Recueil des discours pour Jacques Fontanille prononcés le 8 octobre 2021 à l’occasion de la remise de l’ouvrage À même le sens

Collectif

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Plan
Texte intégral

Le 8 octobre 2021 a eu lieu, à Limoges, la cérémonie de remise à Jacques Fontanille d’un volume d’hommage en son honneur, intitulé À même le sens, publié par l’éditeur des sciences du langage, Lambert-Lucas. Soixante et un contributeurs et contributrices ont participé à cet important volume. Lors de la cérémonie, après le discours d’accueil et de remerciements de la présidente de l’université, Isabelle Klock-Fontanille, ainsi que l’hommage d’Isabella Pezzini, présidente de la Fédération Romane de Sémiotique (Fedros), dix prises de parole ont eu lieu, suivies d’un discours de remerciement de Jacques. Par-delà les récits d’un lien et les témoignages personnels, toujours émouvants, ces paroles ont aussi donné lieu à des réflexions et à des questionnements qui font de ce recueil un mini-dossier intéressant la recherche sémiotique contemporaine. C’est dans cette double perspective que nous le publions ici.

Nicolas COUÉGNAS

Université de Limoges

Je tiens tout d’abord à remercier chaleureusement Denis Bertrand et Ivan Darrault-Harris pour l’organisation de cette journée, et pour la longue et patiente confection du cadeau destiné à Jacques.

Le Département des Sciences du Langage de Limoges, et le Centre de Recherches Sémiotiques n’avaient pas encore eu l’occasion de manifester leur reconnaissance à celui qui a été le créateur de l’Équipe et du Département – initialement une année de licence, désormais un département au complet qui accueille entre 250 et 300 étudiants chaque année – et également à l’origine du Master Sémiotique, à l’époque un DESS.

François Laurent et moi-même, au nom du Département, du Master et du CeReS, sommes donc très heureux de ce premier acte. Donc merci à Ivan et à Denis, et merci bien sûr à Jacques, pour ce travail de création institutionnelle, fondateur et durable, qui est l’une des marques de fabrique de Jacques Fontanille au cours de sa carrière.

Ma deuxième salve de remerciements est un peu plus personnelle, et de nature générationnelle : nous sommes assez nombreux, dont certains présents ici, à avoir contracté une forme de dette à l’égard de Jacques, mais une dette heureuse, qui n’implique pas de contre-don bien identifiable, mais disons simplement le choix de vivre son métier avec passion et bonheur. Le travail de création institutionnelle de Jacques Fontanille a en effet eu comme conséquence, très bénéfique, au moins pour nous, de permettre le recrutement de nombreux chercheurs, plus ou moins jeunes, sémioticiens, à Limoges. C’est évidemment quelque chose de rare, on le sait trop, et de précieux. Et je souhaite à tous les directeurs de thèse une réussite comparable pour le recrutement de leurs doctorants.

L’opportunité qui nous a été offerte n’est pas vraiment une dette, car l’enseignant chercheur mérite sans doute son recrutement, et il est, une fois recruté, absolument maître de son destin et libre de mener sa carrière comme il l’entend. On pourrait dire que cela crée une sorte de maison, professionnelle, pas tout à fait au sens anthropologique, mais pour le confort et la sécurité spatio-temporelle offerte : un fois le don reçu, vous aurez toute une carrière pour penser votre contre-don, au gré de votre propre histoire. Donc merci à Jacques pour ce don, cette opportunité initiale, offerte à ses doctorants et pour tout ce qu’il engendre.

J’ai une dernière salve de commentaires, encore un peu plus personnelle, mais qui débouche sur une petite sémiotisation sommaire et qui mobilise quelques images et photographies d’époque.

Je me souviens très bien de la première fois où j’ai réellement rencontré Jacques, et où surtout je l’ai entendu. C’était dans un cours de licence de Lettres Modernes à Limoges, où il parlait d’un poète français, Apollinaire ou Verlaine, je ne sais plus exactement. Cela avait été une véritable expérience, un peu étrange, en tout cas très nouvelle : j’avais trouvé absolument incroyable, sans savoir exactement si c’était positif ou négatif, ce que cet enseignant arrivait à mettre en place à partir d’un simple texte, comme si l’on déployait à partir de la linéarité textuelle (ce n’est pas un mot que j’employais à cette époque) une épaisseur, un monde organisé, un cosmos articulé, comme si l’on passait de la dimension textuelle, plane, à un espace en trois dimensions. J’avoue que si je trouvais cette épaisseur a priori séduisante, je ne voyais pas du tout par quels chemins elle avait été créée ; cela restait un peu magique et me semblait difficilement répétable. Mais l’intérêt n’était pas de répéter, mais justement d’apercevoir la profondeur textuelle mise en perspective par le sémioticien.

Deuxième petit cliché : la découverte du Séminaire de Paris, que Jacques dirigeait, juste après le décès de Greimas. Séminaire qui avait lieu à la maison de l’Amérique Latine, devant une bonne centaine d’illustres chercheurs. J’avais déjà basculé dans le champ sémiotique, grâce à Jean-Didier Urbain, d’où ma présence à ce séminaire. Mais là, stupeur ! Jacques n’utilisait pas, pour s’exprimer, des concepts, mais une véritable langue, inconnue, dont je n’identifiais véritablement que les prépositions et quelques concepts ! S’en est suivi l’achat du Dictionnaire de Greimas et Courtés, en guise de méthode Assimil de la langue sémiotique, puis une thèse avec Jacques, avec Monsieur Fontanille, pour parfaire l’apprentissage.

Plus sérieusement, j’ai ensuite compris, ou cru comprendre, qu’il n’y avait pas une langue sémiotique, ni une seule manière de construire un cosmos sémiotique – l’épaisseur 3D construite à partir du texte - mais que chaque sémioticien, ou peut-être chaque famille de sémioticien, avait sa langue et sa manière de faire cosmos.

Il me semble aujourd’hui que l’une des façons de décrire ces styles sémiotiques, dont celui de Jacques, réside dans la place dévolue à la boîte noire, à la célèbre case vide deleuzienne (le 6e critère pour identifier une pensée structurale.)

Chaque sémioticien un peu singulier a sa ou ses boîtes noires. Je ne les décrirai pas ici car ce n’est pas le moment, mais par exemple le manque que comble l’entreprise de naturalisation de Jean Petitot n’est pas le manque, ou la boîte noire, ou les creux de sens qu’essaye de sémiotiser l’écologie sémiotique de Pierluigi Basso, ni tout à fait la continuité recherchée par la sémiotique cognitive du Groupe µ dans les Principia Semiotica, ou l’entreprise de dévoilement herméneutique d’un Badir ou d’un Bertin.

Chez Jacques Fontanille, il me semble qu’il en va un peu différemment et que l’attractivité de ses textes vient, pour partie, d’une certaine constance épistémologique et surtout de ce que l’on pourrait appeler une fiducie théorique, qui toutes deux guident sa démarche. Il a une phrase clé en la matière, formulée en langue non sémiotique : « ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain ! » Autrement dit, construire à partir de l’existant, et pratiquer une sémiotique cumulative, progressive, qui respecte le plus possible les différentes strates temporelles de la théorie.

Ses constructions, innovations, inventions ou révolutions se déploient quasiment toujours à partir d’un point ferme, acquis, par ajouts successifs et reformulations, jusqu’où l’ultime systématisation peut le mener, pour créer un cosmos sémiotique supra-ordonné, où l’interprétation se fait calcul potentiel. Et là, dans ce dispositif de création sémiotique, la boîte noire est toujours en quelque sorte externe, à l’horizon, autour du déploiement théorique, prête à se dissoudre à la prochaine poussée théorique.

On peut trouver dans son œuvre de très nombreux exemples et variétés de ce déploiement théorique caractéristique : centripète comme la sémiotique tensive par rapport au modèle génératif standard, ou centrifuge pour la sémiotique des pratiques, par rapport à ce même modèle standard. Ou encore la reprise tensive du parcours génératif, où la dynamique tensive se ressaisit de la générativité, en une construction phéno-générative. Ou bien encore sa théorie du genre textuel, où l’on croise, comme figure bien représentative de la volonté d’ordonnancement, d’opération de systématisation le tryptique : cohésion / cohérence / congruence.

J’arrête là, pour ces quelques mots destinés à rendre hommage à la créativité scientifique, et aux voies de cette créativité. Merci à Jacques pour cette ouverture vers les langues et les cosmos sémiotiques, et pour l’incitation constante à la créativité et à la cohérence.

Je finis par une citation de John Dewey que je dédie à Jacques, en me demandant si l’on peut remplacer pragmatisme par sémiotique : « Avec le pragmatisme (la sémiotique ?) une théorie devient un instrument (...), elle nous sert non pas à nous reposer mais à nous porter en avant, et nous permet, à l’occasion, de refaire le monde ».

Herman PARRET

Université de Louvain

Mon propos est ludique, anecdotique, frivole même. Rien de substantiel, ni de savant. Comme je représente dans cette assemblée la « première génération », c’est-à-dire les dinosaures de l’histoire de la sémiotique dite « École de Paris », les « sémioticiens émérites », je me dois d’évoquer pour un instant la période du rassemblement autour de Greimas dans les années soixante-dix, et même avant. En effet, avant que Jacques n’entre en scène vers 74, Greimas s’était déjà fait entourer, juste après la publication de Sémantique structurale en 66, par quelques brillants spécimens de la fine fleur intellectuelle de mai-68 : Coquet, Rastier, Zilberberg, Courtés, Kristeva, Landowski, et je me souviens d’y avoir aperçu aussi Ducrot, Genette même, sans doute Petitot également, tous entassés dans une bibliothèque exiguë du Collège de France où se rassemblait cette société secrète autour d’un Maître qui imposait par sa simplicité paysanne. Si j’avais rencontré le Jacques de cette époque, ç’aurait été à la rue Gay-Lussac où l’on défendait les idéaux de mai-68, en jetant des pierres, lui à 19 ans, moi dix ans de plus, donc plus sage, surtout inquiet d’être expulsé du territoire français en tant que résident belge. Mais, en vérité, je n’ai aucun souvenir d’une telle rencontre révolutionnaire... En effet, ce n’est qu’en 74 que les deux « cadets », Jacques et Denis, ont rejoint Greimas, à l’époque glorieuse du Séminaire, « glorieux » non pas seulement en tant que mondanité comme étaient également les séminaires de Lacan et de Barthes – ces centaines de personnes entassées dans de trop petites salles, proximité des corps et des idées… C’était surtout un temps où les intuitions structurales les plus inspirées de Greimas prenaient de la chair avec des thématiques comme les modalités, la véridiction, la manipulation, les passions… J’étais souvent aux États-Unis à cette époque. Mon éloignement n’était pas seulement géographique. J’étais et je suis d’ailleurs resté toujours le prototype du périphérique – à l’extérieur du boulevard périphérique (qu’on vînt de Tours, de Bruxelles ou du Texas, on avait quelque peu le même statut pour les parisocentriques), mais « périphérique » et sympathisant, aussi vu mes origines archi-classiques de philosophe, imprégnée de phénoménologie husserlienne, se passionnant en même temps pour la philosophie du langage et plus spécialement pour l’épistémologie de la linguistique structurale... Chaque fois que je revenais de M.I.T. ou de Berkeley en Europe, deux, trois fois par an, Greimas me demandait d’intervenir au Séminaire – j’ai fait mon exposé sur les modalités le 6 mars 1975, deux ans plus tard sur la manipulation et la véridiction, et ensuite sur les passions… Jacques était évidemment toujours présent au Séminaire, et je me souviens vaguement de lui comme d’un thésard consciencieux qui ne s’imposait pas mais dont les rares mots étaient toujours pertinents, un jeune savant modeste et monastique, docile, silencieux et introverti, mais déjà un trésor de science.

