Appel à contributions N°130 | 2023
Les formes des théories sémiotiques
(canon, organon, compositions, processus, topologies, etc.)
Sous la direction de Jacques Fontanille (Université de Limoges)
et Francesco Marsciani (Université de Bologne)
Parution en janvier 2024
Date limite de proposition des articles : 05 octobre 2022
Texte d’orientation
À la fin des années 70, la théorie sémiotique proposée par Greimas et son groupe de chercheurs avait pris une forme relativement stable et était certainement partagée par la plupart d’entre eux, bien qu’il y ait eu plusieurs discussions importantes concernant la distribution des charges de modélisation en son sein, concernant notamment les justifications épistémologiques et concernant la plus ou moins grande importance et cohérence des liens construits entre ses composantes. La théorie avait pris, d’abord dans Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage (1979), une forme générative (le Parcours Génératif de la Signification), profitant, avec les différences qui s’imposent, du succès du modèle génératif en linguistique proposé par Chomsky au milieu des années 60 et défendant en même temps un principe épistémologique très général qui soumettait la description des objets de connaissance, en sciences humaines, à une représentation abstraite et formelle de leur mode de production.
L’idée sous-jacente à la générativité en général repose en effet sur l’idée que le sens, plus précisément le sens structural, est le produit de reformulations, transpositions ou traductions successives. Dans une perspective abstraite et formelle, ces reformulations sont métalinguistiques, ou méta-sémiotiques : le parcours génératif prend alors l’allure d’une série de reformulations méta-linguistiques canoniques et hiérarchisées, dans un dispositif unidirectionnel. En cela, il fonctionne, entre autres, sur le même principe que la générativité chomskyenne.
Le Parcours Génératif a été beaucoup utilisé et beaucoup discuté. D’une part, il a représenté le cadre d’inter-définition théorique des concepts utiles à la construction d’un métalangage descriptif explicite et partagé en vue de l’analyse d’innombrables réalisations textuelles dans les domaines les plus variés de la production de sens. Mais, d’autre part, il a aussi souvent été vécu par les chercheurs comme une structure théorique à bien des égards rigide et trop contraignante, et surtout soupçonnée de réduire drastiquement la complexité des phénomènes de signification, sous le prisme d’un moule structuraliste formaliste, incapable de rendre compte de la production et de la circulation du sens dans la finesse, la diversité et l’imprévisibilité de ses détails. En somme, la forte cohérence de la forme adoptée serait obtenue au détriment de l’adéquation aux objets analysés, et notamment dans la perspective de leur interprétation, bien plus que de leur production.
La forme même de la théorie, cette forme générative, a fait l’objet de plusieurs critiques et de diverses tentatives de reformulation au cours des décennies suivantes. En un sens, on peut dire que toutes les diverses propositions d’enrichissement et d’innovation dans le domaine de la sémiotique de tradition greimassienne (les discussions autour de l’opposition continu/discontinu du début des années 1980, le développement de la sémiotique des passions, l’attention portée à la composante sensible et affective de la signification, la sémiotique des objets et des pratiques, la sémiotique tensive, la sémiotique du corps, l’ouverture à une sémiotique des interactions, la focalisation sur la phénoménologie d’abord, l’ethnographie et l’anthropologie plus récemment) ont chacune remis en cause tout ou partie de la forme générative de la théorie. Toutes ces positions ou propositions ultérieures ont porté entre autres sur la fondation de ce modèle théorique, pour ainsi dire, en-dessous du critère de la différenciation, en-deçà du discret. Elles ont aussi remis en cause les contraintes hiérarchiques entre les niveaux d’abstraction qui composent le parcours génératif, ce qui permettait en outre d’évacuer le difficile problème de la conversion entre niveaux ; on a imaginé que certaines réalisations textuelles peuvent se manifester en faisant l’économie de certains des niveaux présupposés, en sautant en quelque sorte les étapes prévues ; on a cherché des formulations alternatives pour les oppositions catégorielles en vue d’une plus grande fluidité de la description ; on a affirmé la pertinence directement narrative de certaines configurations de surface, etc., etc.
Au sein même du champ de la sémiotique structurale, la diversité des attitudes à cet égard peut être ramenée à quatre positions de base : (1) le parcours génératif est adopté et appliqué ; (2) le parcours génératif est adopté mais reconfiguré, adapté, ou complété ; (3) le parcours génératif est admis comme horizon commode partagé, mais inutilisé ; (4) le parcours génératif est récusé, et remplacé par une autre forme. La première position, celle du dogmatisme canonique, a été la plus générale, mais la moins intéressant pour notre propos. Pour la seconde, le cas de Jean Petitot est emblématique : il adopte le principe du parcours génératif, mais en reconfigurant entièrement la générativité qui le constitue, et en particulier la nature des conversions entre niveaux : la dynamique des catastrophes est le ressort de cette reconfiguration. Pour la troisième, Eric Landowski est parfaitement représentatif de chercheurs qui conservent l’horizon commode du parcours génératif, faute de mieux, et attendent prudemment de reconnaître eux-mêmes la nature globale de leur propre apport théorique pour lui donner (ou pas) une forme d’ensemble. Jean-Claude Coquet (cas 4) récuse le parcours génératif et le principe génératif lui-même, au nom de sa forme même : cet empilement hiérarchique et à parcours prédéterminé est pour lui typique d’une théorie « objectale », installée sans aucune considération de la place de l’instance subjective (ou plus généralement de l’instance de référence) de la connaissance.
