Sémir Badir, Magritte et les philosophes, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2021, 170 p.

Marion Colas-Blaise

Université du Luxembourg

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Texte intégral

Dès l’Avant-propos, le ton est donné : le dernier livre de Sémir Badir, intitulé Magritte et les philosophes, constitue un essai critique consacré à la « pensée en images » (p. 5) de René Magritte. Et les objectifs sont clairement énoncés : mettre en regard cette pensée avec celles des philosophes, au premier chef celles de Wittgenstein, de Sartre, de Platon, de Kant, de Hegel, de Nietzsche et de Foucault. Magritte les a tous fréquentés, à travers l’un ou l’autre livre de sa bibliothèque. À l’exception de Wittgenstein : Badir dit « avoir parié sur une coïncidence » (p. 149), une convergence entre les idées de Wittgenstein et de Magritte, à une même époque.

Note de bas de page 1 :

Magritte René, Écrits complets, Paris, Flammarion, 1979.

Il s’agit d’établir des échos entre les travaux des philosophes et les Écrits complets1 de Magritte, sans oublier ses peintures. Les analyses de tableaux sont nombreuses, moins des illustrations d’une thèse ou hypothèse, que leur mise à l’épreuve. D’où un va-et-vient passionnant et fécond entre la discussion de concepts développés dans les écrits, des documents d’époque, très éclairants, des données biographiques et des interprétations de tableaux. Badir argumente, critique (également au sens étymologique du terme), discute, interprète. On est sensible au versant critique de cet ouvrage, qui consiste également à passer en revue et à évaluer au fur et à mesure, voire à discréditer différentes voies interprétatives de tableaux donnés – par exemple, de ceux réunis au moment de l’exposition de Paris de 1948 (p. 106-108). Seule la « contemplation » des œuvres est interprétation.

Badir raconte aussi, n’hésitant pas à relater des anecdotes. Il situe les peintures dans leur contexte, en rapportant des fragments de vie, des doutes, des incertitudes, des projets. Il se fait l’écho d’événements marquants, telle l’exposition de 1948, et d’époques caractérisées par des « manières de peindre » : l’« ancienne manière », la « période vache », le « projet esthétique du plein soleil », le retour à l’ancienne manière dès 1949... Badir scrute les liens avec le surréalisme ; il retrace la discussion philosophique suscitée par la peinture impressionniste. Les tableaux analysés suivent eux-mêmes l’ordre chronologique.

C’est tout cela qui confère à l’entreprise de Badir son originalité et sa force. Les raisonnements, très serrés, font que, de « rebondissements » en « rebondissements », d’hypothèses confirmées et infirmées, relayées par d’autres hypothèses plus probantes, en analyses de tableaux, très suggestives, le lecteur est tenu en haleine. Un lecteur que Badir n’hésite pas à interpeller ou à prendre à témoin, le moment venu.

Aucun traité de philosophie, donc – bien que « philosophe de cœur » (p. 151), bien qu’ayant du « goût » pour la philosophie (p. 151), Magritte ne discute pas de thèses philosophiques, il souhaite même combattre celles-ci –, mais, sur un total de 170 pages, un « parcours de découverte » (p. 8) : une « enquête », dit la quatrième de couverture. L’ouvrage se caractérise par une réflexion de haut vol, l’érudition et l’élégance de la pensée et du style. Badir avance pas à pas, précautionneusement, tout en nuances. On note également le soin que prend l’auteur d’expliquer et de justifier sa démarche, qui pourrait accréditer l’idée que la peinture a besoin des mots pour être interprétée. Badir souhaite, au contraire, souligner l’« indépendance de la pensée en images » (p. 7).

Note de bas de page 2 :

Cf. Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, t. II, 1974, Paris, Gallimard.

Note de bas de page 3 :

Il peut être intéressant de relire ce passage à la lumière de la comparaison entre systèmes de signes à laquelle se livre Benveniste dans Problèmes de linguistique générale, op. cit. C’est par métaphore, écrit ce dernier (ibid., p. 60), qu’il est possible d’assimiler l’exécution d’une composition musicale à la production d’un énoncé de langue ou de chercher dans les arts de la figuration un répertoire iconique – une morphologie – et les agencements d’une syntaxe. Il est pertinent d’étudier les modalités de la transposition entre les systèmes de signes, non seulement de la représentation iconique vers l’énonciation verbale, mais également de celle-ci vers celle-là. En même temps, la signifiance mobilisant deux dimensions, sémiotique (au niveau du signe) et sémantique (au niveau de l’énonciation), et rendant ainsi possible l’accès au niveau métalinguistique, il incombe, d’après Benveniste, à la langue d’être l’interprétant des systèmes de signes non-linguistiques. Voir aussi la distinction, par Benveniste, entre systèmes où la signifiance est à chaque fois unique, liée à un projet d’expression artistique particulier, qui échappe à une convention partagée et aux prévisions que celle-ci autorise, et ceux dans lesquels elle est inhérente aux signes eux-mêmes et se prête par là à l’échange et à la communication. Pour une discussion et un prolongement, on se reportera à Maria Giulia Dondero, « L’énonciation énoncée dans l’image », dans M. Colas-Blaise, L. Perrin et G. M. Tore. (dir.), L’énonciation aujourd’hui, un concept clé des sciences du langage, Limoges, Lambert-Lucas, 2016, p. 241-258. Pour sa part, Badir note qu’« il ne saurait […] y avoir de dictionnaire paroles  – images parce que l’une, la parole, en disant tel et tel objet, entre en concordance avec l’acte analytique opéré par le dictionnaire, alors que l’autre, l’image, n’a pas d’existence en dehors des objets qu’elle montre » (p. 18). Au sujet du passage du « spectacle visuel à sa description par un énoncé verbal », conçu en termes de « transduction », voir également le Groupe µ, Principia Semiotica. Aux sources du sens, Paris, Les Impressions nouvelles, 2015, p. 94.