*

J’ai connu l’homme et ses écrits plutôt à travers le manuscrit du Savoir partagé que Jacques avait envoyé, vers 1985, pour publication dans la collection Actes sémiotiques que j’avais fondée chez Benjamins à Amsterdam et que je dirigeais avec Landowski et Paolo Fabbri. Jacques parle de ce livre, dans son interview très instructive avec Portela de 2006, comme son « jardin secret », et s’il est vrai que le livre a été peu lu et pas assez cité, c’est pourtant à travers cette lecture de Proust que j’ai commencé à apprécier le style de la modélisation fontanillienne. De prime abord Jacques voyait dans la Recherche un « laboratoire sémiotique », un hypertexte, mais il n’a pas pu cacher longtemps qu’il était surtout un amoureux de la Recherche, tout comme moi d’ailleurs qui était à cette époque – les années 80 – déjà à ma seconde lecture intégrale de l’œuvre. Ma lecture était évidemment plus intuitive et je pleurais souvent devant l’évaporation de l’amour d’Albertine et Marcel, devant les insondables malheurs que le désir et la séduction implantent dans les cœurs. Mais je n’avais jamais senti qu’il y a une « théorie de la connaissance » chez Proust, non pas seulement une esthétique par conséquent mais également une proto-épistémologie sémiotique... Je me rappelle, lors de ma lecture du Savoir partagé d’avoir sauté allègrement la première partie assez générale du livre, pour me jeter corps et âme dans la seconde partie qui est une perle de lucidité où les clochers de Martinville, le savoir pictural d’Elstir, le jet d’eau dans le tableau d’Hubert Robert sont compris et expliqués dans le cadre d’un hyper-savoir façonné par des points de vue, des perspectives, de déplacements des rôles figuratifs. J’ai relu la semaine passée avec le même plaisir et étonnement admiratif cette seconde partie de Savoir partagé, ce qui éclaire à nouveau et même plus que jamais ma quatrième lecture déjà de la Recherche, laquelle, ces temps-ci, donne saveur et bonheur à ma vie.

Le savoir partagé n’est pas le premier texte de Jacques que j’aie pu lire. Les plus vénérables, les « sémioticiens émérites » parmi vous, se rappellent certainement les Documents de Recherche, ces cahiers mythiques de la Société secrète des sémioticiens des années 80, à la triste couverture grise, antiquités recherchées aujourd’hui. Le numéro 16 de 1980 avait pour titre Le désespoir ou Les malheurs du cœur et le salut de l’esprit par Jacques Fontanille. J’ai un vague souvenir d’avoir lu alors ce cahier qui comporte sans doute le premier texte publié de Jacques, une analyse d’un fragment de La Semaine Sainte d’Aragon, texte de 1958. J’ai relu récemment cette analyse. On est encore dix ans avant La sémiotique des passions, mais la méthode y est déjà présente dans toute sa canonicité orthodoxe. Les tactiques de la narratologie greimassienne et de la syntaxe actantielle y sont déployées dans toute leur gloire. Ce que je me rappelle encore de ma lecture de ce texte n’est sans doute qu’un détail qui pourtant m’avait révolté à l’époque. C’est que Jacques y condamne la sagesse existentielle des dictionnaires – pour lui il s’agit plus particulièrement du Petit Robert, alors que je me tournais volontiers vers mon Littré adoré. Jacques y prétendait que le dictionnaire ne nous mène pas à une sémio-sémantique des significations, et voici le passage qui m’a fait tant de peine : « Les items du dictionnaire n’ont pas pour nous une valeur heuristique… Simple adjuvant du faire sémiotique, le dictionnaire n’est là que pour nous garantir de l’oubli ou de la myopie ; le travail sémiotique commence évidemment après l’inventaire, quand le système se construit […] ». Selon lui, il faut donc bien accepter que l’architectonique sémiotique est à préférer à la taxinomie des dictionnaires, mais quand même la pilule était dure à avaler pour moi qui dort enlacé avec mon Littré...

*

Depuis Le savoir partagé de 1987, Jacques nous a submergé d’une énorme production scripturale, au moins une quinzaine de livres, un nombre impressionnant d’ouvrages qu’il a dirigés, seul ou avec d’autres, et une liste d’articles, de trois à huit par an (j’en compte treize en 2003), cent-deux interventions dans les Actes sémiotiques... Et quelle continuité et homogénéité d’inspiration et de style ! On voit bien comment une thématique y génère la suivante. L’inspiration, au cours de ces trente-cinq ans de recherches, est de toute évidence orientée par des inquiétudes théoriques d’une impressionnante stabilité. Pratiques sémiotiques, on le sait tous bien, a amené sans doute le déplacement le plus significatif : du signe et du texte vers les pratiques, quotidiennes, culturelles et aussi institutionnelles, déplacement qui a généré un grand nombre de nouveaux corpus et domaines de recherche qui ont d’ailleurs inspiré un grand nombre de jeunes chercheurs à poursuivre les mêmes pistes. Certes, la linguistique, du discours et du texte, a ainsi perdu son statut de science humaine pilote au cours de ce long trajet, en faveur de la psycho-sociologie et récemment de l’ethno-anthropologie. Il est vrai que la sémiotique a toujours profité de son statut de « trans-discipline », et cet assez récent déplacement vers l’anthropologie élimine le danger d’une certaine sclérose dont souffrait l’ancienne sémio-linguistique post-saussurienne.

Le couronnement de ce foisonnement intellectuel, couronnement « provisoire » j’espère (mais j’en suis certain), est le volume que nous avons tous dans nos bagages maintenant : Ensemble. Pour une anthropologie sémiotique du Politique, « Politique-majuscule » avec un clin d’œil vers Aristote, cité en exergue à la première page du livre. Le « partage du savoir » et son incarnation dramatique chez le couple proustien Marcel et Albertine, où il n’y a que de la séduction, du bluff, de la manipulation, jusqu’au mensonge, était déjà une figure plus qu’humaine du « se présenter ensemble », sujet et domaine du livre que nous avons aujourd’hui dans les mains. Du Savoir partagé à Ensemble, quelle continuité des inquiétudes intellectuelles...

La transparence de la motivation théorique, ce style honnête d’une écriture qui invite à l’approfondissement et à l’étude de détail, c’est bien ce qui me séduit dans Ensemble. Je n’ai eu le temps, dans ces quelques jours, que pour l’étude du Préambule et de la Seconde Partie qui me fascine particulièrement, c’est-à-dire les « métamorphoses et mutations des collectifs » où l’importance des prédicats de consistance, de mobilité, de motilité, de viscosité et autres donnent à la topologie politique que l’anthropologie sémiotique de Jacques construit, un certain fondement esthétique – ce sont des prédicats dont la fonction est exercée par le corps, sa sensorialité, sa spatio-temporalité. Toute cette richesse, vous allez la découvrir lors de votre lecture d’Ensemble dans les jours à venir.

*

Je conclus par un souvenir particulièrement euphorisant. Dans ma collection de livres avec dédicace d’auteurs, je chéris l’exemplaire de Soma et Séma de 2004 où Jacques m’a fait la dédicace suivante : « Pour Herman, fidèle compagnon de la saga du sensible ». Saga du sensible, oui, cela a été aussi mon histoire, réinstaller le corps et la vie-minuscule et la Vie-majuscule même au noyau de mes spéculations. Contre les excès d’un constructivisme modélisant, contre une certaine dictature de la machinetta, selon un mot de Paolo Fabbri, mais sans sombrer dans le délire pseudo-phénoménologique, donner droit à la présence des sens et de leurs délicatesses, leurs filtrations et glorifications, sensorialité organisant les pratiques de la vie quotidienne mais aussi de la vie de la fiction, de l’impulsion, du rêve, de la science même.

J’adore la signification archaïsante de « compagnon ». Le compagnon n’est pas forcément un collègue, loin de là, les compagnons, plutôt, sont des sujets qui mènent ensemble le même combat, ils défendent un intérêt commun. « Fidèle » en plus suggère une aspectualité durative et une tendance à l’intensification passionnelle. C’est bien cette ambiance du compagnonnage et de la fidélité qui nous a rassemblés ici, « émérites » certes, mais certainement nous tous, pour magnifier un homme et son œuvre.

Bruxelles, 22-24 septembre 2021

Jean-Marie KLINKENBERG

Académie royale de Belgique, Groupe µ, Université de Liège

Jacques Fontanille : de la gourmandise à la citoyenneté

Non seulement je viens de loin, ce qui fait que je n’ai pas de Jacques Fontanille la connaissance que donne la proximité quotidienne, mais en outre, contrairement à d’autres qui viennent aussi de loin, je n’ai pas été biberonné au même lait que lui. Une double distance, donc. Mais on sait que la distance est une des conditions de la connaissance : elle permet parfois de mieux percevoir les lignes de force d’un paysage, et (un « et » qui est aussi un « mais ») elle oblige aussi à deviner, pour combler les manques. De sorte qu’elle crée souvent les distorsions, les illusions, les mirages. Il y a là un risque que j’accepte, comme Ivan et Denis l’ont accepté en me faisant l’honneur et l’amitié de m’adresser à Jacques ; un risque que j’accepte, non sans la crainte de la trahison, mais avec la certitude qu’une certaine complicité saura prévenir cette dernière.

Une des premières lignes de force qui se détachent lorsque je contemple le paysage Fontanille, c’est la gourmandise. J’ai toujours été frappé, en le lisant, par le nombre et la diversité des objets à partir de quoi sa réflexion s’élançait. De Capitale de la douleur d’Éluard à la cuisine de Michel Bras, et de l’œuvre du lituanien Ciurlionis au « futurisme apocalyptique » des Ayoreos, une population du Chaco dont j’ai fait la connaissance tout récemment en lisant le manuscrit de son dernier opus. Cette gourmandise n’est pas celle du dilettante papillonnant, qui picore quelques miettes de tous les plats. Fontanille ne multiplie pas les exemples pour le plaisir de les diversifier. Non : il offre aux objets qu’il fréquente l’attention soutenue de celui qui veut les pénétrer. Car toutes ses démarches visent à la compréhension du monde. À comprendre les plus minuscules facettes de la matière sensible, les plus secrètes dimensions de l’espace ou des couleurs, les plus discrètes manifestations du sens.

Une deuxième ligne de force est celle de la générosité. Comme je viens de loin, je ne peux pas savoir quelle relation Jacques Fontanille entretient avec ses étudiants et ses doctorants. Mais je sais au moins trois choses. La première, c’est que dans le monde entier, il peut compter sur un vaste réseau d’amples et de solides fidélités. Ce que je sais aussi c’est qu’à de nombreuses reprises, le maître a voulu adouber des disciples, comme il avait lui-même été adoubé en publiant avec Greimas la Sémiotique des passions ; et que, par cette onction, les disciples sont devenus des compagnons et des égaux. Car il s’agit moins de rassembler que de faire grandir et d’essaimer. Et cela m’amène à une troisième espèce de générosité. Celle-là est de nature intellectuelle et elle a une vocation universelle. J’ai en tête tout un panthéon de personnalités (j’y vois – je cite en vrac – des figures aussi différentes les unes des autres que Paul Valéry, Roland Barthes, Umberto Eco...) qui ont en commun d’être des pourvoyeurs d’hypothèses, des ouvreurs de perspectives, des inventeurs inlassables, semant des idées à foison, sans nécessairement les ramasser eux-mêmes, mais les offrant à qui saura les développer et s’en servir. Jacques Fontanille, assurément, est de cette race.

J’ai parlé de la richesse et de la diversité des objets qu’étudie Fontanille Mais ces objets ne sont pas des choses inertes sur quoi il se pencherait avec une minutie de médecin légiste. On sent qu’il noue avec eux des relations charnelles.

Et c’est ici que je dois prononcer pour la seconde fois le mot sensible, qui me parait un des termes décrivant le mieux la troisième des lignes de force du paysage Fontanille.

On sait que ce mot est depuis un certain temps utilisé par les sémioticiens dans un sens dérivant de celui que lui donnait déjà Aristote, à travers ses traducteurs : « Ce qui peut être perçu par les sens. » Mais ce mot suscite dans nos compétences linguistiques bien des vibrations, surtout si on lui ôte son statut substantival, qui contribue à la stabiliser et à le refroidir ; et il n’est pas sûr que tout en l’utilisant dans son sens technique, Fontanille n’éprouve pas une secrète délectation à se souvenir de ces vibrations. Est sensible celui ou celle qui éprouve certaines sensations à un haut degré, qui a une faculté aiguë de percevoir lesdites sensations. Un de mes amis, qui fut un bref instant membre du Groupe µ, a jadis publié à propos de Valéry un petit livre intitulé La tentation du sensible (répondant de toute évidence au Paul Valéry et la tentation de l’esprit de Marcel Raymond). J’aimerais que ce titre puisse être repris pour une des monographies qui seront un jour consacrées à celui que nous fêtons : Jacques Fontanille ou la tentation du sensible.

