Le dépôt de remonte de transition de Saint-Junien : de l’établissement de remonte à la cité H.B.M. (1883-1939)
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Aussi appelé annexe de remonte, un dépôt de remonte de transition est un établissement militaire et hippique peu connu voire totalement inconnu. Pourtant, son rôle est majeur dans l’approvisionnement de l’armée française en chevaux, ou la remonte, entre la fin du XIXe siècle et la fin de la Première Guerre mondiale. En effet, il doit accueillir et entretenir les jeunes chevaux achetés par l’armée à l’âge de 3 ans et demie. À l’âge de 5 ans, ces animaux sont directement envoyés aux unités militaires qui en ont besoin[1]. Créé en 1883, le système des annexes de remonte a pour but d’offrir aux éleveurs de chevaux un débouché rentable et d’améliorer la remonte de l’armée.
À première vue, un tel établissement n’a aucun rapport avec une cité Habitations Bon Marché, ou cité H.B.M., qui est un quartier d’habitations destiné aux populations les plus modestes d’une ville[2]. Ce type de complexe est d’ailleurs plus « récent », puisqu’il a été créé par la mise en place progressive de lois sur le logement social, entre la fin du XIXème siècle et les années 1920.
Pourtant, il s’agit des deux évolutions d’un seul et même lieu, localisé à proximité du centre-ville de Saint-Junien, importante cité industrielle de l’ouest de la Haute-Vienne. Pour comprendre cette transformation, il faut retracer son histoire, commençant en 1883 avec les négociations pour la création d’un dépôt de remonte de transition ; et finissant en 1939, lorsque l’aménagement de la nouvelle cité H.B.M est achevée. Il est aussi intéressant de constater que cette évolution se déroule en parallèle de l’évolution politique, militaire, économique et sociale de la Haute-Vienne, du Limousin et de la France pendant plus d’un demi-siècle.
Le dépôt de remonte de transition de Saint-Junien : un projet municipal et national ambitieux et décevant sur le long terme (1883-1914)
En 1883, la création d’un dépôt de remonte de transition dans Saint-Junien permet de concilier des enjeux municipaux et nationaux Pour la municipalité, un tel projet lui donnerait la possibilité de devenir une ville de garnison, rêve vieux de quelques années[3], dont les avantages sont perçus par de très nombreuses autres villes en France[4] : affirmation d’une puissance locale, démonstration du patriotisme de la ville, et dynamisme économique par le développement du commerce local. Avec une annexe de remonte, la ville peut en plus directement concurrencer Bellac et Le Dorat, deux grands pôles de l’élevage du cheval limousin.
Ce projet permet aussi à l’État d’offrir à son armée une race chevaline très recherchée pour ses qualités physiques, dont la robustesse et la rusticité[5]. Or, si dans le Limousin, des éleveurs contribuent à la fourniture de ces chevaux à l’armée (Carte 1), dans le cas de Saint-Junien, l’État souhaite ici solliciter les efforts d’une commune. Des facilités de transport par le chemin de fer et surtout une certaine confiance accordée à Saint-Junien, justifiée par une bonne santé financière, poussent l’État à négocier avec la première. Entre 1883 et 1889, de longues procédures administratives et juridiques sont nécessaires avant la construction et l’ouverture de l’établissement, preuves de l’importance du projet pour les deux parties et d’une administration très centralisée. Parmi elles, la signature du contrat entre les deux parties, avantageant l’État qui peut utiliser l’établissement à volonté, alors que la ville doit supporter les frais d’entretien et de constructions.
Dans son fonctionnement et dans son organisation spatiale, le dépôt de remonte de transition dispose de bâtiments devant transformer de jeunes chevaux en puissantes et efficientes armes de guerre : ainsi, la présence de nombreuses pistes d’entraînement souligne l’importance de la préparation physique.
Ce projet est-il cependant satisfaisant pour l’État et Saint-Junien ? L’existence d’autres annexes de remonte, aussi bien en Haute-Vienne que dans les départements voisins (Carte 1), tend à relativiser l’importance de l’annexe de Saint-Junien dans la remonte de l’armée.
Pour la ville, si l’établissement est devenu un nouveau symbole, en revanche les impacts financiers sont très limités : les revenus espérés sont extrêmement faibles, tandis que les dépenses sont très lourdes. En conséquence, la municipalité tente, en vain, d’obtenir des compensations financières. Ces négociations compromettent le maintien en bon état de l’établissement et de l’hygiène, à tel point qu’une violente crise sanitaire se déclenche au début du XXème siècle. Cet évènement montre sa mauvaise gestion par la ville, qui déçoit un État représenté par le ministère de la Guerre. Ce dernier a cependant manqué de fermeté face à cette crise.
