La structure dynamique du plan de l’expression gustatif The dynamic structure of taste's plan of expression
Audrey Moutat
Université de Limoges
Dans cet article, il s’agit de revenir sur la structure et la dynamique du plan de l’expression de la sémiose perceptive. En prenant appui sur la pratique de la dégustation œnologique, nous montrerons comment ce plan de l’expression se manifeste comme une configuration spatiale dont le volume, la densité, la texture et la forme reposent sur une dynamique tensive. Le matériau sémantique offert par la terminologie œnologique nous permettra ainsi de reconstruire progressivement la complexité de cette structure et notamment de mettre au jour les caractéristiques de son armature sapide ainsi que la configuration de son complexe aromatique en champ de présence.
In this article, we study the structure and dynamics of the expression plane of perceptual semiosis. Drawing on the practice of oenological tasting, we will show how this plane of expression manifests itself as a spatial configuration whose volume, density, texture and form are based on a tensive dynamic. The semantic material offered by oenological terminology will enable us to gradually reconstruct the complexity of this structure, and in particular to reveal the characteristics of its sapid framework and the configuration of its aromatic complex in a field of presence.
Index
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Mots-clés : aspectualité, dégustation œnologique, icône gustatif, phénomène sensible, tensivité
Keywords : aspectuality, gustatory icon, oenological tasting, sensitive phenomenon, tensivity
Auteurs cités : Jean-François BORDRON, Jean-Anthelme BRILLAT-SAVARIN, Martine CHATELAIN-COURTOIS, François RASTIER, Claude ZILBERBERG
Introduction
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Voir à ce propos Bordron (2007).
Reconnaître une dimension signifiante à la perception, c’est conférer au monde naturel un statut sémiotique, autrement dit postuler l’origine de la signification dans la perception1. Partant de la théorie husserlienne du noème, Jean-François Bordron (2002) a ainsi montré que nous ne percevons pas des objets mais seulement des esquisses de ces objets (ou noèmes) dont la variation, faisant apparaître un écart, est elle-même porteur de sens. De ce fait, la sémiose perceptive opère comme la confrontation de deux « intentionnalités » concurrentes, pourrait-on dire, où la manifestation des propriétés phénoménales de l’objet anticipe, et par-là même surdétermine, la visée intentionnelle du sujet percevant :
Figure 1 : La sémiose perceptive
Envisagée sous cet angle, la structure de la signification du monde naturel semble émerger d’elle-même, libérant les objets du joug des projections, investissements passionnels et autres interprétations. Elle constitue en ce sens un noyau élémentaire de la signification sensible, antérieur à toutes projections subjectives.
Cette expérience perceptive fondamentale repose sur la saisie d’une forme sensible, laquelle se trouve incarnée dans le noème et que Jean-François Bordron (2004) nomme icône. Ce dernier se présente comme une structure schématique configurée par des catégories sensibles : la matière (grandeurs quantitatives du phénomène), la qualité (autrement dit son intensité) et la forme (c’est-à-dire sa configuration d’ensemble dotée de contours et d’une limite).
Figure 2 : L’icône
Chaque catégorie se déploie à son tour à travers ses propres ramifications si bien que chaque phénomène spécifique se manifeste sous la forme d’une exfoliation d’un réseau de catégories.
Figure 3 : Exfoliation complète de l’icône
C’est de cette structure phénoménale dont il sera question dans cet article. Ainsi proposons-nous de revenir sur sa composition et la dynamique interne qui la configure en plan d’expression sensible dans le but de montrer comment elle permet de déterminer le plan du contenu de la sémiose perceptive. Pour ce faire, nous nous appuierons sur la pratique de la dégustation des vins, laquelle bien met en évidence le déploiement progressif d’une structure phénoménale qui, au fil de son exfoliation, suscite variablement les intentions, voire la motricité, du sujet percevant. Nous tâcherons ainsi de montrer comment ce plan de l’expression phénoménal incarne une dynamique constitutive qui le configure en une structure spatiale tensive qui, dotée d’une étendue, d’une texture et d’une densité, se déploie progressivement dans le champ de présence en nouant des relations complexes entre ses catégories constitutives.
1. La configuration spatiale du plan de l’expression gustatif
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Terminologie et symboles notationnels empruntés à la Sémantique interprétative (1987) de François Rastier. Le sémème est ainsi défini comme le contenu sémantique d’un morphème.
Avant de déterminer les modes de configuration de ce plan de l’expression gustatif, revenons en premier lieu sur la notion du goût afin d’en circonscrire le champ définitionnel. Prendre en considération la complexité sémique du sémème2 ’goût’ permettra de mettre en évidence l’hétérogénéité de la structure à laquelle il renvoie et de lui reconnaître, dans un second temps, une dimension spatiale, cette dernière étant régie par les caractéristiques intrinsèques des qualités proprement sapides (et plus particulièrement à leurs propriétés aspectuelles) ainsi que par celles de ses constituants aromatiques.
1.1. Du goût
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Terminologie empruntée à J-A. Brillat-Savarin (1982).