Trois lignes de force. Il y en a d’autres.

En effet, le paysage dont j’ai parlé n’est pas traversé par un long fleuve tranquille. Il est parcouru de routes et de chemins de traverses ; et comme tout paysage, il change avec le temps et la lumière, tout en restant le même. Ce sont ses inflexions qui m’intéressent ici. Et pour en parler, je repartirai du sensible, cette fois dans la première acception du terme.

Car ce qui m’a beaucoup intéressé, dans le cheminement de Fontanille, c’est sa lutte non pas avec l’ange, mais avec l’ontologie.

Dans sa Sémiotique du visible (1995), livre consacré à la façon dont le sens vient à la lumière, il se pose encore la question de savoir si la perception est sémiotisée. Il fréquente donc l’horizon ontique mais avec la crainte que surviennent des incidents de frontière avec les sciences de la nature ou avec la philosophie. Et la tentation reste encore forte, à ce moment, d’enfermer le double phénomène physique et physiologique (physique est la nature de la lumière ; physiologique, la perception de cette lumière) dans les schémas logiques du carré sémiotique. Fontanille ouvre toutefois une porte de sortie : il se fait que la lumière est une énergie (c’est du moins ce que dit une des sciences de la nature pour lesquelles elle est tantôt flux de radiations ou tantôt un flux de particules). Et c’est cette caractéristique qui intéresse le chercheur : en tant qu’énergie, la lumière est créatrice de tensions et de différences. Dès lors, les schémas tensifs et modaux viennent bien à point pour en décrire les effets. Et on voit l’attention de Fontanille s’orienter du côté de la portée passionnelle de la variation : la formation d’états, états physiques d’un côté, états d’âme de l’autre.

À partir de là se pose une question, ou plutôt une batterie de questions auxquelles toute l’œuvre de Fontanille tente de répondre : la textualité est-elle le seul objet possible de l’analyse sémiotique ? Tout phénomène physique – et plus tard cette question se posera pour les phénomènes sociaux – peut-il être ramené à une textualité ?

Conscient du risque de solipsisme désespérant qui guette une théorie bâtie sur le principe d’une textualité trop strictement comprise, Fontanille distingue, dans Pratiques sémiotiques (2008) – je reprends ici l’analyse que Maria Giulia Dondero fait de ce texte – « six types d’expérience : figurativité pour les signes, cohérence et cohésion interprétatives pour les textes-énoncés, corporéité pour l’objet, pratique pour la scène pratique, conjoncture pour la stratégie et enfin éthos pour les formes de vie. (...) Six types d’expérience associés à six instances formelles ou plans d’immanence, hiérarchisés » mais connaissant des interfaces. On le voit, l’immanence reste un principe général, mais qui, dorénavant, se décline de façon différenciée dans chaque domaine : chacun d’entre eux a ses propres critères de pertinence et ses propres modalités de schématisation.

On voit que le propos oscille entre l’étude des récits de pratiques, coulés dans des textes donnés, et l’étude des pratiques elles-mêmes, bases de la construction d’autres textes, comme ceux de la science.

C’est une même oscillation qu’on trouvait déjà avec Soma et Séma. Figures du corps (2004) où elle est explicitement mise en scène. Jacques Fontanille y distingue en effet avec pertinence et clarté deux manières d’aborder la question du corps, ce corps qui faisait à ce moment-là son retour dans la science du sens, bien longtemps après avoir fait son retour dans un corpus littéraire dont l’œuvre de Bataille représente sans doute l’exemple achevé. Ces deux points de vue sont les suivants : « (1) le corps comme substrat de la semiosis, (2) le corps comme figure sémiotique. Dans le premier cas, le corps participe de la modalité sémiotique et fournit un des aspects de la ‘substance’ sémiotique ; dans le second cas, le corps est une figure parmi d’autres ; il prend alors la forme de figures du discours, figures de l’expression ou figures du contenu, qui résultent du processus de sémiotisation et de la ‘mise en forme’ du corps des acteurs » (2004 : 16). D’où le programme qui s’offre à la discipline : « Entre le corps comme ‘ressort’ et ‘substrat’ des opérations sémiotiques profondes, d’une part, et les figures discursives du corps, d’autre part, il y aurait donc place pour un parcours génératif de la signification, parcours qui ne serait plus formel et logique, mais phénoménal et ‘incarné’ »  (2004 : 17). Dans ce programme, le chercheur privilégie encore la voie qui part des « figures du corps », mais voit clairement que prendre acte de la corporéité du sens implique de tenir compte du temps de l’action : « reconnaître que l’actant est (a) un corps », c’est aussi s’interroger « sur la théorie de l’acte et de l’action, dont il est l’opérateur ».

Avec cette action, que nous avons appelée catasémiose dans nos Principia semiotica, la controverse avec l’ontologie est appelée à prendre un nouveau tournant. Celui du collectif.

C’est un des apports du tout dernier livre de Jacques Fontanille, que j’ai eu le plaisir d’accueillir dans la collection que nous publions à Liège, que de problématiser la présence d’une dimension collective dans les concepts élaborés par la discipline. Dans cet ouvrage significativement intitulé Ensemble, et sous-titré Pour une anthropologie sémiotique du politique, Fontanille défend la thèse selon laquelle il n’y a pas de différence de nature entre un actant individuel et un actant collectif, mais simplement une différence d’échelle, impliquant une différence de point de vue.

On retrouve certes dans l’ouvrage la quête de la textualité, car l’acte appelé présentation y apparait comme un concept stratégique : « À travers leurs prises de parole, les actants individuels contribuent à présenter l’actant collectif […], l’acte de présentation devient ainsi le soubassement de son organisation sémiotique ».

J’ai toujours été interpellé par cette conception textualiste. Tout en reconnaissant son efficacité quand il s’agit d’étudier certains processus (ici la constitution de l’actant collectif), je pense que la méfiance de Jacques vis-à-vis de ce qui pourrait être qualifié de théorie de l’extériorité ouvre une brèche, ou laisse une lacune, dans son propos.

Ce dernier a comme objets des phénomènes éminemment variables, décrits finement à travers une batterie d’outils descriptifs : « métamorphose », « reconfigurations », « mutations critiques »... Mais quel est le moteur de cette variation ? Fontanille est bien près d’en traiter lorsqu’il parle du choc colonial, ou des modifications des modes de production des biens au début du XIXe siècle, ou encore du contexte sociologique qui a vu la naissance du concept de nudge. Mais la chaine de causalités du mouvement est largement absente en tant que problématique générale. Sans doute parce qu’en traiter eût été une nouvelle confrontation avec l’ontologie.

Mais quoi qu’il en soit, cette avancée est un nouveau témoignage de générosité, car elle annonce de nouvelles noces entre les sciences du langage et l’anthropologie, ou plutôt l’ethnographie de la communication, qui s’intéresse aux échanges sémiotiques à partir d’observations situées ; avec le politique, aussi.

Car une chose est sûre : sans le dire toujours, Fontanille n’a cessé de traiter du rôle citoyen de la sémiotique. Comment rendre notre discipline apte à l’analyse des mutations sociétales ? Comment lui permettre d’affronter les questionnements d’aujourd’hui ?

Oui : à travers tous ses travaux, toutes ses interventions, Jacques Fontanille illustre en la magnifiant la leçon qui est peut-être la principale qu’administre notre discipline.

En effet, aider à dépasser l’évidence et le bon sens, en plaçant les phénomènes familiers sous la lumière crue d’un éclairage neuf, en les mettant comme à distance, c’est sans doute un des apports majeurs de la sémiotique. Lutter contre le provincialisme méthodologique, fédérer dans un même cadre conceptuel des pratiques humaines habituellement tenues séparées – des règles culinaires aux rites de politesse, de la gestuelle quotidienne à la gestion de l’espace dans l’architecture ou l’ameublement, de la religion au vêtement – présente un intérêt éthique capital : une telle pratique ne peut qu’aider le citoyen à faire une lecture critique de l’univers dans lequel il se meut.

Thomas BRODEN

Purdue University, USA

La Sémiotique : projet collectif, vocation universelle, défi américain

Je tiens à féliciter Denis, Ivan et Isabelle de leur belle initiative et à les remercier chaleureusement de m’y avoir associé, y compris dans ce forum. Dans les quelques minutes dont je dispose, j’aimerais discuter de deux sujets interdépendants : l’importance de l’institutionnalisation pour le développement de la sémiotique et les défis inhérents aux tentatives de faire entrer la sémiotique romane d’origine structurale aux États-Unis. Le premier thème me permettra d’insister sur un aspect de la carrière de Jacques qui peut servir d’exemple à nous tous, à savoir le temps significatif qu’il a consacré et qu’il consacre encore à créer et à gérer des institutions qui permettent à d’autres chercheurs et au projet scientifique global d’avancer. Il s’agit d’une activité moins « glamour » que d’autres comme vient de le souligner Isabelle, mais ô combien essentielle pour nourrir notre science et la répandre dans le monde. Ce dernier objectif m’amènera à considérer le cas de mon propre pays, qui se présente à plusieurs titres comme un challenge pour notre sémiotique.

Note de bas de page 1 :

A. J. Greimas et Jacques Fontanille, Sémiotique des passions. Des états de choses aux états d’âme, Paris, Seuil, 1991.

Note de bas de page 2 :

Comme l’a rappelé Jacques Fontanille lui-même lors de la cérémonie du 8 octobre 2021, c’est par un choix conscient et volontaire qu’il a monté ses projets à Limoges et non pas dans la capitale où il a également réussi un concours de recrutement à Paris 7, voulant ainsi esquiver autant que faire se peut les divisions qui mettaient alors le Groupe de recherches sémio-linguistiques à l’épreuve.

Note de bas de page 3 :

Jacques Fontanille, éd., Le discours aspectualisé, Actes du colloque « Linguistique et Sémiotique I » tenu à l’Université de Limoges du 2 au 4 février 1989, Limoges, PULIM, et Amsterdam & Philadelphia, Benjamins, coll. Nouveaux Actes Sémiotiques, 1991, La Quantité et ses modulations qualitatives, Actes du colloque « Linguistique et sémiotique II » tenu à l’Université de Limoges du 28 au 30 mars 1991, Limoges, PULIM et Amsterdam & Philadelphia, Benjamins, coll. Nouveaux Actes Sémiotiques, 1992 et Le devenir, Actes du colloque « Linguistique et Sémiotique III » tenu à l’Université de Limoges, 2-4 déc. 1993, Limoges, PULIM, coll. Nouveaux Actes Sémiotiques, 1995.

Un exemple du sens collectif dont fait preuve Jacques : son rôle pendant la dizaine d’années absolument critiques à l’époque où A. J. Greimas prend sa retraite et disparaît, il y a plus de trois décennies, moment qui ne manque pas de remettre en question l’avenir même de sa sémiotique. Le jeune Jacques Fontanille est alors occupé à rédiger sa thèse de doctorat d’état (1984), à intégrer l’Université de Limoges en tant que maître de conférences (1987) et à co-rédiger la Sémiotique des passions (1991)1. Mais c’est aussi ce jeune collègue provincial2 – et non pas un des nombreux sémioticiens chevronnés de la tribu greimassienne – qui relance alors Nouveaux actes sémiotiques pour doter le groupe d’un périodique lorsque les éditions antérieures avaient cessé de paraître, c’est lui qui prend les devants pour organiser notre séminaire et pour assurer sa continuité, épaulé par des collègues tels que Denis Bertrand, Jean-François Bordron et Claude Zilberberg, et lui toujours qui organise trois grands colloques pour mieux intégrer la sémiotique aux autres sciences humaines notamment celles du langage3. La sémiotique qui en résulte définit ses limites selon des critères scientifiques en s’ouvrant à toutes les tendances qui s’élaboraient alors dans le groupe, orientations que Jacques s’évertue à intégrer dans un projet cohérent. Cette issue de la conjoncture critique était tout sauf acquise, puisque l’on peut très bien imaginer que les heurts et les rivalités qui accompagnent de telles périodes de transition auraient pu finir par miner toute initiative collective importante et finir par provoquer de véritables scissions.