Incapable de remplacer un établissement coûteux et en mauvais état par une autre garnison, en raison du rejet de ses demandes par l’armée, Saint-Junien échoue dans son objectif de devenir une ville de garnison.
Des chevaux aux canons : le dépôt de remonte de transition pendant la Première Guerre mondiale (1914-1918)
Ce dernier participe en effet à l’approvisionnement de l’armée en chevaux, en envoyant plusieurs centaines d’animaux au front, même si ce rôle est très modeste comparé à l’activité des autres dépôts de remonte de transition français (Graphique 1). Devant nourrir ses chevaux, l’annexe de remonte est un des principaux bénéficiaires des réquisitions de fourrages, dont les caractéristiques sont désormais bien connues : grandes quantités de fourrage à fournir, qualité variable de ces dernières ; populations paysannes très sollicitées pour ces réquisitions et réclamant des prix jugés trop élevés pour l’armée.
Un autre impact de la Grande Guerre dans Saint-Junien est l’installation du 15ème Régiment d’Artillerie de Campagne (R.A.C.), unité militaire du nord de la France réfugiée en Limousin. Les militaires occupent une grande partie de la ville, ce qui n’est pas sans conséquences pour les habitants, avec en outre l’occupation de tous les établissements scolaires et des incivilités de la part des soldats. Si cette cohabitation est difficile, elle l’est bien plus dans le cas du dépôt de remonte de transition, en raison de d’une brève occupation illégale entre la fin de l’année 1914 et le début de l’année suivante par le 15ème R.A.C. Cet incident souligne surtout les difficultés des artilleurs à trouver de bonnes conditions de vie, en particulier pour leurs chevaux vivant majoritairement dans des écuries peu salubres. Obtenir les bâtiments du dépôt de remonte de transition fut envisagé comme une solution efficace.
Le 5 mai 1916, l’État décide de démanteler l’annexe de remonte et de donner temporairement les bâtiments au 15ème R.A.C. Il s’agit de répondre aux besoins de ce dernier, mais le rôle modeste de l’établissement dans la remonte permet à l’État de s’en passer. Le caractère involontairement unilatéral de la décision – la municipalité n’étant avertie que le 10 mai – choque la ville, mais elle doit se plier aux ordres. Cette réquisition a néanmoins des conséquences importantes, avec la libération de la majeure partie de la ville, y compris des écoles (Carte 2). Quant au dépôt de remonte de transition, il est petit à petit aménagé afin d’offrir des conditions de vie proches de celle d’une caserne d’artillerie classique.
En décembre 1918, lorsque le 15ème R.A.C quitte la ville, Saint-Junien doit faire face aux dégâts causés par les artilleurs. Le dépôt de remonte de transition fait partie des bâtiments les plus endommagés, en raison d’une certaine insouciance de militaires s’étant installés pour une durée indéterminée. L’obtention d’indemnités pour la réparation des locaux devient alors un enjeu d’autant plus important que le dépôt de remonte de transition est désormais inoccupé. Il s’agit alors de le reconvertir.
La fin de l’utilisation militaire du dépôt de remonte (1919-1922)
Au début de l’année 1919, la municipalité doit faire face à une crise économique locale. Rapidement, l’idée d’accueillir une unité de cavalerie dans le dépôt de remonte de transition s’impose. La ville souhaite en effet profiter de la démobilisation et de la réorganisation géographique des armées à la suite de la fin de la guerre pour espérer redevenir une ville de garnison. Des négociations sont certes entamées avec les autorités militaires, mais ce projet semble être voué à l’échec pour deux raisons : les profondes mutations technologiques que connaît la cavalerie risque de rendre obsolète l’emploi du cheval ; et les restrictions budgétaires imposées aux ministères, consécutives à l’explosion de la dette publique, rendent difficile le soutien de l’État dans ce projet.
Cependant, un tournant politique local majeur intervient en décembre 1919 : l’élection des socialistes à la tête de la ville, qui deviendront communistes en décembre 1920. Le dépôt de remonte de transition reflète directement ce changement, car la nouvelle municipalité décide d’abandonner le projet de sa réutilisation militaire. L’antimilitarisme s’exprime par la volonté de se débarrasser du symbole d’un capitalisme et d’un bellicisme à l’origine d’un grand massacre. Il y a aussi un aspect pragmatique, car les locaux peuvent être reconvertis en usine pour lutter contre le chômage ou en logements salubres afin de répondre à une demande de plus en plus urgente.
