Analyse sémiotique de discours portant sur les NFT : transition, passage ou inutilité technologique ? Semiotic analysis of discourse on NFTs: transition, passage or technological uselessness?

Lisa Paillussière

Doctorante, Université Lumière Lyon 2

https://doi.org/10.25965/as.8623

Les NFT (Non-Fungible Token), en tant que figure exemplaire d’une tentative de transition numérique, popularisés en France à partir de juin 2021, sont l’occasion de rediscuter au moins deux problématiques majeures de l’art contemporain dans sa mise en réseau : 1) Peut-on réellement posséder une œuvre d’art numérique en tant qu’occurrence unique et paradoxale d’une série d’exemplaires ? ; 2) La mise en place d’une propriété intellectuelle associée à l’art numérique garantit-elle vraiment sa protection et son respect ? Notre hypothèse départ consiste à poser l’instabilité institutionnelle comme interprétant culturel à la base des conflits d’authentification et de possession de l’œuvre d’art numérique et envisage l’existence préalable aux NFT d’un espace juridique lacunaire justifiant les accusations d’inefficacité qu’on leur applique. Pour tester cette hypothèse, nous procèderons en une analyse sémiotique de l’espace de discours relatif aux NFT à l’appui d’un corpus de discours informels issus de diverses scènes médiatiques.

NFTs (Non-Fungible Token), as an exemplary figure of an attempt to digital transition, popularized in France from June 2021, are an opportunity to re-discuss at least two major issues of contemporary art in its implementation. networked: 1) Can we really own a digital work of art as a unique and paradoxical occurrence of a series of copies?; 2) Does the establishment of intellectual property associated with digital art really guarantee its protection and respect? Our initial hypothesis consists of posing institutional instability as a cultural interpretant at the basis of conflicts of authentication and possession of the digital work of art and considers the prior existence of NFTs of a lacunar legal space justifying accusations of inefficiency that is applied to them. To test this hypothesis, we will carry out a semiotic analysis of the discourse space relating to NFTs using a corpus of informal discourses from various media scenes.

Index

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Mots-clés : authentification, NFT, propriété intellectuelle, transition numérique.

Keywords : authentication, digital transition., intellectual property, NFT

Plan
Texte intégral

1. Introduction

Les NFT (Non-Fungible Tokens) proposent de posséder et d’authentifier une œuvre d’art contre une somme d’argent virtuelle, chaînable et difficile à se procurer dont l’unité d’échange monétaire est le plus souvent l’Etherum. Cet échange en théorie juste et commun entre deux capitaux symboliques, l’un économique, l’autre culturel, fait pourtant débat dans de nombreux milieux sociaux et en particulier dans son espace d’implémentation de prédilection : le web. En effet, en tant que « production d’un certificat numérique infalsifiable et décentralisé attaché à une entité numérique ou tangible » (Masure 2021, §1), les NFT sont l’occasion de rediscuter au moins deux problématiques majeures de l’art contemporain dans sa mise en réseau : peut-on réellement posséder une œuvre d’art numérique en tant qu’occurrence unique et paradoxale d’une série d’exemplaires ? ; la mise en place d’une propriété intellectuelle associée à l’art numérique garantit-elle vraiment sa protection et son respect ?

Ainsi, notre hypothèse de départ consistera à poser l’instabilité institutionnelle comme interprétant culturel à la base des conflits d’authentification et de possession de l’œuvre d’art numérique. Cette hypothèse nous amènera à envisager l’existence préalable aux NFT d’un espace juridique lacunaire justifiant les accusations d’inefficacité qu’on leur applique. En premier lieu, nous mobiliserons deux modèles comme premiers supports de réflexions à nos développements.

Le premier modèle comprend la transition comme une tension entre un intérieur et un extérieur dont la résolution reste suspendue au sein d’une indétermination narrative qui l’apparente à un ruban de Möbius dont la géométrie permet de poser les dimensions d’intensité et d’extensité, avec d’une part l’érosion de la rencontre avec l’œuvre, ou déclin de l’aura (Benjamin 1935), et d’autre part la présentification massive de l’œuvre d’art, augmentée par la diffusion médiatique. Le second comprend la transition comme un espace de coordonnées bistable dont l’horizon de valeurs en cours d’ouverture est disproportionné par rapport aux capacités de saisie des actants. Dans ce cas, les actants sont intriqués dans un système de valeurs cadratives et hiérarchiques qui permettent de poser l’échelle de possibilités suivante :

Figure 1 : Hiérarchie générale des valeurs régies et régissantes de la possibilité d’agir de l’actant

Figure 1 : Hiérarchie générale des valeurs régies et régissantes de la possibilité d’agir de l’actant

Mis en relation avec l’hypothèse d’une lacune institutionnelle persistante dans l’encadrement du marché de diffusion des œuvres d’art en général et des œuvres d’art numérique en particulier, cette échelle permet de développer la relation complexe qu’il existe entre différents plans de mise en tension entre un Faire et un Non-Faire. Appliqué aux NFT, cette tension fait apparaître des tensions majeures dont le principal écart se situe entre le Possible Légal et le Possible Pratique. Ces deux modèles théoriques, nous permettront par la suite de cartographier l’espace dialogique des discours portés sur les NFT. Cette cartographie fera l’objet d’une discussion quant à l’effectivité d’une transition impliquant conjointement l’art et le numérique et proposera un regroupement des points de vue tenus dans notre micro-corpus selon trois scénarisations envisagées.