Note de bas de page 4 :

Jacques Fontanille, « Lucifer’s Fall : The End of Evidence and the Coming of the Rhetoric of the Visible World », The American Journal of Semiotics vol. 15-16, no 1-4, numéro spécial French Semiotics, 2000, p. 207-231.

Note de bas de page 5 :

Jacques Fontanille, The Semiotics of Discourse, traduction américaine de l’édition de 2003 par Heidi Bostic, New York, Peter Lang, coll. Berkeley Insights in Linguistics and Semiotics no 62, 2006, 209 p.

Depuis longtemps et jusqu’à aujourd’hui, Jacques mène aussi des actions qui soutiennent notre conviction que la sémiotique conserve et approfondit sa vocation transdisciplinaire et universelle. Dans ce contexte aussi, en plus de développer ses propres recherches, il seconde efficacement celles des autres pour faire progresser le projet global, en appuyant leurs initiatives et en prenant le temps de communiquer avec eux, comme le prouvent ses réponses aussi promptes que fournies à mes innombrables mails. Il a même eu le courage de s’aventurer sur cette terre qui peut se révéler si difficile et ingrate que sont les États-Unis. Pour ne citer que quelques efforts auxquels j’ai eu le plaisir de collaborer tant soit peu, il a participé au colloque de l’Association Internationale de Sémiotique à Berkeley, il a prononcé une conférence à Richmond, parue dans The American Journal of Semiotics4, et publié une traduction américaine de sa Sémiotique du discours5.

Note de bas de page 6 :

Cette discussion profite de la relecture de Maria Giulia Dondero qui a bien voulu commenter une version antérieure.

Quelle est donc la nature des résistances que rencontre notre sémiotique aux États-Unis et plus largement dans le monde anglophone ? Sont-elles comparables à celles que l’on observe en France et dans les sociétés de langue allemande ? Et surtout, quelles stratégies proposer pour les vaincre ? La suite de mon intervention s’attardera sur cet ensemble de questions critiques et actuelles, en se concentrant sur le cas états-unien6.

Pour commencer, on peut observer que les obstacles ne sont pas de nature à être surmontés en se contentant de traduire des travaux conçus pour un public roman. Pratiquement toute la sémiotique de Greimas (sauf De l’imperfection) existe en anglais depuis le siècle dernier, auxquels s’ajoutent des articles et une dizaine de monographies de sémioticiens de générations postérieures tels que Jacques, mais aussi Per Aage Brandt, Jean Petitot, François Rastier et Maria Giulia Dondero. Mais loin s’en faut que ces textes aient joui de l’impact qu’ils méritent et qu’ils ont connu dans d’autres aires telles que l’Italie et l’Amérique latine. Les traductions sont donc nécessaires, mais loin d’être suffisantes. De manière générale, malgré les efforts de certains collègues y compris moi-même, le vocabulaire, les références et la plupart des concepts de la sémiotique romane d’origine structurale demeurent trop peu connus aux États-Unis.

Pourquoi ? Sans prétendre aucunement à l’omniscience, je dirais que pour commencer les chercheurs dans le domaine des lettres y favorisent les méthodes plus empiriques, restent plus sceptiques envers les théories ambitieuses et manifestent plus de résistance contre la prolifération de néologismes et de termes spécialisés. Les chercheurs accueillent plus volontiers des travaux qui s’intègrent dans le contexte scientifique environnant actuel en respectant son langage. Ces considérations expliquent qu’ils se sont retrouvés plus facilement dans la sémiotique d’Umberto Eco que dans celle (post)greimassienne, faisant que de nos jours ils accueillent volontiers des idées semblables à des propositions sémiotiques mais qui s’élaborent dans le contexte de méthodes américaines actuelles. Dans l’ère « Post-Theory » qui s’est installée après la vague du (post)structuralisme, l’intérêt pour les grandes théories transdisciplinaires complexes exigeant une longue formation importante est redevenu rare, se cantonne surtout dans certains champs distincts tels que le postcolonialisme et se concentre sur un petit nombre de figures qui changent au cours des années. Ces caractéristiques de l’esprit scientifique américain se recoupent avec le fait que la science ne s’organise ni ne se finance aux États-Unis au moyen de groupes de recherche, et que les collègues qui y évoluent visent donc typiquement à participer à des réseaux plus importants, plus souples et éventuellement plus sujets au changement en adaptant un discours qui puisse atteindre ce public relativement étendu et diversifié.

La sémiotique pourrait éventuellement s’inspirer de certains champs qui présentent des cas intermédiaires où, sans s’imposer, la réflexion épistémologique peut jouer un rôle significatif. Les recherches en sciences cognitives comprennent par exemple des études empiriques pures, des expériences et des descriptions d’objets relevant de méthodes et d’approches variées et aussi des propositions et des débats théoriques fort riches dus à un sous-ensemble des chercheurs concernés. La relation entre les divers travaux admet une marge de flexibilité et de diversification des approches. Ces investigations illustrent par ailleurs l’importance actuelle de l’interdisciplinarité aux États-Unis et démontrent que l’ascendant dont jouissent les sciences dures, les méthodes expérimentales et quantitatives et la technologie est tel que les projets en lettres et dans les beaux-arts qui incorporent ces derniers domaines, voire impliquent une collaboration mutuellement fructueuse avec eux, peuvent être avantagés.

D’autre part, vu que ceux qui exercent aux États-Unis estiment à tort ou à raison que les sciences y sont généralement plus avancées qu’ailleurs, ils n’accordent pas d’emblée aux travaux venus de l’étranger le prestige dont ces propositions peuvent jouir dans certaines autres cultures. À titre d’exemple on peut songer aux domaines comme la philosophie où la tradition analytique domine le monde anglophone au point d’y marginaliser les investigations dites « continentales », ou encore la linguistique où il est presque impossible de se faire entendre dans le milieu américain sans se situer dans le cadre de courants autochtones tels que ceux issus du chomskysme ou de la linguistique cognitive, Saussure faisant figure d’une lointaine figure historique, Hjelmslev et Benveniste étant quasi-inconnus…

Je reste convaincu néanmoins que ces divergences sont loin d’être rédhibitoires et que l’on pourra introduire des concepts et des méthodes de notre sémiotique dans mon pays, ce que je souhaite vivement. Les suggestions qui suivent ne se veulent que des exemples de voies possibles et des propositions destinées à susciter une discussion qui ferait émerger bien d’autres idées. Pour commencer, les stratégies comprennent celles que nous déployons depuis des décennies lorsque nous entendons nous adresser à un public au-delà du « club des sémioticiens » amis. On peut par exemple proposer une étude pointue qui traite d’un sujet dans un champ de recherche reconnu où l’on jouit de compétences sûres en montrant aux spécialistes non sémioticiens comment un concept sémiotique apporte des vues neuves et fructueuses à leurs problématiques. D’autre part, il vaut mieux concevoir d’emblée la communication visée comme un dialogue plutôt qu’un monologue en démontrant une connaissance du contexte scientifique américain et en étant capable d’engager une discussion ou un débat qui compare nos propres dispositifs à ceux que les destinataires risquent de connaître. Si l’on se propose de faire valoir le concept d’énonciation par exemple, il pourrait s’avérer très utile de montrer comment il s’articule aux investigations philosophiques actuelles qui développent la pragmatique d’Austin et de Searle. Le succès de la narratologie genettienne s’explique en partie par la capacité de l’auteur d’incorporer les vues américaines sur le point de vue et d’illustrer ses concepts en donnant des exemples de romans écrits en anglais. Il s’agit donc le plus souvent d’adapter plutôt que de traduire tout simplement ses recherches.

Lorsque la situation sanitaire le permettra à nouveau, on aura intérêt à présenter ses recherches (en anglais bien sûr) en personne aux États-Unis, de façon à pouvoir écouter et commenter celles des collègues et échanger dans des réunions formelles et informelles. Il me semble que les rencontres des spécialistes des disciplines consacrées, de même que les manifestations qui réunissent des chercheurs de plusieurs de ces domaines, conviennent tout aussi bien sinon mieux aujourd’hui que celles proprement sémiotiques, qui ne se montrent malheureusement plus aussi dynamiques qu’on le voudrait depuis un certain temps. Les sujets qu’abordent les sémioticiens romans aujourd’hui conviennent aussi aux chercheurs anglophones, y compris l’écologie, la mode, les graffiti et autres expressions culturelles populaires, le cinéma, l’intermédialité, la communication et le marketing, la reconnaissance faciale, la cancel culture et bien d’autres encore. C’est dans ces champs d’application que la sémiotique pourra démontrer son utilité, plutôt que dans le contexte plus nébuleux d’une théorie générale de la signification. Les propositions concrètes, les études comparatives, l’argumentation, les descriptions d’objet et l’esprit critique demeurent les bienvenus. Dans l’idéal chaque intervention ou publication pourra se comprendre toute seule sans exiger que le destinataire possède déjà des connaissances en sémiotique.

En conclusion, on peut souhaiter que l’exemple de Jacques nous incite à renforcer notre engagement à construire un projet collectif de plus en plus étendu, et cela que l’on soit jeune ou moins jeune, que l’on se trouve dans une situation géographique considérée comme périphérique ou centrale et que l’on occupe ou non une fonction importante dans une quelconque hiérarchie. Pour réaliser cet objectif on pourra faire ce que celui à qui on rend hommage aujourd’hui a peut-être fait, à savoir prendre pour modèle certains limousins célèbres pour imbiber l’élixir de leurs talents en s’inspirant ainsi du dynamisme d’Auguste Renoir, de la capacité d’action du Président Sadi Carnot, du verbe spontané du conventionnel Pierre Vergniaud et de l’art de rassembler les troupes du Maréchal Jourdan.

Jean-François BORDRON

Université de Limoges

Comment rendre hommage à un ami ? L’hommage est un exercice rhétorique qu’Aristote aurait classé dans le genre épidictique, c’est-à-dire dans celui qui a pour fonction d’exalter les valeurs communes. Le choix des valeurs est risqué. Il peut se compromettre dans un exercice banalement moralisant ou se disperser dans une rhétorique gratuite, ainsi celle proposée quelques fois aux membres de l’académie française : faire un éloge des vertus. Pour toutes ces raisons il me semble préférable et plus assuré de suivre un canevas qui a fait ses preuves, qui est notoirement indiscutable et que chacun reconnaîtra aisément. J’espère pouvoir mobiliser les vertus théologales sans en assumer totalement l’univers dans lequel elles prennent naissance.

Parmi les spécialistes de sémiotique Jacques m’a toujours étonné par la foi qu’il manifestait dans la valeur de cette discipline. Je ne veux pas dire que la conviction manquait aux autres mais plutôt que son enthousiasme personnel avait pour tous un effet d’entraînement que l’on présente ordinairement comme la conséquence de cette vertu. On en trouvera aisément dans ses écrits de nombreuses traces, marquées parfois par certaines audaces thématiques. Je pense que de ce point de vue il doit être un homme heureux. Il se peut qu’il soit parfois rongé par le doute. Mais c’est la contrepartie nécessaire des grandes convictions. Il est juste en ce sens de rappeler la continuité du parcours qui va de l’étude des points de vue à l’actuelle anthropologie sémiotique. La conviction demeure mais on doit remarquer une certaine inflexion qui place maintenant la sémiotique dans la position de prédicat et non de sujet. L’anthropologie est-elle le sujet qui s’impose avec évidence ? L’avenir le dira.

On ne peut que rappeler l’énergie que Jacques a pu dépenser, tout d’abord dans ses activités théoriques. Mais je voudrais surtout insister sur son engagement institutionnel, la création du CeReS, sa direction à la tête de l’université de Limoges, son activité ministérielle et, plus généralement encore, son activité internationale qui a fait connaître la sémiotique bien au-delà de son lieu de naissance. Une telle activité ne peut se concevoir si elle n’est portée par une grande espérance. Cette vertu est la plus visible, la plus constante aussi. Mais de quel espoir s’agit-il ? Sans doute celui de constituer une science et pour cela d’en assumer toutes les nécessités politiques et pratiques. De ce point de vue la sémiotique universitaire n’était pas forcément née sous les meilleurs auspices.

