Sans transition. Enquête sur la place des transitions dans l’espace des pratiques numériques Without transition. Investigating the place of transitions in the space of digital practices
Éric Bertin
Université de Limoges, CeReS (Centre de Recherches Sémiotiques)
C’est le chemin et ses indéterminations, ses renversements, et non le dessein, qui semble caractériser la transition numérique. Plus encore, la conception sémiotique de la transition l’envisage comme un parcours non téléologique, caractérisé comme un « espace-temps critique » (Basso, 2017). Pourtant, la praxis numérique est marquée, dans certaines pratiques, par des opérations d’éviction ou de virtualisation des transitions spatialisantes et temporalisantes. Cet article vise à s’interroger sur les modalités et le rôle de cette virtualisation de la transition dans l’espace numérique, en s’appuyant notamment sur la séquence requête/résultat des moteurs de recherche. Nous tenterons de mettre en lumière les significations socioculturelles en négociation dans cette tension entre pratiques individuelles et ontologie du numérique.
It is the path and its indeterminations, its reversals, and not the design, that seems to characterize the digital transition. What's more, the semiotic conception of transition envisages it as a non-teleological journey, characterized as a "critical space-time" (Basso Fossali 2017). Yet digital praxis is marked, in certain practices, by operations of eviction or virtualization of spatializing and temporalizing transitions. The aim of this paper is to examine the modalities and role of this virtualization of transition in digital space, drawing in particular on the search engine query/result sequence. We will attempt to shed light on the socio-cultural meanings negotiated in this tension between individual practices and digital ontology.
Index
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Mots-clés : immédiation, intervalle, pratiques numériques, spatialisation, tempo
Keywords : digital practices, immediacy, interval, spatialization, tempo
Introduction
Toutes les transitions sociétales ne partagent pas le même destin narratif. Selon plusieurs travaux, synthétisés notamment dans un dossier des Annales des Mines, intitulé « Transition numérique et transition écologique » (Demailly, Francou, Kaplan, Saujot 2017 : 13), la transition numérique est « une force de changement au quotidien, mais qui ne poursuit pas d’objectif collectif particulier ». À l’inverse de la transition écologique, « qui sait raconter son but, mais elle peine à dessiner son chemin ».
Selon cette confrontation, c’est le chemin et ses indéterminations qui semblent caractériser la transition numérique : un processus, fait de transformations continues, non discrétisées, et qui, de manière cumulative, construit un bouleversement radical (Transitions : écologiques, numériques, sociales, anthropiques, 2022 : 2). La discursivité sociale ne semble pas attester la circulation d’une conception clairement établie de la transition numérique. Elle se bornerait à désigner simplement une conversion progressive des sphères d’action et d’existence de l’humain par les caractéristiques du numérique : mise en réseau, partage, optimisation de la connaissance et de la performance par l’accumulation et le traitement de données, calculabilité sans reste des activités humaines individuelles et collectives.
La conception fondée sur le processus fait d’indéterminations semble trouver un écho dans la conceptualisation sémiotique de la transition. Les travaux consacrés à cette dernière dans le corpus sémiotique sont cependant peu nombreux, la transition ayant sans doute été absorbée dans l’orbite du concept organisateur de transformation. Pourtant, Pierluigi Basso en saisit l’essence en la caractérisant certes comme un parcours, mais non téléologique, qui ouvre des possibilités de réalisation inédites au sujet, sans attendre la fin de ce parcours (Basso Fossali 2017 : 349). Son indétermination la caractériserait comme un « espace-temps critique » fécond (op. cit. : 351), libérant les potentialités d’un devenir non assujetti à la rection narrative vers une finalité.
Cette conception de la transition comme espace-temps critique et fécond de la transition entre pourtant en tension, voire en dissonance, avec certaines pratiques numériques quotidiennes, entendues comme des actualisations particularisantes de la transition numérique. La praxis numérique est en effet marquée, dans ses dispositifs, par des opérations d’éviction ou de virtualisation des transitions spatialisantes et temporalisantes. Il s’agit donc de mettre en évidence, et d’interroger ici concrètement la non-conformité entre le discours qui circule sur la transition numérique et son imaginaire, et le champ des pratiques numériques. La transition numérique apparaît ainsi comme une des configurations agissantes de l’ontologie numérique, telle que nous la définirons plus loin. Le choix de retenir les pratiques comme niveau de pertinence, pour « saisir l’émergence de la signification dans l’action » (Fontanille 2008 : 135), nous paraît justifié pour « dénaturaliser » des pratiques qui sont en cours de désémantisation.
