Tiziana Migliore, La Parola trasformatrice. Strutture, enunciazione, intersoggettività, Milano, Mimesis, 2023, 280 p.

Elisa Sanzeri

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Texte intégral

Quel est le point commun entre le tatouage d’un tigre, les peintures métaphysiques d’Alberto Savinio et les diagrammes et les tableaux de Catégories de cas, de Hjelmslev ? Entre l’enseigne d’un étal de brocoli sur un marché sicilien, les portraits de vieilles dames vêtues d’entrailles d’animaux de Pinar Yolacan, les variantes graphiques de la lettre t dans le Cours de Saussure et le lion Alex dans le film d’animation Madagascar ? Entre les Explorations rationnelles de Philippe Ramette, la crédence de la cuisine, l’eucharistie chrétienne, les photographies-collages digitales de Vik Muniz et les discours autour des restrictions dues à la pandémie de Covid-19 ?

Ce sont tous ces exempla, modèles et formes textuelles, que l’on retrouve dans le récent ouvrage de Tiziana Migliore, La Parola trasformatrice (p. 275), qui aborde le problème de la transformation des langages et leur dimension praxéologique, en assumant la nécessité d’une confrontation entre théorie et analyse. À la base, le postulat épistémologique de la sémiotique structurale selon lequel il ne peut y avoir d’articulation du sens sans l’émergence d’une différence tant au niveau du système que du processus. Et aussi l’idée que les langages sont non seulement sujets à une mutation continue – la variation est systématique, diraient Deleuze et Guattari (1980) –, mais qu’ils sont à leur tour capables de changer les choses et les personnes.

Le livre comprend une sélection d’essais écrits par Migliore sur une quinzaine d’années. C’est le fruit d’un travail de recherche intense et varié, repris et mis à jour pour soutenir une thèse implicite dans chacun de ces textes : le langage, loin de façonner des représentations de la réalité, d’affirmer ou de désigner des faits, transforme les états de choses, modifiant nos manières de penser, d’agir, de pâtir et de ressentir. Le langage, soutient Migliore dans le sillage de John L. Austin, exerce une agentivité non seulement et non pas tant en ce qu’il accomplit des actes, mais plutôt et surtout en ce que, en suscitant de tels actes, il opère dans le monde de l’expérience socioculturelle : en s’y insérant, le langage transforme ce monde ; il produit des effets cognitifs, pragmatiques, passionnels et somatiques qui provoquent parfois de véritables tournants et changements existentiels. La performativité du langage va donc au-delà de la réalisation des actions d’un seul acte linguistique et finit par investir toute l’expérience sociale et humaine du sens. En vue d’appréhender les effets produits sur les formes de vie, il est nécessaire, estime Migliore, de « changer le point de vue et se placer non pas du côté de celui qui produit des stratégies de communication […] mais de celui qui les reçoit » (p. 238), pour retracer ces effets et enquêter sur leurs déterminations.

L’ouvrage propose, reprend et teste des outils théoriques et des modèles d’analyse sémiotique pour étudier la manière dont les différents langages exercent leurs effets sur le monde et sur nos vies. Le livre est articulé en trois parties, chacune consacrée à l’une des notions qui constituent le sous-titre – structures, énonciation, intersubjectivité – et qui traversent et débordent les pages qui leur sont consacrées. Dans les argumentations de Migliore, comme dans ses analyses, ces trois notions sont constamment entrelacées et concaténées, démontrant comment une réflexion sémiotique sur le langage requiert une investigation à la fois des structures, de l’énonciation et de l’intersubjectivité.