On sait que la charité, c’est-à-dire l’amour, est la troisième de nos vertus. La générosité en est une version à la fois laïque, greimassienne et pédagogique. La générosité de Jacques est reconnue de tous, générosité de pensée, de disponibilité et d’attention. On en saisira toute l’importance en relisant ces quelques lignes extraites du Traité des Passions de Descartes : « Ainsi je crois que la vraie générosité, qui fait qu’un homme s’estime au plus haut point qu’il se peut légitimement estimer, consiste seulement partie en ce qu’il connaît qu’il n’y a rien qui véritablement lui appartienne que cette libre disposition de ses volontés, ni pourquoi il doive être loué ou blâmé sinon pour ce qu’il en use bien ou mal, et partie en ce qu’il sent en soi-même une ferme et constante résolution d’en bien user, c’est-à-dire de ne jamais manquer de volonté pour entreprendre et exécuter toutes les choses qu’il jugera être les meilleurs. Ce qui est suivre parfaitement la vertu. »

Ceci étant dit, je voudrais remercier les organisateurs de perpétuer cette coutume de l’hommage si nécessaire à la constitution des actants collectifs.

Audrey MOUTAT

Université de Limoges

Si je devais résumer mon parcours de la connaissance de l’entité sémiotique incarnée par Jacques Fontanille, je l’articulerais autour de trois moments principaux, à considérer comme autant de modes de présence distincts : 1. Potentiel ; 2. Actuel ; 3. Réel. Car l’existence fontanilienne n’est pas une donnée mais se construit dans et par l’expérience. En ce qui me concerne, elle s’est instaurée au fil de mon propre parcours de sémioticienne.

Le potentiel

Ma première rencontre avec Jacques Fontanille a eu lieu au moment où je découvrais la sémiotique, il y a de cela quelques années maintenant (nous tairons ces années écoulées), lorsque j’étais moi-même étudiante en troisième année de licence en Sciences du langage, ici-même à l’Université de Limoges. Cette expérience n’a pas été directe mais assurée par la médiation de mon enseignant en sémiotique générale, un certain Nicolas Couégnas.

Outre les sources de la sémiotique greimassienne, la semiosis, la structure élémentaire de la signification ou encore le parcours génératif, Nicolas Couégnas nous a fait découvrir les origines du département et la filiation scientifique de son fondateur : Jacques Fontanille. Ancien élève de Greimas, membre d’un cercle dynamique de scientifiques, Jacques Fontanille a beaucoup contribué à la richesse conceptuelle de la sémiotique et œuvré pour son ancrage dans notre université en fondant le Centre de Recherches Sémiotiques. Ainsi mes camarades de promotion et moi-même avions-nous esquissé la figure du sémioticien à travers cette aura : Jacques Fontanille apparaissait comme un maître à penser, une figure locale dans le paysage scientifique international qui, pour ce qui me concerne, a donné une autre dimension à mon parcours universitaire. En effet, pour moi qui venais d’un tout autre département, mon entrée en Sciences du langage a profondément été marquée par cet ancrage scientifique fort impulsé par une figure de la sémiotique. C’était la première fois qu’enseignement et recherche se trouvaient connectés dans le but de faire découvrir aux étudiants des théories passées et contemporaines proposées par des chercheurs accessibles et ouvertes sur des problématiques sociétales concrètes.

Pour l’étudiante que j’étais, ce fameux Jacques Fontanille n’avait d’existence que potentielle à travers ses écrits et ses théories, si bien qu’il en devenait lui-même conceptuel. Il était celui dont on parlait et qu’on lisait mais auquel on ne parvenait pas à donner de traits figuratifs. Car, à l’époque, ni Wikipédia, ni les pages de résultats de Google n’avaient atteint la richesse qu’on leur connaît aujourd’hui. D’ailleurs, le réflexe de Googleisation n’était pas une pratique ancrée dans les formes de vie de l’époque. Et c’est notamment cela qui a conduit les étudiants que nous étions à mythifier Jacques Fontanille. Je me souviens m’être alors demandée à maintes reprises avec mes amies quels traits figuratifs pouvaient présenter cet actant dont on nous parlait tant.

L’actualisation

L’actualisation de la figure fontanilienne s’est amorcée au détour d’un couloir alors que nous étions un groupe d’étudiants à chercher à mettre un visage sur l’auteur de la Sémiotique du discours, référence bibliographique de la jeune étudiante en Sciences du langage que j’étais à l’époque. Alors que je m’exclamais avec ma légendaire discrétion sur l’identité de l’homme en question, une silhouette à la haute stature, vêtue d’un imperméable beige et coiffé d’un chapeau, une mallette à la main, est apparue dans l’encadrement de la porte d’une salle de cours. Imaginez mon malaise lorsque certaines personnes de l’assemblée m’ont (peu) discrètement signalé « C’est lui ! ». Comment était-il possible de méconnaître les traits d’une figure internationale de la sémiotique !

L’actualisation s’est concrétisée l’année suivante, lors des enseignements sur la théorie de l’actant. Nous pouvions ainsi écouter et apprécier le discours de l’auteur que nous lisions. Au programme : Instances identitaires, schéma passionnel, figures du corps, analyse de séquences d’Element of crime, film de Lars von Trier…, nous étions tous très fiers et honorés de pouvoir bénéficier des enseignements d’un sémioticien aussi reconnu, lequel nous apparaissait alors comme un destinateur au sens greimassien du terme. Nous le ressentions comme un privilège qui ne nous avait jamais été donné auparavant. Privilège qui nous intimidait à tel point que, je me souviens, à l’issue d’un oral en Hittite et Histoire des théories linguistiques, mon enseignante de l’époque, madame Isabelle Klock-Fontanille, m’avait conseillé de ne pas hésiter à poser des questions et à demander des conseils à Jacques Fontanille. Elle m’avait alors précisé que s’il pouvait impressionner « un peu comme ça », il restait tout à fait abordable et disposé à aider les étudiants.

Et c’est effectivement ce que j’ai pu constater : Jacques Fontanille, l’enseignant, est bienveillance, encouragement et rigueur. Cette bienveillance, j’ai pu l’apprécier juste avant la soutenance de mon mémoire de master 2. Alors que j’étais arrivée en avance et que j’attendais le début de cette épreuve glorifiante, il a capté les tensions liées aux passions de l’étudiante qui s’apprête à présenter sa recherche. Il a ainsi trouvé le ton et les mots justes qui m’ont immédiatement rassurée et mise en confiance pour la soutenance, félicitant en prélude la qualité du travail accompli. Cette bienveillance à mon égard ne l’a jamais quitté et je le remercie vivement de ses félicitations lors de la sortie de mon livre Son et sens et de ses vifs encouragements à poursuivre ainsi le chemin de la recherche. Car Jacques Fontanille, c’est également cette volonté d’encourager les étudiants dans le but de tirer le meilleur d’eux-mêmes et de se surpasser en leur inculquant la culture du travail. Rigoureux dans ses enseignements, il l’est également dans l’encadrement de ses étudiants. Mais n’est-ce pas naturel d’être exigeant envers les étudiants que l’on forme lorsqu’on l’est envers soi-même ? Tel est l’un des principes que je partage avec lui.

La réalisation

Aujourd’hui, cela fait dix ans déjà que j’ai découvert une nouvelle esquisse (au sens bordronien du terme) de l’entité fontanilienne, marquant ainsi l’étape de sa réalisation. Cette facette est celle du collègue.

La découverte de cette nouvelle facette s’est accompagnée d’un changement de rôle actantiel et de rapport proxémique, garanti par le passage du « vous » au « tu » ; ce qui s’avère être en soi un acte performatif majeur ! Au cours de ces dix dernières années, Jacques a eu la gentillesse de m’encourager dans la valorisation de mon travail en m’invitant à collaborer dans des événements scientifiques internationaux et à encadrer des chercheurs en devenir, garantissant ainsi une sorte de passage de témoin. Passage de témoin que j’assure moi-même sur le plan pédagogique où je contribue à valoriser l’ancrage limougeaud de la sémiotique en assurant la promotion des travaux de Jacques dans mes propres enseignements. Entre expositions théoriques et réappropriations conceptuelles, que ce soit au sein du département des Sciences du langage ou dans le département Métiers du Multimédia et de l’Internet, je sensibilise les jeunes étudiants à l’apport de la sémiotique de l’observateur dans la construction de représentations visuelles et à l’apport de la sémiotique des passions dans la modélisation des interfaces numériques.

Entre aura, destinateur et adjuvant, voilà les trois facettes de l’entité fontanilienne que j’ai pu découvrir lors de mon parcours initiatique en sémiotique. C’est ainsi qu’aujourd’hui je me tourne vers toi, mon cher Jacques, pour t’adresser mes remerciements et te témoigner mon amitié : merci d’avoir fondé le département des Sciences du langage ainsi que le CeReS et d’avoir impulsé ce sentiment de filiation que nous partageons tous avec fierté. Merci de m’avoir soutenue avec bienveillance, en proposant un jugement constructif sur mon travail et de m’avoir félicitée à chacune des grandes étapes de mon parcours. Et merci de nouveau de m’avoir donné ma chance en m’ayant offert ces opportunités de collaborations. « Pur produit limougeaud », je suis fière et honorée d’être membre du CeReS et de valoriser ce laboratoire que tu as créé et au sein duquel j’ai été formée. J’ai ainsi rejoint mes anciens enseignants, eux-mêmes tes anciens étudiants et aujourd’hui mes collègues. Charge à nous de représenter fièrement cette filiation, de nous approprier ce legs, de le faire évoluer au regard des nouveaux défis sociétaux qui nous attendent, et de le transmettre à notre tour !

Jean-Louis BRUN

Docteur en sémiotique

Bonjour Jacques et bonjour à tous, ceux que je connais et ceux que je ne connais pas encore.

Cher Jacques, je voudrais témoigner de notre rencontre et de tout ce que m’a apporté ta direction de thèse au long de trois années. Mon cas est celui d’un professionnel du secteur privé, intéressé alors qu’il est déjà senior par la sémiotique et par un doctorat, et devenu chercheur associé au CeReS. Je vais donc parler un peu de moi, mais c’est pour montrer le chemin fait grâce à toi, grâce à ce que tu as créé à Limoges, grâce aux enseignants qui t’ont entouré, et combien je vous dois à tous. Je vais le relater aussi comme illustration, je pense, d’un apport mutuel très beau entre secteur privé et université.

Avant notre rencontre, au départ, il y a un ingénieur malgré lui : ayant des facilités scolaires, j’ai été orienté par défaut vers les sciences dures. J’ai fait de l’allemand, car les classes de niveau existaient partout mais ne se disaient pas. Et le parcours était tout tracé vers les classes préparatoires aux Grandes Écoles. La seule inflexion que j’aie donnée à ce parcours fut d’aller vers les sciences du vivant, que j’affectionne tant. Des sciences qui sont en particulier descriptives : on comprend en dessinant, en disséquant, en interprétant les relations entre différents organes et tissus… non seulement c’est déjà de la systémique, mais c’est déjà un peu du structuralisme. En revanche, l’éventualité d’aller vers les lettres et les sciences humaines ne s’est jamais présentée, malgré mon goût prononcé pour l’écriture et les langues. Le système scolaire excluait cette éventualité pour l’élève que j’étais. On ne m’a jamais demandé si j’en avais envie. C’est tout tracé : ingénieur et IAE, le parcours classique. 

