« Mobilités urbaines : quelques manipulations du ” vivre ensemble “ »
Les recherches sémiotiques sur les passions, le visible, la sensomotricité et les figures du corps nous permettent de reformuler aujourd’hui la théorie de la manipulation. Greimas (1983) a conçu la manipulation dans le cadre du schéma narratif canonique et au niveau de la dimension cognitive de la communication intersubjective. Enonciateurs et énonciataires manipulent et sont manipulés par le biais de différentes stratégies, selon qu’ils sont localement constitués par la compétence modale du savoir-faire ou savoir-être – persuasion – du pouvoir-faire ou pouvoir-être – tentation – du vouloir – séduction – du devoir – intimidation – du pouvoir + vouloir – provocation (Greimas 1983; Greimas et Courtés 1979). La pratique de la manipulation implique un mandat d’action fermé imposé par voie directe au(x) destinataire(s).
Que se passe-t-il, en revanche, si et quand cette pratique opère au niveau des dimensions passionnelle et sensorielle ? Le « nudge », l’incitation – in + kinesis: « mettre en mouvement » (Jullien 1997) – est proprement la manipulation qui touche le sensible et joue sur la rationalité figurative: au lieu d’expliciter un argument, elle met sous les yeux ses scénarisations, ouvrant un potentiel d’image (Jullien 1995). Dans l’incitation, des événements se déploient, le temps qu’ils sont perçus par l’énonciataire, en présupposant son pouvoir-ne-pas-faire, mais quand même en déclenchant des affects. Une rhétorique visuelle de l’allusion, de l’omission, de la litote, à travers les logiques quantitatives de l’excès et de l’insuffisance, est ici concernée.
Notre objet d’analyse sera un corpus d’« îles » et « continents » de plastiques, nappes ou vortex de déchets, « Great Pacific Garbage Patch », « Pacific Trash Vortex », signalés par les médias pour sensibiliser les décideurs publics et les consommateurs aux désastres écologiques. Qu’elles soient vraies ou fausses, naturelles ou artificielles, ces îles sont parfois même reconnues en tant qu’ « États » – c’est le cas de l’installation artistique Garbage Patch State – Wasteland (2012) de Maria Cristina Finucci, au quartier général de l’Unesco au Paris. Réelles et imaginaires en même temps, elles nous aident à rendre compte du fonctionnement « doux » de l’incitation, soit de l’écart maximal, quoique traçable, entre le « ici » de la parole et le « au-delà » du sens.
Bibliographie
- Fabbri P., Introduction à l’édition italienne de F. Jullien, Eloge de la Fadeur, Seuil, Paris, 1996, Elogio dell’insapore, Cortina, Milano, 1999.
- Fontanille J., Soma et Séma : Figures du corps, Maisonneuve & Larose, Paris 2004.
- Greimas A. J., Du sens II. Essais sémiotiques, Seuil, Paris 1983.
- Greimas A. J., Courtés J., Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Hachette, Paris 1979.
- Greimas A. J., Fontanille J., Sémiotique des passions, Seuil, Paris 1991.
- Jullien F., Traité de l’efficacité, Grasset, Paris 1997.
- – 1995, Le Détour et l’Accès. Stratégies du sens en Chine, en Grèce, Grasset, Paris.
- Marrone G., Ferraro G., Giannitrapani A., Traini S., dirs., Dire la Natura. Ambiente e significazione, Aracne, Roma 2015.
- Sedda F., « The Garbage Island(s) », Doppiozero, 29 septembre 2018.