Il est en effet possible d’assigner deux contenus principaux au sémème ’goût’, cette première distinction étant liée à la double perspective de l’instance perceptive de la gutturation3 :
La première acception, qui relève de la dimension physique du goût, désigne l’appareil sensoriel grâce auquel le sujet est en mesure de percevoir, identifier et discriminer les saveurs des corps sapides. Cet acte gustatif implique une mobilisation de différentes zones buccales grâce auxquelles ces qualités peuvent être appréhendées.
La seconde acception est axée sur la cause matérielle du goût, autrement dit sur les différentes propriétés d’un corps à faire naître des sensations.
Cette double définition nous renvoie ainsi à l’articulation dynamique de la sémiose perceptive, entendue comme la confrontation de deux « intentionnalités » : l’une subjectale et dont l’intensité peut traduire un degré d’attentivité plus ou moins fort du sujet percevant ; l’autre objectale, et qui se caractérise par la résistance plus ou moins forte que le corps sapide peut exercer, modulant ainsi son degré de perceptibilité. C’est donc de la rencontre de cette double intentionnalité qu’émerge la réalité phénoménale du goût. Cette structure n’est ni statique ni figée une fois pour toutes mais se présente comme un phénomène qui, en tant que tel émerge, se construit et s’étiole (se déstructure en quelque sorte). Le déploiement de cette phénoménalité gustative se traduit comme la confrontation de deux intentionnalités concurrentes, lesquelles permettent de circonscrire un champ spatial dynamique et mouvant, au sens tensif du terme, à savoir comme une portion de l’étendue.
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Rappelons à cet égard les propos de Meunier et Rosier selon lesquels « le vin “se boit” beaucoup par le nez qu’avec la bouche » (1998, p. 26).
Par ailleurs, le goût offre la particularité de présenter un caractère hétérosensoriel qui lui confère une certaine complexité. Dès lors, outre ses propriétés purement sapides (sucré, salé, acide, amer), il manifeste des qualités somesthésiques, tactiles et thermiques, ainsi que des arômes, lesquels mettent en exergue une collaboration du goût et de l’odorat en dégustation4. Chacune de ces propriétés contribuent à la construction d’une structure phénoménale articulée par des catégories. Ainsi, les qualités somesthésiques permettent de circonscrire cette structure en lui attribuant une taille (/grand/ vs /petit/), une profondeur (/proche/ vs /lointain/) mais également une clôture (/ouvert/ vs /fermé/). Nous aurons l’occasion de revenir sur cette particularité à la suite de cet article. Les qualités aromatiques, quant à elles, procèdent à un redéploiement de cette structure gustative qu’elles configurent en une spatialité, structurée en plans.
1.2. Syntagme, syntaxes et spatialité
Nous avons souligné au début de notre réflexion que cette structure se manifeste selon un déploiement progressif, lié à l’expression de qualités gustatives (ou perceptibilité de l’objet), qui module variablement l’intentionnalité du sujet de perception. Ajoutons que, dans le cas de la dégustation œnologique, ce déploiement aspectuel est contraint par la syntagmatique canonique de la dégustation et ses pratiques sous-jacentes, lesquelles en assurent en quelque sorte le support de construction.
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À ce propos, nous souhaiterions ouvrir une parenthèse afin d’éviter toute confusion possible sur la nature de l’espace gustatif qui s’ouvre ici. Le goût se présente d’abord sur le mode tactile qui, en dépit d’une apparente simplicité, impose une distinction préalable car il s’agit en réalité d’un double rapport tactile : le premier, patent et direct, s’établit entre le vin et son dégustateur tandis que le second, latent et beaucoup plus complexe, implique le sujet percevant et le goût, la source (le vin) en étant le support. Il est donc très important de ne pas confondre l’espace gustatif, qui correspond aux qualités gustatives proprement dites, et l’espace de circulation de l’objet-support du goût, autrement dit la cavité buccale.
En effet, s’il ne fait aucun doute que les qualités gustatives sont généralement assimilées à des propriétés intrinsèques (chimiques, tactiles, thermiques) du vin, elles ne demeurent qu’à un état de potentiel gustatif qui, pour pouvoir se réaliser complètement, requiert un acte de gutturation proprement dit. Dès lors, la structure phénoménale du goût se présente comme fortement contrainte par une pratique qui en constitue le support de construction et cela, parce qu’elle conditionne avant tout l’expression des qualités olfacto-gustatives du vin qu’elle soumet à différentes manipulations. C’est en effet sa mâche en bouche ainsi que les diverses manipulations qui lui sont imprimées, qui favorisent l’expression de ses qualités gustatives5. La syntaxe du goût, à l’origine de l’élaboration d’un espace gustatif, est ainsi soumise à la syntagmatique de la dégustation : la première correspond au déploiement du goût qui s’impose dans le rapport perceptif et conditionne à son tour le dégustateur ; la seconde renvoie au programme de quête du dégustateur qui multiplie les manipulations manuelles et buccales afin de détecter les différentes propriétés gustatives de l’objet sapide. On constate à cet égard que la mise en œuvre de la seconde est la condition nécessaire à la réalisation de la première : la séquence gustative, qui fait appel à des mécanismes et des manipulations techniques, fonctionne ainsi comme le support du déploiement de la syntaxe gustative. Dans le cas de la dégustation des vins, cette dernière s’articule selon les trois phases distinctes de l’Attaque, de l’Évolution et de la Finale. Ces trois phases correspondent aux trois aspects canoniques : commencer, durer, cesser. Cependant, comme le souligne Jean-François Bordron (2002), cette distribution en phases va bien au-delà d’un simple découpage séquentiel : « L’originalité et l’intérêt des temps gustatifs provient du fait [qu’ils] peuvent être caractérisés comme étant le déploiement d’une morphologie d’ensemble » (p. 649) dotée de propriétés spatiales que nous ne manquerons pas de déterminer un peu plus loin dans notre réflexion.
