fois, le livre rassemble les études les plus détaillées sur l’utilisation du gaz moutarde dans la guerre d’Éthiopie. La publication du livre, comme nous le raconte Del Boca lui-même dans son introduction, a suivi une période marquante de la discussion sur le gaz moutarde et, en général, sur la guerre d’Éthiopie en Italie. La controverse souterraine avait affecté les trente années précédentes, opposant les chercheurs aux journalistes et aux politiciens. Comme l’écrit Angelo Del Boca :
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Ce gouvernement, en activité de 1995 à 1996, a été considéré comme le premier cas d’un gouvernement technocratique en Italie, sans fonctions importantes attribuées à des personnalités proprement politiques.
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En effet, le premier livre d’Angelo Del Boca qui mentionne les gaz moutarde remonte à 1965 (Del Boca 1965).
Le secret a duré presque 80 ans. Si quelqu’un, avec des documents en main, essayait de prouver que le régime fasciste avait utilisé l’arme chimique pendant ses guerres en Afrique, on s’acharnait à le démentir rapidement et à tout prix, on le faisait taire, on le menaçait ou, au mieux, on se moquait de lui et on le clouait au pilori comme un anti-italien. Jamais un secret n’a été aussi obstinément défendu, d’abord par le régime fasciste, puis par l’Italie de la Première République. Il a fallu l’installation d’un gouvernement de techniciens, celui de Dini3, pour que le ministre de la Défense [...] décide d'admettre ce que nous écrivons depuis 1965 (Del Boca, 1996 : 17)4.
Au cours de cette année-là, 1996, la controverse avait atteint une intensité inhabituelle et on peut considérer, pour simplifier, qu’elle a été incarnée par deux auteurs : l’un, Del Boca, et l’autre, Indro Montanelli, un des journalistes les plus influents de la seconde moitié du XXe siècle en Italie, et, surtout, en tant que soldat d’active dans l’armée italienne pendant la guerre en Éthiopie, personne particulièrement apte à revendiquer un témoignage direct sur les faits. Del Boca écrit sur la reconnaissance officielle par les institutions :
Le 7 février 1996, soit soixante ans après la guerre d’Éthiopie, le Ministre de la défense, Général Domenico Corcione, répondant à quelques questions parlementaires, a finalement admis « qu’au cours de la guerre italo-éthiopienne, des bombes aériennes et des balles d’artillerie chargées d’ypérite et d’arsine étaient utilisées, et que l’utilisation de ces gaz était connue du maréchal Badoglio, qui a signé quelques rapports et communications sur ce sujet ». Six jours plus tard, dans sa célèbre chronique du Corriere della Sera, Indro Montanelli reconnaissait que les « documents ne lui convenaient pas » et se référant à une controverse vieille de trente ans, il écrivait : “On dit que les gaz étaient effectivement utilisés, comme vous l’avez écrit dans la reconstruction historique de cette entreprise”. Des excuses publiques ont suivi (Del Boca 2005 : 198).
3. Histoire et corps brûlé
Comment dépasser le piège du spectacle de la mort, la répétition médiale de l’abject qui tend vers le contrôle symbolique du traumatisme, afin de garantir un registre esthétique plus complexe ? Et cela, sans pour autant rendre la dénonciation des faits moins efficace ? Comment un spectateur peut-il assister de manière critique au macabre « spectacle » du corps brûlé ? Comment inscrire ces images dans la continuité d’un récit historique ? Le corps brûlé devient ainsi la figuration informe sur laquelle réinscrire le temps, fragmentant le défilé apollonien de l’histoire chronologique. En fait, on pourrait voir sous cette perspective des images aussi éloignées du fascisme que la célèbre photographie Grandmother Flees with Dying Grandson de Nick Ut, dans le Vietnam gorgé de napalm, afin de l’émanciper du scandale qu’elle provoque – scandale comme skazein, boitement obsessionnel entre rejet et attraction. Voilà des questions qui traversent, selon moi, toute l’œuvre de Gianikian et Ricci Lucchi, dont les réponses, dans leur aporie documentaire, se manifestent à travers des pistes interprétatives sur lesquelles nous essayons de faire la lumière.