Et puis, un peu moins de vingt ans plus tard, professionnel, chef d’entreprise, je suis en quête et même en mal de nourriture intellectuelle. J’ai envisagé le doctorat en sciences de gestion, j’ai suivi un DEA en ce sens mais, finalement, je n’ai pas eu à cœur de passer trois ans à faire des statistiques sur un logiciel. J’avais envie d’être moi-même l’ordinateur qui fait jaillir de la connaissance à partir des données. La regrettée Elyette Roux, directrice du laboratoire, pendant une analyse lexicale, cite alors Fontanille et la sémiotique. Je googleise ces deux mots que je ne connaissais pas, « Fontanille » et « sémiotique », je creuse... et j’apprends l’existence du Master en temps partiel dirigé à Paris par Didier Tsala Effa. Je laisse tomber mon projet de thèse – et du même coup la directrice de thèse et le sujet que j’avais – et je m’inscris immédiatement dans la promotion suivante du Master « Sémiotiques et Stratégies ». À travers des lectures, je découvre Jacques Fontanille, à la suite de Floch, Greimas, Propp... En fin d’année, Didier t’invite au jury. Très impressionné, je découvre dès la soutenance de mon mémoire un esprit sans cesse en mouvement, en rebond, en construction, je découvre le concepteur de modèles que j’ai perçu dans tes livres.

À la fin de la soutenance, tu me tends la perche en me donnant ta carte et en te disant disponible pour toute suite que j’aimerais donner. Didier m’encourage, je suis comme un petit garçon malgré mes 44 ans. Je te rejoins dans son bureau, je t’avoue mon envie de faire une thèse et aussitôt tu me donnes les premières étapes à suivre. C’est parti. 

Ce seront alors trois ans de régal intellectuel. Des mois, d’abord, pour définir le sujet, et tu me poussais à me poser des questions qu’évidemment jamais je n’aurais envisagées. Mais à ce prix-là, une fois le sujet posé, il n’a jamais été modifié, et je dois sans doute à cette étape préliminaire d’avoir eu un cap clair et d’avoir pu boucler le doctorat en trois ans exactement malgré mon occupation professionnelle.

Parallèlement, j’ai la chance que le Séminaire de Paris traite d’un thème qui touche directement mes travaux : la transmission. Je le suis donc assidûment et ce que je trouve là est un paradoxe : d’un côté une atmosphère assez solennelle, très peu de juniors osant prendre la parole et celle-ci étant plutôt le fait des anciens, même si Ivan, Denis, entre autres, invitent beaucoup à le faire ; et un Jacques Fontanille extrêmement accueillant et bienveillant à l’égard de tous les intervenants. Tu me donneras l’occasion d’une communication à ce séminaire au tout début de mon doctorat ; en commençant mon exposé, je me sentirai très gêné, réalisant tout à coup que l’assistance est tout de même fortement féminine et que le mythe qui illustre mon propos traite du clitoris dans tous ses états. 

Le plus impressionnant, ensuite, ceux qui ont vu leurs travaux encadrés par Jacques le savent, c’est la fulgurance des relectures et des retours. 24 à 48 heures, tout au plus, pour me faire un retour riche de notes en marge du document, c’est-à-dire un ou deux chapitres de 40 pages chacun. Parfois – une fois – pour devoir tout recommencer, mais autant le savoir rapidement ! Et, plus généralement, pas une minute n’était perdue et je pouvais avancer mes travaux en corrigeant le cap aussitôt s’il le fallait. Précieux !

Et surtout je sentais chaque fois que Jacques pariait sur mes capacités, moi qui partais avec une grande déficience en bases linguistiques puisque ma formation initiale était l’agronomie et les sciences du vivant. Comme un bon maître-nageur, il m’indiquait une direction, me laissait entendre qu’au-delà des vagues qui me barraient la vue, il y avait une bouée, une terre ferme dans une direction ou une autre. Un indice, un mot parfois. À moi de chercher, d’explorer, de trouver. Finalement, je faisais une thèse d’ethno-sémiotique sur des pratiques rituelles et initiatiques, et le processus lui-même, comme toute initiation, faisait appel à ma capacité à paver moi-même le chemin.

Donc, si je peux me permettre de témoigner au nom de ceux qui ont vécu une expérience similaire – et il y en a bien d’autres –, je veux rendre hommage à l’excellent accueil réservé aux doctorants, y compris ceux qui viennent de champs disciplinaires très éloignés ; rendre hommage également à l’apport professionnel inestimable de cette formation, que pour ma part je ressens et applique au quotidien : d’abord dans le conseil en identité de marque, naturellement, puis dans ma manufacture textile, que ce soit pour la conception d’une muséographie industrielle, d’une plateforme de marque et, plus généralement, des discours qui me permettent de faire mieux connaître mon entreprise.

Réciproquement, je veux témoigner, trop modestement aujourd’hui mais j’espère davantage dans l’avenir, en qualité de chercheur associé, d’une contribution réciproque à la recherche sémiotique ; des travaux auxquels j’espère consacrer davantage de temps : j’ai des articles en cours de rédaction, j’avance malgré les exigences d’une entreprise en pleine situation sanitaire.

Et témoigner encore, plus généralement, le maillage du monde de l’entreprise et de l’université aidant, des interventions que j’ai la chance de faire en Master et, réciproquement, de l’accueil en entreprise de stagiaires de grande qualité, comme j’ai eu la chance de pouvoir le faire cette année grâce à Audrey Moutat, ici présente, qui m’a envoyé une de ses étudiantes.

Merci, Jacques, pour cette aventure, que je poursuis au rythme que me permet mon entreprise (quelques cours à Limoges, un peu d’écriture, des lectures…) mais qui fait désormais partie de ma vie, de mon regard sur le monde, un regard qui unit les sciences du vivant, ma formation initiale, et les sciences cognitives, la linguistique avec laquelle j’ai ainsi renoué. Une aventure qui m’a permis d’apporter ma toute petite contribution à cet édifice humain fabuleux, véritable tour de Babel qu’est la connaissance scientifique. Je crois que la sémiotique, « discipline d’aval » comme tu l’as qualifiée, a beaucoup à apporter à cet édifice par sa dimension « ethno- » ou « socio- » sémiotique notamment. Et même si ma contribution sera forcément très modeste, je suis fier de le faire aux côtés d’hommes comme toi et de côtoyer ce courant, ces réflexions à la compréhension desquelles tu m’as permis, à la suite des enseignants du Master, auxquels je dois également beaucoup, de me hisser. 

Merci Jacques, merci à tous, et l’Isle-sur-la-Sorgue, où je vis, est un bel endroit – un peu loin de Limoges, certes – qui reçoit la visite de très nombreux vacanciers, alors, Isabelle et Jacques, je vous renouvelle évidemment mon invitation et j’espère avoir le plaisir de vous y accueillir, et j’exprime de tout cœur la même bienvenue à tous les membres de notre famille, la sémiotique, si vous passez par là. 

Une belle journée à tous ! À bientôt ! Au revoir.

Jean PETITOT

École de Hautes Études en Sciences Sociales

Je suis vraiment désolé de ne pouvoir être présent avec vous à Limoges aujourd’hui et je m’en excuse, mais je dois également intervenir par vidéo et suivre les travaux d’une Académie de Philosophie des Sciences dont je suis membre. Je remercie beaucoup Ivan et Denis de m’avoir néanmoins convié à dire quelques mots. J’ai donc enregistré cette courte intervention par avance.

J’aimerais rendre hommage à Jacques sur deux plans, celui institutionnel et celui de la recherche.

I. Sur le plan institutionnel, je crois que nous ne saurions trop remercier Jacques d’avoir reconstruit une base académique solide pour la sémiotique. Après le départ à la retraite de Greimas, la situation n’était pas très bonne car l’EHESS ne l’avait pas beaucoup soutenu. J’ai essayé de maintenir la sémiotique dans les enseignements de l’École avec des séminaires parallèles à mes autres séminaires de philosophie des mathématiques et de sciences cognitives. D’abord avec Jean-Claude Coquet de 1990 à 1996 puis avec Ivan, Jean-Jacques Vincensini et Michel Costantini de 1997 à 2012. Cela a assez bien marché mais restait clairement insuffisant.

L’École et la MSH ont quand même aidé à quelques manifestations comme l’exposition consacrée à Greimas en octobre 2004 et la journée d’hommage de février 2012, mais cela était relativement discret.

La relocalisation à Limoges et le Séminaire intersémiotique de Paris, les liens avec les éditions PULIM et les éditions Lambert-Lucas ont été d’un bénéfice incalculable pour la transmission et la consolidation de l’héritage greimassien ainsi que pour le développement de nouvelles perspectives.

Jacques a ainsi permis à toute une génération de premiers disciples de Greimas de léguer aux générations suivantes une sémiotique en excellente santé, comme l’a montré l’inoubliable réussite du Congrès du Centenaire au palais de l’Unesco à Paris, en 2017.

II. Sur le plan de la recherche, j’ai toujours grandement apprécié les travaux de Jacques. J’y retrouve beaucoup de résonances avec plusieurs thèmes qui me sont chers. Par exemple, ses analyses de la syntaxe figurative des paysages et de l’animation des matières-substrats par la lumière m’ont beaucoup frappé.

Dans mon texte d’hommage, je parle de sémiotique du monde naturel, l’un de mes dadas, où se croisent sémiotique, phénoménologie de la perception et organisation morphologique (macroscopique et qualitative) du monde sensible. Le point clé est que perception et morphologies constituent une structuration anté-prédicative, pré-conceptuelle, en un mot pré-sémiotique, qui est une condition de possibilité de la sémiotisation. Ce que Umberto Eco a appelé un réalisme « négatif » à la suite de son Kant et l’ornithorynque.

Jacques a superbement théorisé le problème en utilisant les concepts de débrayage et d’embrayage, par exemple dans son texte de 2003 « Paysages, expérience et existence. Pour une sémiotique du monde naturel ». La sémiotique du monde naturel ne peut pas être purement intra-sémiotique. Comme le dit Jacques, il lui faut un « ancrage ontologique », mais de quel type ? Une première procédure d’actualisation ontologique est, selon Jacques, un débrayage de l’expérience vécue vers l’existence objective pensée en troisième personne (l’objectivité classique des sciences naturelles). Une seconde procédure d’actualisation ontologique est, réciproquement, un embrayage du monde sensible vers l’expérience vécue en première personne (comme dans la phénoménologie de la perception husserlienne).

Dans une certaine mesure, le point crucial que j’ai toujours essayé de développer est que le débrayage de l’expérience vécue vers le monde sensible est double.

Un premier débrayage va vers le monde morphologiquement organisé (macroscopique et qualitatif) à la Thom. Ce que j’ai appelé « physique du sens », puis Thom « sémio-physique » et Per Aage Brandt « phéno-physique ». C’est un débrayage en quelque sorte « hylémorphique », celui que visait Merleau-Ponty lorsqu’il parlait de « phusis phénoménologique » en dépassant la phénoménologie husserlienne vers une nouvelle « philosophie de la Nature ». On pourrait aussi parler de Valéry. Comme j’y ai souvent insisté, tout cela remonte à Goethe et à la « Critique du Jugement » de Kant.

Un second débrayage va de ce niveau hylémorphique vers le niveau de l’objectivité scientifique proprement dite (physicaliste).

Sans ce double débrayage, on ne peut plus réembrayer du monde naturel de l’existence objective vers l’expérience vécue et, du coup, la sémiotique du monde naturel devient purement intra-sémiotique, la morphogenèse devenue absente s’y trouvant remplacée par une sémiogenèse « démiurgique ».

Ce qui est difficile à comprendre, tant scientifiquement que philosophiquement, est que la phénoménalité du monde naturel est elle-même un phénomène naturel manifestant la « force formatrice » interne et auto-organisatrice de la Nature. Un phénomène du « second degré », ce que le dernier Kant (celui de l’Opus Postumum) appelait le « phénomène du phénomène ».

L’apparaître du monde est un paraître et non pas une apparence. Il fait partie de l’être du monde sensible. On se retrouve par conséquent au cœur d’un vaste problème de véridiction.

Depuis nos travaux parallèles sur les « Clochers de Martinville » dans À la Recherche du temps perdu, cela a été pour moi un grand plaisir de suivre les analyses de Jacques dont l’acuité interprétative est toujours à la hauteur des œuvres étudiées.

C’est important : lorsqu’elle traite d’un type d’œuvres, la sémiotique se doit d’être à la hauteur du génie de ces œuvres. Une sémiotique poétique se doit d’être à la hauteur du génie orphique des poèmes, une sémiotique plastique se doit d’être à la hauteur de la virtuosité artistique.