La première scénarisation compte décrire un espace de discours qui comprend les NFT comme un passage technologique commun et temporaire, qui ne constitue pas un événement particulier pour l’actant dont l’environnement habituel le renvoie à une omniprésence technologique et à un renouvellement quasi-constant de ses propositions d’intégration. Elle qualifiera notamment ce type de point de vue 

Figure 2 : Réponse Quora, Jerome Decock (14 mars 2018)

Figure 2 : Réponse Quora, Jerome Decock (14 mars 2018)

La seconde scénarisation donnera à voir un espace de discours où le NFT est considéré comme une transition technologique effective et positive, notamment par l’amélioration des conditions d’échange entre créateurs et consommateurs d’art numérique sur internet. Elle qualifiera notamment ce type de point de vue issu de notre corpus :

Figure 3: Extrait de TEDMonterey "How NFTs are building the internet of the future", Kayvon Tehranian (August, 2021)

Figure 3: Extrait de TEDMonterey "How NFTs are building the internet of the future", Kayvon Tehranian (August, 2021)

Enfin la troisième scénarisation, propose une forme de discours s’opposant aux NFT jusqu’à en nier son utilité ; elle se donne notamment pour objectif de dénoncer l’absurdité de cette nouvelle technologie. Cette scénarisation qualifiera notamment ce type de point de vue issu de notre corpus :

Figure 4 : Tweet de queersamus en réponse à jacobgalapagos (Novembre 2021)

Figure 4 : Tweet de queersamus en réponse à jacobgalapagos (Novembre 2021)

2. Analyses des discours

La sémiotique parmi d’autres « sciences du sens, du langage et de la communication, [a] un rôle de premier plan à jouer dans l’appréhension de ces mutations sociétales en formation » (De Luca 2021). En particulier, la sémiotique est outillée pour répondre à des interrogations sociétales qui concernent la description fine de systèmes de « médiation et de médiatisation généralisée, de production et de circulation massive des discours, de floutage des différences entre champs des pratiques et univers discursifs, de mise en crise de la véridiction et de la fiducie » (Ibid.) et le traitement adéquat des notions « de variation, transformation, hétérogénéité, aspectualité, devenir, histoire » (Ibid.). Ainsi la sémiotique peut-elle intervenir sur au moins trois plans d’analyse cruciaux et fondamentaux de la transition que nous suivrons pour cette analyse : (i) la mise en sens de l’espace (modification des modes d’habiter), (ii) la mise en sens du temps (qualification du rythme, tempo, de l’aspectualité de la transition) et (iii) la mise en sens de l’acteur (étude des diathèses et discours). Pour chacun de ces plans, on fournira des éléments de description des états sémiotiques initiaux, intermédiaires et finaux de la transition dont nous renseignerons les éléments du tableau synthétique suivant :

Espace

Lieu comme base d’existence (ontologie)

Lieu du corporel

(physicalité)

Lieu comme espace symbolique

Lieu comme topos langagier (discours)

Temps

Temps volitif

Temps démarcatif

Temps phorique

Aspect /Temps inhérent au procès

Actance

6 postures prototypiques et indépendantes de l’actant

1) Active ; 2) Passive ; 3) Réfléchie ; 4) Réciproque ; 5) Causative ; 6) Récessive

Figure 5 : Tableau synthétique des outils de description sémiotique pertinents pour l'analyse des discours traversés par la notion de transition

2.1. En théorie : présentation des trois scénarisations envisagées

2.1.1 Scénarisation du NFT comme passage technologique

Le passage est décrit par Pierluigi Basso Fossali (2017) comme un espace de remotivation et de mise à l’épreuve du parcours dans lequel il est compris. Son caractère « déstabilisateur » provient en grande partie de son action momentanée et imprévue d’ouverture des champs des possibles du parcours.

Le passage introduit le survenir de l’occasion sur le tissu temporel du parcours, les initiatives jouant le rôle de « trame » et les événements celui de « chaîne ». D’ailleurs, si le passage est « obligé », les enchainements des événements ne peuvent que garantir des accidents locaux, plus ou moins troublants, qui signent le moment comme non reproductible, unique. Grâce aux passages, le parcours est une configuration temporelle à intrigue variable qui renvoie à la fin le moment (le circuit) de l’appréciation. (Basso Fossali 2017 : 338)

Plus encore, le passage se présente comme une opportunité d’implication de l’actant au sein des discontinuités et prolongements possibles de cet espace de vie segmenté après coup – c’est-à-dire après planification du parcours lui-même – en points d’étapes locaux. En effet, là où le passage intervient localement défendant le sens de l’oikos – maison ou site local – le parcours soutiendrait le sens de la polis – cité ou site global – (Ibid. : 337) entraînant une superposition des conditions d’appréciations possibles du sens. Enfin, la diathèse du passage est active et impersonnelle avec assomption, ou « ergative » (Ibid. : 341), et impose des marges de manœuvre à l’actant qui s’était initialement accordé pour l’adoption d’une diathèse de parcours réflexive et personnelle, aussi dite « diathèse moyenne » (cf : figure 11).

Ainsi, on prévoit que les espaces de discours scénarisant les NFT comme un passage technologique reproduisent certaines caractéristiques spatiales, temporelles ou actancielles propres à la forme de vie du passage, en l’occurrence : i) la détection de « zones critiques », de discontinuité dans l’espace de transformation technologique (Floch 1990) ; ii) le réglage d’un mode d’habiter en tension entre perfectivité du parcours, sorte de cap à maintenir, et imperfectivité du passage à négocier ; iii) la présence de tensions d’efficience entre parvenir du parcours et survenir intégrateur du passage (Zilberberg 2009) ; iv) une sensibilité aux séquences rythmiques de faible étendue et de forte vitesse décrivant la nature temporaire du changement technologique considéré (Hébert 2011) ; v) une forte ambiguïté dans la description des opérations de transformation possibles entre conservation et substitution ; vi) des déplacements successifs de l’actant entre le temps démarcatif thématisant l’avant et l’après du vecteur de transformation technologique, et le temps phorique résistant à la pérennité des états et des procès (Zilberberg 2011) ; vii) la diathèse réflexive personnelle du parcours et la diathèse active impersonnelle du passage en co-présence.