Séquence, syntaxe, phases, temps gustatifs… autant d’éléments qui nous permettent d’affirmer l’importance d’un nouveau paramètre dans la circonscription de cette structure gustative : la temporalité. L’espace gustatif que nous voyons ici se profiler ne saurait en effet se concevoir sans la catégorie du temps. Car ce sont précisément les différentes étapes de cette gustation qui permettront de déterminer cet espace de libération de formes. Il existerait en effet un lien de subordination du premier au second, l’espace gustatif ne parvenant à se construire qu’à partir du développement temporel et aspectuel de ses constituants sapides. Précisons ce point.
2. La temporalité au service de la spatialité gustative
Nous avons en effet précisé à plusieurs reprises que le goût n’était pas une qualité unique et indissociable mais qu’il présentait un caractère polysensoriel, où des propriétés thermiques, chimiques et olfactives se mêlent aux propriétés tactiles. En outre, ce complexe gustatif n’est pas statique ; une saveur ne s’impose pas continuellement et peut laisser place à une seconde ou une troisième, etc. Ainsi que le souligne Brillat-Savarin (1982, p. 18) :
Le goût n’est pas si richement doté que l’ouïe ; celle-ci peut entendre et comparer plusieurs sons à la fois : le goût au contraire, est simple en activité c’est-à-dire qu’il ne peut être impressionné par deux saveurs en même temps. Mais il peut être double et même multiple par succession, c’est-à-dire que, dans le même acte de gutturation, on peut éprouver successivement une seconde et même une troisième sensation, qui vont s’affaiblissant graduellement, et qu’on désigne par les mots arrière-goût parfum ou fragrance.
Si cette citation de Brillat-Savarin nous permet de reconnaître cette diversité gustative, elle présente également l’intérêt de soulever la complexité aspectuelle qui en résulte. De même que les odeurs, le goût se présente donc comme un complexe poly-aspectuel où certaines propriétés émergent dans le champ de présence tandis que d’autres s’atonisent, voire disparaissent. De ce fait, si les trois phases ainsi ritualisées par la pratique de la dégustation (Attaque, Évolution, Finale) relèvent du déploiement aspectuel global du goût, la réalisation effective du phénomène gustatif est soumise au déroulement aspectuel de chacun de ses constituants, autrement dit à leurs procès locaux. La syntaxe du goût apparaît alors comme doublement contrainte : (1) par des facteurs externes correspondant au syntagme canonique de l’examen gustatif et (2) par des facteurs internes, autrement dit le déploiement syntaxique de ses qualités gustatives. Plus précisément, ce sont les variations temporelles de la pratique qui influent directement sur le développement aspectuel des qualités sapides, lesquelles contraignent en retour les temps gustatifs à partir desquels se configure l’espace de la bouche du vin.
Figure 4 : Sources et qualités gustatives locales et leurs prédicats associés
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Peynaud et Blouin (2006, pp. 163-164).
Avant de poursuivre notre réflexion, revenons sur les points-clefs que nous venons de soulever. Nous avons ainsi observé que la syntagmatique canonique de la dégustation de la bouche d’un vin s’articule en trois phases, lesquelles jalonnent le déploiement de sa structure phénoménale. Cette construction morphologique globale repose en partie sur la réalisation de procès locaux des qualités gustatives qui composent la bouche. Ces prédicats locaux apparaissent ainsi comme des éléments structurants sur lesquels il nous faut porter une attention particulière dans le but de comprendre la dynamique constitutive de ce plan d’expression gustatif. À cet égard, le caractère somesthésique du goût, qui caractérise son évolution et la combinaison des diverses sensations en bouche, s’avère lui aussi déterminant. Il produit des « effets optiques » qui, rattachés à un phénomène de stéréodégustation, détermine les propriétés spatiales du goût en termes de volume, consistance et forme : « La simultanéité de sensations différentes crée le relief gustatif, comme le mélange de sons de sources différentes donne un relief sonore »6. Or, il s’avère que cette création incarne une dynamique évolutive qui fluctue selon l’aspectualité de la dégustation : une forme constituée lors de l’attaque, va se déliter pour se reconfigurer en une seconde forme lors de l’évolution avant de se désagréger elle-même lors de la finale pour s’atoniser et laisser émerger quelques saillances en finale. Cette particularité, qui nous permet d’entrevoir la dynamique de ce plan de l’expression gustatif, nous invite à présent à étudier plus précisément l’icône du goût.