Déjà Leon Battista Alberti dans son célèbre De pictura met en des termes congruents avec notre discours l’art de la composition et de la figuration des corps et la dimension de l’histoire :
La composition est cette façon réglée de peindre par laquelle les parties sont composées dans l’œuvre de peinture. Le grand œuvre du peintre, ce n’est pas le colosse, mais la représentation d’une histoire. […] Les parties de la représentation constituent les corps, la partie du corps constitue le membre, la partie du membre constitue la surface. Les premières parties d’une œuvre sont donc les surfaces, puisque les membres en sont issus, de même que des membres sont issus les corps et des corps l’histoire représentée ; et c’est bien ainsi que s’accomplit finalement et parfaitement l’œuvre du peintre […] dans la peinture des êtres animés, il est très utile de commencer par disposer mentalement les os en dessous, car ne pliant que très peu, ils occupent toujours une place fixe. Il faut ensuite fixer les nerfs et les muscles à leur place et en tout dernier lieu habiller les os et les muscles par des chairs et une peau. Mais ici, à ce que je vois, certains vont peut-être venir m’objecter ce que j’ai dit plus haut, à savoir que les choses qui ne sont pas visibles ne regardent en rien le peintre. Ils auront raison, mais de même que lorsque nous habillons un corps il faut d’abord dessiner de façon sous-jacente un nu pour l’envelopper ensuite de vêtements, de même pour la peinture d’un nu il faut d’abord disposer les os et les muscles, que tu recouvriras légèrement de chairs et de peau, afin que l’on comprenne sans difficulté où sont les muscles. (Alberti 2004 : 129-133)
La figuration de l’histoire semble donc passer par la visibilité des surfaces et la conscience que la chair est présente sous elles. Le corps intérieur avec sa masse organisée mais non directement visible n’est présent que dans le tissu lisse des figures de l’histoire. Le sujet peut devenir historique s’il entretient ces prémisses. Lorsque cette épaisseur enveloppante et suturante de la figuration se décompose, en brûlant dans notre cas – mais on pourrait évoquer d’autres cas comme celui de la blessure (cf. Mengoni 2012), le plus célèbre et débattu, surtout dans le domaine de la peinture votive –, la structure faite d’os et de muscles, explose alors la figuration « habillée » de l’histoire. Cette structure, qui tend maintenant vers l’état informe, perd son principe d’unité et, d’une certaine manière, son sens historique. Que se passe-t-il lorsque la surface enveloppante est enlevée et que la rugosité interne prend le dessus par les ouvertures de la brûlure ? Comment rendre lisible cette structure informe dans la perspective du « contemporain » ? (Agamben 2012 : 29)
En ce sens, l’ethos national italien n’a jamais vraiment été confronté à ces images de corps brûlés, un lieu de représentation que l’histoire n’a fait que toucher. Les photos des cadavres de la guerre d’Éthiopie, et en particulier celles liées à l’utilisation du gaz moutarde, n’ont pas trouvé une grande place dans le débat italien. En tout état de cause, la difficulté de montrer ces images est également évidente pour les historiens plus rigoureux qui ont mis en lumière la série de documents démontrant l’utilisation de ce gaz. En fait, cette iconographie n’a jamais été questionnée d’un point de vue esthétique.
Revenant aux deux films de Gianikian et Ricci Lucchi, pour mieux comprendre une interprétation possible de cette répétition des scènes en question, il nous faut faire une digression théorique. Je voudrais donc me référer à l’un des axes de recherche suggérés par le célèbre texte de Hal Foster The Return of the Real (1994), celui qui s’inspire de l’analyse de la série Death in America (1963) d’Andy Warhol par rapport au concept de réel traumatique. Il est difficile de penser à un lien direct entre le couple de cinéastes et l’artiste américain : nous nous permettons ici une comparaison à partir du concept de « répétition » qui, à travers Freud, est lié à la dimension traumatique et qui, à son tour, à travers Lacan, est liée au concept de réel.
Fig. 4. Andy Warhol, Ambulance Disaster, 1963
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La traduction française du terme « pops » par « passages » n’en rend pas justement la signification. Avec le terme « pop » (bruit sec, éclat), Foster veut indiquer, nous semble-t-il, la nature explosive de ces « incidents » de l’image, qui ouvrent un « trou » vers le réel. Pour le concept de réel chez Lacan, voir Lacan 1973.