2.1.2 Scénarisation du NFT comme transition technologique

La notion de transition a longtemps été rapprochée – voire confondue – avec le passage aboutissant à des caractérisations très imprécises « à savoir l’idée d’abord d’un “passage” d’un état à un autre, d’une position à une autre, ensuite que ce passage s’effectue graduellement, progressivement et enfin qu’il se passe quelque chose dans l’entre-deux » (Tapia 2001 : 8). Également, de nombreux essais de complexifications ont permis de parfaire sa définition dans la littérature scientifique. Parmi les plus intéressants on notera les travaux de Mègemont & Baubion-Broye (2001) et Dupuy, Le Blanc & Mègemont (2006) qualifiant la dimension temporelle des transitions comme fondamentalement traversée de contradictions entre logiques de mouvement et conservation, caractères attendu et inattendu des trajectoires, valeurs et normes en superposition constante. La transition se comprend alors comme un état si sensible de l’actant qu’elle justifie la prolifération de contradictions discursives, ce type de changement ayant pour affinité l’économie affective de la « crise » : « […] la crise est dans le même rapport à la temporalité du sujet que la transition, elle s’inscrit dans le même espace qui est aussi celui de l’analyse, celui où le sujet se met en jeu » (Rassial, Bidaud & Levy 2001).

D’autre part, la transition est diversement qualifiée d’« espace médiatropique » (Navarette 2015 : 122), d’«  espace intermédiaire » (Vogel 2006) ou d’« entre-espace » (Pigeon 2013), qualifications qui ont pour points communs d’insister sur l’idée d’un entre-deux sans toujours en qualifier les propriétés déterminantes. Ainsi, l’on propose d’envisager la transition comme un espace critique qui bouleverse l’acteur dans son quotidien du fait des nombreux paradoxes qu’il engendre entre progressivité prétendue de la transformation et expérience de soudaineté vécue par l’actant, compréhension du changement et indétermination interprétative des identités impliquées (Basso Fossali 2015). Le propre des transitions tiendraient alors du fait de l’écart construit entre « état de choses » et « états d’âme », soit à une asymétrie entre les composantes d’extensité et d’intensité impliquées dans l’expérience de la transition par l’actant (Zilberberg 2011).

En d’autres termes, on envisage la transition comme une forme de vie double caractérisée par une forte volonté de dissimilation entre sa dimension illocutoire et sa dimension perlocutoire. Plus encore, là où les discours institutionnels portant sur cette transition tendent à une transparence apte à compromettre le dévoilement d’une asymétrie des charges modales dans l’espace publique (Basso Fossali, 2021), les discours informels prodigués par des actants individuels tendent à s’approprier cette transition, à la « rendre propre » à un projet supposé maîtrisé des institutions. En somme, la transition semble elle-même traversée par une mythologie réciproque de délégation d’intentionnalités à un acteur autre que soi et fantasmé, apte à prendre en charge l’indétermination caractéristique de la transition. En effet, cet espace d’indétermination en particulier discursif sert de support à nombre de scénarisations créatives que l’on retrouvera dans notre analyse de corpus et qui toutes, semblent traduire l’inconfort substantiel de l’entre-deux identitaire de la transition.

Ainsi, on prévoit que les espaces de discours scénarisant les NFT comme une transition technologique reproduisent certaines caractéristiques spatiales, temporelles ou actancielles propres à la forme de vie de la transition, en l’occurrence : i) la détection de « zones critiques » communes à la forme de vie du passage (Floch 1990) ; ii) le réglage d’un mode d’habiter en tension entre destin suspendu et caractère provisoire (Basso Fossali 2015) ; iii) la concurrence latente des dimensions en tension de l’intensité et de l’extensité symptomatiques de l’écart vécu entre « états de choses » et « états d’âme » (Zilberberg 2011) ; iv) le rapprochement thématique du lieu comme base d’existence de la transition au lieu du corporel de l’actant (Bertrand 2009) ; vi) la présence de contradictions discursives au niveau des axes tensifs d’inhérence, d’adhérence et d’efficience (Zilberberg 2009) ; vii) une description des séquences rythmiques du changement impliqué centrée sur la dimension de l’attente dans le sens plus particulier d’un devancement ; viii) un processus d’aspectualisation hésitant principalement entre les valeurs terminative et inchoative ; ix) une hétérogénéité des formes diathétiques possibles, soit des stades de modulations fluides sans coagulation modale effective, contribuant à l’instabilité des identités impliquées (Basso Fossali 2015 ; 2021).

2.1.3 Scénarisation du NFT comme inutilité technologique

Enfin, la dernière scénarisation envisagée consiste en une démonstration rhétorique de l’inutilité technologique des NFT. Cette rhétorique repose sur au moins deux axes de condamnation des raisons d’être de l’objet auquel il s’applique (Ordine 2016) : i) la négation de l’efficacité de l’objet par rapport aux objectifs fonctionnels qu’il est censé remplir et ; ii) la négation de la nécessité de l’objet qui peut alors être jugé de superflu. Ainsi, la rhétorique de l’inutile n’est-elle pas simplement la mise en évidence d’une absence d’utilité de l’objet auquel elle s’applique mais l’érosion progressive des ses plans de pertinence identitaire et fonctionnel ? En l’occurrence pour l’inutilité technologique des NFT qu’accuse ce type de discours, les deux plans de l’identité et de la fonction se trouvent étroitement liés, la non-nécessité de l’objet étant circulairement justifiée par la négation possible de son efficacité sur au moins l’un des objectifs fonctionnels que le projet technologique des NFT a pu se fixer (créer la rareté numérique ; garantir la protection des œuvres artistiques numériques ; permettre à ses acheteurs d’acquérir un statut de possesseur particulier par rapport aux autres internautes ayant accès au NFT en circulation, etc.).

Ainsi, on prévoit que les espaces de discours scénarisant les NFT à la manière d’une inutilité technologique reproduisent certaines caractéristiques spatiales, temporelles ou actancielles propres à la rhétorique de l’inutile, soit : i) la présence de nombreux aspects pragmatiques, logiques et éthiques de la négation (Azouzi 2007), « cas d’ironie », « implicite », « négation et vérité logique », « politesse négative », « négation descriptive et négation polémique », « négation de la doxa » ; ii) des témoignages discursifs de résistance au changement comme « l’inertie, l’argumentation critique, la révolte, le sabotage » (Presqueux 2020 : 3) ; iii) la mise en place d’une distance assomptive de l’actant relative aux espaces de discours et d’effectuation du changement technologique considéré ; iv) la prédominance du temps de type volitif (Zilberberg 2011) ; vi) la présence de tensions préférentielles entre visée et saisie ; vii) une aspectualité plutôt statique avec l’usage de temps à valeur de vérité générale et la valorisation de temps aux valeurs d’habitude ; viii) la présence de formes diathétiques plutôt passives et/ou appliquant une voix de nature impersonnelle.

