« Praxis énonciative, habitude et résistance au changement »
On se propose de réfléchir, en amont de la manipulation, à ce qui forme le socle de nos conduites, ce à quoi nous sommes accoutumés : « c’est à la coutume de donner forme à notre vie, telle qu’il lui plaît » (Montaigne[1]). Il s’agira de poser la question de la praxis énonciative et de l’habitude, qui explique la résistance au changement dans les pratiques, la lenteur des infléchissements ou des modifications des comportements acquis. Une meilleure connaissance des phénomènes d’habitude, de leur caractère inévitable et nécessaire (puisqu’ils engendrent l’usage), peut permettre de cadrer les stratégies « douces » pour le changement. Cette vaste problématique de l’habitude sera ici resserrée, d’un point de vue sémiotique, sur (i) le rapport qu’elle établit avec l’affaissement de l’attention, (ii) sur les zones de sens occultées et à réactiver, restées ignorées parce qu’inaperçues, et (iii) sur le statut des instances en jeu, personnelles et impersonnelles.
Pour ce faire on s’intéressera particulièrement aux incidences d’une reformulation sémiotique de la théorie des biais cognitifs (D. Kahneman et A. Tversky [2]), envisagés comme moteurs de configurations judicatrices et pratiques inductrices d’erreurs (préférences, jugements, prises de décision, etc.). Les fameuses « deux vitesses de la pensée », l’une intuitive, émotionnelle et automatique (système 1), l’autre réfléchie, rationnelle et distanciée (système 2) seront rapprochées de la sémiotique des instances énonçantes (système 1 et non-sujet de la phusis ; système 2 et sujet assumé du logos) développée par Jean-Claude Coquet et d’autres sémioticiens à sa suite (Darrault, Bertrand, etc.). L’analyse conduira à déployer et à articuler l’espace sémio-narratif entre ces deux instances et entre les rôles thématiques à travers lesquels elles se concrétisent en situation, dans l’entrelacs de conflit et d’exclusion d’un côté, de négociation et de contractualité de l’autre.
Les exemples seront puisés, notamment, dans les interactions induites par la pratique extensive des réseaux sociaux, lieux de la coprésence simultanée du changement et de la sédimentation des pratiques. C’est sur cet horizon qu’on envisagera la question pragmatique des stratégies d’influence sous forme de « care ».
[1] M. de Montaigne, « De l’expérience », Essais (1588), Livre Troisième, chap. XIII, Paris, Gallimard, « Folio Classique », p. 372.
[2] D. Kahneman et A. Tversky, Système 1. Système 2. Les deux vitesses de la pensée (2011), Paris, Flammarion, « Champs », 2012.