L’unité poly-sensorielle des paysages, l’animation des matières-substrats par les modes esthésiques de la lumière, les énergies figuratives, les corps-actants discursifs produits par le monde sensible, la profondeur des horizons, les points de vue et les deixis d’observation, tous ces niveaux sémiotiques si finement analysés par Jacques sont vraiment à la hauteur.

Bonne continuation à tous et encore merci, mon cher Jacques, pour tout ce que nous a apporté ton magistère. Il faudrait même dire tes magistères. Je pense que l’ampleur du livre d’hommages te montrera toute l’importance de ton influence et tout ce que la sémiotique te doit.

Denis BERTRAND

Université Paris 8-Vincennes-Saint-Denis

Sous le titre de ton dernier livre, Ensemble. Pour une anthropologie sémiotique du politique, titre réduit, en page intérieure, à ce seul mot, « Ensemble », tu m’as écrit : « Cher Denis, depuis si longtemps, il y a bien des choses que nous avons faites Ensemble ». E majuscule. En effet. Nous nous sommes mis la même année en orbite autour de la planète sémiotique, dans la foulée de Greimas, était-ce en 74 ou 75 ?, et ça n’a pas cessé ! Par monts et par vaux, à sauts et à gambades, au risque des concepts, non sans dérapages parfois, mais toujours contrôlés, nous avons partagé la même passion, et ça continue, ensemble. Pourtant voici une chose, ici-même, aujourd’hui, que nous n’avons pas faite « ensemble ». Une chose qu’au contraire, avec Ivan, nous avons tenté, envers et contre tout, de maintenir cachée jusqu’à ce jour à tes yeux, pour te réserver une surprise. Sans y réussir parfaitement, je le sais trop bien !

Un mot sur cet adverbe « ensemble », joliment défini par Le Petit Robert ainsi : « L’un avec l’autre, les uns avec les autres ». Étrange extension sémémique : ça commence à deux, ça se pluralise, ça se termine à l’infini sans solution de continuité. Et chemin faisant, cet adverbe si politiquement humain se prête à une typologie complexe des liens possibles entre les personnes et les êtres pour former cet « ensemble » : du couple singulier à la foule, du citoyen à la nation, de la bande à la masse, du clan à l’espèce, et finalement de notre intimité à notre condition collective elle-même, sur cette planète, comprenant tous les vivants de tous les ordres, tous les corps-actants. On n’y échappe pas.

Plus modestement, dans l’objet que nous allons te remettre dans quelques instants, avant l’autre objet annoncé par Isabelle pour plus tard, tu trouveras une version particulière de cet adverbe. Nous avons voulu en effet, avec Ivan, faire que cet hommage soit une réunion des sémioticiens « ensemble », autour de toi. Il en dira un mot tout de suite. Je veux souligner pour ma part le plaisir partagé que nous avons eu à le construire : les réponses spontanées et positives d’un si grand nombre de chercheurs, la qualité remarquable des textes envoyés anticipant en quelque sorte les exigences de leur lecture et si manifestement habités par leur lecteur-modèle, la mobilisation des personnes et des institutions pour participer à l’édition, tout cela nous faisait signe, le signe d’une union dont pourtant nous savons bien, par l’expérience de quarante et quelques années, qu’elle est si difficile à maintenir « ensemble ».

Mais un des plaisirs les plus forts au cours de cette genèse a été la composition elle-même de cette chose, la manière dont les éléments ont formé des parties, et dont les parties se sont approchées, assemblées et soudées dans l’unité. Une aventure méréologique – dirait Jean-François.

Peu à peu, ce mélange devenu mosaïque dessinait une forme et faisait apparaître à nos yeux étonnés le profil même de tes travaux et recherches, une sorte de portrait épistémique de Jacques Fontanille, le sémioticien.

Tout s’est en effet articulé harmonieusement quand fut trouvée une autre figure adverbiale, une locution, qui a assuré entre ces pièces apparemment disjointes la fonction de ciment : c’est l’expression « à même ». Comme lorsqu’on dit : « se désaltérer à même le ruisseau », « enfiler sa veste à même la peau ». La dimension charnelle de cette expression s’ajustait parfaitement à ton sens de l’abstraction. Expression qui est également fascinante par sa singularité française même, la rendant opaque à bien d’autres langues, difficile à traduire autant qu’elle est délicate à analyser. On imagine les opérations énonciatives qu’elle recèlerait, sous le scalpel d’un Culioli... « À même le sens » est venu exprimer à nos yeux le cœur même de la recherche sémiotique, radicalisant « la quête du sens » dont Jean-Claude Coquet s’est fait le héraut. « À même le sens »... Quelles que soient nos options théoriques aux uns et aux autres, nous pouvons être assurés d’avoir cela en partage. Mais « À même le sens », en mémoire de la fameuse introduction de Greimas à « Du sens », est bien entendu synonyme du « sens en question ». Car « à même le sens » c’est aussi, paradoxalement, le sens à distance. Distance inévitable comme celle de nos sens eux-mêmes qui, y compris le premier d’entre eux, le toucher, sont, comme l’a si bien montré Maurice Pradines, des sens de la distance. Cette considération théorique, au-delà de la prudence ou de la précision quant au lieu même de la sémiotique, avait aussi pour nous un autre avantage : elle nous ouvrait les portes de la déclinaison.

C’est ainsi que « à même le sens » nous a permis de regrouper un vaste ensemble de contributions autour de ce qui est la condition première de son émergence : « le sens à même le corps ». Dix-neuf contributions, près du tiers. C’est dire si, à ta suite, après Soma et sema, le corps, ce grand absent du structuralisme, est venu hanter les sémioticiens.

Et puis un deuxième ensemble, presque aussi vaste que le premier, s’est fait jour. Dix-sept contributions pour « le sens à même le réel ». Mais ici c’est le lieu du débat, un des enjeux majeurs de la disputatio sémiotique, la question de l’ancrage ontologique dont parlait Jean il y a un instant, et je dirais même, en pensant à Paolo Fabbri qui y résistait, la tentation ontologique de la sémiotique, dont les pôles sont le monde naturel d’un côté, et l’univers des pratiques de l’autre, cet univers que tu as su, Jacques, imposer en dilatant l’espace sémiotique et trouver le salut « hors du texte ».

En troisième lieu, conditionnant les saisies antérieures – celles qui appréhendent le sens à même le corps et à même le réel – et rendant possibles ces saisies, voici « le sens à même le concept », ces clefs qui en ouvrent la porte, depuis le sens commun jusqu’au sens savant. Le concept assure la prise du sens, au plus près du langage, au plus près du sensible, au plus près de l’expérience. Et peu d’œuvres sont autant que la tienne pourvoyeuses de modèles et d’architectures conceptuelles pour soutenir, enrichir et affiner cette saisie. D’ailleurs, c’est dans cette partie que ton nom propre apparaît le plus souvent dans les titres même des articles : cinq fois, précédé d’une préposition d’appartenance : « de » Jacques Fontanille, ou « par » Jacques Fontanille, cinq fois sur les onze contributions.

Enfin, enveloppant toutes les autres manifestations du sens « à même » le corps et ses sujets mouvants ou émouvants, « à même » le réel et ses objets culturalisés par la praxis, « à même » les concepts et les relativisant, voici le sens « à même l’histoire », la puissance transformatrice. Histoire aussi d’un autre parent pauvre de la sémiotique, alors même que, entre histoire personnelle des corps et histoire des collectifs souvent en conflit, cette discipline, l’Histoire, interpelle la nôtre depuis son origine. Faiblesse apparente et manifeste, attestée ici par le plus petit nombre de contributions – sept finalement –, mais aussi promesse et ouverture. Car c’est à travers l’ethno- et l’anthropo-sémiotique renaissantes que l’histoire fait aujourd’hui son grand retour, renouant d’abord avec la longue durée, comme le montre votre récent essai avec Nicolas Couégnas sur les Terres de sens. Ainsi s’ouvrent des perspectives nouvelles sur le temps de l’Histoire en sémiotique dont on peut dire qu’aujourd’hui les travaux sur la mémoire et sur la « post-mémoire » des traumatismes politiques du passé constituent un autre grand promontoire.

Par ces quelques mots, j’ai voulu, cher Jacques, suggérer ce qui pour nous, pour Ivan et pour moi, a fait le cœur et le sel de cette aventure de deux années (au moins) en vue d’un hommage : retrouver ce qui jamais n’a été perdu en sémiotique depuis la formation du premier groupe autour de Greimas, à savoir le sens de l’adverbe « ensemble » ; et plus encore, pour paraphraser un titre célèbre de Paul Ricœur, retrouver « Soi-même » non pas « comme un autre », mais « à même l’autre », « à même tous les autres », à nos risques et... non pas périls, mais chances, à nos risques et chances.

Ivan DARRAULT-HARRIS

Université de Limoges

Mon cher Jacques, mes chers amis,

Quand le projet d’un livre d’hommage a soudainement germé dans le cerveau fertile de Denis, j’ai immédiatement adhéré à cette belle idée, dans l’enthousiasme reposant pleinement, alors, sur l’inconscience de l’ampleur de la tâche qui nous attendait.

Car notre appel à participation du 25 mars 2019 a rencontré un accueil dépassant nos espérances. Si les sémioticiens et sémioticiennes de France ont constitué la majorité des répondants, ceux et celles d’Allemagne, de Belgique, du Brésil, du Canada, de la Corée du sud, de la Côte d’Ivoire, des États-Unis, de Finlande, du Gabon, d’Iran, d’Italie, de Lituanie, du Luxembourg, du Maroc, du Mexique, du Pérou, de Russie, de Suisse, de Turquie ont conféré au livre d’hommage une résonance internationale, fidèle reflet du rayonnement de tes responsabilités et de tes travaux.

Et, donc, c’est bien 61 auteur(e)s issus de 20 nations que l’estime de tes apports a rassemblés.

Le volume avait alors pris une ampleur inattendue et le souci de tout maintenir en un seul tome fut partagé avec l’éditeur Marc Arabyan, secondé par Geneviève Lucas, qui ont immédiatement soutenu notre projet et publié l’ouvrage en temps et en heure, avec le souci de la qualité que nous leur connaissons depuis si longtemps. Figurer dans leur catalogue, le premier en sciences du langage en France, est un honneur. Marc et Geneviève, retenus par un important festival de libraires, loin de Limoges, regrettent beaucoup d’être absents aujourd’hui.

Non contents de répondre à notre appel à contribution, les amis de la grande famille sémioticienne engendrée par Greimas ont aussi tenu à nous apporter un indispensable soutien financier.

Nos vifs remerciements vont à la directrice, alors, du CERES de l’Université de Limoges, Isabelle Klock-Fontanille, à Pierluigi Basso Fossali, pour les subventions de l’Association Française de Sémiotique et de l’ICAR de Lyon II, à Bruno Gelas, ancien président de l’Université Lyon 2, pour sa contribution personnelle, à Bernard Darras, pour l’Université Paris 1, à Valérie Brunetière et Juan Alonso Aldama pour le laboratoire PHILéPOL de l’Université de Paris-Descartes, à Marion Colas-Blaise pour l’Université de Luxembourg, à Sémir Badir pour l’Université de Liège, à Inna Merkoulova, de l’Université Académique d’État des Sciences Humaines à Moscou, pour sa contribution personnelle, à Luisa Ruiz Moreno, Dominique Bertolotti, María Luisa Solís Zepeda et María Isabel Filinich, pour leurs contributions personnelles et l’aide de l’Université Autonome de Puebla au Mexique, à Óscar Quezada Macchiavello, recteur de l’Université de Lima au Pérou, à Waldir Beividas, Norma Discini, José Luiz Fiorin, Carolina Lindenberg Lemos, Ivã Lopes, Diana Luz Pessoa de Barros, Gustavo Maciel de Sousa, Silvia Maria de Sousa, Eliane Soares de Lima, Lucía Teixera, sémioticiennes et sémioticiens brésiliens pour leurs contributions personnelles.

Je salue toutes et tous ces collègues dont j’ai eu plaisir à faire résonner ici les noms et dont j’espère que les plus éloigné(e)s ont pu se connecter et s’associer, même à distance, à cette cérémonie.

Je terminerai mon propos sur la surprise la plus heureuse dans la réception de ces nombreuses contributions. Car les responsables de la publication d’un livre d’hommage, insistant pourtant auprès des auteurs sur le vif souhait d’adresser, plus qu’un éloge, une contribution à forte consistance théorique, sont souvent déçus par la nature purement épidictique des textes adressés.