2.2. En pratique : étude du corpus confronté à la théorie

2.2.1. Analyse du discours « Réponse Quora, Jerome Decock (14 mars 2018) »

Dans ce discours, Jerome Decock – artiste, professeur d’Arts Plastiques et président de la commission consultative des Arts Numériques de Bruxelles entre 2016 et 2022 – répond à une question posée sur la plateforme de partage de connaissances de Quora « Quels sont quelques exemples de vos propres œuvres d’art numérique ? », le 14 mars 2018 – soit quatre mois après que le lancement du jeu CryptoKitties, inaugurant les NFT, ait relancé les débats concernant l’art numérique. En effet, d’après les données compilées par Google Trends, les points d’intérêt les plus importants pour la requête « art numérique » à l’échelle mondiale correspondent aux mois d’avril 2017, février 2018 et août 2021, pics de popularité qui coïncident pour la majorité avec la croissance d’intérêt porté à la requête « NFT art ». La date d’intervention de notre locuteur, le 14 mars 2018, se situe donc dans une période de creux d’intérêt pour les deux sujets d’art numérique et de NFT, là où il correspond davantage à une période d’intérêt descendant pour la requête associée « crypto ».

Figure 6 : Évolution de l'intérêt mondial pour la recherche "art numérique" de 2017 à auj. (Données Google Trends)

Figure 6 : Évolution de l'intérêt mondial pour la recherche "art numérique" de 2017 à auj. (Données Google Trends)

Figure 7 : Évolution de l'intérêt mondial pour la recherche "NFT art" de 2017 à auj. (Données Google Trends)

Figure 7 : Évolution de l'intérêt mondial pour la recherche "NFT art" de 2017 à auj. (Données Google Trends)

Figure 8 : Sujets et requêtes associées pour la recherche "NFT" dans le monde de 2017 à auj. (Google Trends)

Figure 8 : Sujets et requêtes associées pour la recherche "NFT" dans le monde de 2017 à auj. (Google Trends)

Figure 9 : Évolution de l'intérêt mondial pour la recherche "crypto" de 2017 à auj. (Données Google Trends)

Figure 9 : Évolution de l'intérêt mondial pour la recherche "crypto" de 2017 à auj. (Données Google Trends)

Note de bas de page 1 :

« Quora est un site sur lequel les membres viennent poser des questions et y répondre. Les questions sont regroupées par thèmes. La palette de thèmes couverte est très large. Ce n’est pas qu’un outil à usage professionnel. Néanmoins, ce sont de vrais experts qui répondent et le contenu est qualitatif. Quora est en anglais » (Bladier 2016).

Ainsi, le discours de Jerome Decock s’inscrit dans un espace-temps pragmatique à contre-courant des grandes vagues de popularité des NFT, ce qui s’explique plutôt bien par l’exercice de son statut de président de la commission consultative des Arts Numériques à l’époque de sa réponse, en 2018, année qui a également été celle de son inscription sur Quora1. Cette réponse sera vue 526 fois et n’initiera que 2 votes positifs en l’espace de 3 ans. Concernant le contenu lui-même, il est à noter que la question posée était l’occasion pour Jerome Decock de mettre en avant son travail d’artiste, ce qu’il fera en proposant deux installations artistiques de son propre collectif d’artistes le LAB[au] Signal to Noise (2012) et 365 (2016) dont il explique les grandes étapes du processus créatif. Du point de vue des dimensions actorielle et spatiale, Jerome Decock se positionne donc de manière solidaire à l’espace de changement des NFT à travers son adhésion et participation à la production artistique numérique.

Figure 10 : Œuvres du collectif LAB[au] Signal to Noise (2012) et 365 (2016)

Figure 10 : Œuvres du collectif LAB[au] Signal to Noise (2012) et 365 (2016)

Plus encore que l’objectif de promotion, Jerome Decock repose les bases d’une définition de l’art numérique qu’il tient à ne pas limiter au seul usage du « medium numérique » dans sa « simple fonction d’œuvre ». Ainsi propose-t-il que l’on qualifie d’art numérique tout processus créatif qui suivrait les contraintes et les possibilités impliquées par l’usage d’un médium donné, soit ici le » système génératif » numérique. L’art numérique se présente alors comme un vaste champ d’expérimentations artistiques où les « œuvres numériques peuvent être “interactives”, “performatives”, “analytique”… ». D’autre part, en déclarant que « l’art numérique n’est pas une “nouveauté”, Jerome Decock fait part d’une forme de vie considérée à tort comme nouvelle par des interlocuteurs qui ne la connaîtrait pas assez bien ou sous d’autres dénominations possibles du même objet du monde (« art cybernétique », « art cinétique », « op art », « art concret », etc.). Cette coprésence prétendue de pratiques et de terminologies non-superposables signalent des discontinuités dans l’espace où des stratégies de placements de l’actant dans son environnement sont en concurrence. Ces « zones critiques » (Floch 1990) révèlent un nœud résistant dans l’intégration des arts numériques aux autres arts et habitudes de considération de ce qui relève ou ne relève pas du champ artistique. Le mode d’habiter est alors en tension entre perfectivité du parcours d’acceptation par les publics et imperfectivité symptomatique de la négociation en cours d’une technologie mal intégrée.