Contre la position théorique de Benveniste2, osera-t-on dire, rappelant que, pour ce dernier, la langue demeure l’unique interprétant des systèmes de signes non-linguistiques. La relation d’interprétance constitue alors la troisième relation entre systèmes sémiotiques, à côté de l’engendrement d’un système à partir d’un autre et de l’établissement d’une relation d’homologie. Il est d’autant plus remarquable que Magritte (Écrits complets, p. 380) oppose la « traduction » (de ce qui est montré en dire) à la « transposition », qui constitue une « rencontre »3. Même si, selon Badir, cette différenciation entre la traduction et la transposition reste floue (p. 15).

Note de bas de page 4 :

Il est question de « sémiologie » dans le chapitre consacré à Magritte et Platon ainsi que sur la quatrième de couverture. Nous ne nous attarderons pas, ici, sur les différences entre la sémiologie et la sémiotique.

L’ouvrage Magritte et les philosophes ne se réclame pas de la sémiotique4, du moins pas ouvertement. On n’y trouvera pas le métalangage coutumier de la sémiotique, ni les références ni les schématisations les plus usuelles. Les problématiques discutées n’en renvoient pas moins à des préoccupations éminemment sémiotiques, tout comme les analyses, dont l’esprit est clairement sémiotique.

Pour le premier chapitre, consacré à Magritte et au Wittgenstein du Tractatus, il en va ainsi de la spécificité de l’image par rapport au langage verbal ; de la notion de ressemblance, ou encore de la distinction entre la présentation et la représentation ; de l’opposition entre le dire et le montrer, ou encore entre le dire et l’évoquer ; finalement, de celle entre la dimension poétique et la dimension logique.

Dans le deuxième chapitre, qui focalise l’attention sur Magritte et Sartre, le regard est approché sous l’angle de la négation.

La notion d’épreuve (phénoménologique, sémiologique, métaphysique) est au foyer du rapprochement entre Magritte et Platon, alors que la (re)composition bénéficie du double regard de Magritte et de Kant.

La question de la liberté anime la rencontre entre Magritte et Hegel. Dans le sillage de Nietzsche, l’articulation entre l’esprit et la réalité « extramentale », l’action « réciproque » de l’univers mental et de l’univers a-mental (p. 125), est remise sur le chantier.

L’épilogue met en scène la rencontre entre Magritte et Foucault, autour de la question du langage, du rapport entre l’image et l’énoncé verbal. En quoi faut-il distinguer la similitude de la ressemblance ?

Tombons donc sous le charme de ce « parcours de découverte », en suivant le fil de l’argumentation. Non pas que les questions débattues ne soient pas transversales. Au contraire. Par exemple, le mystère évoqué par le tableau selon Magritte peut être approché sous l’angle du « Mystique » wittgensteinien et sous celui du néant sartrien. Mais les éclairages révèlent les facettes de la pensée de Magritte successivement. Et Badir prend le parti de raccrocher ces découvertes à des traditions philosophiques différentes, qu’il interroge de proche en proche.

Le parcours est rythmé par des stations où le dialogue se cultive. Pour commencer, celui qui se noue entre Magritte et Wittgenstein (p. 9-27). Comme le souligne Badir, les divergences entre le peintre penseur et le philosophe logicien sont réelles. Si la mise en parallèle n’en est pas moins féconde, c’est parce que tous deux mettent en avant la dichotomie « dire » vs « montrer » (aussi le chapitre est-il intitulé, opportunément, « Montrer »). Et Badir de comparer l’énoncé wittgensteinien « ce qui peut être montré ne peut être dit » à la formulation de Magritte en 1963 (Écrits complets, p. 380 ; cité p. 14). Si ce dernier fait de l’image peinte l’« égal » de la parole, il met également en avant ce qui les distingue : « Ce que l’image peut montrer, la parole peut le dire, ce que dit le langage, l’image ne peut le montrer ». Ce qui n’empêche pas l’objet prédiqué, par le montrer ou le dire, d’être « une même chose » (idem).

