Hamid-Réza Shairi, Taraneh Vafai, Pour une sémiotique du sensible, Téhéran, Editions Elmi & Farhangui, 2010, 131 pages

Amir Biglari

CeReS, Université de Limoges

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Mots-clés : sémiosis, sémiotique littéraire, sensible

Auteurs cités : Hamid-Reza Shaïri, Taraneh Vafai

Texte intégral

Pour une sémiotique du sensible est le titre d’un ouvrage publié en Iran, en langue persane. C’est une étude de cas qui en est au centre : un poème célèbre de la littérature persane du XXe siècle, "Phénix"(1937) de Nima Yuchij (1897-1958), le fondateur de la "poésie nouvelle", parfois nommée la "poésie à la Nima".

Le poème, judicieusement sélectionné, se prête bien à l’approche adoptée. A travers ce poème, les auteurs visent à (i) présenter la théorie de la sémiotique du sensible ; (ii) analyser ce qui se passe dans les couches profondes du poème, en-deçà et au-delà des signes ; (iii) montrer la valeur heuristique de la sémiotique du sensible; (iv) proposer un modèle d’analyse de la sémiotique du sensible.

Ici, nous tentons d’évoquer brièvement les principaux résultats de l’analyse du poème, dont l’acteur premier est un phénix :

1) Au long du discours examiné, nous apprenons que le phénix traverse six étapes qui sont décisives dans sa transformation en sujet esthète tout aussi bien qu’en sujet phénoménal. Son parcours peut être décrit selon six modes de présence : a) sujet ordinaire : il est confronté à l’habitude, à la monotonie, ainsi qu’à la quotidienneté ; b) sujet cognitif : il se rend compte que la quotidienneté nuit non seulement au "sens de la vie", mais qu'elle constitue en outre une entrave à toute action envisageant de franchir l’espace contractuel ; c) sujet affectif : cette prise de conscience ébranle le sujet dans le sens où il éprouve un malaise qui domine tout son être. En réalité, se crée chez lui une sorte d’«éveil affectif» préparant le passage à l'esthésie ; d) sujet tensif : il est tiraillé entre deux conceptions, l’une tonique l’autre atone, du sens. En tant que sujet atone, il est invité à opter pour une durée maximale de la vie et à se doter d’une extensité matérielle. Mais en tant que sujet tonique, il choisit de viser l’intensité optimale afin de dépasser toutes ses limites d’être et d’accéder à la valeur mythique et profonde ; e) sujet esthète : il cherche à rompre tous ses liens avec l’espace contractuel pour atteindre l'espace de fusion et de créativité. En effet, devenu sujet existentiel, le phénix se jette dans le feu et il parvient ainsi à un équilibre tensif qui le transforme en sujet transcendantal et lui garantit un monde continu pourvu de créativité et de naissance. Cette tentative n’est pas une autodestruction, mais un moyen de se reproduire tout en accédant au sublime ; f) sujet mythique : il se transforme en un être éthéré et sublime, il devient une figure éternelle qui réside à l'origine des naissances continues.

2) Chacun de ces modes de présence rattache le sujet-phénix à un parcours du sens qui correspond à des univers contractuel, cognitif, perceptivo-affectif, tensif, esthétique et phénoménal.

3) Au début, le phénix n’est qu'un sujet ordinaire pris dans sa routine quotidienne. Mais frappé par une passion de la présence, le "mal d'être", il s’introduit dans le monde de la sensation et devient, au fur et à mesure, un sujet sensible ; ce qui est à l’origine de son parcours le conduisant à la transcendance.

4) Le phénix rompt avec son identité idem et bascule dans l’identité ipse : il ne vit  plus comme les autres oiseaux de la même espèce. Son identité est en devenir, c’est-à-dire en perpétuelle déconstruction et reconstruction. Par ailleurs, il n’y a pas que le sujet-phénix qui est en devenir. Tous les autres signes par lesquels il est concerné le sont également. Par exemple le feu dont le contenu passe de la grandeur à la terreur, de la terreur à la créativité et de la créativité à la naissance.

5) Une multitude de stratégies de point de vue sont élaborées dans le parcours du phénix : points de vue englobant, cumulatif, électif, particularisant, parallèle et conflictuel. Conformément à la stratégie d’ensemble du poème, le point de vue est aussi en devenir : il est en harmonie avec la force du sensible et l’ébranlement affectif du sujet.

6) Le phénix forme une unité contre tous les oiseaux de son genre et il constitue de ce fait l’image de ce que l’on peut appeler le « un » contre le « tout ». Contrairement aux autres oiseaux, il ne peut pas se contenter de satisfaire un désir d'ordre matériel et quotidien. Le manque qu’il doit combler se pose au niveau du monde phénoménal. Un tel manque lui est posé à partir de la thymie qui est due elle-même à un "se sentir" mal dans sa peau.

