Introduction Introduction

Jean-François Bordron

Université de Limoges

Verónica Estay Stange

Université Paris Cité

Audrey Moutat

Université de Limoges

Index

Articles des auteurs de l'article parus dans les Actes Sémiotiques : Jean-François Bordron, Audrey Moutat et Verónica Estay Stange.

Texte intégral

Nous proposons dans ce dossier une réflexion sur la notion de « plan d’expression », propre au lexique de Hjelmslev, mais devenue courante dans la recherche sémiotique. On sait que cette discipline soutient que la signification résulte d’une opération liant ensemble deux plans dits respectivement de l’expression et du contenu. On ne mesure pas toujours l’extrême difficulté qui se cache derrière cette fonction sémiotique (sémiose) qui apparaît sans doute aujourd’hui comme banale. La difficulté est au premier chef d’ordre théorique : comment comprendre la structure intime d’un plan d’expression, surtout si, comme c’est le propre de la sémiotique, on prend en compte non seulement les articulations du langage verbal mais aussi celles que l’on juge nécessaires pour la perception, l’image, la musique, l’architecture et finalement pour tout ce qui a le pouvoir mystérieux de produire du sens ?

Note de bas de page 1 :

Paris, Hachette, 1979, entrée « expression ».

Dans le Dictionnaire raisonné de la théorie du langage1, Greimas et Courtés définissent le plan de l’expression « comme le recto d’une feuille dont le verso serait le signifié » ; un « recto » qui dépasse la seule « image acoustique » à laquelle on a tendance à réduire le signifiant saussurien. En rappelant la sous-division de Hjelsmlev entre forme et substance, les auteurs suggèrent la « profondeur » du plan de l’expression ainsi conçu, sans pour autant proposer des outils pour l’analyser dans le détail. Le caractère succinct de cette définition s’explique par la nature même du projet sémiotique : identifier les propriétés transversales aux différents langages. Or, cette transversalité concerne de la manière la plus évidente le plan du contenu. Tandis que ce dernier est pour ainsi dire globalisant, le plan de l’expression, quant à lui, est spécifiant et singularisant : ce qui distingue par exemple le langage visuel du langage verbal, c’est leur plan de l’expression respectif, structuré selon des règles et des codifications irréductibles. D’où le développement plus tardif, et encore en construction, d’une sémiotique du plan de l’expression.

Note de bas de page 2 :

Algirdas Julien Greimas, Du sens II, Paris, Seuil, 1983, p. 18.

On sait que, quant au contenu, le modèle du « parcours génératif », proposé par A. J. Greimas, présente une structure hiérarchisée en plusieurs niveaux qui offre aujourd’hui la formulation classique de la sémiotique, malgré les objections que l’on a pu lui opposer. Selon ce modèle génératif, le sens se structure en strates qui vont de l’abstrait au concret, du simple au complexe, de la profondeur vers la surface. Dans les couches les plus profondes se trouvent les articulations les plus générales de la signification : c’est le lieu de la catégorisation du sens (A vs B). Puis, à un niveau intermédiaire, s’articule la dynamique signifiante de la narrativité, avec ses opérations modales et actantielles, elle-même d’un haut degré de généralité (cf. le « tout discours est donc “narratif’”2 de Greimas). Enfin, dans les couches les plus superficielles se réalisent les investissements qui spécifient et particularisent les effets de sens (thématisation des actants, figurativisation des espaces, des personnes et des temps, aspectualisation des procès, explicitation des valeurs et des champs axiologiques…).

Mais l’expression, pour sa part, reste un domaine difficile à structurer bien que quelques tentatives aient été faites pour envisager un parcours génératif de l’expression. Signalons au moins trois d’entre elles.

Note de bas de page 3 :

Jacques Fontanille, Pratiques sémiotiques, Paris, PUF, 2008.

Jacques Fontanille3 envisage l’articulation de plusieurs sémiotiques-objets, en proposant une intégration progressive de plusieurs plans de pertinence successifs, à partir de leur matérialité. Cette intégration redéfinit ainsi, selon un principe d’immanence en extension, les frontières du texte et en élargit la saisie : du signe (le mot isolé, la figure qui sollicite la perception) au texte-énoncé (support ou véhicule du signe), puis de celui-ci à l’objet (structure matérielle dotée d’une morphologie, d’une fonctionnalité et d’une forme extérieure), à la situation sémiotique où cette structure est mise en œuvre (interaction entre sujets, ou entre sujets et objets), aux stratégies (les formes et les finalités du parcours signifiant, par la lecture, la gestualité ou autre) et enfin aux formes de vie (cristallisations de pratiques collectives qui, résultant de la congruence des différents niveaux de la signification, s’organisent en catégories et définissent des communautés d’appartenance).

Note de bas de page 4 :

Jean-François Bordron, « Sens et signification, dépendances et frontières » in L’image entre sens et signification, Anne Beyaert (éd.), Paris, Publications de la Sorbonne, 2006.

Jean-François Bordron4 a de son côté cherché à appréhender le parcours génératif de l’expression sur le modèle de la perception sensible dans laquelle le sujet et le monde s’entre-expriment. Cette « entre-expression » se réalise suivant un parcours qui va de la rencontre avec le monde sous forme d’indices jusqu’à la constitution de morphologies iconiques puis de formes symboliques. Plus spécifiquement, il propose un schéma esthésique envisagé comme un parcours d’avènement du sens dans la perception. Ce schéma décrit donc la sémiose perceptive en précisant ces trois moments : le moment indiciel, où une potentialité de sens surgit de la sensation brute ; le moment iconique, où l’objet – l’icône – est reconnu grâce à des comparaisons avec le déjà connu ; et le moment symbolique, où cette reconnaissance est déterminée par un cadre culturel qui la soumet à ses règles de lecture.