Badir s’en autorise pour préciser la notion de monstration à travers celles de ressemblance et d’évocation, qui sont centrales dans la pensée de Magritte. L’affaire est délicate, l’évocation étant dite « directe », alors que l’acte de montrer suppose ce que nous appelons une interface entre le tableau et le monde : la pensée (p. 21). Badir met l’accent sur la ressemblance qui se manifeste par un « ordre commun aux figures peintes et aux choses du monde » (p. 23). Un ordre que seule la pensée peut rendre « visible » (idem) et qui « évoque directement le mystère » (Écrits complets, p. 518) L’essentiel est là, pour Magritte et pour Badir, à sa suite : dans le fait que montrer, c’est « réunir » dans un certain ordre. Ce point est essentiel pour une deuxième raison : « […] la réunion apporte quelque chose aux objets qu’elle réunit » (p. 18) ; elle en tire un pouvoir « transcendant ». On sort donc d’une logique que l’on pourrait appeler logico-grammaticale, qui met en avant les agencements, les arrangements soumis à un ordre symbolique. Dans les termes d’une théorie sémiotique de l’énonciation, on pourrait parler, au contraire, d’une dynamique générant des grandeurs. Cette idée n’est peut-être pas si éloignée de la pensée de Magritte, dont la peinture souhaite se soustraire au pouvoir de nomination du langage (p. 18-19). Peindre, c’est faire quelque chose, c’est réunir des figures, non pas pour représenter la réalité, ni pour montrer des objets. L’image, note Badir, « institue un rapport entre l’homme et le monde, rapport défini par sa fonction qui est de montrer en réunissant des figures » (p. 22).

Un dernier point nous paraît important, qui n’est pas abordé directement dans l’ouvrage de Badir : dans quelle mesure ce rapport constitue-t-il un rapport possible, parmi d’autres rapports possibles ? Pourrait-il être fondé sur un ordre différent ?

Note de bas de page 5 :

Jacques Bouveresse, « “Le tableau me dit soi-même…”. La théorie de l’image dans la philosophie de Wittgenstein », Macula, 5/6, p. 158.

Note de bas de page 6 :

On pourra se reporter également à Marion Colas-Blaise, « Quand montrer, c’est ne pas dire. Une approche sémio-linguistique », dans H. De Chanay, M. Colas-Blaise et O. Le Guern (dir.), Dire / montrer. Au coeur du sens, Chambéry, Presses de l’Université de Savoie, 2013, p. 45-66.

C’est ce que Wittgenstein suggère dans son Tractatus, en introduisant le critère de la vérité : « L’image contient la possibilité de la situation qu’elle figure [darstellt] » (2.203). Et aussi : « Dans la proposition, les éléments de la situation sont pour ainsi dire rassemblés à titre d’essai [probeweise] » (ibid., 4.031). Enfin : « la proposition montre son sens. La proposition montre ce qu’il en est des états de choses quand [wenn] elle est vraie. Et elle dit qu’il en est ainsi » (4.022). « Si elle est vraie », selon la traduction de Jacques Bouveresse5, que nous adoptons. Le commentaire de Denis Perrin est éloquent : la proposition image chez Wittgenstein « présente la possibilité d’un état de choses » ou « la structure d’un état de choses possible ». En d’autres termes, montrer, ce serait conférer à l’état de choses un mode d’existence particulier : non plus celui de l’existence vérifiée, du fait constaté, mais celui de la possibilité. Et l’image proposerait la « possibilité » d’un état de choses possible6.

La position de Magritte serait-elle proche ? Nous retrouverons la question plus loin.

Le deuxième chapitre, intitulé « Nier en images (Magritte et Sartre) » (p. 29-47), met le doigt sur une question tout aussi essentielle : dans quelle mesure l’image peut-elle nier ? Et, en arrière-fond, l’image constitue-t-elle un énoncé et admet-elle le jugement ?

Note de bas de page 7 :

Jean-François Bordron, L’iconicité et ses images, Paris, PUF, 2011, p. 152-156.

Note de bas de page 8 :

Jean-François Bordron, Image et vérité. Essais sur les dimensions iconiques de la connaissance, Liège, Presses universitaires de Liège, 2013, p. 28-29.

La question de la négation par l’image est bien traitée en sémiotique. Surtout par Jean-François Bordron7, qui met la ressemblance en relation avec l’iconicité, la représentation relevant de l’ordre symbolique, qui fait valoir des règles et des conventions. Dans quelle mesure l’image peut-elle représenter ? Peut-elle asserter et prédiquer ? L’icône « ne prédique pas, il compose » (ibid., p. 166). En même temps, peut-on exclure que l’image constitue une proposition ? N’est-il possible de rendre compte de l’image qu’en termes de forces, de liens qui se nouent et se dénouent, de prises de consistance, d’assemblages et de mises en tension ? La position de Bordron (2013, p. 28-29)8, nuancée et prudente, qui n’assimile pas proposition et ordre symbolique, nous fait prendre toute la mesure de la difficulté :

il ne semble pas […] que, sauf convention particulière, l’image comprenne un opérateur de négation. Plus exactement, la dimension iconique de l’image n’exclut pas l’existence de marques symboliques mais ne l’exige pas non plus. Or la négation relève clairement de l’ordre symbolique. Il serait trop hâtif cependant d’affirmer que l’image n’a pas de contenu propositionnel. La proposition est, d’un certain point de vue, un icône sémantique, une « image des choses » selon la théorie dite du langage tableau.

Note de bas de page 9 :

Ces questions sont redoutables. Nous avons vu que la rencontre entre Magritte et Wittgenstein conduit Badir à considérer que l’image peinte prédique au même titre – quoique différemment – que la proposition logique (p. 17).

Note de bas de page 10 :

Cf. également Maria Giulia Dondero, « Les forces de la négation dans l’image », dans L. Acquarelli (dir.), Au prisme du figural. Le sens des images entre forme et force, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, p. 111-130 : en raison de l’absence d’une grammaire fondée sur des signes disjoints et des objets du monde naturel, l’image ne peut accepter la négation, à moins que l’on ne passe du signe à la textualité, en faisant « émerger les degrés de l’affirmation et de la négation dans la configuration globale du sens. Cette configuration globale du sens concerne une mise en tension entre directions, projections et forces en concurrence/opposition sur le plan de l’expression d’un côté, et des micro-parcours sémantiques en conflit sur le plan du contenu de l’autre ».

