Sémir Badir, Magritte et les philosophes, Bruxelles, Les impressions nouvelles, 2021, 172 p.

Denis BERTRAND

Université Paris 8-Vincennes-Saint-Denis

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Texte intégral

Le titre de cet ouvrage aurait pu être, « aurait dû », selon la proposition de l’auteur lui-même dans son avant-propos : « La pensée en image de Magritte avantageusement mise en rapport avec quelques pensées philosophiques » (p. 7). L’essentiel serait-il dans cet adverbe : « avantageusement » ?

Wittgenstein, Sartre, Platon, Kant, Hegel, Nietzsche et Foucault sont successivement conviés. Avec un double statut particulier pour ce dernier, parce qu’il est, hors-chapitre, placé en « Épilogue » et qu’à l’inverse de tous ses prédécesseurs, son patronyme est antéposé (« Foucault et Magritte ») et non postposé (« Magritte et Wittgenstein », « ... et Sartre », etc.). Lorsqu’on commence la lecture de ce passionnant ouvrage par la table des matières, un modeste fait comme celui-là attire l’œil. D’autres aussi : à quel ordre répond la succession des chapitres ? Non pas à la chronologie des philosophes bien entendu, ni à celle des systèmes, puisqu’on est plutôt confronté à une succession de thèmes dont il est difficile de trouver le principe d’organisation : principe pragmatique ? « Montrer », « Nier en images » sont les titres des deux premiers chapitres (Wittgenstein, Sartre) ; principe référentiel ? « La peinture », « La composition » sont ceux des chapitres 3 et 4 (Platon, Kant), et « Éclairer » est celui du chapitre 6, au sens figuratif de la période dite des « tableaux en plein soleil » de Magritte (Nietzsche) ; principe axiologique ? « La Liberté » pour le 5e chapitre, interrogeant la période de la « peinture ‘vache’«  qui, entre liberté et provocation, fit scandale lors de l’exposition de 1948 à Paris (Hegel) ; principe syncrétique enfin ? Peut-être, en raison de l’épilogue foucaldien titré « Le langage » qui a pour sous-titre « Ceci n’est pas une pipe, tableau, livre », épilogue qui éclaire à rebours toute la problématique de l’essai, celle du « rapport infini […] entre l’image et le langage » (p. 162). Mais il est prématuré de tirer une leçon de cette suite curieusement assemblée, sinon à en saisir les stations comme autant de « sites pittoresques », ce à quoi nous invite l’auteur (p. 8).

Quoi qu’il en soit, cet « homme qui pense […] par les moyens de la peinture » (je souligne, p. 9) nous invite à reposer ici d’emblée les termes du débat dans lequel s’était si vigoureusement engagé Jean-Marie Floch dans les années 1990, celui de l’autonomie du langage visuel en tant que sémiotique, loin de toute dépendance du visuel au verbal auquel le soumettait, par principe, Roland Barthes. Le propos de Badir soutient clairement la position de Floch.

On peut ainsi observer que le contact du peintre avec le philosophe, effectué à travers un ou plusieurs motifs conceptuels marquants de son œuvre, n’est jamais posé au départ comme une relation explicite, issue de telle ou telle lecture par exemple, mais prend forme au contraire petit à petit au sein des tableaux. Et ce n’est le plus souvent qu’en fin de chapitre, à partir de l’aventure plastique du peintre, que ce concept émerge et converge avec celui d’un philosophe.

On peut ainsi prendre pour exemple le cas des « séries », développé au chapitre 4 sous le titre « La composition (Magritte et Kant) ». Le problème ici, fort peu débattu et remarquablement informé dans le texte de Sémir Badir, est celui de la reprise comme phénomène central de l’œuvre de Magritte et souvent occulté par la critique. Ainsi, le millier de tableaux répertoriés du peintre exploite seulement une centaine de motifs figuratifs (ce qui fait, en moyenne, une dizaine de tableaux par motif). Ici, le phénomène de la reprise prend le nom de « recomposition » (Le jockey perdu, La Tour de Pise, le tableau dans le tableau, etc.). Kant est absent de toute la discussion. Ce n’est qu’à la dernière page, à la toute fin, p. 95-96, que la convergence opère et que l’opposition entre les concepts kantiens de présentation et de représentation vient éclairer le problème rarement discuté des séries. À la suite du philosophe, la re-présentation a pour fonction de témoigner du « lien vivant qu’elle permet d’établir avec l’Idée esthétique » (p. 95). Elle prolonge ainsi la présentation mais en l’intensifiant, en modifiant le point de vue, en la mettant à l’épreuve comme par une opération de falsification, en l’expérimentant comme une autre solution au problème initialement posé... On comprend alors le sens donné au titre du chapitre : chaque œuvre de la série fait partie de « la composition » elle-même, « aucune n’est la copie d’une autre. Mais toutes sont exemplaires : elles donnent à voir […], exposent et “présentifient” la force qui les anime » (p. 96).