3. La morphologie architecturale du goût
Avant de nous consacrer à la structure iconique du goût, notons toute la difficulté que soulève l’analyse d’un objet aussi vague et, en même temps aussi étendu, que peuvent l’être les saveurs et les arômes, la principale étant celle de la « porte d’entrée » dans ce champ problématique. Il semblerait que nous puissions en trouver une dans le tissu textuel des énoncés descriptifs formulés par les sujets ayant appréhendé les qualités sensorielles du corps sapide. Or, trouver des descripteurs qui puissent rendre compte de la complexité de l’objet et procéder à sa spécification réelle, indépendamment de toute orientation hédonique ou classificatoire, n’est pas tâche aisée, et cela d’autant plus l’odorat et le goût ne sont pas les sens prédominants de notre culture occidentale. C’est ainsi que le vocabulaire de la dégustation œnologique s’est imposé comme une clef d’entrée capable de résoudre cette aporie : hormis les syntagmes relevant de la roue des arômes et qui se réfèrent aux porteurs-types des odeurs, il présente un vocabulaire beaucoup plus fin capable de rendre compte que la configuration des propriétés constitutives de la bouche. Ce lexique, qui permet de mettre en exergue les traits définitoires en vertu desquels le phénomène gustatif se configure en morphologie, nous le qualifierons de « structurel ». C’est sur ces descripteurs que nous porterons notre attention car il noue permettront de mettre au jour la configuration iconique du plan de l’expression gustatif.
Comme nous l’avons déjà évoqué, la phénomène gustatif est séquencé selon trois phases : inchoative (Attaque), durative (Évolution) et terminative (Finale). Ce dernier moment procédant à un délitement de la forme constituée lors des deux précédentes phases, nous ne la retiendrons pas dans la suite de notre analyse.
3.1. L’attaque
Première impression gustative, l’attaque offre une esquisse très générale du goût. Ce dernier s’exprime d’abord sur le mode tactile, lequel atteste d’une résistance plus ou moins variable des composants sapides. Qu’elle soit « souple » ou « ronde », l’attaque amorce des relations volumiques et spatiales, organisées sous la forme d’un maillage tensif de molécules gustatives : lâche dans le premier cas, configurant ainsi une structure topologique relevant du diffus, et légèrement resserré dans le second, exerçant un mouvement de condensation. Cette particularité dispositionnelle de l’icône est déterminée par les tensions internes à la bouche qui en régule la fluidité : « coulante », l’attaque ne présente aucune tension interne et permet ainsi d’accroître l’étendue spatiale du goût, selon un mouvement de diffusion ; « granuleuse », elle présente une tension interne créant un relief (des aspérités) et une viscosité (autrement dit une consistance entendue comme un mode d’organisation de l’espace volumique) qui réduit l’étendue spatiale sur le mode de la constriction de son maillage interne.
Mais l’attaque présente aussi la particularité de se manifester à travers la force de diffusion de ses composants qui présentent des degrés d’intensité variables, sous-tendus par des modulations d’énergie, et en fonction desquels ils occupent le champ de présence ouvert par l’étendue spatiale.
’Franche’ et ’nette’, l’attaque est tonique et laisse apparaître des qualités gustatives intenses qui viennent moduler l’espace gustatif en lui imprimant un relief. En déterminant une présence plus ou moins prononcée, les modulations tensives de l’intensité sculptent des paysages gustatifs, créant des saillies et des creux sur sa dimension verticale, mais favorisant également sa diffusion ou, au contraire, sa concentration (dans son horizontalité). C’est ainsi que ’franche’ s’oppose diamétralement à ’fuyante’. Dans le second cas, les qualités gustatives sont peu expressives et leur degré d’intensité si faible qu’il produit un aplanissement du relief en même temps qu’il dilate son horizon. L’atonie met en évidence un délitement rapide de l’espace gustatif, produisant une atténuation progressive de ses contours. Il semblerait en effet que dans le cas d’une attaque ’fuyante’, les composants gustatifs manifestent une faible intensité qui, sitôt entrée dans le champ de présence, s’amenuise avec rapidité pour disparaître complètement. Telle n’est pas le cas d’une attaque ’franche’ qui investit promptement le champ de présence, selon une intensité forte.
L’attaque se caractérise par la mise en place d’un espace indéterminé, animé par un flux énergétique non stabilisé, fortement lié à la catégorie de la matière à laquelle il lui confère une disposition, une longitude et un relief. Ce flux hylétique se manifeste dans le champ de présence sans s’y exprimer réellement. Ainsi que le note Jean-François Bordron (2002, p. 649) :
L’attaque, comme l’indice, relève du registre de l’hypothèse. Le vocabulaire de ce moment nous révèle le style d’une rencontre ou d’un indice […] à partir duquel on peut faire des hypothèses mais qui ne détermine encore rien. En d’autres termes, l’attaque désigne le moment d’appréhension à partir duquel quelque chose s’annonce sans être encore véritablement constitué. Il est donc à prévoir que le moment suivant sera celui d’une constitution.