Dira-t-on que l’image, qui a un contenu propositionnel, n’accueille pas nécessairement l’assertion ? Dès lors qu’elle compose sans prédiquer9, serait-elle donc incapable de nier ? Même si la dimension iconique de l’image peut accepter des marques symboliques ? Gardons en tête ces questions10, auxquelles Badir répond à partir du cadre théorique qu’il se donne.

La position de notre auteur tient en deux points essentiels : d’une part, il n’y a pas de négation sans acte de pensée. Comme, pour Magritte, l’image s’emploie comme un acte de pensée, cela voudra-t-il dire que les bases sont données pour que l’image puisse nier ? D’autre part, on peut nier sans recourir à une langue ; encore faut-il que « d’autres formes d’expression se prêtent à la production de jugements » (p. 29).

Badir note ainsi une complexité : pour Sartre, la négation ne consiste pas nécessairement en un jugement. Elle peut dépendre d’un regard et de l’attitude interrogative que ce dernier manifeste. Et le regard peut constater un « non-être » (p. 30). La négation trouverait donc son ancrage dans des attitudes (notamment, dans des attentes, des surprises).

Se consacrant à l’analyse de huit peintures, Badir relève le défi de l’analyse concrète et de la mise à nu des significations « négatives » parce qu’associées à un non-être. Elles peuvent ainsi être liées à une « déréalisation » de la représentation, c’est-à-dire d’un non-être ou d’une non-présence voulue par l’absence d’intégrité des figures et la non-continuité (L’Homme du large). Elles peuvent résider également dans la mise en crise et dans le démontage de catégories oppositives (par exemple, le dedans vs le dehors, le haut vs le bas) (Le Mariage de minuit) ainsi que dans le devenir autre que nous appelons métamorphique et que Magritte considère, dans une lettre à Paul Nougé citée par Badir (p. 37), comme la « fusion » graduelle d’un objet dans un autre objet. La négation, note notre auteur (p. 45), est une « performance ».

Note de bas de page 11 :

Cf. Sartre, L’Être et le Néant, Paris, Gallimard, 1976 [1943], p. 38 ; cité p. 30.

Note de bas de page 12 :

Jean-François Bordron, « Vie(s) et diathèses », Actes Sémiotiques, no 115, 2012. URL : https://www.unilim.fr/actes-semiotiques/2654, DOI : 10.25965/as.2654 (consulté le 15 août 2021).

Note de bas de page 13 :

À ce sujet, voir les bases de la sémiotique visuelle développée par Greimas (1984) Au sujet de la qualification de certaines propriétés de translocales et de l’opération de seuillage ou de discrétisation, dont résultent les entités (visuelles, tactiles, olfactives, gustatives), cf. le Groupe µ, Principia Semiotica. Aux sources du sens, op. cit., p. 80-81. Il semblerait que, dans L’Homme du large, le spectateur soit dérouté par une sursegmentation, une parcellisation ou une fragmentation ainsi que par l’absence d’un continu pouvant accueillir la discrétisation.

Du point de vue sémiotique, la notion d’attitude, à laquelle Sartre recourt lui-même dans L’Être et le Néant – il est question, nous rappelle Badir, d’une « attitude humaine pourvue de signification »11 –, retient tout particulièrement notre attention. Comme le confirment les analyses de Badir, l’attitude interrogative qui est suffisante pour nier n’est pas l’équivalent de l’attitude élémentaire, au fondement de l’être au monde d’une instance sensible et percevante, que Bordron12 appelle diathétique. Dans ce cas, en effet, la qualité est une qualité « sans support d’objet ». Or, Badir montre en quoi la négation dans les tableaux de Magritte joue sur une attente, nourrie par un savoir encyclopédique et une croyance (notamment doxique) qui sont présupposés. Ils sont étayés par des catégories perceptives qui permettent non seulement de discrétiser et de segmenter la « réalité », mais encore de constituer des paquets de traits visuels en formants figuratifs – au besoin, en s’aidant des formants plastiques tels que les courbures, les contours ou les choix chromatiques –, au point que des figures peuvent émerger et renvoyer à des éléments du monde13. Si les images de Magritte nient, c’est parce que le spectateur projette un ordre, par exemple naturel, et une grille de lecture figurative – un arbre grandit en direction du ciel et n’est pas renversé… –, qu’un tableau peut aussitôt démentir. La « trame » est « déceptive et concessive » (p. 45). L’intéressant, c’est que ces significations négatives échappent non seulement au verbal, mais encore à tout langage symbolique.

Continuons encore. Nous venons de dire que la qualité peut être une qualité de rien. Or, le rien est mis en avant par Badir – « On a tout de suite vu qu’il n’y avait rien » (p. 43) – à la suite de Magritte : « Le Néant est la plus grande merveille du monde, […] Il retire l’existence des choses que le mystère rend possibles » (cité par Badir, p. 43). Mais sans doute les images ne montrent-elles pas une qualité en soi : elles « ne montrent rien qu’elles-mêmes » (p. 46). C’est par ce biais qu’on peut remonter vers une strate du sens « originaire », vers ce qui est présenté « pour la première fois » (p 47). Présenté et non représenté : comment définir la présentation dont il est question dès les premières pages de l’essai ? Dira-t-on que l’image met le monde en présence, en le découvrant en son mystère ? Nous retrouverons cette idée plus loin.