Si pour Jerome Decock « en termes d’Art, le numérique ne constitue nullement une finalité et donc que cette appellation est peut-être ‘‘temporaire’’«  c’est que son discours atteste de l’expérience d’une séquence rythmique doublement caractérisée par une faible étendue et une forte vitesse témoignant de la nature éphémère du changement envisagé. En particulier, pour Jerome Decock, il s’agit de désolidariser les plans linguistique et technologique en signalant, de par son discours, un écart entre l’« omniprésence » technologique inévitable et « pervasive » et le tâtonnement linguistique qui semble toujours éloigné de l’objet qu’il cherche à décrire et existe indépendamment de la normalisation de ses diverses appellations. En découle une forte imprécision dans le constat d’évolution de l’art numérique qui à la fois se conserve « n’est pas une ‘‘nouveauté’’«  et semble à la fois vouloir se substituer à d’autres arts dans d’autres discours latents qui ne le reconnaissent pas comme art à part entière. Ainsi, les temps verbaux employés par Jerome Decock dans son dernier paragraphe, sont à cheval entre passé « comme les courants artistiques ne se sont jamais attachées aux moyens (ou à une technologie particulière) » et futur » il est probable que les œuvres et courants artistiques seront ‘‘triés’’ selon d’autres modalités », ce qui est symptomatique de l’ancrage de l’actant au sein d’un temps de type démarcatif (Zilberberg 2011).

Enfin, le discours de Jerome Decock est traversé de modalisations prudentes de l’expression d’un doute épistémique « il est probable » à l’usage répétée de guillemets à valeurs de décalage assomptif. La posture diathétique qui caractérise le plus ce discours est celle de l’impersonnel à la voix active. On note toutefois une rare exception de passage au personnel à la voix active au moment où l’artiste présente les œuvres d’art qu’il a co-créé avec le groupe Lab[au] dans « je soumet ici deux installations récentes ».

2.2.2. Analyse du discours « Extrait de TEDMonterey "How NFTs are building the internet of the future", Kayvon Tehranian (August, 2021) »

Note de bas de page 2 :

« Le format TED est une approche efficace de communication inspirationnelle en auditoire large. La première conférence de cette nature a été donnée en 1984 par Richard Saul Wurman qui voyait dans la convergence des domaines Technology, Entertainment (Divertissement) et Design l’avenir du monde. Énergique, court et impactant, le TED vise à marquer les esprits de l’audience et les projeter avec désir et confiance dans le scénario d’évolution dessiné » (Metais-Wiersch, Autissier & Bailly 2018).

Kayvon Tehranian, PDG et fondateur de la plateforme Fondation basée à San Francisco, depuis 2020, s’intéressant aux technologies de l’information sur internet participe à la session TEDx « How NFTs are building the internet of the future » en août 2021, à Monterey, une ville de Californie. Cette tranche temporelle appartient à la plus longue et massive période d’intérêt pour les NFT se prolongeant encore aujourd’hui (voir figures 5 à 8. Le principe des TEDx est de promouvoir des interventions de passionnés sur des sujets qui les animent eux et leur communauté à travers des conférences et événements organisés par TED2.

Ces événements sont organisés par des personnes passionnées qui cherchent à découvrir de nouvelles idées et à partager les dernières recherches dans leur région qui suscitent des conversations dans leurs communautés. Les événements TEDx incluent des intervenants en direct et des conférences TED enregistrées, et sont organisés indépendamment sous une licence gratuite accordée par TED. Ces événements ne sont pas contrôlés par TED, mais les organisateurs d'événements acceptent de respecter notre format et se voient proposer des directives pour la conservation, le coaching des conférenciers, l'organisation d'événements et plus encore. (Description du programme TEDx sur ted.com)

Ainsi, le PDG Kayvon Tehranian utilise cette occasion pour parler d’un sujet qui le passionne – les NFT – et dont il est fermement convaincu qu’ils sont en train de construire le futur d’internet (d’où le titre de son intervention). Il est donc particulièrement engagé dans la construction d’une nouvelle économie créative via l’exploitation des technologies d’Internet, du web 3.0 et du Métavers. L’extrait de son discours que nous avons choisi d’étudier correspond aux parties introductives et d’accroches d’une intervention de près de dix minutes comprises entre 0’01 et 1’45 minutes. Kayvon Tehranian commence par nier les préjugés selon lesquels les NFT seraient des arnaques ou un simple effet de mode et corrige ces conceptions par une défense des NFT comme outils technologiques constitutifs de « l’internet du futur ». Pour soutenir l’idée de progrès positif, il se lance dans une argumentation historique depuis l’année pivot de 1992 soit trois ans après l’invention d’Internet, tournant « dans l’histoire de l’humanité » où l’on partage, selon lui, pour la première fois « un bien commun » à l’échelle mondiale. Kayvon fait alors un parallélisme de construction rapprochant l’histoire actuelle des NFT au passé d’Internet qui ont en commun de ne pas avoir tout de suite été acceptés par la société qui les ont tour à tour qualifiés de « mode » ou d’« arnaque ».

Cette argumentation historique prenant la forme rhétorique d’un story telling est ponctuée d’incitations à rapprocher les qualités déjà acceptées d’Internet à celles pas encore bien intégrées des NFT. Le portrait commun dressé d’Internet et des NFT est ainsi le suivant : les NFT ont comme Internet une fonction sociale et communautaire très intéressante, permettant la réunion, le partage et la découverte d’informations et de relations d’un genre nouveau, et ce dans un cadre de partage prioritairement caractérisé par sa liberté. De plus, Kayvon Tehranian parvient à fournir une explication facilement narrativisable à la courante sensation d’inconfort que ressentent certains publics face aux changements qui les dépassent en citant approximativement ce qu’il introduit comme une prémonition qui ramène aux enjeux actuellement problématiques des NFT de John Perry Barlow, l’un des premiers pionniers d’Internet :

Si notre propriété peut être reproduite à l’infini et instantanément distribuée sur la planète sans coût, comment allons-nous la protéger ? Comment allons-nous être payés pour le travail que nous faisons avec notre esprit ? Et si nous ne pouvons pas être payés, qu’est-ce qui assurera la création et la distribution continues de ce travail ? (TEDx Kayvon Tehranian, notre traduction)