La première partie, « Un vascello che va per mare », plonge dans les fondements structuralistes des disciplines sémiotiques et s’attache à montrer et à expliciter la double tension entre état et transformation qui constitue l’essence de tout langage. Tiziana Migliore approfondit dans cette première partie la théorie de l’écriture de Ferdinand de Saussure, la théorie de l’énonciation impersonnelle de Louis Hjelmslev, la morphologie du contenu de Paolo Fabbri, avec une référence particulière au concept de mutation et à la preuve de commutation, ainsi qu’à la contribution du linguiste roumain Eugenio Coseriu au développement d’une sémiotique des normes. Dans la deuxième partie, « Parole che diventano cose », c’est la performativité du langage qui est explorée à la lumière des dynamiques énonciatives en jeu dans les textes et des modes de réception énonciationnel qu’ils activent. La reprise et l’approfondissement de l’énoncé eucharistique analysé par Louis Marin s’accompagne d’une réflexion sur l’efficacité de l’œuvre d’art et sur sa fonction sémiotique, à partir d’une relecture de la théorie du philosophe Nelson Goodman à propos des langages qui font les mondes. Cette recherche est prolongée dans le chapitre consacré au signe tégumentaire et à sa pratique, et dans un chapitre sur les notions barthésiennes de studium et de punctum, revisitées à la lumière des recherches sur l’énonciation en sémiotique et des observations de Daniel Arasse sur le « particulier » et le détail. Enfin, la troisième partie, « Mutui riconoscimenti », aborde la question de l’intersubjectivité et s’ouvre sur une note concernant la perspective et le point de vue entre sémiotique et anthropologie, où les affects et les habitudes impliqués dans différentes ontologies définissent des positions relationnelles à travers lesquelles on regarde le monde et on est regardé. Ce chapitre est suivi d’une étude du lien entre la croyance perceptive et la rationalité figurative sur la base du concept de vérité intersubjective de Donald Davidson. Le dernier chapitre examine la relation entre la gastronomie et l’éthique, en montrant comment les jugements de goût se chargent souvent de jugements moraux sur la base d’accords, de complicités et d’appartenances sociales et culturelles.

Dans ce volume, les compétences transformatives et transformationnelles des langages sont analysées en ayant recours à des concepts qui constituent le cadre théorique, méthodologique, analytique et épistémologique de la sémiotique. Ces concepts sont par ailleurs accompagnés de notions et de contributions provenant d’autres domaines de la connaissance. L’aspect sur lequel je voudrais m’arrêter, pour restituer, au moins en partie, la complexité de l’œuvre de Migliore, concerne précisément la manière dont le sémioticien procède pour désarticuler et restituer, clarifiées, les logiques de transformation qui traversent les langages et auxquelles les langages eux-mêmes donnent lieu. Un procédé qui pourrait être figurativisé comme un mouvement à la fois vertical et horizontal, semblable à celui opéré par Fabbri dans l’exercice de sa sémiotique (cf. Marrone 2023). En effet, d’une part Migliore opère, par intervalles, des approfondissements des notions et des discours que la sémiotique porte en elle ; d’autre part, son travail s’enrichit par des escapades et des excursions vers d’autres champs d’investigation à travers lesquels elle réétudie non seulement les objets de ses analyses mais aussi les modèles mêmes qu’ils mettent en œuvre.

Dans le chapitre sur le tatouage, par exemple, Migliore retrace la généalogie de certains concepts sémiotiques afin de trouver des modèles utiles pour son analyse. Partant du présupposé épistémologique des relations entre soma et sema, anticipé dans le chapitre sur Saussure – dont elle se réclame dans une certaine mesure –, elle sonde le thymique et le phorique à partir de Sémantique structurale et du Dictionnaire, en passant par les développements de Sémiotique des passions et De l’imperfection pour arriver à la contribution de Fabbri et Sbisà sur les passions et à la topique somatique de Fontanille. D’un point de vue d’une sémantique entremêlée de perceptions et de thymie, le tatouage apparaît comme une projection ou une représentation de l’idem dans l’ipse, où la peau devient un support matériel pour l’inscription du Moi et du Soi, ce qui amène à considérer la dimension à la fois énonciative et réceptive du tatouage et de sa pratique. De même, dans le chapitre sur l’Eucharistie, l’autrice revient sur les réflexions de Greimas à propos des relations entre la macrosémiotique du monde naturel et celle des langages naturels, sur celles de Michel Foucault concernant les relations et les similitudes entre les mots et les choses, et sur les considérations de Jurij Lotman à propos des sémiosphères – dans lesquelles se rencontrent et entrechoquent des morceaux de langage et de non-langage –, pour s’attarder enfin sur les effets de transsubstantiation de la parole eucharistique et de la messe. Poursuivant et élargissant l’analyse de Marin, Migliore explore les niveaux narratif et discursif, à partir desquels elle identifie des modes d’énonciation spécifiques et des imbrications intersubjectives particulières qui garantissent l’efficacité de l’énoncé et du rituel eucharistiques : « … Pour les croyants l’Eucharistie est […] une expérience transformative du genre humain et du monde […] car elle passe par l’exécution d’un texte (c’est le Christ lui-même qui le rend manifeste au moment même où il le prononce), par son implémentation à travers le geste répété à Emmaüs et dans les Écritures, et par son activation à chaque fois que, en participant à la messe, “on communie” » (p. 128).