L’organisation de ce flux, à partir de laquelle se profilera une configuration d’ensemble de cet espace gustatif, trouvera une véritable détermination lors de l’évolution, processus de développement des qualités gustatives agencées dans une configuration d’ensemble plus ou moins complexe.
3.2. L’évolution
Fédérée par le principe régulateur de l’équilibre, l’évolution définit des types architecturaux du goût, fondés sur la combinatoire complexe de deux (ou trois axes) graduels selon le type de vin dégusté. Il s’agit de :
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L’acidité et l’alcool pour les vins blancs secs ;
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La sucrosité, l’acidité et l’alcool pour les vins blancs moelleux à liquoreux ;
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La sucrosité, l’acidité et l’amertume pour les vins rouges.
Le mot équilibre est pris ici dans le sens de « pondération de choses diverses ou opposées qui produit l’harmonie », ou encore mieux de « juste proportion de parties qui se font valoir mutuellement ». Pour que le vin soit réussi, il doit y avoir en effet entre les grands groupes sapides […] un juste rapport, une combinaison favorable de constituants (Peynaud et Blouin, 2006, p. 132).
Selon cette définition, l’équilibre fonctionne comme le principe régulateur d’un espace tensif complexe au sein duquel s’opposent divers registres gustatifs, selon des degrés de présence variables. Cette régulation procède à une stabilisation de ces tensions, selon un double mouvement : 1) une pondération qui opère sur les grandeurs intensives selon une logique du [pas assez vs trop] et 2) une compensation qui, fondée sur un principe du [ni trop/ni trop peu], s’applique aux grandeurs quantitatives, afin de faire en sorte qu’aucun caractère ne puisse prendre le dessus sur les autres. Ces deux mouvements entrent en détermination réciproque et permettent ainsi de configurer une morphologie architecturale du goût, une structure-support, fondée sur des corrélations d’intensité/étendue des constituants sapides, sur laquelle pourra se fixer et s’organiser le second groupe de constituants du goût, les arômes.
Ces rapports tissés entre les saveurs font émerger une structure gustative de base grâce à laquelle les substances aromatiques pourront ensuite s’exprimer ; et c’est d’ailleurs sur l’équilibre de cette trame que repose celui de l’ensemble aromatique. L’espace se présente ainsi comme une double structure tridimensionnelle : la première étant l’espace-support (doté d’un relief, d’un horizon et d’un volume) qui détermine et conditionne un second espace, celui du complexe aromatique doté de ses structures topologiques dynamiques propres.
3.2.1. Organisation de la morphologie architecturale
Afin de mettre au jour cette architecture sapide, nous nous appuierons sur les descripteurs de l’équilibre proposés par Peynaud et Blouin (2006). Pour ce faire, nous étudierons la spécificité intrinsèque à chacun des axes de l’acidité, sucrosité et amertume afin d’observer la manière dont chacun contribue à la configuration de cette structure gustative.
Figure 5 : Les descripteurs de l’équilibre (Peynaud et Blouin, 2006, p. 141)
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Terminologie empruntée à François Rastier (1987). Le taxème est défini comme une classe de sémèmes, à l’intérieur de laquelle sont définis leurs sémantèmes, et leur sème microgénérique commun.
Nous retiendrons donc que chacun de ces axes se traduit sémantiquement par des descripteurs spécifiques organisés en taxèmes7, lesquels constituent la seule entrée tangible à la détermination des structures topologiques du goût.
Taxème de l’acidité : ’frais’, ’vif’, ’acidulé’, ’nerveux’, ’vert’
Ce taxème présente une organisation scalaire qui qualifie le degré d’intensité (tonicité et tempo) d’une énergie en cours de déploiement. Ainsi permet-il de comprendre les principes fédérateurs de l’organisation du phénomène gustatif, et notamment sa dynamique interne, laquelle permet de le configurer en une structure topologique. Il existe en effet des régulations temporelles modulées par un flux énergétique qui dynamise l’espace gustatif en produisant des saillances et un relief.
La phase de l’évolution est donc marquée par une intensification de l’espace phorique de la bouche, en raison des principes de régulation qui se mettent alors en place. La dynamique interne se fonde sur l’interaction de deux mouvements orientés positivement : la tonalisation, mouvement d’amplification de la tonicité, et l’accélération, accroissement du tempo. Les corrélations opérées entre ces deux mouvements produisent des modulations de l’espace phorique en déterminant des structures topologiques spécifiques. On observe, à cet égard, que le tempo régule la tonicité : modéré dans un vin frais, il en amoindrit la tonicité ; prompt dans une bouche vive, il s’affirme avec violence et s’accompagne d’une tonicité qui se déploie avec vigueur. Dès lors, le frais procède à une sorte de nivelage spatial tandis que le vif l’affecte d’aspérités et construit un relief.
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Nous empruntons ici à la terminologie de Claude Zilberberg (2002).
