Axe 1: Espaces et corps (normes et transgressions)


Responsables de l'axe

Pour le prochain contrat, les anciens axes 1 et 2 d’EHIC ont été repensés. Dans un souci de meilleure clarté et lisibilité, et afin de mieux prendre en compte les spécialités des nouveaux membres de l’équipe, un nouveau découpage a été mis en œuvre : si l’axe 3 conserve son orientation médiatique, l’axe 1 est désormais à dominante littéraire et l’axe 2 réunit la plupart des civilisationnistes et linguistes de l’équipe.

Florent GABAUDE

Maître de conférences

Antoinette GIMARET

Maîtresse de conférences

Ce nouvel axe 1, à majorité littéraire, conserve comme l’ancien axe 2, un spectre très large à la fois dans la chronologie (recherches allant de l’Antiquité au XXIe siècle, avec une forte présence néanmoins de la Renaissance et de la période moderne) et dans le champ des littératures envisagées (littérature antique, littérature française et européenne, littérature francophone, littérature des Caraïbes).

Membres de l'axe

Hélène AMRIT

Maître de conférences

Thibault CATEL

Maître de conférences

Muriel CUNIN

Maître de conférences

Cécile KOVACSHAZY

Maîtresse de Conférences, HDR

Till KUHNLE

Professeur des universités

Aline LE BERRE

Professeure des universités

Marie-Caroline LEROUX

Maître de conférences

Thierry OZWALD

Maître de Conférences

Laurence PRADELLE

Maître de conférences HDR

Odile RICHARD

Professeure des universités

Membres associés

Robert BEDON

Professeur de universités

Christine DE BUZON

Professeur des universités

Aurore DUCELLIER

PRAG

Christabelle DIEUAIDE

Docteure

Nelly SANCHEZ

Membre associée

Doctorant.e.s

Laure BREAUD

Doctorante

Abderrahmene FROUREJ

Doctorant

Amandine LACAZE

Doctorante

Demba MAR

Doctorant

Eugénie PERON-DOUTE

Doctorante

Géraldine PONSOLLE

Doctorante

Vincent QUINDOS

Doctorant contractuel

 D’où le pari que constitue la mise en place réussie d’une convergence scientifique et de projets communs autour de la notion d’espace (chère à l’équipe EHIC depuis sa création), associée d’une part à la corporalité, d’autre part à la considération des normes et de leurs possibles transgressions. Cet axe 1 souhaite donc réfléchir à la configuration des espaces (et des corps dans l’espace) en l’associant à un questionnement sur la normativité (normes collectives ou institutionnelles vs singularités et hétérodoxies), et sur les processus de subjectivation (lien entre aménagement de l’espace, écriture, invention de soi, aventure existentielle). Ces notions sont envisagées selon une approche majoritairement littéraire visant des corpus scripturaires variés, à la fois fictionnels et factuels. Elles constituent des lignes directrices permettant de fédérer, de manière convaincante, des recherches individuelles qui restent diversifiées. Elles seront déclinées à travers quatre sous-axes détaillés ci-dessous. On peut d’ores et déjà souligner que la question de la matérialité en littérature sera présente en filigrane dans l’ensemble des problématiques envisagées (à travers le regard sur les objets de la dissidence ou les objets domestiques, la considération des réalités matérielles de la production littéraire et de l’objet-livre, l’analyse de la faïence parlante, l’étude de la configuration concrète des espaces, le corps « outillé », les déclinaisons des objets du kitsch), et constitue une des spécificités de cet axe.

Thibault Catel, Christabelle Dieuaide (docteure et membre associée), Florent Gabaude, Antoinette Gimaret.

Le premier sous-axe se décline en deux volets. Il questionne à la fois les dynamiques d’écart, de résistance à la norme, et la façon dont la littérature peut être prescriptive dans l’édification de canons, la diffusion du savoir, la refondation des valeurs ou la conservation de logiques de domination.