Cette démarche est encore plus évidente dans les deux premiers chapitres du volume, qui se concentrent sur les linguistes fondateurs de la sémiotique structurale, Saussure et Hjelmslev. La théorie de l’écriture de Saussure et la théorie de l’énonciation impersonnelle de Hjelmslev sont mises en lumière par un examen minutieux des écrits et des schématisations des deux linguistes, étayé par les considérations, tantôt reprises, tantôt rejetées, des sémioticiens et des chercheurs proches de la discipline qui s’y sont intéressés. Dans le cas de Saussure, Migliore se penche sur la question de la synesthésie graphique-sonore de l’écrit et en particulier sur l’étude des anagrammes, ce qui révèle déjà l’intérêt de l’autrice pour les langages visuels – objets récurrents de ses analyses – et la dimension esthétique et esthésique de la signification. En ce qui concerne Hjelmslev, à partir des réflexions qu’il mène dans la Catégorie des cas, Migliore met en évidence comment dans la glossématique se développe une théorie de l’énonciation impersonnelle qui va au-delà des déictiques et se fonde non seulement sur l’objectivité et sur la subjectivité, mais aussi sur les mouvements directionnels et proxémiques. Rapprochement et éloignement, intériorité et extériorité, contact et non contact, catégories extraites de l’analyse des cas et disséminées dans différentes parties du discours (pronoms mais aussi adverbes, adjectifs, prépositions, etc.), rendent compte d’une subjectivité diffuse et hétéroclite, résultat de corrélations dynamiques qui remettent en cause aussi bien les catégories de la personne que les orientations, les contacts et les adhérences. La référence aux travaux de Benveniste et de Greimas sur l’énonciation est constante, ainsi que le recours aux réflexions d’Arrivé, de Coquet et de Paolucci. Ensemble, les deux chapitres mettent en évidence comment, au cœur de la théorie sémiotique, se trouve une conception spatiale du langage qui explique, entre autres, la tendance de la pensée structurale à donner forme à des schématisations des forces à l’œuvre dans le langage : « non pas des artifices extérieurs et arbitraires au moyen desquels la théorie s’impose sur l’objet linguistique, mais plutôt des modes grâce auxquels il est possible de rendre compte des fonctions linguistiques en relation avec le monde, et de faire en sorte qu’elles puissent être saisies » (p. 40).

Enfin, dans le chapitre « Per una semiotica delle norme », Migliore esquisse, à partir de l’œuvre de Coseriu, une image de la langue non statique mais inscrite dans la vie sociale et soumise à des dynamiques de transformation attribuables à des processus de praxis énonciative. L’autrice y étudie les interdépendances entre singulier et régulier, entre parole et langue sur fond de normes, de conventions et d’habitudes intelligibles au niveau intersubjectif : impositions sociales et culturelles qui varient d’une communauté à l’autre, mais aussi infractions, licences poétiques, qui de singulières peuvent devenir collectives, se répandre, se stabiliser et faire partie du système d’une langue, ou bien peuvent se fixer, mais seulement partiellement, dans des contextes et dans des cultures spécifiques où la confrontation avec l’autre révèle un écart entre les normes et les conventions. Le cas emblématique est celui du « broccolo » sicilien, qui est appelé ainsi sur l’Île mais que le système linguistique italien désigne comme « cavolfiore ». La convention linguistique, même si elle n’est pas réglementée, est vécue comme une norme par les Siciliens et créé effectivement une communauté : « l’accord communicationnel fonctionne in loco seulement selon la convention. Le croire neutralise le savoir ou, mieux, constitue un savoir qui relie les autochtones et dramatise l’asymétrie de l’étranger. » (p. 90). Par ailleurs, Migliore souligne que les arguments de Hjelmslev sur les systèmes de la langue et des cas, repris par Coseriu, reposent sur l’idée qu’ils ont un fond social et qu’ils impliquent des relations intersubjectives.

Si, jusqu’ici, la démarche empruntée par Migliore est pour ainsi dire « verticale », dans d’autres endroits du livre elle trace un mouvement horizontal vers d’autres domaines des sciences humaines et sociales, établissant ainsi une confrontation interdisciplinaire. Par exemple, dans le chapitre « Modi di fare mondi », la théorie de Goodman est reprise pour expliciter la thèse selon laquelle « les “choses” produites avec les “paroles” […] ne sont pas […] des entités qui existent indépendamment de tout dans une réalité à soi, mais […] des fonctions des mondes construits d’une certaine manière et qu’il faut confronter à d’autres “versions du monde” » (p. 117). Comme l’observe Migliore, il s’agit d’une théorie du symbole, au sens de Cassirer, centrée sur les langages de l’art et qui a de nombreux points communs avec les réflexions sémiotiques, comme l’idée que l’œuvre d’art génère, et donc signifie, toujours à partir de sa construction interne, des traits sémantiques et syntaxiques qui lui sont contingents, où les langages symboliques et semi-symboliques sont toujours en jeu.