La récupération des bâtiments auprès des autorités étatiques et militaires nécessite des négociations avec ces dernières, pourtant honnies dans le discours communiste officiel. Cette dérogation souligne en réalité le pragmatisme des municipalités communistes dans le but d’avoir une large liberté d’action. Les bâtiments de l’annexe de remonte sont rapidement rendus, puisque la rétrocession a lieu en juillet 1920.
Des procédures similaires sont faites pour des indemnités au titre des dégâts causés par le 15ème R.A.C, obtenues au début de l’année 1922. Mais, elles sont largement sous-évaluées[6], ce qui peut être expliqué par les impératifs budgétaires de l’État.
La reconversion du dépôt de remonte de transition : de l’usine de porcelaine à la cité H.B.M (1920-1939)
Les tentatives de reconversion du dépôt de remonte de transition débutent dès septembre 1920, avec un premier projet d’usine de porcelaine dans le but de respecter l’objectif de lutte contre le chômage. Rapidement, la municipalité trouve un repreneur, un petit industriel local, sans aucune contradiction avec l’idéologie communiste. En effet, il peut être ici considéré comme une autre « victime » du « Grand Capital », subissant sa concurrence déloyale. Si les termes de la reprise, avec notamment une location renouvelable, sont précisées dès décembre 1920, les autorités préfectorales estiment qu’une mise aux enchères serait préférable. Ne voulant pas se priver de l’indispensable soutien administratif et financier de la préfecture, la municipalité accepte la nouvelle proposition. Cependant, personne ne se présente aux enchères du milieu de l’année 1921, y compris l’industriel intéressé au départ. Cela peut s’expliquer par la crainte que l’usine ne soit pas assez rentable, d’autant plus que le secteur de la porcelaine est alors en crise en Haute-Vienne. Mais il est aussi possible que la peur des concurrents ait eu un effet dissuasif.
Il faut alors attendre 1922 pour la mise en place du projet de lotissements, connus sous le nom de « cité H.B.M »[7]. Divisé en plusieurs lots, composés de jardins ouvriers et de logements aménagés dans les anciens locaux, le nouveau quartier répond à plusieurs objectifs : satisfaire un besoin urgent en logements salubres, attirer un ou plusieurs électorats que les communistes doivent conquérir (paysans, ouvriers, commerçants, petits entrepreneurs), et récupérer les sommes investies dans le projet initial « militaire » par la vente des lots.
Ces dernières se déroulent en deux temps. D’abord, entre 1926 et 1929, la quasi-totalité des lots sont vendus, même si les débuts ont été rendus difficiles par des conditions de vente exigeantes. Les nouveaux habitants constatent par contre que la « cité H.B.M » est plutôt insalubre : la distribution de l’eau et de l’électricité est limitée, la connexion au gaz n’est effective qu’en 1939, les inondations sont fréquentes, et la circulation des piétons et des véhicules est difficile. L’extension de l’artère principale, l’avenue Jean Jaurès[8], est à l’origine d’une seconde phase de ventes, concernant de petits terrains contigus à l’avenue.
Ainsi, si la salubrité de la « cité H.B.M » est à relativiser, la municipalité a néanmoins réussi à attirer des catégories de la population représentant un électorat important (Graphique 2). Mais les objectifs financiers sont difficiles à évaluer, en raison de dévaluation monétaire au cours des phases de vente. Enfin, certaines conditions de vente, en particulier l’étalement des paiements des lots, empêchent le projet de « cité H.B.M » d’avoir des impacts financiers majeurs.
Ce projet de logement social est une initiative assez originale, car l’existence d’exemples similaires dans des villes de bord politique identique ou proche sont rares : ainsi, nous avons les cas de Châteauneuf-la-Forêt, petite ville du sud-est de la Haute-Vienne, et de Limoges, qui doivent faire face à une croissance démographique importante. Or, la « cité H.B.M » de Saint-Junien ne répond pas à une demande quantitative, car la croissance démographique est au final faible, mais plutôt qualitative (Carte 3).
Cette singularité se retrouve enfin à l’échelle nationale, par comparaison avec la politique nationale de construction de logements sociaux. Par l’application de cette dernière, le gouvernement met en œuvre de grands projets, principalement dans les régions du nord et de l’est de la France, dévastées par la Grande Guerre ; et dans de grandes villes industrielles connaissant une augmentation importante de leur population.
[1] Samuel GIBIAT, « Le cheval “limousin” au service de l’armée française. Grandeurs et servitudes du dépôt de remonte de Guéret. 1825-1927 », dans Cheval limousin. Chevaux en Limousin, Limoges : Pulim, 2006, p. 279.