Le troisième chapitre est consacré à la rencontre de Magritte et de Platon autour d’un tableau en particulier : La Condition humaine. Il donne à voir un cadre interne qui, toutefois, n’est qu’esquissé : seule la tranche de droite est indiquée avec précision ; le cadre déborde sur la tenture de gauche ; le chevalet est en partie caché, alors que son tasseau reste visible. Quant au paysage (un chemin à l’avant-plan, un arbre isolé et quelques arbustes et arbres disposés sur les autres plans), qu’on aperçoit à travers la fenêtre, il est lui-même encadré par des rideaux de velours et par les bords de la fenêtre (le châssis et l’appui).

Nous franchissons un pas, car ce qui est interrogé désormais, c’est, nous dit Badir, la possibilité de voir la fabrication du tableau et la pratique du peintre. Ainsi que la « subjectivité » et la « temporalité » que Badir dit « inhérentes au spectacle du tableau représentant » (p. 51). Le spectacle de la peinture renvoie à une expérience phénoménologique. Faut-il conclure que, dans ce tableau, nous sommes face à un « portrait de paysage » ? Badir se met en quête des signes de la « mise en scène », ce qui justifie le fait qu’il parle d’épreuve sémiologique. Il montre alors en quoi les signes sont « trompeurs » :

en dépit de la solidité de la toile, la toile posée sur le chevalet semble transparente dans le même temps que le paysage naturel indubitablement représenté sur cette toile semble se confondre exactement avec sa peinture quoique nous n’ayons, en fait, aucun moyen de nous en assurer » (p. 57-58).

Le spectacle de la peinture est rendu « incertain » et l’interprétation phénoménologique est désavouée. Après la lecture phénoménologique et la lecture analytique, l’« épreuve métaphysique » couronne l’édifice interprétatif. Ce que vise Badir, c’est le rapport au monde et à la représentation.

Note de bas de page 14 :

Cf. Marion Colas-Blaise, « De la citation visuelle à la translation intermédiatique : éléments pour une approche sémiotique », dans S. Mellet, S. Marnette, J. M. López Muñoz, L. Rosier et C. Stolz (dir.), Discours rapporté, citation et pratiques sémiotiques, Louvain-la-Neuve, Academia Bruylant, 2011, p. 197-211.

Note de bas de page 15 :

Cf. également supra, au sujet de Wittgenstein.

Nous avons nous-même proposé une interprétation de La Condition humaine14. Nous avons noté un effet de citation interne, qui est immédiatement déjoué. En effet, le tableau citant (interne) déçoit les attentes, dans la mesure où il ne représente pas une réalité distincte du paysage d’automne. On s’attendrait, en effet, à ce que le tableau citant interne masque en partie le tableau cité (le paysage délimité par la fenêtre et les tentures) : or, il contient partiellement le tableau dans lequel il est contenu. D’où un effet de continuité entre l’image du tableau et le paysage qui l’entoure. Nous avons avancé que, parmi d’autres questions, ce tableau pose celle non seulement de la (re)présentation de la réalité, mais d’une possible abolition de la distance entre la réalité et sa (re)présentation. Comme si la « réalité » – le monde – reposait elle-même sur la réunion de figures dans un certain ordre : sur une « représentation en nous », écrit Magritte (Écrits complets, p. 144). Nous ajoutons : ce monde est possible, tout comme celui proposé par le tableau15.

Venons-nous de pêcher par excès interprétatif ? Peut-être. Il nous semble, néanmoins, que la question de l’ordre possible – celui proposé par le tableau et celui du monde, mis en rapport par la pensée – , de l’ordre qui peut aussi être autrement, mérite d’être débattue.

En même temps, sans doute avons-nous fait la moitié du chemin tracé par Badir (et encore différemment de ce que propose notre auteur). Laissons là l’idée de l’état de choses possible et de sa (re)présentation elle-même possible, et tournons-nous vers notre auteur. Ce dernier a soin de citer Magritte, qui ajoute à un commentaire de son tableau que « c’est ainsi que nous voyons le monde. Nous le voyons à l’extérieur de nous-mêmes et cependant nous n’en avons qu’une représentation en nous » (p. 60). Badir insiste ensuite sur un « renversement de perspective » : le tableau dit

que l’arbre réel et caché, situé à l’extérieur, nous l’atteignons par la pensée, comme il est du monde que nous nous représentons en nous, à l’intérieur de nous, alors que l’arbre peint visible depuis l’intérieur de la chambre figure le monde tel qu’il nous apparaît à l’extérieur de nous » (p. 62).

Le tableau apporte une solution à un problème. Badir se livre alors à une interrogation ambitieuse sur le rôle de la fenêtre et de la lumière, avant de conclure : « C’est là l’humaine condition qu’à la fois nous soyons dans le monde, à travers le regard que nous projetons en lui, et que le monde soit, pour nous, en nous, dans la représentation que rend possible notre regard » (p. 68). La condition humaine, selon la « double distribution, objective comme subjective, de son rapport au monde ressemble à l’intérieur et à l’extérieur » (idem).