Or ici, les textes reçus, à des titres certes divers, ont montré l’assomption forte de cette exigence cognitive puisque, au-delà de l’éloge et d’une reconnaissance souvent décisive de l’impact de tes travaux, ils en ont développé une critique porteuse d’innovations. Que peut-on espérer de mieux, quand nombre de disciples, pour le plus grand désespoir du maître, en restent à un désolant psittacisme !

Mais, mon cher Jacques, pour mettre fin à un suspense si prolongé, tu découvriras dans quelques minutes ton ouvrage d’hommage et l’ampleur de la Tabula gratulatoria, riche de cent soixante-six noms, qui te montrera que ton remarquable parcours narratif se solde par une séquence de sanction positive que toutes et tous t’envient.

Jacques FONTANILLE

Surprise

Cet événement du 8 octobre 2021 a été annoncé comme une surprise. Mais dans une surprise, il y a toujours d’autres surprises, comme dans le célèbre œuf inventé en 1974 par William Salice, le Kinder Sorpresa de Ferrero. Dans un hommage, il y a des discours d’hommages, et dans les discours il y a des surprises, et après les discours, il y a un livre, qui contient aussi des surprises : les orateurs et les auteurs d’abord, et ce qu’ils disent ensuite.

Merci à vous tous, merci à mes collègues et amis, merci aux orateurs qui m’ont précédé et m’ont couvert d’éloges, merci au CeReS, à sa précédente directrice et à son nouveau directeur, merci à Madame La Présidente de l’Université de nous honorer de sa présence, merci à plusieurs anciens présidents et vice-présidents de cette université de m’accorder encore leur amitié, et un grand merci aux généreux instigateurs de la surprise.

Merci à tous ceux qui m’ont soutenu et accompagné pendant 46 ans de carrière d’enseignement et de recherche, dont 30 ans de carrière universitaire. Parmi les premiers : ceux qui ont disparu, et qui m’entendent peut-être, ou peut-être pas : Algirdas Julien Greimas, Michel Arrivé, Raúl Dorra, Claude Zilberberg, Paolo Fabbri. Et ceux qui étaient là pour mes tout premiers pas en recherche, et qui sont toujours là pour les presque derniers pas : Ivan Darrault-Harris, Denis Bertrand, Jean-François Bordron, Diana Luz Pessoa, Anne Hénault, Desiderio Blanco, Éric Landowski, etc.

Parlons (encore) un peu de la surprise. Un peu de sémiotique vive et improvisée.

Il en va de la surprise comme de la colère : tout se passe sur le fond d’une attente, massive ou diffuse, mais toujours active à l’horizon de la réaction affective. La surprise, c’est ce qu’on n’attend pas, mais à condition qu’on s’attende à toutes sortes d’autres choses, et même et surtout, à l’inattendu. Si je n’attends rien, rien de moi-même ni de personne d’autre, rien du monde qui m’entoure, alors je ne me mettrai jamais en colère, et je ne serai jamais surpris. Et d’ailleurs, si je me mets en colère, au lieu de préparer des représailles, c’est bien parce que j’ai été surpris ! La surprise n’advient qu’enveloppée d’une aura d’impatience diffuse, contenue, suffisamment inhibée, mais toujours aux aguets.

Les phénoménologues, comme Jean-Luc Marion, ont même fait de la surprise la clé de l’expérience fondamentale de l’apparaître, et un des motifs mystérieux de la protention, la tension vers ce qui est juste après. Dans ce geste mental par lequel nous nous projetons dans un à venir, il y a évidemment un risque de rencontrer des zones indéterminées, une part d’ombre qui va nous « prendre » : une part du moment présent ne pouvait pas être anticipée, et cette part nous prend, se saisit de nous.

Et d’ailleurs, au début de la vie de ce mot et de sa famille en ancien français, la « part » de la surprise était presque toujours négative, une « mauvaise part » : une tromperie, une agression, un mauvais parti, dont il reste quelque chose dans le vocabulaire militaire (une troupe surprise est une troupe attaquée sans l’avoir anticipé) et juridique (notamment à propos des agressions sexuelles et des viols : prendre quelqu’un par surprise, dans ce cas, ce n’est pas susciter aimablement son étonnement, mais s’emparer de cette personne de manière frauduleuse, en profitant de son inconscience, de son trouble ou de son incapacité à prévoir). Dans la surprise, il y a de l’emprise. Quelques siècles plus tard, la « bonne part » de la surprise a pris le dessus, et l’emprise passe à l’arrière-plan.

Claude Zilberberg, à propos de l’événement surprise, revient à la structure concessive : « Bien qu’il se soit déjà produit, il n’est pas encore arrivé ». Il identifie en somme une différence de vitesse, entre la réalisation d’un événement et son apparition. Benveniste rappelait que « praesens », en latin, ce n’était pas du tout « ce qui est déjà là », mais bien « ce qui n’est pas encore », ce qui est à l’avant de soi, ce qui est imminent : la surprise vient toujours de ce « juste après ». Si l’apparition des événements est en retard par rapport à leur réalisation, la manifestation est désynchronisée de l’immanence, et nous sommes toujours plus ou moins dans cette attente-impatience diffuse : quelque chose dont nous ne savons rien est déjà enclenché. Une brèche dans le temps, un frémissement dans l’incertitude.

Mais la part d’indétermination, qu’on ne peut anticiper, n’est pas indéterminée pour tout le monde. D’abord, il y a Dieu, ou ce qui en tient lieu, qui lui, n’est pas en retard, et qui sait déjà, ou peut-être même, qui avait déjà tout organisé pour que ça advienne. Et ensuite, il y a ceux qui jouent à Dieu, des proches, des conjoints, des amis, des collègues, qui vous préparent une surprise. Mais le cadeau-surprise engage bien autre chose que l’étonnement : et si le cadeau ne plaisait pas ? et si le bénéficiaire restait tellement surpris qu’il ne savait pas comment le recevoir ? et s’il supposait qu’il lui faudrait donner quelque chose en échange ? Et là, deux prises surviennent : la méprise d’un côté et la déprise de l’autre. Si le donateur se méprend sur les attentes diffuses du bénéficiaire, il s’est trompé lui-même. Si le bénéficiaire craint de devoir rendre quelque chose, il va se confondre en protestations (non, c’est trop ! vraiment, il ne fallait pas !) ou en remerciements multipliés et insistants (pour essayer d’arrêter ou de freiner le cycle du don/contre-don). Mais si de son côté le bénéficiaire reste bloqué dans la surprise, s’il reste stupéfait, figé dans l’étonnement, il ne profite de rien. Il faut digérer l’effet de surprise pour la déguster. Alors il doit se déprendre : la déprise est précisément le moment où l’on peut goûter et apprécier le contenu de la surprise.

Je peux tout de suite vous rassurer : dans la surprise que vous avez préparée, il n’y a pas eu méprise de votre part, je résiste bien à l’emprise que vous avez sur moi, et je peux donc entrer sereinement dans la phase de déprise.

Reconnaissance

Le geste que vous avez préparé pour moi est un geste de reconnaissance, mais pas au sens où vous seriez reconnaissants à mon égard. C’est peut-être le cas pour certains d’entre vous, mais ce n’est pas ici le sujet. Vous me reconnaissez pour ce que je suis à vos yeux, et qui, pour une part, coïncide avec ce que je voudrais être à mes propres yeux. Denis Bertrand a évoqué mon « immense contribution à la sémiotique ». Immense, c’est trop, beaucoup trop, c’est même gênant ! Un des grands maîtres de la sémiotique structurale, aujourd’hui disparu, a écrit un jour, dans un ouvrage de sémiotique auquel je participais aussi, que ma notoriété ne pouvait pas s’expliquer autrement que par la quantité de mes publications. Présence trop extense ? envahissante ? Et il est vrai qu’il y a quelque chose d’agaçant dans cette trop volumineuse présence publique. Encore un livre ! Un des collègues qui s’intéressait à ce que je faisais au tout début, Claude Chabrol, m’avait prévenu : si tu publies beaucoup, tu agaceras…

D’où cette hypothèse : les universitaires auraient inventé les « hommages » à leurs collègues qui ont pris leur retraite, sous forme de très épais volumes, pour exorciser, retourner, et positiver l’agacement que les dits-collègues leur ont inspiré par leurs trop nombreuses activités. De sorte qu’on pourrait même accommoder l’hypothèse d’une loi de proportionnalité : plus le collègue a été agaçant par ses activités au cours de sa carrière, plus gros sera le volume d’hommage !

Je peux vous assurer que mes livres ne sont inspirés ni par la tentation d’agacer mes collègues et amis, ni par le souci d’élever des remparts pour me protéger du reste du monde : ils sont tous été voulus et conçus pour mettre à disposition des jeunes chercheurs et des débutants du matériau à travailler, du grain à moudre. Un esprit de transmission, bien sûr. Les meilleurs supports de transmission sont les autres, dans une chaîne d’intelligences qui a quelque chance de durer bien plus longtemps que des livres...

Mais arrêtons-nous un peu sur ce processus de reconnaissance scientifique par les pairs. La profession universitaire est à ma connaissance la seule où la valeur professionnelle est accordée par les pairs, par les collègues. La reconnaissance scientifique par les pairs est propre au monde de la recherche scientifique, au monde savant en général. La raison est simple : quel que soit le mode de fonctionnement pratique de la recherche dans les différentes disciplines, des fonctionnements les plus individuels aux fonctionnements les plus collectifs, la connaissance est toujours une construction collective. L’invention et la découverte scientifiques sont toujours fondées sur une longue chaîne de transmission intellectuelle ; la vérité et la validité de chaque connaissance n’est établie que si elle est discutée, appropriée, reprise par les pairs. Et par conséquent, aussi lucide et perspicace qu’on puisse être à l’égard de soi-même, quand on est un chercheur ou un savant, on n’existe pleinement en tant que tel que si on est reconnu par ses pairs.

Cette situation est particulièrement critique pour tous les membres de la profession. C’est un sujet extrêmement sensible, source de grandes joies mais aussi de vraies souffrances, et parfois de réactions très agressives. Car ce sentiment de manque de reconnaissance ne repose pas obligatoirement sur des faits objectifs, sur des manquements avérés. Tous les universitaires qui souhaitent être reconnus sont susceptibles d’éprouver cette inquiétude ou cette souffrance. Je connais même des sémioticiens mondialement connus qui éprouvent toujours cette inquiétude, cette hantise de n’être pas assez ou plus assez reconnus.

Alors, je vais vous faire un aveu, en guise de conclusion. Comme vous tous, je suis moi aussi animé de cette inquiétude, parce que perdre tout ou partie de la reconnaissance scientifique de ses pairs est une sorte d’amputation : tout un pan de sa propre identité se délite. Par conséquent, il faut consolider l’édifice à temps. Je crois que c’est à cela que peuvent servir les livres d’hommages, les « mélanges », du moins ceux que l’on offre du vivant du bénéficiaire : il s’agit de consolider l’édifice de la reconnaissance par les pairs, par l’offre d’un ouvrage que le bénéficiaire mettra du temps à lire, qu’il goûtera en se rappelant que chacun des auteurs l’a écrit en pensant à lui, et qu’il environnera par des souvenirs de rencontres et de moments amicaux. En somme une petite mais complexe machine qui stimule intellectuellement, qui met du baume au cœur, qui rend présente la communauté à laquelle on appartient, et qui peut rappeler à tout moment qu’on est globalement reconnu par cette communauté. En somme, une petite machine symbolique qui nous fait passer de la notoriété (être connu, par la quantité) à la réputation (être reconnu, pour la qualité).

Merci aux auteurs, merci aux éditeurs qui ont fait un travail impressionnant pour produire cet ouvrage, merci à celles et ceux qui ont permis à cet hommage collectif, par leur soutien et leurs financements, de voir le jour et de pouvoir me le remettre dans une situation exceptionnellement gratifiante et émouvante. Vous ne m’avez pas encore oublié, j’en suis heureux, et désormais, je ne pourrai plus vous oublier, j’en suis certain.

bip