1A. 1 Marginalités, dissidences, hétérodoxies

Le premier volet interroge les concepts de marginalités, dissidences et hétérodoxies essentiellement en Europe à l’époque moderne (XVIe-XVIIe siècles), dans des corpus variés : littérature de libre pensée ; littérature de controverse ; occasionnels ; productions écrites (fictionnels ou factuelles) renvoyant à des rivalités confessionnelles (catholiques vs protestants) ou à des courants dissidents (Réforme radicale dans l’Allemagne du XVIe, mystique féminine en France, XVIIe). Le pluriel choisi suggère la diversité des approches, dans le repérage de phénomènes signifiant l’écart, la tension, le rejet de la doxa, qu’elle soit religieuse, politique, sociale ou littéraire. Il s’agit ici de penser à la fois une marginalité de contenu (expression d’idées hétérodoxes, représentations du marginal ou de l’hérétique, œuvres subversives sur le plan politique ou moral) ; une marginalité de genre ou de forme (genres mineurs, œuvres hybrides) ; une marginalité de diffusion (réseaux clandestins, réception codée, dissimulation). Ces recherches bénéficient de l’approche, renouvelée depuis quelques années, des phénomènes de dissidence, en particulier de dissidence religieuse en Europe à l’époque moderne, comme le souligne la fondation en 2011 du réseau EMODIR (auquel appartient Antoinette Gimaret), dédié à l’étude des conflits et des pluralités religieuses, des constructions discursives et des pratiques socioculturelles de la dissidence. Dans ce prolongement, il s’agit de s’intéresser plus largement à des discours, des formes et des pratiques exprimant un écart, un rejet, une transgression à l’égard d’une norme sociale, culturelle, littéraire dominante. C’est aussi cette dynamique contradictoire que suppose à cette époque l’idée de marge. Jacques Derrida souligne dans Marges de la philosophie (1972) la parenté étymologique de la marge, de la marque et de la marche comme limite. À la différence de la frontière, la marge est à la fois dedans et dehors, les marges du livre comme l’Umland des villes libres germaniques, la cité concédant une marge de liberté rituelle hors-les-murs aux compagnons exclus du système des corporations et à leurs charivaris. Est pareillement maîtrisée la marge du tableau ou de la gravure (le parergon derridien). Les marges de la bulle pontificale dans lesquelles Ulrich von Hutten ou Martin Luther inscrivent leurs commentaires cinglants demeurent dans le champ de la controverse politico-religieuse comme contrepoint du texte, à l’instar des marginalia burlesques des manuscrits médiévaux. L’encadrement par des rituels, qu’ils soient sociaux ou liturgiques, empêche l’irruption du hors-champ, de la violence, de l’hérésie, de forces hors de contrôle, les « parerga de la religion » que sont, selon Kant la grâce, les miracles et les mystères.

•Marginalités, dissidences et hétérodoxies se déclinent d’abord sous l’angle social, politique et religieux.

Florent Gabaude travaille sur la réception littéraire du phénomène hérétique et de la réforme radicale dans l’Allemagne du XVIe siècle, en particulier dans les occasionnels du cordonnier poète Hans Sachs. La confessionnalisation et la consolidation des États territoriaux à partir du mitan du XVIe siècle vont de pair avec la répression des chemineaux, magiciens et prostituées mis au ban. Cette marginalité subie est à distinguer de la marginalité volontaire des excentriques et des hérétiques. Le monde postmédiéval est celui du recentrement du marginal, le renouveau venant des marges de la société et de la doxa. L’hérésie luthérienne désinstitutionnalise la foi par un retour sur soi et aux sources avant de s’auto-institutionnaliser et d’engendrer sa propre hétérodoxie. La pensée hétérodoxe à laquelle Florent Gabaude s’intéresse à partir de Sachs relève tantôt du fondamentalisme (biblicisme des anabaptistes non-violents), tantôt du radicalisme indifférentiste (Thomas Müntzer) ou du scepticisme philosophique (Sebastian Franck). Des publications sont à venir sur ces sujets : « Les invectives de Diogène. A propos d’un poème didactique de Hans Sachs », colloque TRAME, Ceci n’est pas une chanson d’amour : Poésie didactique / discours chanté, Amiens, mars 2017 ; « Les tics, les tiques et l’éthique des excentriques protomodernes », colloque Excentricités, novembre 2016, Université du Littoral-Côte d’Opale. Florent Gabaude continue aussi d’étudier le bestiaire symbolique de la dissidence sociale. Il a récemment rédigé une contribution intitulée « Volubiles volatiles : l’image du fanfaron dans la littérature allemande de la première modernité », É. Gavoille et C. Terrile (dir.), Le personnage du fanfaron : théâtre, récits, cinéma, Paris, Kimé, 2020.

Antoinette Gimaret s’intéresse au lien entre corporalité et dissidence dans la réception de la mystique féminine du XVIIe siècle comme spiritualité de l’écart et religiosité genrée. Elle interroge la capacité du corps à constituer une norme dans le champ de la religiosité à l’époque moderne, et la place souvent problématique accordée aux phénomènes corporels dans l’élaboration de nouveaux modèles hagiographiques, grâce à l’étude du genre des biographies spirituelles et de leur poétique particulière (« Le genre de la biographie mystique au XVIIe siècle. Les particularités d’une hagiographie officieuse », dans Le Discours mystique entre Moyen Age et première modernité, Champion, à paraitre). Ce questionnement rejoint la problématique plus vaste de la réception ambivalente des expériences et des écrits mystiques féminins au XVIIe siècle, dans un contexte de Réforme tridentine et de refonte des pratiques de dévotion. Depuis à sa participation au projet Villa Vigoni (2014-2016) sur « Les dissidences religieuses en Europe à l’époque moderne » et aux activités du réseau EMODIR, elle travaille sur plusieurs figures dont l’autorité spirituelle, nourrie de phénomènes corporels extraordinaires, contredit les normes institutionnelles (« Une spiritualité féminine hors institution ? L’Histoire de la vie et mœurs de Marie Tessonnière (1650) », revue E-Rea, « Reconstructing early modern religious lives : the exemplary and the mundane », décembre 2020 ; « Madame Acarie au regard des premières carmélites espagnoles », dans Madame Acarie (1566-1618) Mystique, politique et société au lendemain des guerres de Religion, Presses Universitaires de Rennes, à paraître).