De la sorte, Kayvon rassure, d’une part, les sceptiques en assurant que le NFT est un changement technologique de l’ampleur de l’invention d’Internet, aussi fiable et pérenne que celle-ci, et pointe, d’autre part, l’objectif principal de l’invention des NFT par ses créateurs. Cette manœuvre lui permet ainsi de renverser les discours négatifs portant sur cette technologie et de redistribuer l’empathie du public, la centrant vers les créateurs et travailleurs numériques, et mentionnant qu’aucun dispositif ne proposait par le passé de protéger le fruit de leur travail partagé sur Internet gratuitement et sans aucune limitation. Dans ce discours, les discontinuités de l’espace sont ainsi adoucies pour ne pas correspondre à des « zones critiques » trop marquées, symptomatiques d’un changement vécu de manière abrupte (Floch 1990). Le phénomène de changement technologique en lui-même y est décrit sous le ton de l’évidence, traversé par les qualités de fluidité et de pérennité. Plus encore, Kayvon Tehranian s’assure que la tension entre destin suspendu et caractère provisoire de la transition (Basso Fossali 2015) soit fludifiée via le désamorçage du caractère provisoire des NFT et la stabilisation narrative prémonitoire d’un destin en réalité suspendu des NFT dont il ne peut pas objecter réellement le futur en dehors de sa propre foi en cette technologie. L’écart ressenti par les publics entre « états de choses » et « états d’âme » est de la sorte diminué, les valences de l’intensité et de l’extensité étant redistribuées avec une primauté donnée à l’intensité vécue afin que les publics soient « captés par un événement qui ensuite peut ou non rester dans la visée » (Zilberberg 2011).

Les contradictions discursives au niveau de l’axe tensif d’inhérence (Zilberberg 2009) entre intimité et exclusivité sont linéarisées par le point de vue de Kayvon selon lequel le travail des artistes numériques doit à la fois rester partageable mondialement et être régulé par une propriété personnelle des acheteurs/collectionneurs de NFT rémunérant les artistes comme il se doit. De même, sur l’axe tensif d’adhérence, la tension entre proche et lointain est rapportée à des distances comparables à une transition technologique terminée, aux effets commensurables (la révolution Internet) et la transition technologique en cours, aux effets encore inconnus (les NFT). Enfin, sur l’axe d’efficience, les contradictions discursives entre parvenir et survenir sont redimensionnées à l’échelle d’une commensurabilité et comparabilité commune au mouvement de discours qui permet de réduire l’écart de distance ressenti au niveau de l’axe tensif d’adhérence. D’autre part, la technologie des NFT est présentée comme une technologie devançant les attentes d’un public qui méconnaît encore l’intérêt et ce que peut représenter ce changement. L’aspectualisation est donc équitablement partagée entre les aspects terminatif (récit au passé sur Internet) et inchoatif. Portée par une lexicalisation méliorative de la nouveauté (« pour la première fois de l’histoire de l’humanité » ; « l’un des premiers pionniers d’internet, John Perry Barlow »), l’inchoativité est d’ailleurs au cœur d’une procédure de valorisation du progrès. Par conséquent, ce début de discours de Kayvon Tehranian respecte une posture diathétique active à la voix impersonnelle.

2.2.3. Analyse du discours « Tweet de queersamus en réponse à jacobgalapagos (Novembre 2021) »

Note de bas de page 3 :

Nous traduisons l’ensemble du tweet de l’anglais vers le français.

Le tweet que nous étudions ici est une réponse de queersamus au tweet de jacobgalapagos « je ne sais pas ce qu’est un NFT et j’ai trop peur de demander »3 de novembre 2021. Ce tweet a sans doute été le plus populaire et le plus marquant de toutes les réponses associées à la question des NFT et a beaucoup tourné sur les réseaux sociaux depuis fin 2021 jusqu’à la première moitié de l’année 2022. Cette tranche temporelle correspond pour les requêtes « NFT » et « NFT art » à la période d’intérêt la plus massive pour les NFT, cette recherche atteignant son maximum de 100 selon les données de Google Trends. La popularité de cette réponse sur les réseaux tient en grande partie à son ton sarcastique et à son style d’adresse aux lecteurs directement et collectivement incarné à la deuxième personne du pluriel. Ainsi, l’adresse à un « vous » permet à queersamus de plonger rapidement ses lecteurs au cœur de la démonstration rhétorique de l’inutilité technologique des NFT qu’il compte développer.

Ce développement passe en premier lieu par une séquence descriptive de mise en place de la situation, exemple dans sa démonstration : « Imaginez que vous soyez devant Mona Lisa et que vous vous disiez “J'aimerais posséder ceci” […] ». Une fois la situation posée, la démonstration de queersamus se poursuit par une séquence de problématisation introduisant l’élément perturbateur au niveau du récit : « […] et que quelqu'un à proximité vous dise : “Donnez-moi 65 millions de dollars et je brûlerai une quantité indéterminée de la forêt amazonienne afin de vous donner ce reçu d'achat” […] ». La troisième séquence est celle du passage à l’action de l’actant pluriel « vous » désigné pour l’exemple de la démonstration : « […] alors vous payez et ils vous disent “voici votre reçu d'achat” […] ». Enfin, la dernière séquence – la plus longue de l’exemple démonstratif – correspond à la phase de sanction où les actions de l’actant sont jugées et où celui-ci se trouve face aux conséquences de ses actes :

[…] alors ce reçu d’achat revient à cette situation : vous êtes allé dans un placard à fournitures banalisés à l'arrière du musée et avez affiché une étiquette faite à la main à l'intérieur derrière les balais qui disait « Mona Lisa appartient actuellement à jacobgalapagos », donc si quelqu'un veut savoir à qui il appartient, il devra trouver ce placard spécifique dans ce couloir spécifique et regarder derrière les bons balais, et vous vous êtes dit « Puis-je ramener la Mona Lisa à la maison maintenant ? » et ils ont dit « oh mon dieu non es-tu stupide ? vous n'avez acheté que le reçu qui dit que vous en êtes le propriétaire, vous n'avez pas acheté la Mona Lisa elle-même, vous ne pouvez pas prendre la vraie Mona Lisa, idiot, vous POUVEZ prendre ça cependant […].

