« Des index aux pouces. La rationalité liquide »
La communication des bonnes pratiques, afin de ne pas apparaître tendancieuse et partisane, cherche à transformer les indices d’une politique dirigiste et les index des applications procédurales en pouces tendus vers des conduites qui devraient vouloir être déjà bien canalisées. La rhétorique argumentative de l’influence, avec ses modalisations trop explicites et asymétriques entre institution et citoyenneté – ou entre production et consommation – devrait être abandonnée au profit des modulations douces, susceptibles de catalyser des flux décisionnels favorables.
Toutefois, l’accompagnement des processus décisionnels peut être « technique » à condition de transformer la rationalité en intérêt et ce dernier en segment de consommation favorable, ce qui pourrait être défini comme un écomème (réplicateurs viraux d’un comportement économique donné). En ce sens, la théorie des nudges a été exploitée par le marketing selon un modèle de la « contagion sociale » et à partir de l’introduction de « déclencheurs » émotionnels opportuns véhiculés par le storytelling (Singler 2018, p. 309). Les nudges seraient à la fois des activateurs et des facilitateurs de la « reconnaissance » des intérêts, la « complexité [ayant] du mal à être partagée » (ibid., p. 310).
L’influence reste un concept pertinent, parce que conçue littéralement (du lat. prép. in « dans » + verbe fluere « couler, devenir liquide », d’où « couler à l’intérieur de l’environnement psychique ») ; quant à l’environnement social, il peut rejoindre un état liquide opportun quand il dépasse sa présentation par des leviers politiques explicites (droit et argent) pour rejoindre une « architecture des choix » dont chacun serait le co-constructeur. Le théâtre de la décision est alors reformaté sous forme de social housing où le bien-être n’est plus accordé par les institutions mais régénéré par des actes conséquents d’une citoyenneté avisée et consciencieuse.
Pourtant, sur le plan politique, on sait bien que l’on ne peut pas « éliminer la complexité » car « c’est étouffer l’innovation » (Thaler et Sunstein 2008, p. 469). Ensuite, le bon sens des attitudes qui poursuivent leurs intérêts à court terme ne peut pas soutenir la gestion de la complexité. Ainsi, la théorie des nudges, avec ses architectures des choix, est conjoncturellement associée à l’édification du premier Decision Theater en Arizona. D’une part, la fluidification des comportements performatifs est possible car ces derniers sont évidents au point qu’il est possible de les thématiser par des voies indirectes, à travers de petits signaux dissimulés qui ne nécessitent aucune interprétation (l’évidence de leur plan de l’expression s’articule avec des réactions compulsives, possiblement avec des émotions euphoriques) ; d’autres part, tout est renversé en une visualisation synoptique de la complexité qui est nécessaire à la modélisation et à la simulation d’actions politiques que l’on a encore du mal à concevoir de manière fiable (d’où l’expertise assurée par l’Arizona State University à travers son Decision Theater).
La distance suspecte entre le « court circuit » de la décision du bien-être et le grand circuit de la décision politique semble suggérer que derrière les modulations et les catalyses des bonnes pratiques se cache une polémologie encore plus déconcertante que par le passé entre modalisations autonomes et modalisations hétéronomes.
Sur le plan plus strictement linguistique et sémiotique, les politiques se déploient en dosage, d’une part, des consignes procédurales et, d’autre part, des communications incitatives/dissuasives. Cela dessine déjà un carré sémiotique (voir Basso Fossali 2013) qui peut être interprété de manière tensive selon une paradigmatique des espaces d’application (lisses ou striés) et une syntaxe des modalisations exercées dans les mouvements (l’autonomie relative du parcours et l’hétéronomie inhérente au passage ; voir Basso Fossali 2017). Cependant, le théâtre des décisions se conçoit-il comme une machine sous vide, emblème d’une technocratie surplombante ?
Bibliographie
- Basso Fossali, Pierluigi
2013 Semiotica a prova d’esperienza, Milano, Unicopli, 403p.
2017 Vers une écologie sémiotique de la culture, Limoges, Lambert Lucas.
- Luhmann, Niklas
1981 Politische Theorie im Wohlfahrtsstaat, München, Günter Olzog Verlag ; tr. it. Teoria politica nello stato del benessere, Milano, Franco Angeli, 1983.
- Singler, Éric
2018 Nudge marketing. Comment changer efficacement les comportements, Tours, Pearson, 343p.
- Thaler, Richard et Sunstein, Cass
2008 Nudges, New York, Penguin Books ; tr. fr. Nudge : la méthode douce pour inspirer la bonne décision (traduit de l’américain par Marie-France Pavillet), Vuibert, Paris, 2012, 469p.