Christabelle Dieuaide-Thouin, docteure et membre associée d’EHIC, s’intéresse à la littérature religieuse protestante sous le régime de l’édit de Nantes. Elle a consacré sa thèse (dir. C de Buzon et A. Gimaret, à paraître au Cerf, 2021) à une étude en parallèle de sermons réformés et de sermons catholiques dans une perspective associant étude de l’art oratoire et discours topique sur la vanité de l’existence humaine. Ces recherches l’ont amenée à se pencher plus spécifiquement sur les notions de controverse religieuse et de discours dissident, dans le domaine de la prédication mais aussi dans tout le champ de la littérature religieuse. Elle envisage d’étudier les représentations variées de l’hétérodoxie et de mettre en évidence comment la manipulation du langage, dans les sermons, les traités de dévotion ou de piété et, de manière plus évidente, dans les ouvrages de controverse, permet de dessiner des frontières entre hétérodoxie et orthodoxie mais aussi, parfois de les rendre floues, de les faire bouger, voire de les faire disparaître. Elle cherche ainsi à mettre en lumière à la fois la fonction heuristique des dissidents dont le discours peut contribuer à clarifier, en miroir, les principes de l’orthodoxie, mais aussi la difficulté à définir l’hétérodoxie à l’époque moderne, en régime de tolérance religieuse.

Christine de Buzon envisage de travailler sur la figure du dissident héroïque dans les romans chevaleresques (dont Amadis de Gaule) et sur la façon dont ce corpus narratif propose des réflexions (parfois dissimulées) sur le bon gouvernement.

Thibault Catel, en tant que membre du projet de valorisation numérique du fonds lyonnais de controverses religieuses de l’Université catholique de Lyon (projet « TRACES – TRAnsmissions Confessionnalisées » coordonné par I. Moreau (ENS, IRHIM) et J. Léonard (Université de Lorraine) 2019-2022), pourra également nourrir cette réflexion sur les constructions discursives de la dissidence.

• Ce questionnement sur les dissidences religieuses, sociales ou politiques passe notamment par une prise en compte de la matérialité : matérialité du texte hétérodoxe comme objet ; questionnement sur des objets considérés comme dissidents ou dont les usages sont détournés par rapport à la pratique commune.

L’imprimerie favorise la circulation à grande échelle des formes brèves. Comme toute nouvelle technique de communication, elle devient le vecteur privilégié et l’amplificateur de la dissidence avant que n’interviennent des formes ad hoc de régulation autoritaire. Au moyen de libelles et des feuilles volantes le plus souvent anonymes ou pseudonymes, voire clandestines, elle offre une caisse de résonance sans filtre à la parole contestatrice initialement minoritaire. Pour Florent Gabaude, il convient de souligner l’importance de la matérialité des productions littéraires hétéronomes. Qu’il s’agisse notamment de lettres ou de feuilles volantes, le support, la mise en page et le mode ou la dynamique de diffusion sont déterminants. Dans cette optique, il travaille actuellement à un article sur une correspondance amoureuse parodique d’Abraham Bosse imprimée comme estampe et reprise par le dramaturge silésien Andreas Gryphius, soulignant la fragilité du commerce intime à distance.

Antoinette Gimaret, depuis sa participation en 2016 au projet IUF d’Anne-Marie Miller-Blaise (Paris 3) « L’Europe des Objets : circulations matérielles, culturelles et poétiques dans la première modernité » et à l’atelier Villa Vigoni (Italie) sur « Les dissidences religieuses en Europe à l’époque moderne », session III « Matérialité et immatérialité de la dissidence (corps, vêtements, objets) », cherche à exploiter la dimension matérielle dans sa réflexion sur les normes et les dissidences religieuses, les objets signalant la marge et permettant des usages détournés. Dans le sillage de Michel de Certeau qui, dans l’Invention du quotidien : les arts de faire (1980), met au jour une pratique de l’écart (ce qu’il appelle aussi des « ruses ») dans l’usage des objets quotidiens, comme signe de créativité de l’individu et symptôme possible de résistance à une logique institutionnelle, culturelle ou religieuse dominante, elle prend en compte les realia économiques et matérielles et l’interaction entre objets littéraires et objets matériels afin de réfléchir autrement aux questions institutionnelles ou spirituelles (« Rester fidèle à l’esprit de sœur Thérèse : Les objets du Carmel espagnol en France (1604) », Objets nomades  : circulations, appropriations, identités, Turnhout, Brepols, à paraître ; « ‘Je n’ai pour partage que le rien’. Le récit de captivité comme mise à l’épreuve d’un idéal de déprise », Madame Guyon ou l’inquiétude de la liberté. Critique, mystique et politique au XVIIe siècle, Labor et Fides, à paraître).

Christabelle Dieuaide s’intéresse à « la maison clandestine » des protestants en régime de persécution et aux objets symptomatiques de cette dissimulation (bibles ou psautiers cachés dans des miroirs ou des tabourets à double fond ; marmite appelée « huguenote »).