La réinterprétation de la théorie de Goodman, placée exactement au centre du livre, est celle qui ouvre réellement la recherche de Migliore sur les modes de réception, un thème récurrent dans les chapitres suivants. Un procédé similaire est à l’œuvre dans le chapitre « La verità intersoggettiva ». Les réflexions de Davidson sous-tendent, selon Migliore, une vision du langage analogue à celle de la sémiotique, en tant que système existant au sein de la communauté de locuteurs qui l’actualisent. En empruntant les outils conceptuels de la sémiotique, elle s’attache à développer la thèse de Davidson d’après laquelle la compréhension mutuelle, la reconnaissance intersubjective qui constitue la vérité dont parle le philosophe, se réalise à travers l’exercice d’une rationalité partagée produite par et dans le langage. Ainsi, en plus de préciser les termes dans lesquels la sémiotique comprend la vérité, Migliore approfondit et reprend les réflexions sémiotiques sur la connaissance et la croyance, la figurativité et la rationalité figurative, et propose de petites généalogies de concepts.

Enfin, l’analyse des Explorations rationnelles de Philippe Ramette permet de tester le caractère heuristique de l’hypothèse : la rationalité figurative des images de Ramette remet en cause les croyances et les habitudes sur la gravité, en tissant de nouvelles vérités relationnelles entre les sujets. Mais c’est peut-être dans les chapitres « Prospettivismo » e « Studium/Punctum e i dettagli dello spettatore » que la confrontation avec d’autres disciplines devient plus explicite. Dans le premier, le point de vue et la perspective sont repris et explorés dans le cadre de la théorie sémiotique, puis réarticulés à la lumière des réflexions de Philippe Descola et d’Eduardo Viveiros de Castro, ce dernier étant un lecteur de Deleuze et de Benveniste. De sa confrontation avec l’anthropologie dans son tournant ontologique, Migliore tire deux conséquences. Premièrement, dans les relations entre énonciation et point de vue, « on ne donne pas naissance à des sujets en amont, exclusivement humains, et à des optiques qui descendent de ces statuts, mais à des systèmes d’affects, d’affections et d’habitus qui entrent en relation les uns avec les autres et font émerger des positions de subjectivité et d’objectivité à partir des types d’interaction » (p. 193). Deuxièmement, elle envisage la possibilité de mettre en relation la perspective avec une dimension qui n’est pas purement pragmatique mais cognitivo-épistémique. Cela est confirmé par les analyses des peintures métaphysiques d’Alberto Savinio, fondées sur l’aspectualisation et la mise en perspective par l’acteur ; des images où le regard énonciatif souvent se dédouble et où différents points de vue coexistent.

Dans le chapitre consacré au studium et au punctum, il s’agit d’identifier, à côté des modes énonciatifs de production des textes, ceux de la réception qu’ils activent. La catégorie barthésienne, utilisée mais pas entièrement intégrée à l’architecture sémiotique, est étudiée et approfondie en soulignant son rapport avec la praxis énonciative : « Barthes réfléchit sur la dimension aspectuelle de l’acte d’énonciation, c’est-à-dire sur les points de vue actoriel, spatial et temporel de l’énonciation en acte » (p. 162). En effet, tous les punctums, affirme Migliore, naissent comme des particularités à l’intérieur des textes et deviennent punctums dans l’acte de réception, grâce au regard projeté sur eux. Ainsi, partant de l’idée que l’opération sollicitée par le punctum est l’agrandissement par lequel un élément plastique ou figuratif, un « particulier », est transformé en détail par le regard, Migliore, reprenant Arasse, reconstruit les passages énonciativo-énonciationnels qui mènent du particulier au détail à travers le punctum. La syntagmatique particulier-punctum-détail, qui effectue une concaténation entre les instances de production et de réception, est mise à l’épreuve de l’analyse du collage-photographie Girl Reading after Jean Baptiste Camille Corot de Vik Muniz, traduction du tableau de Corot Le Lecteur : ici, les morceaux du collage, qui expriment le rôle des particuliers, deviennent des points prégnants, punctum, et, au fil de la lecture, acquièrent le statut de détails, faisant partie de la totalité de l’œuvre. Le caractère actif du processus réceptif, capable de faire muter le visible, est ainsi mis en évidence.