Foster suggère que dans la répétition warholienne (fig. 4) il n’y a pas de représentation ou de simulation d’une image pure, mais une répétition qui va faire écran au réel entendu comme traumatique et qui, en même temps, fait émerger ce même réel au travers de petites divergences induites par le processus de reproduction-répétition. L’image « touche » ainsi la conscience du spectateur, une dynamique que Foster compare à la théorie du punctum barthésien (Barthes 1980). L’historien de l’art américain écrit : « Pour moi, un punctum surgit non du corps écroulé de la femme dans l’image supérieure d’Ambulance Disaster (1963), mais du pleurage obscène qui efface sa tête dans l’image inférieure ». Il ajoute : « ces passages [these pops], tels un saut dans un registre ou un délavage, font office d’équivalents visuels à nos rencontres manquées avec le réel5. » (Foster 2005 : 169)
Dans le cinéma de Gianikian et Ricci Lucchi, la répétition est, dans le cas de la scène en question, à distance. Le remontage de séquences identiques, mais dans un ordre inversé, entre les films de 1996 et 2013, peut nous faire penser à un moyen de faire ressortir le réel traumatique et, en même temps, de faire écran à ce même réel. Plus globalement il me semble que la répétition, bien qu’avec de petites différences, constitue la base du travail artistique des deux cinéastes. Placer et remonter des photogrammes qui exhibent « presque » la même image, en les montrant à une vitesse qui, parfois, tend davantage vers l’image fixe que vers l’image en mouvement, apparaît comme le moyen de simuler une répétition. Ou du moins de faire de la répétition l’un des mécanismes internes de leur cinéma. Bien sûr, il s’agit toujours d’un montage linéaire, et non d’un montage tabulaire comme celui de Warhol, qui montre les images en co-présence. Il faudrait sans doute penser plus généralement le film-photogramme (un film fait principalement comme un montage d’images fixes et seulement ensuite comme un montage de plans et de scènes) comme une forme de « quasi-répétition », mais qui néanmoins semble détenir une parenté avec les effets évoqués par Foster.
Fig. 5. Yervant Gianikian e Angela Ricci Lucchi, Pays Barbare, capture d’écran, 2013
Et, plus important encore, on retrouve dans les images de Gianikian et Ricci Lucchi les mêmes délabrements, apparemment accidentels, laissés sur le support même de l’image, comme dans l’œuvre de Warhol. Le film est abîmé, la moisissure en altère le matériau, un trou en forme de brûlure s’ouvre. Si la répétition « fait écran » à la mémoire traumatique de la colonisation éthiopienne, les pops accidentels du film permettent un accès renouvelé à cette mémoire.
- Note de bas de page 6 :
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À la page 37 du même article, ils ajoutent un autre passage très pertinent pour notre proposition d’analyse : « Il y avait donc ces brûlures, ces brûlures dues à l’arrêt de la pellicule devant la lampe incandescente. Cela se produisait surtout pour les scènes érotiques, dans le cinéma érotique ou pornographique ».
« Le corps nu des femmes et le corps du film » : cette phrase est récitée par la voix off de Gianikian lors d’une séquence centrale : on y voit des scènes qui préludent à la scène érotique coloniale déjà mentionnée. Je crois cependant que cette phrase prend tout son sens lorsqu’elle est directement associée à la séquence finale du film, où le corps nu de certaines femmes est exposé sur un support filmique fortement endommagé en correspondance avec leurs zones érogènes (fig. 5). La mémoire de cet « effet Pygmalion » n’est que la fissure la plus manifeste d’un paradigme qui embrasse l’ensemble du film, dans lequel le film et le corps des sujets représentés sont continuellement imbriqués. En fait, cette dernière séquence, un corps collectif de femmes éthiopiennes dansant, se transformant en une image négative verte et bleue, translucide sur fond bleu foncé et sous les déformations des dommages de la pellicule, nous offre, par un regard rétrospectif, la clé interprétative de ce film et, peut-être, d’un élément majeur dans la poétique de l’œuvre de Gianikian et Ricci Lucchi. Les deux cinéastes semblent indiquer cette interprétation dans leurs notes de 2007 sur les images trouvées concernant l’Éthiopie, puis publiées sous forme de « fragments de textes sur les archives ». Ils commencent par énoncer la phrase que nous venons de citer : « Les corps nus des femmes et le ‘corps’ du film, griffés, lacérés par d’innombrables