• Enfin il s’agira de s’intéresser à la marginalité littéraire et aux minores en lien avec un contenu hétérodoxe. La marginalité se trouve en effet également dans la hiérarchisation des genres littéraires et la minorisation de certaines formes textuelles. Florent Gabaude montre comment cette marginalité opère dans les écrits brefs et feuilles volantes qui intègrent ce qui est hors littérature : l’image, l’oralité (dialogues, recueils d’anecdotes, sermons), l’actualité (pamphlets, placards, canards, histoires tragiques, écrits pronostiques, journaux).

1A. 2 Le prescriptif et le canonique : quand la littérature forge des normes

Le second volet de ce premier sous-axe interroge la dimension prescriptive et prédictive de la littérature, la façon dont certains genres (fictionnels ou factuels) contribuent à fabriquer la norme (qu’elle soit morale, sociale, religieuse, scientifique ou littéraire), à confirmer la norme dominante ou à raconter la norme vécue. Il s’intéresse dans cette perspective aux liens entre littérature et casuistique, à la notion de « genre épistémique » mais aussi à l’inscription de logiques de domination sociale ou de genre dans les narrations des XIXe-XXIe siècles.

Les travaux de Thibault Catel portent sur un corpus fictionnel et factuel : d’une part le récit bref des XVIe et XVIIe siècles, d’autre part les écrits historiographiques et les occasionnels. Il s’intéresse aux rapports entre littérature, morale et politique (comment les récits brefs de la Contre-Réforme peuvent se lire comme des cas qui viennent confirmer ou remodeler les lois morales et juridiques en vigueur à l’époque) et aux renouvellements de l’écriture historiographique imposés par la pression des guerres de Religion (recours à une écriture plus factuelle, nouvel usage de la preuve, prolongement sur le terrain de l’histoire des débats confessionnels, réflexion sur la causalité historique). Il interroge donc la valeur éthique de la littérature (comment la littérature parvient à questionner et à refonder des valeurs à partir de cas singuliers ?) et s’intéresse dans cette perspective aux liens entre casuistique et tragique et à la dimension prescriptive des textes (« La prescription dans la narration brève à l’heure de la Contre-Réforme : ‘incorpore[r] les Preceptes dedans l’exemple au lieu de garnir d’Exemples les Preceptes’ », séminaire doctoral « Prescrire pour parler, parler pour prescrire » de S. Anquetil, V. Bessières, N. Cougnas, C. Ouaked, Limoges, février 2020). Enfin il s’intéresse à la vulgarisation du savoir dans les occasionnels et les traités de morale, à partir de la notion de « genres épistémiques » (« Des discours offerts aux ‘simples et peu savants’ et à la noblesse : les stratégies de destination attrape-tout des histoires tragiques de Belleforest », dans P. Mounier et H. Rabaey (dir.), Stratégies d’élargissement du lectorat dans la fiction narrative (XVe et XVIe siècles), Paris, Classiques Garnier, à paraître).

Florent Gabaude s’intéresse à la littérature prescriptive et ses avatars fictionnels ou illustrés (écrits des moralistes sur les femmes, la boisson, l’ascétisme mondain, recueils d’adages, textes pronostiques). Une communication est à paraître sur « La relation d’un tremblement de terre en Andalousie en 1522 dans deux écrits volants germaniques et leurs sources » (colloque Metamorfosis y memoria del evento. El acontecimiento en las relaciones de sucesos europeas de los siglos XVI al XVIII, Rennes, septembre 2019).

Odile Richard-Pauchet contribuera aussi à cette réflexion sur littérature et savoir : dans le cadre de sa participation depuis 2018 au projet ENCCRE (Édition numérique collaborative et critique de l’Encyclopédie. http://enccre.academie-sciences.fr/) elle prépare une communication pour le colloque « Les Planches de l’Encyclopédie en lumière. Mise en perspective et recherches sur le Recueil de planches (1762-1772) », (Sorbonne-Université, 27-29 mai 2021) sur le thème « Les Arts de la Céramique dans les Planches : L’approche déjà datée d’une technique insaisissable ». Avec Antoine d’Albis, Directeur du laboratoire de la Manufacture de Sèvres et Céline Paul, Directrice du Musée national A. Dubouché, Cité de la Céramique – Sèvres & Limoges, il s’agira de montrer comment la forme encyclopédique engage une relation toujours asymptotique avec le savoir, dans une course contre la montre entre la lenteur des processus de publication, l’inertie des savants et les secrets de fabrication artisanaux.