Pour illustrer cette hypothèse, on s’intéressera à l’utilisation des moteurs de recherche, à travers la séquence « requête -> réponse/résultat », cas emblématique d’une praxis numérique normée et stabilisée par un dispositif sociotechnique.
1. La séquence pratique « requête/résultat »
- Note de bas de page 1 :
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Selon l’expression de Tim Wu, The Master Switch ; The Rise and Fall of Information Empires, New-York, Alfred A. Knopf, 2010, pp. 279-280, cité par Dominique Cardon, Politique des algorithmes. Les métriques du Web, présentation, Réseaux, n. 177, 2013, p. 12.
La requête sur un moteur de recherche est la pratique numérique la plus répandue au monde, c’est elle qui régit le mode d’accès au savoir dans le monde numérique. A l’image des bibliothèques, des encyclopédies, des musées et des archives, qui étaient les modèles organisateurs de nos connaissances, les moteurs de recherche constituent un méta-format de connaissance (Morandi 2013 : 139). À la fois format médiatique et dispositif technologique, ils nous font passer de la stabilité encyclopédique à l’instabilité des besoins et des usages (op. cit. : 142). Ces formats instaurent un lien très fort entre connaissances et ordre classificatoire. Mais la fonction classificatoire se trouve profondément amplifiée et modifiée par l’algorithme du moteur de recherche, qui « décident de ce qui est pertinent, juste et vrai » (Cardon 2013)1.
L’algorithme agit comme un actant qui, en réponse à la requête, opère des sélections dans la masse informationnelle sur la base des critères qu’il a défini, et qui impose à l’utilisateur un mode d’organisation et de hiérarchisation de l’information sélectionnée (Bertin & Granier 2015 : 127).
La séquence « requête/résultat » assume le rôle de méta-format de connaissance, car elle est la séquence canonique qui régit le mode d’accès au savoir dans le monde numérique. Elle est en effet l’opératrice de tout programme cognitif d’accès à un objet de connaissance sur internet. Cette séquence, aujourd’hui parfaitement « naturalisée » dans notre pratique quotidienne, présente pourtant une caractéristique singulière au regard de la rationalité cognitive, processuelle, car fondée sur des procédures d’intégration de l’inconnu dans le connu et d’authentification (Greimas 1983 : 124) : elle élimine toute progressivité dans le parcours d’acquisition d’un objet de savoir. Par l’immédiateté de l’accès, elle élimine les étapes narratives d’un parcours orienté, qu’on pourrait schématiser comme suit :
Non savoir (défaut) -> pré-savoir (accès) -> savoir (liste d’objets cognitifs informationnels).
Au procès, elle substitue l’irruption événementielle pure du résultat, régi par le mode tensif du survenir (Fontanille et Zilberberg 1998 : 118). Un survenir dont le tempo serait si vif qu’il prendrait la forme d’une simple vibration, actualisant la quasi-instantanéité du résultat de la requête comme une transformation continue. Ainsi cette séquence figée institue l’opération de « requête » comme un programme d’acquisition d’un objet de savoir de nature quasi oraculaire. Tout comme l’attente de la sentence ou de l’astrologue, la réponse survient comme un objet clos et sans reste, occultant l’explication de son processus de production, à l’instar d’un savoir aux origines et aux modalités inconnues et non accessibles au sujet requêtant (Bertin 2021 : 29-30). Dans cette opération, le régime fiduciaire de la croyance s’articule étroitement, en le précédent, au régime cognitif de la connaissance (Greimas 1983 : 125). Le surgissement quasi-magique de l’oracle du résultat impose d’examiner l’opération médiatique qui le rend possible.
2. Immédiation de l’accès et sémiose médiatique
Si l’on tape la requête « épistémologie », on obtient environ 4 410 000 résultats en 0,54 secondes. Les études utilisateurs montrent que l’impression d’immédiateté se situe autour d’un seuil d’une seconde, selon Wikipédia.
Figure 1 : requête « épistémologie »
L’arrière-plan tensif de cette séquence pratique combine donc la valence de sélectivité étendue avec l’immédiateté intense de l’apparition. Un coup de force tensif est à l’œuvre derrière cette pratique banalisée. La séquence requête/résultat abolit toute transition temporalisante, et spatialisante puisqu’elle semble effacer l’espace même de l’opération médiatique, par une sorte d’immédiation. On entend par immédiation la phase de surenchère fonctionnelle du média, qui tend à atténuer sa présence : plus un média domine le champ médiatique, moins il est perçu dans sa fonction de médiation (Colloque CREM, texte d’orientation, 2017 ; Bolter et Grusin : 1999).