visions. Notre lecture est double. Il y a les images, et la façon dont elles ont été consommées.6 » (Gianikian et Ricci Lucchi 2015b : 29) Dans cette dernière séquence de Pays Barbare, le film original est encadré dans un effet négatif rétro-éclairé et les brûlures du tissu filmique éclatent, comme dans une succession d’explosions, en écho aux brûlures de l’épiderme dans la scène des cadavres carbonisés dont nous avons parlé plus haut. Les mouvements des corps dans cette danse collective, rendus translucides et diaphanes par la manipulation, brûlés par la dégradation du film, expriment l’indécidabilité de la figuration : l’ouverture de la bouche est-elle un cri de chant ou un cri tordu de désespoir ? La flexion des corps est-elle un geste de danse ou une contraction de la douleur ? Le cinéma de Gianikian et Ricci Lucchi est donc un cinéma fait d’images épaisses qui, traitant de l’épaisseur du matériau du photogramme, acquièrent une dimension picturale. Nous pouvons donc revenir sur le passage du livre de Foster et le rendre opérationnel pour cette scène :
Le réel, dit Lacan en jouant sur les mots, est troumatique et j’ai déjà dit que le pleurage dans Ambulance Disaster est pour moi un tel trou, bien que je ne puisse dire quelle perte s’y représente. À travers ces trous ou ces passages [these pokes or pops], il nous semble presque toucher le réel, ce réel que la répétition des images à la fois éloigne et précipite vers nous (Foster 2005 : 170).
4. Esthétique de la brûlure et possibilité de la mémoire
Cette esthétique, conçue comme une partition du sensible et informée par ce montage anachronique, nous permet d’élaborer une sorte de subjectivité politique face à l’annihilation du corps, qui est aussi l’annihilation de la figure, la déflagration du support filmique ou pictural. Cette défiguration traverse l’épaisseur de la photo filmique : elle conduit à un réalisme matériel basé sur le « toucher oictural » et ouvre à une réflexion renouvelée sur l’image, le temps et la mémoire. Être touché par les images pour rendre l’histoire lisible. Les deux cinéastes eux-mêmes soulignent cet aspect “physique” de leur cinéma lié à la combustion et à la mémoire :
Sur la décomposition du matériau nitrate, ses transformations […] Aspect physique en continuelle mutation. Restent les supports déchirés de la pellicule : perforations, collages, fluorescences, couleurs éteintes, jusqu’au total effacement de l’image originale contenue sur le photogramme. Effacement de l’image de la guerre ; parenté entre le nitrate et la poudre à canon. Métamorphoses du cinéma « qui défile » en cinéma de matière collante, gommeuse, explosive. Dernier état du cinéma : devenir bombe explosive incendiaire de la mémoire (Gianikian et Ricci Lucchi, 2015a : 118-119).
Il est maintenant possible de comprendre pleinement l’expression « caméra analytique » utilisée pour désigner leur pratique cinématographique. Si l’adjectif « analytique » est lié aux processus de la mémoire, à l’inconscient cinématographique, il est aussi directement lié à cette matérialité du support. Dans un autre passage de leurs notes, les deux cinéastes semblent affirmer un concept fondamentalement très proche de la théorie de Hal Foster sur l’explosion accidentelle des images et leur dimension de traumatisme réel : « Rendre visible la dégradation du film, cette image endommagée, ce cinéma en perte. Pour nous, c’est une façon d’exposer la violence rentrée de ce matériel » (Gianikian et Ricci Lucchi 2015c : 18).
Le cinéma de Gianikian et Ricci Lucchi, telle est donc l’hypothèse esquissée dans cet article, ne renonce pas à montrer la défiguration des sujets (bien que dans la scène répétée dans les deux films évoqués plus haut il le fasse avec des corps non humains) mais en même temps il se donne une esthétique matérielle susceptible de travailler en profondeur la relation entre images et mémoire traumatique. L’explosion, la combustion, l’éclatement de l’image, est le geste pictural qui libère le photogramme du film de sa transparence et le ramène au contemporain, à travers des stratégies plus ou moins intentionnelles ou « esthétiques accidentelles » de la matière elle-même. Le regard de l’image sur le sujet spectateur n’est plus celui d’un sphinx. L’espace de l’imagination où germe le sens du « nous » devant la mémoire traumatique prend le pas sur le spectacle de la douleur et de la dévastation des corps. Un espace où il est possible faire mémoire de la catastrophe, en évitant la narcose politique de sa répétition consolatrice.