Antoinette Gimaret envisage, dans le cadre de son projet d’HDR, une réflexion sur le singulier et le collectif dans les textes prescriptifs. Il s’agira, à partir de l’étude des Coutumiers, Constitutions et Règles de trois ordres féminins emblématiques de la Contre-Réforme (Carmel, Visitation, Ursulines) et de différents traités sur la clôture (Bernard de Paris, Thiers), de souligner la dimension utopique de cette écriture prescriptive visant à fondre le singulier dans un collectif où il trouve son accomplissement, et de souligner comment l’écriture crée la norme et la communauté. En effet, ces textes normatifs pensent la vie conventuelle comme une société autre (hétérotopie) visant l’uniformité, pariant sur l’obéissance à la même règle. Mais, pour assurer la réussite de cette utopie communautaire, ils inventent un « singulier collectif » à l’intérieur d’un tout normé et institutionnalisé. Par ailleurs, elle envisage, en étudiant des Chroniques d’ordre, des lettres circulaires, des récits de vie, de révéler les traces parfois infimes d’une « religion vécue » au quotidien, donc des phénomènes d’appropriation individuelle de la Règle commune, par lesquels la religieuse s’invente comme sujet singulier dans une collectivité. Ce travail permettra de réfléchir aux normes, aux canons et à leurs critiques, l’orthodoxie conventuelle étant elle-même traversée de tensions, entre représentations canoniques et tactiques de résistance.

NB :

•ce premier sous axe rassemble un certain nombre de chercheurs travaillant sur l’époque moderne (XVIe-XVIIIe) ce qui facilitera la mise en place de séances de séminaire communes et l’organisation de journées d’études autour des dissidences matérielles, et de la notion de littérature prescriptive.

•des collaborations sont envisageables avec l’axe 2, notamment grâce à la réflexion menée sur les transferts culturels, les littératures mineures et les contre-pouvoirs.

Robert Bedon, Christine de Buzon (professeurs retraités et membres associés), Thibault Catel, Florent Gabaude, Antoinette Gimaret, Odile Richard-Pauchet, Laurence Pradelle, Nelly Sanchez (membre associée).

Le deuxième sous-axe se décline en deux volets successifs : il se concentre sur la configuration (à la fois concrète et symbolique) des espaces, en particulier sur le clivage public / privé, et fait une large place à l’épistolaire comme genre littéraire emblématique de cette dichotomie.

1B.1 Écrire le lieu et inventer un espace à soi : la configuration des espaces matériels (la maison, les objets domestiques, le couvent) entre public et privé.

• La réflexion des chercheurs de cet axe autour de la configuration des espaces concrets en littérature a été initiée ou encouragée grâce au projet ANR « DOMUS. Objets, écrits et cultures de l’espace domestique dans l’Europe de la première modernité », déposé en mai 2020 et dont Antoinette Gimaret a été co-porteuse (en collaboration avec 5 autres collègues d’autres universités, en France et en Allemagne). Le projet, qui prévoyait des collaborations avec plusieurs musées (Musée de la Renaissance, Musée Carnavalet, Musée des Arts décoratifs de Bordeaux, Musée Adrien Dubouché de Limoges, MUCEM) avait déjà l’année précédente passé le cap de la première sélection mais n’a pas été finalement retenu par les experts de l’ANR à l’automne 2020. Il sera retravaillé sous une autre forme. DOMUS propose de remonter aux origines de l’espace domestique actuel pour écrire une histoire de la « maison intelligente » de l’Humanisme à la veille des Lumières (XVIe-XVIIe s). Il cherche à étudier les innovations et pratiques intelligentes (littéraires, artistiques, scientifiques, technologiques ou dévotionnelles) que l’espace domestique génère à l’époque moderne. Le projet adopte une démarche comparatiste et pluridisciplinaire fondée sur un corpus mixte (objets, archives écrites, productions littéraires) et veut mettre en lumière, par la médiation de la littérature et de la notion rhétorique de dispositio appliquée à l’économie domestique, toutes les formes d’inventivité et d’agency s’exerçant dans l’espace domestique. Le projet prévoyait l’investissement d’un certain nombre de chercheur.e.s du futur axe 1 d’EHIC. Les pistes envisagées seront retravaillées et feront l’objet d’une ou plusieurs séances du séminaire commun de l’axe 1 :

Florence Gabaude envisage de travailler sur les poèmes gnomiques des maîtres chanteurs de Nuremberg dont Hans Sachs, notamment les « poèmes ménagers » (Hausratliteratur), genre spécifique de la littérature germanique urbaine tardo- et postmédiévale. Ces poèmes peuvent s’entendre comme des « palais de mémoire » (éventuellement complétés par des planches ad hoc) recourant principalement à la figure de la congérie dans l’inventaire des ustensiles que contient chaque pièce. Florent Gabaude pense aussi accorder une attention particulière aux formes rudimentaires de décoration murale (« brieff an die wand », Hans Folz) des intérieurs petits-bourgeois que constituent les feuilles volantes illustrées, placardées également sur les armoires et bahuts, à une époque où seuls la noblesse et le patriciat pouvaient acheter de la faïence peinte (poêles ou vaisselle). Ces planches, pourvues de légendes gravées ou de textes imprimés, participent de l’« intelligence domestique » en contribuant à l’acculturation à l’écrit des illiterati. On en retrouvera les motifs sur les pièces de faïence domestique historiée ou « parlante » des siècles ultérieurs.