7) Deux schémas tensifs sont dégagés à partir du poème (p. 44 et 45) :

a) Un schéma ascendant qui met en relation deux identités sur l’axe de l’intensité (de l’oiseau ordinaire à l’oiseau esthète et mythique) confrontées à deux autres identités sur l’axe de l’extensité (opter d'une part pour le minimum du risque, pour mener une vie mesquine, et choisir de l’autre, le maximum du risque afin de donner libre cours à son sentir pour soigner son mal d’être) :

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Ce schéma est fondé sur une valeur importante de l’univers du discours, à savoir la productivité.

b) Le deuxième schéma tensif maintient le même axe de l’intensité, mais transforme les indicateurs de l’axe de l’étendue : raccourcir la vie correspond à un point de vue épique qui se positionne du côté du maximum du risque, alors qu'allonger la vie va avec le point de vue matériel et signifie le minimum du risque. Le schéma est descendant : plus l’oiseau est ivre, plus grand serait le risque et moins longtemps il vivrait, et inversement :

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8) En termes aspectuels, cette étude montre que le maximum du risque nous introduit dans l’aspect terminatif (le phénix qui disparaît), mais ce terminatif se révèle très productif du fait que grâce à lui on est conduit dans l’aspect inchoatif (la naissance). Tout se passe comme si cette confrontation aspectuelle était à l’origine de la créativité ou de la productivité.

9) En reprenant les quatre éléments de la nature chez Bachelard et en les projetant sur un carré sémiotique, les auteurs expliquent de façon convaincante le passage du phénix du sol au feu, en passant par l’air. C’est grâce au feu que le phénix peut devenir une figure d’incessante productivité et une image du sublime. L’analyse montre bien que tout en se dressant contre le monde du sol, qui est de plus en plus hostile au sens, et par conséquent insupportable, le sujet-phénix offre l’exemple d’une déconstruction productive entreprise par le biais du risque !

10) L’effet esthétique du discours est dû à la saisie impressive. Par exemple, le feu, au lieu de détruire le phénix, lui donne une nouvelle vie et le fait accéder au sublime, à la productivité et au multiple : il est en effet présenté comme un lieu de passage, du naturel vers le culturel, de l’identité idem vers l’identité ipse, de l’ordinaire vers l’extraordinaire. Le vent aussi, au lieu de disperser la cendre, contribue à en faire un amas ! D'où la possibilité de nouvelles naissances.

11) Le phénix, désémantisé de son contenu naturel, est resémantisé par un contenu culturel. Ainsi devient-il, tout comme le Derviche tourneur, le symbole d’une présence marquée par l’extase, la soudaineté de l’événement ainsi que le passage au risque. Producteur d’un nouveau contenu pour le même signifiant, le phénix procède, comme l’analyse le montre, à la naissance et à la création d’une nouvelle réalité dans une culture donnée: devenir sublime implique le risque de s’anéantir.

12) Les auteurs comparent le phénix du poème à un pilote de rallye, qui, souffrant de sa situation présente dans la course, décide soudainement de prendre le risque de doubler les autres voitures, et ceci contrairement à toute règle du jeu. Cette action aboutit à une catastrophe, mais « une catastrophe esthétique » (p. 121) dans le sens où la mort s’avère à l’origine des naissances : le un devient multiple et à l’ordinaire est substitué l’extraordinaire.

Note de bas de page 1 :

 Voir http://www.3panj.org/article.aspx?id=540.

13) Il est également intéressant de savoir que certains commentateurs de ce poème en ont fait une lecture symbolique : le phénix est assimilé à la poésie classique qui se consume et disparaît afin de donner naissance à une nouvelle poésie, libre, variée, multiple et productive ; pourtant, celle-ci ne renie pas celle-là : elle en est l’enfant.1

14)  Le signe, en général, affirment les auteurs, peut entrer dans un jeu infini : de façon interne, un jeu entre le signifiant et le signifié ; de façon externe, un jeu entre le signe et les autres signes. Ce jeu est indispensable à toute création esthétique. « Ainsi le signe artistique ou littéraire est-il une voie vers la sublimation du signe ». Il est « précurseur » : il « ne se contente pas », « est en quête de ce qu’il n’a pas » (p. 49). Il cherche à découvrir des mondes inconnus et à se donner des horizons nouveaux, parfois même au prix du reniement de son passé et de la rupture avec son entourage. Il a besoin de se dépasser et de franchir ses limites d’ordre socioculturel et spatio-temporel afin de nous révéler ce qui existe dans sa profondeur inaccessible à la vision ordinaire.

En effet, ces résultats, tout en éclairant pertinemment le fonctionnement du poème, s’étendent au-delà de celui-ci. L’étude proposée dessine un vrai modèle d’analyse sémiotique et nous mène vers une généralisation : Pour une sémiotique du sensible est une admirable illustration d’une semiosis en mouvement et en devenir.

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