Toutefois, si nous observons l’organisation taxémique de l’acidité, nous constatons que les variations d’intensité sont irrégulières et présentent des intervalles qualitatifs inégaux. Si le passage du sémème ’frais’ à ’vif’ s’effectue par des mouvements d’accélération et de tonalisation brutaux et soudains, tel n’est pas le cas de l’articulation des sémèmes ’acidulé’ et ’nerveux’. Le premier intervalle incarne un mouvement orienté vers un accroissement tandis que le second se présente comme un état qualitatif affecté par une modulation aspectuelle. Dès lors, il semblerait que les mouvements d’accélération et de tonalisation présentent des « contre-courants » de décélération et d’atonisation, stabilisant momentanément le flux en états ponctuels. En effet, entre une bouche fraiche (dotée d’un degré d’acidité modéré) et vive (à la tonicité forte) s’opère un mouvement de redoublement8, articulé par des mouvements de précipitation du tempo et de déchaînement de la tonicité. Ces micro-mouvements intensifient et renforcent le flux global. Entre une bouche acidulée (à la tonicité vive et tonique) et une bouche nerveuse (d’une intensité constante et durative) s’exerce en revanche un mouvement de relèvement, dont la faible croissance est liée à un contre-courant, celui de l’atténuation. Bien que le flux global continue de progresser, il voit la progression de son intensité ralentir sous l’effet d’un mouvement opposé.
On constate ainsi que l’organisation interne de l’espace gustatif est déterminée par une dynamique de flux complexe qui incarne des micro-courants, tantôt complémentaires (comme dans le premier intervalle), tantôt antagonistes (comme dans le second segment).
Figure 6 : Dynamique tensive incarnée par l’axe de l’acidité
Régi par un double mouvement croissant, lui-même soumis à des modulations internes antagonistes, l’axe de l’acidité présente une structure instable et fluctuante jalonnée d’intervalles irréguliers :
Figure 7 : Catégories et mouvements constitutifs de l’intensité de l’axe de l’acidité
Dès lors, cette régulation du flux global de l’acidité en bouche fonctionne selon un principe similaire à celui de la force interne à la matière terrestre : de même que l’énergie terrestre fait émerger des montagnes et des canyons en régulant la tectonique des plaques, la dynamique de flux de la bouche produit un relief phénoménologique spécifique (ou aspérités), où s’opposent des « pics » et des « creux ».
Taxème des saveurs sucrées : ’gras’, ’onctueux’, ’mielleux’, ’moelleux’, ’pâteux’
Ce taxème se caractérise par une négation de la tonicité et de l’accélération incarnées par le taxème de l’acidité. Les principes de régulation qui le caractérisent permettent de saisir une tout autre variété de structures topologiques en spécifiant la dimension matérielle de la bouche. En effet, certains sémèmes, notamment ’onctueux’, ’mielleux’ et ’moelleux’ traduisent non seulement la dynamique interne et le rythme sous-jacent de cet axe sapide, mais également des effets de densité de matière, lesquels apparaissent sur le mode de la douceur. Afin d’expliciter ce point, accordons-nous un petit détour par la sémiotique de la douceur proposée par Claude Zilberberg (1999). Sans trop entrer dans les détails de cette analyse, rappelons les points-clés qui nous apporteront les éléments nécessaires à la mise en œuvre des configurations de la structure phénoménale du goût.
« Qualité d’un mouvement progressif et aisé, de ce qui fonctionne sans heurt ni bruit » (Micro-Robert, s.v. douceur), la douceur se caractérise par une inversion de la polarisation du flux propre à l’acidité. Sa progression s’exerce selon une certaine lenteur qui opère selon une gradualité que Claude Zilberberg nomme passance (Ibid.). Cette progressivité, qui passe en revue chaque degré, confère au flux de la douceur une régularité et une constance qui neutralisent la tension [accélération vs décélération]. Une nouvelle modulation du flux opère alors : contrairement à l’acidité où la régulation porte sur une tension interne au flux, ce sont deux mouvements antagonistes distincts que nous observons ici. Fonctionnant « sans heurt », la douceur procède à une atonisation extrême du flux. Elle se manifeste donc sous le mode d’une occupation graduelle du champ de présence, par l’actualisation progressive de ses infimes degrés.
Ces nouvelles corrélations entre tonicité (une « atonie » profonde) et tempo (la lenteur) préfigurent à leur tour des modulations spatiales spécifiques : les mouvements de ralentissement et d’atonisation procèdent en effet à une dilatation de l’étendue. La lenteur du flux permet d’en apprécier chaque degré tandis que l’atonisation procède à un redéploiement de l’intervalle : du fait de sa progressivité, la douceur en laisse apparaître les différents degrés et réduit de ce fait leurs écarts significatifs de telle sorte que le champ de présence ne s’articule plus sur des différences mais cultive des nuances. Cette dilatation, déterminée par l’atonie, la constance et l’homogénéité du flux, engendre ainsi les modulations spatiales suivantes : la tension canonique [permanence vs changement], corrélative du couple [atone vs tonique], configure une structure spatiale organisée selon le rapport figure/fond : en effet, la permanence de l’atonie constitue une trame uniforme sur laquelle émergent, avec une célérité variable, des éléments toniques relativement brefs. Il s’agit d’un point particulièrement déterminant dans la structure de la bouche et qui intervient tant dans la codétermination des saveurs que dans la disposition des arômes.