En définitive, une confrontation interdisciplinaire constante est à l’œuvre dans ce livre. Elle ne déforme ni n’altère l’approche structurelle et générative de l’enquête de Migliore, mais l’enrichit plutôt. Migliore n’interroge pas seulement la sémiotique, mais aussi des penseurs et des chercheurs de différents domaines de la connaissance tels que l’anthropologie, l’esthétique et la philosophie. Le dialogue que l’ouvrage entretient avec d’autres sciences s’avère à chaque fois fructueux, capable de redonner vie à des notions qui, comme dans le cas de la catégorie studium/punctum, sont employées mais pas pleinement incorporées à la « boîte à outils » du sémioticien. L’ouvrage permet ainsi de réaffirmer des postulats épistémologiques qui fondent la sémiotique, comme le lien entre soma et séma ou le principe de différenciation, mais aussi de reprendre des thèmes, des questions et des éclairages issus de différents champs de connaissance qui, repensés de manière adéquate, peuvent être intégrés à la pensée sémiotique, comme c’est le cas de la thèse de Davidson. En d’autres termes, le rapprochement avec d’autres champs de recherche permet de mettre en lumière des théories et des méthodes, d’appliquer des outils et de renforcer les fondements de la discipline en agrémentant la perspective sémiotique d’autres réflexions sans la trahir.

Comme l’écrit Migliore, « la sémiotique […] ne repense pas les sources théoriques uniquement afin de dire quelque chose de nouveau, mais cherche à transformer des concepts théoriques et philosophiques en instruments de description » (p. 39). À la différence de ceux qui se barricadent à l’intérieur de clôtures disciplinaires, ne regardant que leur propre petit potager, et de ceux qui, au contraire, errent sans but dans les champs infinis de la multidisciplinarité, Tiziana Migliore choisit cette voie intermédiaire qui permet une compréhension rigoureuse mais en même temps élastique, sensible aux stimuli extérieurs, du fonctionnement des langages. Paraphrasant Deleuze et Guattari, entre la vie nomade et la vie sédentaire, c’est la vie ni nomade ni sédentaire du forgeron-artisan, itinérant de profession, qui l’emporte, suivant la voie du minéral, « la matière-flux comme productivité » (1980, p. 566).

La sémiotique prônée par Tiziana Migliore apparaît donc, dans les pages de La parola trasformatrice, comme une sémiotique en expansion. C’est un portrait à la fois lucide et dense de la théorie de la signification que l’on entrevoit, une topographie non statique mais mouvante d’une discipline qui, tout en restant inébranlable, ne cesse de se modeler. La métaphore structuraliste du navire qui part en mer, jamais à l’arrêt, ne concerne pas seulement la première partie du livre ; elle peut être étendue à son ensemble. Non seulement la transformation, inhérente à la sémiose, fait partie du langage, mais elle intervient également dans la définition formelle de la sémiotique elle-même, en tant que « méthodologie pour les sciences sociales et discipline d’intersection » (p. 39). Le travail de Migliore, en ce sens, met en pratique l’avertissement méthodologique que Paolo Fabbri, comme le montre l’autrice elle-même dans le chapitre qui lui est dédié, a adressé aux futurs sémiologues : ne jamais se contenter de lectures univoques, mais apprendre à changer de regard et « savoir voir au moins double » (p. 8). Forte de l’enseignement de Fabbri, Migliore non seulement entreprend ces « virevoltes sans reniements » que Marrone (2023, p. 13) reconnaît et attribue au sémioticien de Rimini, mais elle relie description empirique et théorie, méthode et épistémologie. Sur la toile de fond des réflexions théoriques et en s’appuyant fermement sur les fondements épistémologiques de la discipline, elle emprunte la méthode sémiotique dans des analyses souvent détaillées qui démontrent l’attention et la sensibilité aux articulations du sens, tout en confirmant la mission d’une discipline qui veut être une science des mécanismes et des processus d’articulation du sens humain et social et qui, en tant que telle, doit savoir observer la réalité et se salir les mains avec l’empirisme – peut-être plus encore lorsqu’on s’intéresse à la dimension praxéologique des langues et donc à tous les systèmes de signification qui tissent notre vie sociale. Comme l’affirme Migliore, « le quotidien est plein d’actes qui font savoir et croire, devoir et pouvoir, vouloir et non-vouloir. Et d’effets qui semblent automatiques mais qui ne le sont pas. Ils ont tout simplement besoin d’une loupe pour mieux les regarder » (p. 239).

bip