Cette « règle » générale d’écriture et d’analyse, dans le livre de Sémir Badir, montre que ce qui est premier, c’est la pensée par l’image, c’est-à-dire la pensée par la lumière et par les ombres, par les points de vue et par les plans, par les motifs figuratifs défigurativisés dans l’acte de les monter et de les démonter, de les montrer et de les démontrer... et non pas, en tout cas, par un concept préalablement verbalisé.

Le principe de conceptualité différée, incontestablement dominant, est inégalement à l’œuvre pour les autres philosophes de la série : ainsi, la négation sartrienne est annoncée d’emblée, celle de Magritte s’y greffant et l’approfondissant. Car c’est l’occasion d’interroger l’acte même de nier en peignant et d’en apercevoir les inconnues : découverte de la négation progressive par exemple, quand une chose a la possibilité « de devenir graduellement autre chose » et que l’objet « se fond, écrit Magritte, dans un autre objet que lui-même » (p. 37) ; découverte de la force concessive de la négation visuelle, lorsqu’une chose est niée par une transparence qui la vide de toute substance et est de ce fait même, pourtant (p. 38) ; ou encore du paradoxe qui fait qu’une négation s’affirme, et cela à proportion qu’elle intensifie la force de son « non ! » (p. 41). Mixte de présence et d’absence, l’acte de nier peint prolonge donc le concept sartrien de négation, mais il se tourne vers une hantise dans la peinture de Magritte : l’expression picturale d’un insoluble mystère.

Du reste, le lien entre le visuel et le verbal est inexorablement intriqué car, comme l’explique Sémir Badir, Magritte est aussi lecteur de philosophes, il aimait leur voisinage, il fondait pour ainsi dire la philosophie dans le surréalisme. Cette proximité est bien entendu attestée par la plupart des titres de ses tableaux (Querelle des universaux, Éloge de la dialectique, Les vacances de Hegel, etc.). On pourrait dire qu’immergé dans l’argumentation, Magritte impose au regard du spectateur le cheminement intellectuel articulé qu’exige le passage, implicité dans l’œuvre jusqu’à l’énigme, du texte-titre au texte-peint.

Laissant au lecteur sémioticien le plaisir de découvrir à son tour les multiples relations entre pensée et peinture mises à nu dans cet ouvrage, les problématiques que la sémiotique contribue à formuler, les complexités aussi, les questions qui restent en suspens et tant d’autres aspects, on aimerait pour finir indiquer un principe organisateur qui n’a pas été évoqué dans nos hypothèses initiales : la connaissance de l’œuvre. Car Sémir Badir inscrit chacun des objets conceptuels qu’il approfondit au fil des chapitres, dans un événement historique particulier : événement de correspondance, problème surréaliste de la déréalisation (contre l’imitation, la ressemblance, la similitude ?), question critique relative à la question des reprises et des séries, crise liée à la fameuse exposition de 1948 à Paris – celle de la peinture carnavalesque, la peinture « vache » en rupture avec le beau, avec son côté Pieds nickelés –, crise de la période antérieure, de la peinture de plein soleil, les liens et les ruptures avec André Breton et le surréalisme, et, in fine, relation épistolaire entre Magritte et Foucault éclairant le fameux opuscule du philosophe et permettant à Sémir Badir de prendre fermement position contre les assertions de Foucault, bref, un remarquable parcours érudit qui fait de ce travail sur l’œuvre du peintre-pensant un ouvrage profondément informé aussi en histoire de l’art.

Or cette part du commentaire, du fait de son insertion dans le contexte conceptuel de l’essai et indépendamment de toute appréciation esthétique sur l’œuvre magrittienne elle-même, est également comprise dans l’interrogation sur le langage qui traverse tout l’ouvrage. Une sorte de désillusion sémiotique ainsi formulée dans la dernière phrase, ici citée in extenso : « Le rapport infini désormais instauré entre l’image et le langage, une fois la transcendance alchimique assagie, se propage en débordements de sens que rien, ni le temps ni l’œuvre peint, ne retient plus » (p. 162). Une inévitable logorrhée de la pensée que cet œuvre peint, par bonheur, contient tout de même, » avantageusement ».

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