Badir ajoute une dernière couche à la complexité, en mettant en avant la notion de point de vue : « Le point de vue choisi par Magritte a aboli la différence entre les choses et la peinture des choses » (p. 71). Cependant, faut-il en conclure, comme nous l’avons pressenti nous-mêmes, que la réalité est de l’ordre de la (re)présentation, « en nous » et « pour nous » ? La position de Badir peut être résumée ainsi :

En vérité, c’est la chose en soi qui est peinte sous un tel regard, non l’une ou l’autre de ses apparences. C’est par exemple l’arbre tel qu’il est à la fois peint sur un tableau et présent, même caché, dans le paysage réel. Cet arbre est un invariable, dont les apparences réelles et picturales sont les variables (p. 71).

Note de bas de page 16 :

Cf. René-Marie Jongen, « Ceci est un Magritte », dans N. Everaert-Desmedt (dir.), Magritte au risque de la sémiotique, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 1999, p. 224.

Avons-nous accès aux « apparences réelles » ? Si oui, comment ? Par l’image ? Le débat reste ouvert, tout comme la question du dédoublement de l’espace en intérieur et en extérieur. D’une part, « La Belle Captive et La Condition humaine, en rendant les images peintes identiques aux apparences, leur donnent à représenter les choses mêmes » (p. 72). D’autre part, sans doute l’image est-elle « image d’elle-même », plutôt que d’un déjà là qu’il s’agirait de représenter. Il importe de « voir tout ce que l’image montre et rien que ce qu’elle montre »16.

Badir rappelle l’allégorie de Platon, en substituant au soleil qui projette des ombres l’âme, qui est « souveraine dans le monde de la pensée » (p. 74). La « lumière vient de l’âme » (idem). Et Badir de conclure que « dans une apparence peinte, la réalité même du paysage a pu être figurée ». Serait-il impossible d’appréhender la réalité « directement », en dehors de l’apparence peinte ? Ce que les deux tableaux donnent à voir, « ce n’est donc ni la peinture ni la nature mais bien l’Idée de nature » (idem).

Note de bas de page 17 :

Le terme « motif » peut être pris dans l’acception que lui confère Denis Bertrand, Précis de sémiotique littéraire, Paris, Nathan, 2000, p. 263-264 : « Unité de discours figée et relativement autonome (sous forme de séquence ou de micro-récit), caractérisée d’un côté par sa stabilité narrative et figurative, et de l’autre par sa variabilité thématique : le motif (du mariage par exemple) peut recevoir différentes fonctions selon sa position dans le récit (en position de contrat initial ou de récompense finale) ». Si, toutefois, l’on accepte de dégager un soubassement narratif.

La prochaine étape du parcours entamé par notre auteur concerne la composition et la recomposition de l’image, sous les auspices de Magritte et de Kant (p. 75-96). Qu’il s’agisse d’études préparatoires, de commandes ou d’objets manufacturés, les tableaux accueillent des motifs17 qui migrent d’un tableau dans un autre. Notamment, c’est la question des séries que Badir souhaite traiter, en quête du « pourquoi » – selon Magritte, il s’agit de « mieux cerner le mystère, de mieux le posséder » (p. 83) – et de la différence significative entre les variantes. Ou, plus exactement, la variation vaudrait-elle pour elle-même, plutôt que l’idée de départ ? Il n’en est rien, répond Badir. Les séries revêtent une importance particulière : il importe, au fil des variantes, de résoudre un « problème » (p. 85). Et la série de tenir de la « démonstration ». Toute recomposition est une composition à neuf, sous un angle différent ; il s’agit de tenir compte d’« aspects » différents (p. 90). D’après Badir, le projet tend vers l’accomplissement de l’idée par la série de tableaux (par exemple, la série qui s’établit autour du Jockey perdu (p. 90)).

Y aurait-il une perspective méliorative, en direction d’un « mieux-peindre », de l’accomplissement suprême ? Peut-être.

Badir a soin, pour sa part, d’opposer aux régimes picturaux de présentation et de représentation celui de la composition. La composition dont l’imagination est un « équivalent » (p. 95). Et c’est par le biais de l’opposition entre les concepts de représentation et de présentation qu’il établit le dialogue avec Kant. Parler de composition, c’est évoquer l’association de l’imagination à l’entendement (p. 95). Ce qui importe, c’est la « mise en accord » de l’idée et de l’image, par la composition et à travers la recomposition. Badir s’en autorise pour parler d’« Images », dont l’« exposition » à travers des recompositions est « conforme au principe de leur composition » (p. 96).

Note de bas de page 18 :

Herman Parret, « Métamorphoses de la forme : le difforme, l’anti-forme, l’informe », dans F. Parouty-David et C. Zilberberg (dirs), Sémiotique et esthétique, Limoges, Pulim, 2003, p. 451-467.