Note de bas de page 5 :

Verónica Estay Stange, Sens et musicalité. Les voix secrètes du Symbolismes, Paris, Classiques Garnier, 2014.

Enfin, Verónica Estay Stange5, pour sa part, a également proposé une approche possible du plan de l’expression, à partir de ses travaux sur les relations formelles entre langage poétique, musical et pictural. Le plan de l’expression lui paraît organisé en strates accentuelles qui font intervenir chacune un trait sensible particulier propre aux différents langages (couleurs, accents, hauteurs…) sur la base d’un système d’équivalences et d’oppositions. Chacune de ces strates se structure en niveaux de profondeur à caractère génératif : au niveau profond, on trouverait des oppositions catégorielles (« contrastes » ou couples « accentué vs inaccentué ») ; à un niveau intermédiaire, se produirait la mise en syntagme des couples binaires selon la séquence canonique « attaque-tension-détente » (homologable au schéma narratif du plan du contenu) ; et, au niveau superficiel, se déploieraient des modulations tensives et accentuelles complexes déterminant l’unicité de chaque réalisation.

On se propose, dans le présent dossier, de parcourir le domaine des formes que prend toute matière lorsqu’elle en vient à signifier. Cela va de la phonologie, qui a longtemps servi de modèle pour les autres sémiotiques, aux langages musicaux visuels, sonores, tactiles, etc. Ainsi, l’article d’Ivan Darrault-Harris s’attache à déceler les enjeux de la glossolalie, depuis son ancrage corporel, qui la rattache aux « prédicats somatiques » (Coquet), jusqu’à ses projections sémantiques qui, tendant vers le logos, renvoient à des états psychiques et passionnels. Du langage verbal au langage musical, le passage s’opère sans solution de continuité : en reprenant les postulats fondamentaux de la sémiotique tensive, la contribution de Luiz Tatit montre comment la prosodie fondamentale de la parole rejoint la prosodie vocale et musicale au sein de la chanson. Ici encore, le foyer des accents et des modulations se trouve régi par la dimension affective et passionnelle. En envisageant l’extension de ce substrat tensif et accentuel vers le langage plastique, Verónica Estay Stange propose, quant à elle, de considérer le rythme comme facteur de transversalité dans l’approche du plan de l’expression des différents langages. C’est encore l’hypothèse tensive qui permet à Audrey Moutat de mettre en évidence le fonctionnement du plan de l’expression des saveurs et des arômes, dans le cadre de la dégustation du vin, et au-delà. Pour ce qui concerne le langage architectural, Pierre Boudon explore le rapport entre forme et matériau, en prenant pour objet la chapelle de Ronchamp de Le Corbusier.

Du verbal au musical, au gustatif et à l’architectural, il s’agit toujours d’une matière qui prend des formes multiples sans que l’on sache vraiment si cette mise en forme est spécifique à chaque domaine ou correspond plutôt à des principes généraux voire à des formes idéales.

Par ailleurs, les matières disponibles ne se limitent pas aux domaines définis par nos cinq sens et par les traditions artistiques mais comprennent aussi les écrans propres aux nouveaux médias, situés quelque part entre les empreintes sur les murs des cavernes et la substance des rêves. C’est ce que montrent Jean-François Bordron et Maria Giulia Dondero dans leur contribution à ce dossier.

Note de bas de page 6 :

Dondero Maria Giulia et Everardo Reyes, « Les supports des images : photographie et images numériques », Revue Française des Sciences de lInformation et de la Communication, n° 9, 2016, Disponible sur http://rfsic.revues.org/2124. Consulté le 21/07/23.

La question qui se pose est de savoir si de nouveaux supports, de nouvelles formes d’analyse, de nouvelles méthodologies, font apparaître des articulations inédites dans ce domaine encore largement inexploré. L’expansion du numérique apporte aujourd’hui de nouvelles possibilités, tant du point de vue de l’analyse que de celui de la création artistique. En effet, l’écriture multimédia, qui repose sur l’usage de langages de description et de programmation, met au défi le plan de l’expression, et notamment son rapport à la substance6. Se pose également la question du devenir de la matière picturale lors de la numérisation des images et de leur intégration dans des bases de données. En procédant selon des opérations méréologiques de division, groupement et comparaison des œuvres, l’analyse computationnelle procède en effet à une « désintégration » du plan de l’expression de l’image.

Rappelons que depuis Saussure, mais à la suite d’une longue tradition, la thèse de l’arbitraire du signe semble peu mise en cause, peut-être parce que son utilité est apparue relative. Les plans d’expression évoqués dans ce dossier peuvent apparaître comme des arguments en faveur d’une certaine motivation. Bien sûr une image, ou toute autre sémiotique, s’inspire toujours d’une ou plusieurs autres dans une longue pratique de transformation. C’est un thème classique de l’histoire de l’art. Pour autant, sans ignorer l’histoire, il est difficile de concevoir une perception comme totalement arbitraire dans sa forme. Nous laisserons cette question ouverte.

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