Dans l’étude d’une rhétorique de l’inutile, cette dernière séquence sanctive est la plus intéressante à analyser. En effet, celle-ci fait bon usage de la négation (Azouzi 2007) » non es-tu stupide » ; « vous n’avez acheté que le reçu » ; « vous n’avez pas acheté la mona lisa » ; « vous ne pouvez pas prendre la vraie mona lisa » en l’employant de façon combinée avec la mise en évidence d’un écart synecdotique ou qualitatif selon son propre jugement du certificat numérique reçu. Ainsi, deux arguments principaux se trouvent aux premières loges de son discours : i) la technologie des NFT est inutile car le certificat numérique qu’il propose de délivrer en échange de l’achat d’une œuvre numérique ne permet pas à l’acheteur de posséder entièrement l’œuvre d’art en question, il en certifie une partie mais ne donne jamais accès à un tout ; ii) la technologie des NFT est inutile car les œuvres numériques ont un statut d’artistité inférieur aux œuvres « physiquement » présentes dans les musées. Plus encore, queersamus considère que le certificat numérique a une moindre valeur dans la mesure où il n’accorde pas à son propriétaire une reconnaissance sociale suffisamment claire et exposée. Cet argument est développé dans toute la première partie de la séquence de sanction dans sa métaphore sur l’espace perdu des placards à balais. Enfin, l’argument avec lequel il conclut son discours-réponse se conclut par une condamnation de l’intérêt porté pour les NFT que ce soit pour les personnes qui achètent» idiot » ; « oh mon dieu non es-tu stupide ? » ou que ce soit pour les personnes qui demandent des renseignements(jacopgalapagos ici) « malheureusement, si cela n'a pas vraiment de sens ou s’il vous semble qu'aucune personne logique serait heureuse de cet échange, alors c’est que vous l'avez parfaitement compris ».

L’explication discursive ainsi close par un appel général au non-sens, le portrait dressé des NFT est celui d’un sujet de société dépourvu de sens et d’utilité technologique dont il est également inutile de parler. Les relations en place entre négation, vérité logique, doxa et alternance des registres descriptifs et polémiques sont alors mises au service de la transformation d’une résistance au changement en discours convaincant. De cette résistance au changement, il reste en particulier les traces mises en discours d’une tentative de sabotage et d’une argumentation critique au service de l’inertie technologique (Presqueux 2020). La distance assomptive réglée par queersamus avec les « vous », « tu » de seconde personne qu’il emploie et a pour effet de le rendre surplombant de son propre discours tout en assurant une efficacité performative à ses arguments doxatiques. La tension entre visée et saisie prédominante dans les arguments de mise en évidence d’écarts synecdotique ou qualitatif s’accompagne également d’une aspectualité plutôt statique avec l’usage de temps à valeurs de vérité générale et celui de dialogues-types. Enfin, de manière à correspondre à une assomption distante, ironique, négative et surplomblante, la posture diathétique de queersamus est caractérisée par les paramètres de passivité et d’impersonnalité.

3. Conclusions

L’espace de discours des NFT met en scène l’interface problématique entre deux formats auxiliaires d’appropriation du monde connu : l’être et l’avoir. Appliqués aux discours portant sur les NFT, le champ d’intérêt de l’être peut s’appréhender par une thématisation forte de la problématique de l’authentification au détriment de celle de la possession. Dans ce cas, l’Être de discours (Ducrot 1969) s’intéresse plus fortement à l’identité de l’objet technologique considérée qu’à son extensité en tant que produit que l’on peut acquérir (cf : figure 2). Quant au champ d’intérêt de l’avoir, celui-ci peut s’appréhender par une thématisation préférentielle de la problématique de possession impliquée par les discours portant sur les NFT. Dans ce cas l’Être de discours s’intéresse davantage à son pouvoir de saisie sur l’objet qu’aux qualités intrinsèques de l’objet technologique (cf : figure 3).

Pour saisir cet espace de discours prolixe en nuances, l’appui sur une sémiotique dynamique de la transition a été nécessaire. Nous nous sommes alors trouvés à un niveau d’analyse où l’objet de discours jette les traces d’une prise en compte du sujet de discours en tant que phénomène. On peut donc dire que la particularité du sujet des NFT réside dans son imbrication inévitable au sein d’une logique transitionnelle. En somme, l’espace de discours se trouve interpénétré par plusieurs circuits de signification concurrentiels. Le premier circuit que l’on peut identifier est un circuit d’efficience (Cassirer, 1988) mettant en jeu « la manière dont une grandeur s’installe dans le champ de présence » (Zilberberg, 2008). Si cette grandeur s’installe en accord avec les désirs du sujet alors la modalité qui lui sera associée sera celle du parvenir. Dans le cas contraire, si la grandeur s’impose contre toute attente dans la vie du sujet, alors la modalité qui lui sera associée sera celle du survenir. En discours, on trouve ainsi une mise en tension du couplage modal parvenir/survenir mesurant « l’assertion par le sujet d’une affection » (Ibid.) plus ou moins forte.

En application à notre corpus, ce premier circuit de signification produit, au niveau du discours, une tendance à l’alternance des temps grammaticaux comme suit dans la réponse Quora de Jerome Decock, en tant que présentification du futur :

De même que, en termes d’Art, le numérique ne constitue nullement une finalité et donc que cette appellation est peut être “temporaire”, la technologie étant omniprésente ou “pervasive”, elle constituera toujours un sujet artistique et cela bien au-delà de ce que les œuvres d’éploient comme moyens d’expression, numériques ou pas.

Comme suit dans le TED de Kayvon Tehranian, en tant que présentification du passé : « En fait, les NFT sont les éléments constitutifs de l'internet du futur. Mais pour que nous puissions voir clairement cet avenir, nous devons d'abord remonter dans le passé » ; Et dans le tweet de queersamus, en tant que subjonctivation du présent : « Imaginez que vous soyez devant Mona Lisa et que vous vous disiez “j’aimerais posséder ceci” ». Selon les cas de figure, la mesure de l’affection du sujet de discours par rapport à l’événement /apparition des NFT/ est bien différente et se trouve corrélée à une déclinaison temporelle spécifique.