Thibault Catel veut creuser la piste d’une confessionnalisation de l’objet domestique dans le cadre de la « Querelle des femmes ». Si la critique des ornements est un topos de la littérature morale protestante et catholique, les polémistes catholiques ont particulièrement porté le débat sur le plan de la domesticité afin d’accuser les protestants, qui ont fait de leurs femmes des ministresses, de ne pas avoir respecté la division naturelle des hommes et des femmes à la maison (Les Actes du synode universel de la saincte Reformation. Satyre menipæe, 1599).

Laurence Pradelle pourrait travailler sur les Variae lectiones, genre propre aux philologues du XVIe siècle, notes de lectures, réflexions, écrites par des lettrés qui font des commentaires de toutes sortes mais de façon privée. Marc Antoine Muret, notamment, dont elle traduit par ailleurs les lettres, est l’un de ceux qui se mettent le plus en scène à l’intérieur de leur maison et de leur bibliothèque. L’idée serait d’étudier la façon dont il occupe et présente sa maison en tant que lettré.

• Cette réflexion s’est concrétisée récemment par une première réalisation scientifique, la publication du numéro « Les objets domestiques entre public et privé XVIe-XVIIe siècle » (Antoinette Gimaret, Anne Marie Miller-Blaise et Nancy Oddo (dir.), Albineana, n°32 décembre 2020, avec des articles de Laurence Pradelle et de Thibault Catel. Ce volume fait suite à une journée d’étude qui s’est tenue en septembre 2018 (Objets domestiques, entre privé et public (xvie-xviie siècles), organisée par A. Gimaret, A.-M. Miller-Blaise et N. Oddo, universités de Limoges et de Paris 3). Il se penche sur ce que la littérature du temps d’Agrippa d’Aubigné, et plus généralement les productions écrites non fictives (des papiers d’archives et inventaires après décès, aux traités d’économie domestique, en passant par les patrons de broderie, les chroniques historiques, la correspondance privée et les Mémoires personnels), offrent comme traces de la vie des objets domestiques, c’est-à-dire ce qu’elles racontent des usages, emplacements et manipulations des objets au sein de la domus. Les objets y sont envisagés comme définitoires d’une identité personnelle privée, d’un goût propre à la personne ou d’un rapport réflexif à soi, mais aussi comme des marqueurs sociaux, des éléments participant d’une mise en scène de soi dans l’espace public. Ce volume exploite les apports des material et cultural studies anglo-saxons, tout en s’en émancipant par le recours à la littérature conçue comme partage transitionnel (Hélène Merlin-Kajman, Lire dans la gueule du loup. Essai sur une zone à défendre, la littérature, Paris, Gallimard, 2016). Dans son article (« Le studiolo d’Isabella d’Este à Mantoue : trois espaces, trois époques, trois représentations de soi ? »), Laurence Pradelle réfléchit aux liens complexes entretenus par le public et le privé au sein d’une grande famille princière, au tournant du XVIe siècle en Italie. À travers l’analyse de traités destinés aux femmes, Thibaut Catel (« La ménagère apprivoisée : objets, domesticité et domestication dans les traités des femmes au XVIe siècle ») retrace l’histoire de l’assimilation de la femme française à son rôle de ménagère pour examiner, à partir de l’observation des objets domestiques, les recompositions entre public et privé que cette assimilation génère.

•Outre cette réflexion sur l’espace domestique, ce volet envisage de mettre en lumière les enjeux de la pratique scripturaire comme invention d’un espace à soi, entre privé et public :

Christine de Buzon réfléchit à l’espace intime tel qu’il se construit dans la prose narrative française du XVIe siècle (romans français et romans traduits ; relations de voyage en Europe, Amérique et Proche-Orient dont Montaigne, Léry).

Robert Bedon poursuivra sa réflexion sur les bibliothèques privées en Gaule romaine (dans le prolongement de l’article « Les bibliothèques privées dans la Gaule du IVe et du Ve siècle de notre ère », Savoir / Pouvoir. Les bibliothèques de l’Antiquité à la modernité, Turnhout, Brepols, 2018).

Antoinette Gimaret, dans son projet d’HDR en cours « Un espace à soi dans le lieu commun : singulier et collectif dans la littérature conventuelle féminine à l’époque moderne », interroge l’espace conventuel féminin et les tensions existant dans cet espace, à l’époque moderne, entre uniformisation et singularisation, espace collectif et espace à soi. Par ailleurs, elle continuera de s’intéresser aux dynamiques de retraites et à la corporalité comme lieu d’ancrage d’une réflexion sur les frontières entre privé et public (« La maladie dans les lettres de Guez de Balzac : connaissance de soi et image publique », Expérience de la douleur et connaissance de soi à l’époque moderne. Littérature, philosophie, médecine, R. Andrault et A. Bayle, laboratoire IRHIM et Labex Comod, ENS de Lyon, février 2020). Elle interroge dans cette perspective la notion problématique d’intimité mystique (« ‘Dieu seule avec moi et moi seule avec Dieu’ : douleur et expérience mystique dans les lettres spirituelles de Louise du Néant », L’intime à l’épreuve de la douleur, dir. G.Puccini, Presses Universitaires de Bordeaux, à paraitre) et doit participer, en 2021, au workshop interdisciplinaire de Judith Lipperheide (Hambourg) sur les différentes formes de retraites en France aux XVIIe et XVIIIe siècles, avec la participation de Mette Birkedal Bruun du Centre for Privacy (Copenhague).