Ce dernier cas se trouve donc à la frontière des formes théoriques convoquées dans le champ de la sémiotique structurale. En effet, la forme théorique d’une sémiotique « subjectale », centrée sur une instance de référence, est typiquement une topologie centrée, comportant centre, frontière, intérieur et extérieur, périphérie et zones intermédiaires. C’est aussi, précisément, la forme de la théorie sémiotique de Lotman, à savoir la sémiosphère.
On note aussi, parallèlement, que Rastier, un autre des collaborateurs de la première heure, auprès de Greimas, a choisi encore une autre forme pour sa propre théorie : dans la perspective de l’analyse textuelle, la forme qu’il choisit est modulaire (modules thématique, dialectique, dialogique, tactique) ; dans la perspective de la sémiotique des cultures, et notamment dans la présentation des zones anthropiques, la forme de la théorie n’est pas clairement assumée, et à la lecture, on pourrait hésiter en une forme modulaire et une forme à topologie centrée (je-ici / tu-on là / il-ailleurs)
Mais le choix d’une forme modulaire a d’autres implications : (1) pour chaque module, on peut et on sait repérer un plan de l’expression et un plan du contenu, alors que dans le parcours génératif, la seule entité qui soit reformulée de niveau en niveau, c’est la « signification » en général (on a même cru utile de proposer parallèlement un « parcours génératif des expressions » sous la forme d’une série de plans d’immanence) ; (2) la mobilisation des modules dans la méthode d’analyse reste libre : chacun peut être mobilisé séparément, ou en combinaison avec d’autres, sans hiérarchie à respecter, mais sous le contrôle éventuel de normes et de genres.
C’est précisément dans ce cas que la forme de la théorie n’est plus canonique (un canon) mais organonique (unorganon). Quand Fabbri opte pour un organon théorico-méthodologique, qui fait de la sémiotique un « art rationnel », il convertit de fait l’architecture de la théorie sémiotique en un ensemble modulaire, et, plus concrètement, quand il procède à une analyse, il ne convoque pas un parcours génératif, mais il mobilise les « composantes sémiotiques » susceptibles de rendre compte du problème à traiter, sans considération de hiérarchie et de parcours obligé entre composantes. À cet égard, on observe aussi, parallèlement, une multiplication de configurations descriptives dénommées « régimes » (régimes de sens, régimes sémiotiques, régimes existentiels, etc.), dont le propre, justement, est la difficulté de les situer clairement dans un parcours interprétatif, quel qu’il soit.
D’autres théories sémiotiques ont donc fait leur chemin et leurs choix, et se sont imposées comme interlocutrices et concurrentes de la théorie générative, depuis les modèles ouverts de l’univers sémantique (Encyclopédie d’Umberto Eco) jusqu’à la reprise du modèle lotmanien de la sémiosphère et de sa dynamique spécifique (sauts et explosions), en passant par le développement de perspectives morphogénétiques depuis les catastrophes thomiennes jusqu’aux théories fondées essentiellement sur des phénomènes d’énonciation considérés comme fondateurs. Et la liste n’est pas exhaustive, comme on vient de le voir.
Globalement, on pourrait considérer que toutes les théories sémiotiques s’entendent au moins sur une des propriétés fondamentales de la signification : l’effet de sens ne peut donner lieu à la construction d’une signification que dans sa transformation en « autre chose ». Transmutation, traduction, transposition, reformulation, métamorphose, peu importe, pourvu qu’il y ait transformation. Il faut alors choisir un espace-temps des transformations, et des règles pour le parcourir. Le parcours interprétatif de la théorie peircienne n’échappe pas à ce principe : l’interprétation et la production de sémioses sont « infinies » parce que leur parcours est cyclique, ou plus précisément spiralaire, revenant à chaque cycle de sémiose sur un nouvel interprétant. Il serait alors envisageable d’approcher les choix théorico-méthodologiques des diverses sémiotiques sous cet éclairage : des parcours génératifs, modulaires, spiralaires, seuillés, etc., dans des domaines spatio-temporels hiérarchisés ou seulement gradués ou zonés, monodirectionnels ou multidimensionnels, centrés ou acentrés, etc.
Nous souhaiterions que le dossier des Actes Sémiotiques que nous proposons ici contribue à rendre compte, de manière aussi explicite et extensive que possible, des regards épistémologiques réciproques entre les théories et méthodes sémiotiques et leurs formes attestées, afin de pouvoir en déceler la portée et de mettre sous nos yeux les termes actuels d’un débat qui ne se manifeste pas toujours de la manière la plus claire et la plus accessible. Les contributions peuvent porter sur une seule forme théorique, ou sur la confrontation entre deux ou plusieurs d’entre elles ; ces approches peuvent s’appuyer sur des analyses concrètes pour évaluer la pertinence méthodologique et/ou la valeur heuristique de telle ou telle forme théorique, ou sur la cohérence entre la forme donnée à la théorie, notamment sa forme topologique, et sa structure conceptuelle ; toute contribution permettant d’évaluer, de faire progresser, voire de reconfigurer telle ou telle forme théorique, pour des raisons empiriques, méthodologiques ou épistémologiques sera la bienvenue.
Les propositions doivent être envoyées aux courriels suivants :
Actes Sémiotiques accepte des textes en français, anglais, italien, espagnol et portugais.
Calendrier prévu pour la publication du volume :
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5 octobre 2022 : date limite pour l’envoi des propositions (résumé de 2500 caractères).
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5 mars 2023 : date limite pour l’envoi des contributions.
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5 juin 2023 : date limite pour les versions révisées des contributions.
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5 juillet 2023 : publication du n° 129-130 des Actes Sémiotiques.
Pour les normes de rédaction, voir : https://www.unilim.fr/actes-semiotiques/6803