[2] Jean-Marc STÉBÉ, « Chapitre III. L’habitation à bon marché, un souci du législateur et des architectes », dans Le logement social en France, Paris : Presses Universitaires de France, Que sais-je ?, 2016, p. 43–49.
[3] Depuis 1881, la ville a tenté d’accueillir deux petites écoles militaires et une garnison d’infanterie, projets ayant tous échoué en raison de l’absence d’une forte demande de l’armée.
[4] Laurent VEYSSIÈRE et Frédéric MANFRIN, Été 1914. Les derniers jours de l’ancien monde, Paris : BNF/Ministère de la Défense, 2014, p. 118. On estime que, dans chaque sous-préfecture de 63 départements sur les 95 existants en France, il y a entre une et deux casernes militaires.
[5] Qualité d’un animal demandant peu de soins, et supportant des conditions climatiques difficiles.
[6] À titre d’exemple, la ville a estimé le montant des dégâts des bâtiments à environ 33 630 francs. L’État n’a donné que 15 440 francs, soit 54 % du total en moins.
[7] Pour expliquer ce point, il faut savoir que la municipalité a décidé, en février 1924, de créer une société H.B.M qui, d’après la loi Bonnevoy de 1912, est obligatoire pour pouvoir aménager une cité H.B.M. Cependant, en juillet 1924, la société est dissoute à cause de l’absence de projet de constructions, et la municipalité reprend le relais. Pour se justifier auprès des autorités préfectorales, elle s’appuie sur une loi de 1906, dite Strauss, lui permettant de créer une cité H.B.M par la vente de terrains et de bâtiments. Cependant, au mois de novembre, la sous-préfecture est prête à invalider ce projet en raison de l’absence d’une société H.B.M. Finalement, en décembre, la sous-préfecture propose que le quartier puisse être construit par le biais de vente aux enchères des terrains et bâtiments.
Dans la mesure où ces lotissements doivent offrir, à l’instar des cités H.B.M classiques, des maisons confortables et un accès à la propriété pour les populations modestes, nous utilisons abusivement le terme de « cité H.B.M ».
[8] Ce nom a directement inspiré le surnom du quartier, la cité Jaurès.
Bibliographie sélective
ANDREANI Jean-Louis, La Grande Guerre à Cheval. Le rêve brisé de la cavalerie française, Cure-la-Motte/Le Pin au Haras : Éditions du trotteur ailé/Institut Français du Cheval et de l’équitation, 2014.
BARATAY Éric, Bêtes des tranchées. Des vécus oubliés, Paris : CNRS Editions, 2013.
BARRIERE Bernadette, et BLOMAC Nicole de, Cheval limousin. Chevaux en Limousin, Limoges : Pulim, 2006.
BELLANGER Emmanuel, et MISCHI Julien, Les territoires du communisme. Élus locaux, politiques publiques et sociabilités militantes, Paris : Armand Colin/Recherches, 2014.
BOSWELL, Laird, Le communisme rural en France. Le Limousin et la Dordogne de 1920 à 1939, Limoges : Pulim, 2006.
DALLEMAGNE François, Les casernes françaises, Paris : Picard, 1991.
GUSTIAUX Romain, « L’empreinte de la Grande Guerre sur le logement social en France (1912- 1928) », Revue d’histoire de la protection sociale, janvier 2016, n°9, p.88-109.
PASCAUD Jean-René, « La caserne de remonte à Saint-Junien », Cahier d’IMPACT, 1999, n°2, p.2-44.
STEBE Jean-Marc, Le logement social en France, Paris : Que sais-je ? Presses Universitaires de France, 2016.
Sources archivées
Archives municipales de Saint-Junien.
2H 1 : Casernement, garnison.
2H 9 : Dépôt de remonte.
4H 4 : Réquisitions militaires.
4H 5 : Cantonnement.
4H 7 : Dégâts causés par les troupes.
4H 8 : Frais de casernement.
Archives départementales de la Haute-Vienne (AD 87)
3X 132 : Construction ou agrandissement des cités Casimir-Rançon, du faubourg d’Angoulême, des Coutures, de Beaublanc, Ernest-Ruben, Grange-Garat, Labiche, du Mas-Loubier, de la rue de Fontainebleau et des Lachères.
3X 134 : Office public d’H.B.M. de Châteauneuf-la-Forêt.
Service Historique de la Défense (Vincennes)
GR9 NN2 284 : Généralités sur les annexes d’Avoise, Saint-Junien, Montoire, Radon, Beauval, Bures.
GR9 NN2 294 : Annexe de remonte de Saint-Junien.
Vianney LE CAMUS-SOURY
87032 Limoges - BP 23204
Tél. +33 (5) 05 55 14 91 00