Pour la réponse Quora , le point de vue impersonnel de Jerome Decock laisse présager une prise de recul du sujet individuel en faveur d’une explication d’intérêt collectif de ce que sont les NFT. Sans être neutre, le discours dépersonnalisé de l’auteur représente les NFT comme un phénomène technologique tourné vers un futur dont la continuité avec le présent de narration n’est pas compromise par le caractère temporaire hypothétique de celui-ci. Son discours projette ainsi un alignement quasi-parfait entre parvenir et survenir, telle que cette projection se situerait au point précis d’intersection entre progressivité et brièveté du schéma issu de la grammaire tensive de Zilberberg présenté ci-dessous (cf : figure 11).

Pour le TED de Kayvon Tehranian , la prise de parole au nom de « nous » de Kayvon Tehranian témoigne d’un travail de scénarisation du discours dans le sens d’une inclusion ou globalisation assomptive. En effet, le locuteur implique ses interlocuteurs dans son scénario, apportant à son audience un encadrement historicisé des NFT sous forme de storytelling. Ainsi présente-t-il les NFT comme un phénomène technologique marquant un tournant dans l’histoire de la problématisation de la question de propriété. Son discours projette ainsi une interdépendance entre passé et futur dont la rhétorique contribue à mettre en exergue l’évidence d’enfin considérer ces problématiques socio-numériques. La dramatisation de cette évidence a notamment comme effet de thématiser le tempo de la transition plutôt que sa temporalité, se positionnant ainsi dans un espace de temporalité intermédiaire entre brièveté et longévité supposée à la croisée d’une soudaineté quasi-totale de l’événement. La représentation de l’événement n’est alors pas aussi équilibrée que celle de Jerome Decock et se rapproche davantage d’un vécu de signification ayant pour régime de valence le survenir.

Enfin pour le tweet de queersamus,la mise en scène de l’interlocuteur par le locuteur réglant son discours à la deuxième personne du singulier montre un parti pris explicatif par la dynamique du role play. En effet, par cette dynamique, queersamus parvient à rendre générique un « tu » à la fois personnel et collectif qui sert de pivot à sa posture discursive. Ainsi présente-t-il les NFT comme un événement clos en tant que phénomène déjà survenu ou parvenu dont la transition est arrivée à un état terminatif. Bien que la subjonctivation de son discours laisse apparaître une mise à distance de l’événement, l’ironie de ces propos rectifie ce recul prétendu l’actualisant plutôt comme une mise en évidence de l’absurdité de l’événement /apparition des NFT/. Quant aux qualifications de tempo ou de temporalité, celles-ci restent incertaines en ceci que le discours semble volontairement canaliser les projections temporelles que l’on pourrait faire dans le passé ou dans le futur, en un point neutre concordant avec un présent déçu et résigné. On fait l’hypothèse – conformément aux mécanismes d’inversion discursive propre à l’ironie – que l’anémie temporelle décrite a pour valeur contraire de représentation les extrémités de soudaineté et de longévité du parvenir et du survenir.

Au final, le premier circuit de signification de l’efficience nous a permis de mieux décrire la manière de vivre l’événement /apparition des NFT/ des locuteurs et des interlocuteurs prévus. De manière résumée :

  • le premier discours envisage les NFT comme un phénomène rapide (tempo) et pérenne (temporalité) de transition continue ;

  • le second discours envisage les NFT comme un phénomène plutôt soudain (tempo) s’inscrivant dans une durée limitée (temporalité) ;

  • tandis que le troisième discours canalise les valeurs de temporalité et de tempo pour représenter de manière indirecte les NFT comme un phénomène extrêmement soudain (tempo) et indiscutablement durable (temporalité).

Figure 11 : Schématisation des positionnements discursifs des éléments de corpus d'après le circuit de signification de l'efficience (inspiré de Zilberberg, 2008)

Figure 11 : Schématisation des positionnements discursifs des éléments de corpus d'après le circuit de signification de l'efficience (inspiré de Zilberberg, 2008)

L’analyse ci-menée nous amène donc à ajouter que la diversité et l’instabilité des positionnements discursifs d’un corpus donné est un indice prometteur de repérage d’un sujet de société en transition. En effet, la dispersion des qualités de tempo et de temporalité attribuées aux NFT en discours décrit une syntaxe en ruban de Moebius (modèle 1, p. 2), soit la présence de partitions doubles, d’existence et d’expérience. Ainsi :

les parcours de la vie culturelle se disposent en anneaux (anneler le prometteur avec le convaincant) tout en respectant l’exigence de chacun de prospecter une linéarisation du chemin et un passage des charges modales d’une étape à l’autre (le circuit de validations prévoit aussi des dépenses et des gains qu’il faudra mettre à bilan). (Basso Fossali 2017 : 336)

On peut en partie expliquer cette disposition culturelle par la déstabilisation d’une hiérarchie des possibles (modèle 2, figure 1, p. 2) pré-structurant les capacités de saisie de l’actant. En cas de changements de conjonctures ou d’inventions technologiques humaines, cette hiérarchie laisse un vide instructionnel à l’actant qui ne sait plus exactement comment s’adapter à ce nouvel environnement de possibilités et de contraintes dans les deux domaines de l’action du faire et du non-faire. La résistance au changement est d’ailleurs l’un des signes de son attachement irrationnel à une précédente hiérarchie pré-structurelle. La zone de friction la plus critique entre valeurs de possible légal et valeurs de possible pratique relève donc d’un écart entre institutionnalisation et mise en pratique, entre effectivité et acceptation du changement. La transition numérique s’impose donc nécessairement comme un vecteur de transformations, facteur de perturbations importantes au niveau des tissus individuel et collectif que l’on peut étudier grâce aux discours.

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