Cette immédiation est en réalité au cœur de la sémiose de l’opération numérique réalisée par le moteur de recherche, au moyen d’une sorte d’homologation entre le plan du contenu et le plan de l’expression. En effet, à l’hyper puissance de calcul qui, au plan du contenu, réalise une sélection et une classification instantanée des données, correspond au plan de l’expression le quasi-statisme du support médiatique. La substance de l’expression du support médiatique joue un rôle central dans cette médiation (Dondero 2020 : 66).
L’immédiation de l’accès n’est évidemment pas neutre, en ce qu’elle est fondatrice de l’opération cognitive primaire de nos pratiques numériques. Pourtant, la question des enjeux de signification liés à la séquence pratique de l’accès révèle dans un angle mort dans la littérature numérique, comme naturalisée par un effet d’évidence. Brigitte Simonnot, spécialiste des pratiques informationnelles, le reconnaît : « les moteurs créent une familiarité qui amène à ne pas s’interroger sur leur fonctionnement ». Elle poursuit sous la forme d’un constat : « les moteurs habituent les internautes à accéder très rapidement aux informations, pratiquement à la seconde, et à toujours recevoir une réponse » (Simonnot 2010 : 175-191).
La grande majorité des travaux sur l’ordre informationnel et documentaire du numérique s’attache à montrer l’influence des critères d’autorité et de légitimité des textes et des auteurs sur les pratiques et les choix des internautes (Wilson 1996 ; Broudoux 2007). Ils portent avant tout sur les modes de valorisation épistémique que les utilisateurs appliquent aux sources sélectionnées, à travers l’autorité informationnelle (auteur, institution) et l’autorité des intermédiaires ou « infomédiaires » que sont les moteurs de recherche (Simonnot : op.cit..). Autrement dit, l’ordre informationnel et documentaire semble être appréhendé majoritairement à travers les opérations de médiation portant sur le plan du contenu, occultant en partie les opérations de médiation qui engagent la substance de l’expression, c’est-à-dire le support médiatique lui-même. La médiation d’accès se trouve comme virtualisée, escamotée par une sorte d’immédiation qui reste impensée.
Cet impensé se traduit notamment par le fait que cette immédiation dans le processus d’accès entre en dissonance avec l’ontologie informationnelle du numérique. Nous entendons le concept d’ontologie ici au sens où l’emploie Bruno Latour, c’est-à-dire « l’être de la technique », dans ses propriétés et ses modalités. Comme l’a bien montré Lev Manovich dans son analyse désormais classique des nouveaux médias, il existe une relation de solidarité étroite qui articule le plan technologique du numérique avec les contenus culturels et idéologiques du média internet (Manovich 2001 : 126). C’est cette relation entre technologie et configuration culturelle qui caractérise l’ontologie numérique que nous évoquons. Cette ontologie, dans sa composante informationnelle, s’est construite notamment sur la primauté du « chemin », à l’aspectualité durative et itérative, fait d’aléas et d’indéterminations, sur la « destination ». Car comme le rappelle Olivier Erzscheid, les moteurs de recherche ne fournissent pas seulement des « résultats » mais des « dynamiques » en quelque sorte : c’est-à-dire « des recommandations, des reformulations en accord avec nos choix, nos itinéraires, nos parcours précédents » (Erzscheid 2008 : 58-59). Un peu à la manière d’un bibliothécaire ou d’un libraire, qui adapterait ses propositions à nos lectures passées, à nos errances, à nos habitudes de consultation.
Il s’est ainsi opéré dans la pensée du web des années 2000-2010, une redistribution des valeurs. C’est le principe d’une toute puissance du « parcours », de la navigation « orientée », qui se déploie de manière durable comme une configuration organisatrice de l’ontologie numérique, qui était déjà en germe dans la structure technologique du lien hypertexte, dont la délinéarisation oriente un texte source et son lecteur dans une trajectoire vers d’autres discours (Paveau 2017 : 213-215). On a là une spatialité opposant le « topos », domaine délimité par l’expérience collective (Lassègue & Garapon 2021 : 20-21), et le déplacement du sujet. La transition numérique, telle qu’elle se manifeste dans une discursivité sociale aux contours flous, actualise sans doute cet imaginaire d’une progression incertaine vers un horizon d’attente imprécis.