Comment se libérer des chaînes que représente la beauté ? Telle est la question que Badir pose dans le cinquième chapitre (p. 97-120). Il considère que la « recherche d’émancipation », dont témoigne l’exposition à Paris de 1948, permet de renouer avec l’enseignement de Hegel (introduction à son cours d’Esthétique), en « pass[ant] la limite de la peinture (de l’art en général) comme concept » (p. 112). Comment s’émanciper et retrouver le plaisir de la peinture ? Par l’abandon de conceptions formelles associées au beau et de thèmes canoniques. Badir convoque Karl Rosenkranz et l’idée que la synthèse du beau et du laid réside dans le comique. Il peut s’agir de l’incongru et de la déformation, mais aussi de l’absence de forme – et il serait sans doute intéressant de voir dans quelle mesure l’interprétation des peintures de Magritte s’enrichit de la distinction entre deux variantes de la forme : l’anti-forme, qu’Herman Parret18 baptise forme-contingence, et l’informe, dont les opérations typiques sont le battement ou pulsation et l’entropie. Pour Herman Parret, l’entropie se traduit par la liquéfaction, l’écoulement, voire le visqueux. Or, Badir fait bien état, comme d’autres commentateurs, de la couleur qui dégouline, à mettre en rapport avec la matière fécale (p. 118). Enfin, dans quelle mesure peut-on parler, à propos de Magritte, d’une « esthétique légitime du laid » (p. 119) ?

Magritte et Nietzsche, un couple improbable ? Pas tant que cela, pourvu que l’on choisisse, comme Badir, le bon angle. Cette fois-ci, la promenade nous conduit à prendre un problème à bras-le-corps : celui du renouvellement de la manière de peindre, dans les années quarante, plus exactement le choix de la couleur vive, de la touche visible et d’un certain flou des figures (p. 124). En quoi l’« ancienne manière » s’oppose-t-elle à la peinture impressionniste ? Guidé par Magritte, et en compagnie de Nietzsche, Badir, vigilant et critique, y consacre des pages très denses. La peinture impressionnsiste constitue un art dionysiaque, l’ancienne peinture étant apollinienne. Ou la nouvelle manière de Magritte correspond à une « esthétique originale » (p. 137-138).

Ces réflexions se profilent sur l’arrière-fond des succès et des difficultés de Magritte, qui, dans les années quarante, rencontre parfois une certaine indifférence, voire incompréhension et hostilité, mais aussi de la volonté de Magritte de se retrouver autour des valeurs du surréalisme. Badir met en effet le changement de style en relation avec la rédaction d’un manifeste, en 1946, qui ne fut jamais publié. Plus exactement, il soutient que la position défendue est de nature métaphysique. Comment atteindre l’extramental, ce qui échappe à la connaissance et se dérobe aux yeux ? Telle semble être la question primordiale – celle que s’est posée Magritte –, qui prend des accents nietzschéens, comme le montre Badir (p. 127). Relisant des passages du manifeste, Badir caractérise cette nouvelle manière de peindre en ces termes :

La nouvelle manière cherche à se confronter à la métaphysique amentaliste en imposant une exposition délibérément subjective. Les couleurs s’accordent à la vision du peintre et mettent le spectateur à opérer, via l’expérience du tableau, un certain va-et-vient entre son esprit et les objets naturels qui sont représentés (p. 125-126).

Pour Magritte, l’intelligence doit servir le plaisir.

Aussi retrouvons-nous une question qui traverse l’ouvrage dans son intégralité : celle de notre rapport au monde. Pour le dire (trop) banalement : faut-il opposer un monde intérieur et un monde extérieur ? Pouvons-nous atteindre les choses en elles-mêmes ? Badir rappelle que Nietzsche dit le contraire. En même temps, le monde ne se réduit pas à l’expérience que l’homme peut en faire. La « vérité extra-morale de l’essence des choses » s’affranchit du rapport avec l’homme (p. 128). Ou, plus exactement : selon Nietzsche, le rapport entre les deux univers en présence doit être « esthétique » (p. 129). Revenons en arrière, un instant : n’avons-nous pas confirmation que l’interprétation que Badir propose de La condition humaine – même si ce tableau date de 1933 – est juste, contre celle qui voudrait que l’image ne soit image que d’elle-même ? C’est du moins ce qu’il faut penser dès lors qu’on lit Magritte à la lumière de Nietzsche. Dans le passage de Vérité et mensonge au sens extra-moral cité par Badir (p. 129), Nietzsche invite le peintre désireux de connaître l’essence des choses à passer « d’une sphère à l’autre », plutôt que de ne considérer que le « monde empirique » (Vérité et mensonge au sens extra-moral, cité par Badir, p. 129).

Enfin, si la rencontre entre Magritte et Nietzsche a bien lieu, c’est autour de l’intuition ; c’est autour du geste, aussi, et du sentiment (de la « vision sentimentale ») (p. 140-141). La « vision sentimentale », nous dit Magritte, ne se confond pas avec l’objet, « au point de le nier ». Dans la peinture impressionniste, le geste « symbolise » les « représentations inconscientes à travers lesquelles le peintre rencontre en lui, par le sentiment qui l’habite, la nature » (p. 141).

Au terme de ses investigations (p. 149-162), Badir, dira-t-on, réexamine les postulats du début : quel est le rapport entre la peinture et les mots ? Faut-il, à l’instar de Foucault dans Ceci n’est pas une pipe (1973), « transformer » la « substance picturale du tableau en substance verbale » (p. 156). D’une certaine manière, l’essai critique se clôt sur l’opposition liminaire entre le montrer et le dire. Il ne s’agit plus de Wittgenstein, mais de Foucault, qui recourt au calligramme pour associer « étroitement un énoncé verbal avec une image, de sorte que l’énoncé dise ce que montre l’image de son inscription, laquelle en retour montre ce que dit l’énoncé qui la dessine » (p. 158). Et c’est ce postulat que Badir s’emploie à commenter, à questionner, à démonter, à partir de l’opposition, chère à Magritte, entre la ressemblance et la similitude.