Odile Richard-Pauchet, en se joignant au projet ANR L’Exception et la Règle : la Mobilité des Réguliers dans l’Europe moderne (ERMOREM) porté par Albrecht Burkardt (Limoges, CRIHAM), impliquant les universités de Limoges, Lyon, Reims, Louvain, Francfort sur le Main, et Naples, en collaboration avec l’École Française de Rome, entend contribuer à l’analyse des rapports entre les récits de vie au quotidien tels qu’ils ressortent des archives et l’image du couvent, des moines et religieuses transposée dans la littérature.

1B. 2 L’épistolaire, entre public et privé

Thibault Catel, Florent Gabaude, Odile Richard-Pauchet, Laurence Pradelle, Nelly Sanchez, Martine Yvernault.

Un second volet est consacré aux problématiques du genre épistolaire, aux représentations de l’épistolier, aux circulations épistolaires entre public et privé.

Spécialiste de correspondances, Odile Richard-Pauchet collabore activement à la revue Épistolaire. Elle y publiera en 2021 les actes du colloque LETTRES, PLUMES et PINCEAUX », Représentations croisées du geste épistolaire dans la Littérature, les Beaux-Arts, et les pratiques quotidiennes (Antiquité-XXIe siècle) qu’elle a co-organisé à Limoges avec A. Burkardt (CRIHAM) en septembre 2019 et qui interroge les représentations du geste de réception, de lecture, d’écriture d’une lettre. Son approche des correspondances s’effectue dans une logique à la fois intimiste (dire un moi qui s’affirme au cours du siècle) et clandestine (véhiculer des idées « sensibles » face au poids de la censure, mais aussi des préjugés). Elle a également en projet l’édition de la Correspondance de Diderot (année 1769) dans les Œuvres complètes publiées chez Hermann (édition dite DPV). Après l’étude de la correspondance de Diderot avec Sophie Volland, elle s’intéresse actuellement aux Lettres de François Mitterrand à Anne Pingeot (« F. Mitterrand dans ses Lettres à Anne (1962-1995) : topoï et contre-topoï de la lettre d’amour, de Pygmalion à Abélard », Épistolaire, n°45, 2019 ; « F. Mitterrand, Lettres à Anne, de politique, d’amour, de goût ou de philosophie ? », séminaire de J.-M. Hovasse et V. Montémont, « correspondants témoins de leur temps », ENS rue d’Ulm, février 2020 ; « F. Mitterrand, Lettres à Anne (1962-1995), Journal pour Anne (1964-1995), pour une écriture amoureuse du territoire », Journée d’étude « Faire territoire et le dire », dir. Nicole Pignier, Limoges, octobre 2020. Elle est amenée à s’intéresser ainsi à la figure de l’écrivain dans sa tension entre le public et le privé : représentations officielles et institutionnelles, recherche de postérité intellectuelle, rayonnement éthique, mais aussi expression du for privé dans les écrits intimes (dans la lignée des travaux de Jean-Claude Bonnet, Naissance du Panthéon, Essai sur le culte des grands hommes, 1998, et d’Antoine Lilti, Figures publiques, L’invention de la célébrité, 2014). Son inédit d’HDR (Les Écrits indiscrets. Autoreprésentation et formes de l’écriture de soi dans l’œuvre de Diderot, soumis à la Voltaire Foundation, Oxford) montre les ambiguïtés de la représentation de soi chez l’écrivain tiraillé entre l’être et le paraître, dans un contexte de construction de l’image de l’intellectuel comme modèle d’émancipation philosophique et politique. De même, dans un prochain dossier (2021) de la Revue Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, « Réception de Diderot et de l’Encyclopédie », avec Pascale Pellerin (CNRS, IHRIM Lyon 2), elle interrogera la place de Diderot entre aspirations personnelles et réception effective, dans différents courants philosophiques ou littéraires, le romantisme, le positivisme ou le marxisme, à différentes époques, Restauration, Second Empire, Troisième République, 2nde guerre mondiale, etc… Certaines de ces approches font écho au sous-axe 1 décrit supra, notamment sa réflexion sur la logique épistolaire clandestine et la morale subversive de Diderot, mise en lumière dans le récent colloque de CERISY qu’elle a organisé en 2020 avec Gerhardt Stenger (université de Nantes), consacré aux « Morales de Diderot » (actes en cours de publication chez Hermann, 2021).