La caractéristique de cette logique de parcours, propre à l’ontologie numérique, est d’être régie par une « modalité méliorative » continuelle, car elle est cumulative et progressive du fait de son inachèvement perpétuel. C’est ce régime d’optimisation progressive et continue du parcours, aussi en jeu dans la transition numérique à un niveau plus « macro », mais qui est comme nié par la séquence « requête/résultat ». Cette dernière fait du processus de recherche d’information un pur événement toujours finalisé. Il en résulte que le parcours et sa profondeur, régis par une logique adaptative, sont en fait niés et virtualisés par la clôture terminative des « résultats ». Ainsi, la « déspatialisation » (op. cit., 24-27) de la profondeur et de la progressivité du parcours de recherche empêche le sujet de se transformer au gré des incertitudes, des aléas, et des accommodations de ce parcours. On peut donc faire l’hypothèse selon laquelle la suppression de la logique de parcours (spatialisante et temporalisante) propre à la transition, ne permet pas de faire transiter le sujet d’une zone d’organisation de valeurs à une autre (Basso 2017 : 349).
Cette clôture programmée des « résultats » interroge la rationalité sémiotique qui régit la séquence. Au fond, la séquence de recherche relève davantage de la logique de l’action que de la logique de la cognition (Fontanille, 1998 : 183). : la programmation d’un résultat toujours finalisé domine l’horizon d’attente, et impose sa rationalité à ce qui devrait être un parcours de découverte.
3. L’intervalle, et la gestion de la valeur du tempo de la transition
Afin de bien saisir à quel point cette virtualisation de la transition affecte la négociation des valeurs dans la séquence requête/réponse, un éclairage anthropologique sur la nature de cette transition s’avère utile. Dans cette éviction de la transition, on peut reconnaître en effet une abolition de l’intervalle. On se souvient que Bourdieu, dans sa théorie de la pratique, a montré à quel point l’intervalle de temps qui sépare le don et le contre-don détermine la valeur de l’échange et l’interprétation qu’en font les protagonistes (Bourdieu 1980 : 179-180). Il souligne ainsi le rôle stratégique de l’intervalle dans la valeur et la signification d’un échange, qui est tout le contraire du temps mort : « abolir l’intervalle, c’est abolir aussi la stratégie », et le sens de l’action pourrait-on ajouter (op.cit. : 180).
Dans un échange de dons, un intervalle trop long risque de perturber l’identité modale du destinataire de la réponse, tout comme un tempo trop rapide peut fragiliser la crédibilité de celle du destinateur : trop long, c’est un outrage, trop court, c’est vouloir effacer au plus vite l’obligation de la dette. En somme, le tempo de l’intervalle révèle la vérité de la pratique.
Reprenant cette réflexion sur le rôle du temps comme substance stratégique des pratiques, Fontanille insiste sur le fait que le tempo de l’intervalle définit la valeur non pas de ce qui est échangé, mais de l’échange lui-même en tant que pratique (Fontanille 2008 : 126).
En s’inscrivant dans cette perspective, on peut considérer que la séquence pratique « requête/résultat » constitue bien un échange, entre un sujet utilisateur et un actant technologique : l’un fournit une sélection d’informations en répondant à une requête, l’autre abandonne en contrepartie des données personnelles.
Cette quasi-abolition de l’intervalle – c’est-à-dire de la transition – entre la demande et la réponse donnée n’est pas sans effet sur la valeur qui se négocie dans cet échange. Il n’est guère douteux que l’immédiateté et l’exhaustivité de la réponse affecte le dispositif modal du sujet requêtant, en atténuant l’intensité de la visée par une démodalisation en quelque sorte de l’attente et du vouloir. Cet effet d’immédiateté « narcotise » en quelque sorte la processualité de la recherche et de son parcours d’étapes. En effet, en neutralisant la discontinuité entre les deux états, elle modalise la réponse à la requête en un « toujours avoir été là » (Veron 1994 : 54), qui semble virtualiser l’absence et le manque de l’avant. Ajoutons à cela l’homogénéité et l’immédiateté du format médiatique de résultat, qui rabat la singularité irréductible de chaque parcours de requête sur l’identité du format de réponse.
En outre, on peut faire l’hypothèse que l’abolition de l’intervalle altère la construction d’un sujet de savoir se constituant par le parcours même de l’accès, ses aléas, ses tâtonnements. Cette contraction de la transition occulte par homologie la constitution progressive de l’espace mental de la recherche, qui se construit par tâtonnements et éliminations. La pauvreté des requêtes soulignée par de nombreux travaux, souvent réduite à une suite de lexèmes non articulés, reflète la contraction du parcours cognitif de recherche. Elle peut être considérée comme une conséquence de l’abolition de la transition, en tant que séquence d’accommodation à un parcours d’interprétation en cours (Fontanille op. cit. : 134).