Et toujours, ce qui insiste, ce qui nous interroge et se dérobe à chaque fois, c’est la question de la représentation, face à la présentation. Le tableau peut-il représenter le monde ? Représente-t-il ce dont nous n’avons qu’une « représentation en nous » (Écrits complets, p. 144) ? Mais aussi : la représentation est-elle rendue possible par notre regard ? S’il est possible de parler d’une « esthétique de la présentation », dont la composition est le « pendant poïétique » (p. 95), la présentation a pour objet l’Idée esthétique. L’Avant-propos souligne l’importance de la présentation : si les images sont un « moyen de penser », c’est notamment en ce qu’elles « présentent ce qui est » (p. 6).

Qu’en est-il alors du versant sensible ? Magritte parlerait « à notre âme » (p. 62). Il faut voir, aussi, en quoi le sens nous « touche » (p. 63).

Essayons de conclure. Cet écrit passionnant est traversé par des lignes de force, chaque chapitre éclairant une facette d’un tout complexe. Par-delà la diversité des cadres théoriques mobilisés, la « pensée en images » de Magritte prend forme. Dégagera-t-on une « trame », en passant de la monstration d’un état de choses possible par une réunion des figures dans un ordre possible à une attitude interrogative ? Et de là, à l’« apparence peinte » distincte de l’« apparence réelle ». Mais aussi à la « mise en accord » de l’idée et de l’image, par l’effet de la composition, et grâce à la recomposition. En s’arrêtant, également, sur la réalité « extramentale » et sur un rapport de type esthétique entre deux univers en présence. En s’attardant, enfin, sur la différence entre la similitude, qui « indique la participation des choses au monde visible » (p. 157), et la ressemblance définie par l’action de la pensée.

Au fil de ces haltes, les interrogations se précisent et des réponses s’esquissent. On peut les décliner sous la forme de paires : la présentation et la représentation, la ressemblance et la similitude, l’extérieur et l’intérieur, le soleil et l’ombre... Est-on autorisé à dire que Magritte ne représente pas d’objet, ni n’en montre (Écrits complets, p. 377 ; cité p. 21) ; que, montrant à travers des figures, il met en présence, grâce à la pensée devenue visible ? Nous pensons que l’aspect de la présence, qui est aussi sensible – une autre manière de comprendre la présentation –, mériterait d’être creusé.

Avancer dans cette voie ne serait en tout cas pas contredire les propositions, très riches, de Badir. Nous l’avons vu : eu égard à la question, primordiale, du rapport au monde, notre auteur note que la pensée s’interpose entre la peinture et le Monde. Il répond, ainsi, à la question insistante que pose l’opposition entre un intérieur et un extérieur. De la même manière qu’avec Magritte et les philosophes, il aborde telles autres questions : ne connaissons-nous le monde qu’à travers une vision intérieure ? Ou, pour le dire avec nos propres mots, l’image n’est-elle image que d’elle-même ? Sans doute la peinture de Magritte gagne-t-elle, comme le suggère Nietzsche, à instaurer un va-et-vient entre deux « sphères », entre l’« essence des choses » et le « monde empirique ». Il faut privilégier la ressemblance et l’action de la pensée, qui est créatrice et construit le « lien entre des choses visibles » (p. 160), par exemple entre la pipe et un énoncé, contre la similitude. Ce qui « évoque » le mystère, c’est une « pipe posée sur un cendrier ou […] un paysage nocturne sous un ciel étoilé »… (Écrits complets, p. 503 ; cité p. 155).

Ou bien : un paysage nocturne sous un ciel éclatant. Magritte devient « ce montreur d’ombres », comme le suggère L’Empire des lumières, et « la pensée en images est par conséquent métaphysique » (p. 147). Osons dire que ces lignes résument l’essentiel de la réflexion que Badir développe, patiemment, avec beaucoup de bonheur.

La très belle analyse de L’Empire des lumières (p. 146) pourrait constituer le mot de la fin :

Il n’y a donc pas de réversibilité entre le jour et la nuit. L’extérieur est un espace profond et monumental, potentiellement animé par la course majestueuse des nuages ; l’intérieur, une image plane – façade aux volets clos, muret d’enceinte, portail fermé –, vitrifiée par des fenêtres dont l’illumination n’éclaire rien qu’elles-mêmes et, dans certaines versions de l’image, redoublée par la réverbération du réverbère dans une pièce d’eau… juxtaposition insubstantielle d’apparences. Tel serait notre univers mental dont les objets (au sens propre comme figuré, des platitudes…) se laissent à peine deviner dans la pénombre que délaye le lumignon de notre esprit.

Tout est-il dit ? Sans doute l’auteur de cet essai serait-il d’accord avec nous pour conclure qu’il reste toujours quelque chose à dire, à montrer, que nulle interprétation ne vient à bout de l’image et de la pensée de Magritte. Heureusement, et c’est la force de cet ouvrage que de le souligner. Est-ce éviter le risque de la « trahison », qui est celle « des livres en général » (p. 162) ? La seule réponse à apporter serait celle-ci : le rapport entre l’image et le langage est « infini » (idem).