Taxème de l’amertume : ’tannique’, ’rude’, ’rêche’, ’âpre’
Si le taxème de l’acidité nous permettait d’appréhender l’énergie cinétique sous-jacente aux configurations spatiales, lesquelles ont pu être appréhendées en termes d’étendue, de structure tectonique et de profondeur, le taxème de l’amertume nous permet d’en envisager à présent la dynamique, corrélative de la dynamique de flux de l’acidité ; et notamment le mode d’occupation de l’espace, autrement dit sa densité et son volume.
L’astringence qui caractérise l’amertume est une
[…] propriété qu’ont certains corps de resserrer les tissus vivants : c’est le cas du tanin, qui provoque la constriction des muqueuses buccales. Un vin astringent donne une sensation de rugosité et de dessèchement, comparable à celle qu’on a en mangeant de l’artichaut cru ou du kaki (Chatelain-Courtois, 1984, p. 37).
Produite sous l’action d’une force centripète, elle exerce une pression isotrope sur les tissus. Dès lors, si un vin astringent donne une sensation de rugosité et de dessèchement, il provoque également une constriction des muqueuses buccales. Il s’opère alors une réduction du volume de l’espace gustatif qui, corrélé à un accroissement de sa densité, produit une tension au sein de la structure gustative.
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Ces saillances de surface s’opposent en revanche à la texture homogène offerte par un vin gras, lequel produit un lissage du relief et un aplanissement des surfaces.
Amertume et sucré entretiennent ainsi une opposition fondamentale qui, en raison de leurs énergies cinétiques antagonistes, instaure un espace tensif, fédéré par un mouvement d’élasticité qui le polarise et l’affecte de multiples déformations : la force centripète de la première ferme l’espace tandis que la force centrifuge du second l’ouvre. La constriction provoquée par l’amertume accroît la densité spatiale. En effet, elle resserre le maillage interne de la trame sapide en la compactant, ce qui engendre des aspérités de surface. Tel est le cas du vin rude dont la granulation produit un effet de relief qui « accroche » le palais9. Certains dégustateurs parlent alors de vin anguleux, vin dont la souplesse se trouve neutralisée par l’excès d’astringence. Vifs et soudains, les mouvements de constriction de la trame architecturale du goût s’expriment sur le régime du survenir et actualisent, de ce fait, une valeur paroxystique de la tonicité. L’intense énergie cinétique de la matière couplée à une tonicité extrême engendre une densification de l’espace gustatif et en module la surface selon des régimes dispositionnels variables (saillies, aspérités, etc.).
Corrélations entre axes sapides
Jusqu’à présent, nous avons considéré chaque axe sapide isolément dans le but de mettre au jour les principes fédérateurs de la dynamique spatiale du plan de l’expression gustatif. Tâchons de comprendre à présent comment ces axes peuvent interagir les uns avec les autres et combiner leurs grandeurs intensives et extensives dans la création des morphologies particulières.
Rappelons à cet égard que la pratique de la dégustation des vins valorise l’équilibre des saveurs, cette « juste proportion de parties qui se font valoir mutuellement » ou « juste rapport, […] combinaison favorable de constituants » (Peynaud et Blouin, Op. cit., p. 132). Ainsi, lorsque les médiations entre les axes sapides sont parfaitement bien assurées, la bouche est dite « ronde », « charpentée » ou « fondue ». Revenons sur chacun de ces états d’équilibre afin d’identifier les différentes morphologies associées.
- Note de bas de page 10 :
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Meunier et Rosier (1998, p. 127).
La bouche ronde est charnue et dotée d’un volume semblable à celui d’un vin charpenté. Dépourvue d’aspérité, elle « n’accroche pas »10 et présente la consistance du sucré (mais pas l’atonie) qui lui garantit une certaine souplesse ainsi qu’une malléabilité, garante de sa finesse.
- Note de bas de page 11 :
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Glossaire de l’ouvrage Le goût et les mots du vin.
Un vin charpenté est quant à lui un « vin rouge équilibré très robuste, solide, possédant des constituants offrant l’image d’une charpente, consistante, ferme et substantielle »11. Cette image de la charpente repose sur une parfaite corrélation des grandeurs intensives et extensives de chaque axe sapide, de telle sorte que l’ensemble manifeste une cohésion entre ses différents constituants. La bouche acquiert alors une certaine « robustesse » et une « fermeté » qui la différencient de l’indistinction du fondu. Si la bouche charpentée présente un volume semblable à celui d’un vin rond, elle s’en distingue néanmoins par la présence de quelques aspérités de surface.
- Note de bas de page 12 :
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Chatelain-Courtois (1984, p. 157).