4. L’éviction de la transition comme code de la praxis énonciative des plateformes
Loin de se limiter à la séquence requête/résultat, l’éviction de la transition se manifeste dans d’autres pratiques médiatiques comme une véritable stratégie énonciative. Ainsi sur la plateforme sociale TikTok, la transition est conçue comme une fonctionnalité médiatique mise à disposition des utilisateurs par la plateforme. La transition est proposée comme une fonctionnalité de montage, qui permet de produire des effets d’accélération et de contraction temporelle entre les séquences d’une vidéo (figure 2).
Figure 2 : capture d’écran de l’application TikTok
La rapidité et l’étendue de la diffusion de ces usages de la transition parmi les utilisateurs en ont fait un code énonciatif dominant de la plateforme. Elle est reprise par les utilisateurs sous forme de variantes énonciatives individuelles qui installent rapidement une codification et des normes d’usage.
Cette fonctionnalité de montage fournit en réalité à l’utilisateur une « matrice narrative de transformation » d’un état à un autre. Au-delà du code formel, on retrouve ici l’enjeu profond de la transition, puisqu’elle détermine le plan du contenu narratif de l’énoncé médiatique.
On observera qu’il est assez paradoxal qu’on les nomme « transition », puisqu’elles mettent en scène précisément un effacement de l’espace-temps critique de la transition. La suppression de la transition est rendue visible et manifeste en tant qu’opération du plan de l’expression. Le rythme du montage, qui crée l’effet de contraction, semble en effet remonter à la surface. Ce qui s’accomplit, c’est une transformation d’état instantanée, qui substitue un état à un autre, justement sans transition : une substitution d’état soudaine et radicale, qui nie toute progressivité.
Conclusion
Cette enquête rapide sur la nature profonde de la transition dans les pratiques numériques dévoile une confrontation entre deux imaginaires de changement. Car ce qui unit les deux pratiques étudiées, c’est bien la substitution soudaine d’un état par un autre, qui s’impose en lieu et place de la transition vers un autre état. L’investissement axiologique qui sous-tend la substitution n’est cependant pas identique dans les deux cas. Dans la séquence requête/résultat, l’éviction de la processualité manifeste une négation de la transition. L’immédiateté du tempo de la substitution semble venir escamoter ou neutraliser la menace que ferait planer le « temps de latence » de la réponse sur la valorisation utopique (Floch 1986 : 212-214) d’une conjonction sans effort et sans limite du sujet numérique avec l’objet de sa quête. Car bien la valorisation utopique du « principe de commodité », définie par le philosophe Mark Hunyadi, qui est menacé ici (Hunyadi 2019, 118). Le principe de commodité est au cœur de notre relation au numérique, il exploite la tendance congénitale de l’homme à vouloir réaliser une fin de la manière la plus commode possible, la plus agréable, la moins dispendieuse en énergie. L’attrait irrésistible des dispositifs numériques vient de cette capacité à savoir épouser les contours de notre vie psychique, pour rendre les tâches instrumentales agréables. C’est par cette promesse que le numérique dans son ontologie, s’adresse à l’utilisateur comme à un être libidinal.
Dans la seconde pratique étudiée, celle des fonctionnalités de transition sur la plateforme TikTok, l’opération d’escamotage de la transition par substitution fait au contraire l’objet d’une assomption énonciative forte. En rendant explicites et visibles les manipulations sur la substance du plan de l’expression, cet artifice rhétorique prétend modifier la nature et la valeur mêmes de la transition. La substitution fait ici l’objet d’une valorisation ludique, reflétant les conditionnements énonciatifs induits par la plateforme.
Avec la substitution instantanée d’un état par un autre, c’est la métamorphose magique et son imaginaire qui impose sa rationalité si l’on peut dire, et ses valeurs, à la séquence pratique, et qui élimine les indéterminations et le tempo incertain de la transition. Ainsi, l’imaginaire narratif de la métamorphose magique rappelle son emprise sur les opérations numériques.
En outre, cette primauté de la substitution sur la transition rappelle l’horizon pathémique inscrit dans les interactions numériques. Elle met en évidence la disposition pathémique de l’impatience qui régit la promesse des échanges numériques. Le statut de l’attente et de la réalisation progressive y sont marquées dysphoriquement, aussi bien par l’actant sujet que par l’actant technologique, comme la défaillance coupable d’une unité qui par extension, menacerait la fiabilité d’un ensemble beaucoup plus étendu. Autrement dit, l’ontologie numérique peine peut-être à penser la transition, car les transitions, dans le champ de ses pratiques, ne prennent pas la forme d’espaces/temps de potentialités, mais plutôt d’interruption d’un processus de progression et d’acquisition. Elles menaceraient dès lors d’être un aveu d’imperfection de l’actant technologique.