- Note de bas de page 13 :
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Saint-Roche (1995, glossaire).
Un vin fondu produit « un ensemble de sensations harmonieuses, aucune ne dominant les autres »12. Il présente ainsi une véritable cohésion, tel un vin tannique mais il n’en manifeste pas les aspérités, aucun élément ne prenant le pas sur les autres mais « passant de l’un à l’autre avec homogénéité, sans rupture »13. Un vin fondu manifeste ainsi une certaine continuité propre au vin rond tout en niant la vivacité.
Au terme de cette analyse, nous observons que chaque figure de l’équilibre met en évidence l’affirmation d’une qualité sapide corrélativement à la négation d’une autre. L’équilibre opère ainsi à une pondération de valeurs gustatives antagonistes dans le but d’assurer une continuité entre les trois axes sapides. Cette juste proportion entre grandeurs qualitatives et quantitatives permet de configurer des morphologies composées d’une ossature. Ce support de l’ensemble aromatique se caractérise par son volume, important dans un vin rond ou charpenté, et sa densité (rond, fondu), variable selon les tensions suscitées par l’énergie de la matière. La dynamique tensive de la structure d’ensemble configure des « types architecturaux » différents, allant de la méréologie complexe qui relie des éléments hétéroclites ou de tonicité variable (notamment les aspérités d’un vin charpenté), jusqu’à leur fusion totale dans un ensemble continu et homogène (le fondu). La configuration spatiale ainsi offerte par l’équilibre des saveurs intègre également celle du complexe aromatique, autre « versant » des qualités gustatives, et grâce auxquelles sont gérés les rapports tensifs entre les différents composés aromatiques. Dès lors, la morphologie gustative se présente non plus comme une structure topologique tridimensionnelle simple, c’est-à-dire liée à un ordre sensoriel unique, mais comme une double configuration tridimensionnelle fondée sur des corrélations entre deux structures phénoménales relevant chacune d’un ordre sensoriel distinct. Ce qui en complexifie davantage sa reconstruction.
4. La « chair » aromatique
Nous achèverons donc notre réflexion par une ébauche de conceptualisation des configurations aromatiques offertes par le vin. Pour ce faire, tournons-nous vers les dénominations des qualités aromatiques employées dans les commentaires de dégustation. On observe en effet que l’organisation des arômes selon un rapport figure/fond est décrite par les sémèmes récurrents ’note’, ’touche’, ’nuance’, ’pointe’, ’accent’, ’dominante’ qui incarnent une dynamique tensive cartographiée dans le schéma suivant :
Figure 8 : Cartographie de la structure tensive des arômes
Le complexe aromatique de la bouche se présente comme une configuration dynamique au sein de laquelle se jouent des relations tensives variables entre les arômes. Cette méréologie est structurée selon un ordre hiérarchique : la dominante opère comme une figure, qui fait saillance en raison de sa forte intensité durative qui dépasse celle des autres arômes. Elle se détache d’un fond qui peut se structurer en nuances, arômes dont l’intensité modérée varie subtilement, et en notes, dont la forte intensité s’exprime selon une étendue temporelle moyenne. Si les arômes de tête s’incarnent dans la dominante, les touches et pointes (dotées d’une forte intensité sur une très faible étendue temporelle), ainsi que les accents (forte intensité sur une étendue temporelle modérée) créent des modulations qui placent les arômes en concurrence et les organisent en plans.
Sans davantage entrer dans les détails, notons que ces premiers éléments terminologiques nous permettent d’esquisser les types de configuration que peut présenter l’ensemble aromatique de la bouche. Une analyse plus approfondie de ces configurations mérite d’être menée à partir de commentaires de dégustation spécifiques. De même, une mise au jour des mouvements tensifs qui dynamisent les rapports entre les arômes permettrait d’enrichir notre analyse du fonctionnement de ce plan de l’expression gustatif et d’observer comment ce complexe aromatique « habille » la spatialité sapide tel un « paysage ».
Conclusion
Dans cette étude, nous avons donc tâché de montrer comment opère la dynamique constitutive du plan de l’expression gustatif lors de la dégustation des vins. Nous avons vu que ce plan de l’expression se présente sous la forme d’une structure topologique qui se configure selon une aspectualité articulée en trois phases (attaque, évolution, finale). Ainsi avons-nous relevé le caractère mouvant et instable des configurations iconiques alors créées et observé la manière dont le phénomène de la bouche du vin se structure en champ de présence, où se jouent des relations conflictuelles entre les catégories ainsi investies. Ces tensions méréologiques engendrent des écarts différentiels de force modale au sein de la structure et modalisent les actes perceptifs du sujet.
C’est donc en ce sens que l’on peut dire que le plan de l’expression de la sémiose perceptive exprime sa perceptibilité et conditionne la visée perceptive du sujet. Un pas mériterait alors d’être franchi ici avec l’étude de cette programmation des actes perceptifs par la dynamique méréologique. Mais il s’agit là d’une nouvelle porte qui déplace le centre de notre attention du plan de l’expression vers le nœud de la sémiose, là où il s’articule avec le plan du contenu…