Laurence Pradelle aborde l’épistolaire néo-latin aux XVe et XVIe siècles à la fois selon une approche culturelle et historique (les correspondances comme « objets » non fictionnels) et une approche plus littéraire (les correspondances publiées comme œuvres revendiquées en tant que telles par leurs auteurs). Elle a en projet l’achèvement et la publication de l’édition de la correspondance latine de Marc Antoine Muret, comportant une traduction commentée, qui devrait voir le jour aux alentours de 2022. En lien avec le projet DOMUS (voir supra), elle envisage un travail sur les correspondances vernaculaires du XVIe siècle à travers le prisme de la maison. Elle articule son travail sur l’épistolaire à une réflexion sur la norme et la transgression. Plusieurs publications sont à venir : « Parler de soi à travers autrui : le geste énigmatique de l’épistolier Marc-Antoine Muret (1580) », Colloque Lettres, Plumes et Pinceaux, à paraître ; « Quelles plaisanteries pour quels destinataires ? Le sel de l’esprit dans les Lettres familières de Leonardo Bruni (ca. 1370-1444) à la lumière des maîtres, Cicéron et Pétrarque », colloque international Liberté de ton et plaisanterie dans la lettre, Tours, 20-22 novembre 2019 (organisé par E. Gavoille), à paraître.

Nelly Sanchez travaille sur l’écriture féminine produite entre la fin du XIXe siècle et la veille de la Seconde Guerre mondiale. Au cours de cette période, le Féminin est lié, culturellement et socialement, à la sphère de l’intime, comme l’a montré son étude sur la baronne Staffe (« Passer le seuil ou l’inconvenance chez la baronne Staffe », 2017) et sur « Le Club des Belles Perdrix » : la gastronomie comme nouvel espace féminin » (colloque international « Modernas, Flappers, Garçonnes ou comment re-présenter la féminité dans les années 20 et 30 », Limoges, à paraître). Elle travaille sur l’épistolarité entre femmes de lettres. Son dernier opus, paru en 2020, Renée Vivien. Lettres inédites à Jean Charles-Brun (1900-1909) explore la relation de la poétesse et de son professeur de prosodie.

NB : les travaux de l’ancien axe 2 sur les « circulations » sont dans une certaine mesure prolongés ici, via un questionnement sur la configuration des espaces mais aussi une réflexion poursuivie sur les circulations matérielles, notamment par l’intermédiaire de projets collectifs : outre la poursuite de l’AAP Nouvelle Aquitaine 2017-2021 « La manufacture bordelaise Johnston-Vieillard (1835-1895) : approches historiques et techniques et influences européennes » (Ayed Ben Amara, Rémy Chapoulie, Agnès Smith et Martine Yvernault) auquel participe Florent Gabaude (circulation des formes culturelles en Europe : gravure imprimée et décors faïenciers), Thibault Catel et Laurence Pradelle participent au projet HumanA 2020-2023 (Humanismes Aquitains / Humanisme Aujourd’hui en Nouvelle Aquitaine), AAP lancé par le Centre Montaigne, EA 4195, TELEM (Textes, littératures : écritures et modèles), sous la direction de Violaine Giacomotto-Charra, sur les réseaux humanistes en Aquitaine à la Renaissance. Laurence Pradelle et Thibault Catel se concentreront plus spécifiquement sur 1) un travail d’inventaire concernant les humanistes et plus largement les lettrés, savants et auteurs de la Renaissance dans le Limousin. 2) l’étude de cette communauté érudite sous l’angle collectif, en dégageant les réseaux de sociabilité. 3) des recherches sur la culture locale. Ce projet nourrit à la fois les sous-axes 1 et 2 par un travail sur les marges (penser Limoges comme marge de l’humanisme en Aquitaine / travail d’inventaire pour faire émerger des figures secondaires, des minores, parfois traducteurs, à un moment où le latin entre lui-même dans la marginalité de la pratique linguistique quotidienne / penser la place marginale des femmes dans ces réseaux humanistes) et par un travail sur les réseaux concrets de sociabilité.

Muriel Cunin, Florent Gabaude, Antoinette Gimaret, Aline Le Berre, Marie-Caroline Leroux.
Eugénie Péron-Douté, Géraldine Ponsolle (doctorantes).

Ce sous-axe sur les corporalités prolonge celui sur la marginalité et la dissidence en prenant en compte la dimension de facticité matérielle, celle du corps animal, le corps commensurable de la biologie. Car le corps est une construction, le produit de discours médicaux, religieux, philosophiques, artistiques et médiatiques, de normes descriptives (normalité et anormalité, monstruosité) et prescriptives (normativité et déviances) appelées à être régulièrement bousculées, bouleversées, transgressées, y compris par la médecine elle-même (« normalisme » de Jürgen Link). Il est le premier lieu de normalisation de la subjectivité humaine, enjeu du biopouvoir, et corrélativement un lieu de troubles, de désordres (voir la théorie de la « perturbation » de Carsten Gansel). L’anthropologie culturelle met en évidence aujourd’hui les formes de « normaction » (E. T. Hall), d’auto-assignation de normes corporelles. Dans une acception élargie de la notion, le corps tend à se confondre avec l’oikos, le lieu du privé et de l’intime, également lieu de résistance, opposé à la polis qui cherche à le maîtriser, et au marché qui tend à le coloniser (J. Habermas). Les membres de l’équipe s’intéressent aux représentations littéraires du corps, de la Renaissance au romantisme et à l’époque contemporaine, aux relations entre corps et médecine, corps et technè, aux problématiques de la violence physique, dans le souci constant d’un dialogue avec les disciplines du vivant qui irriguent la littérature et dans la prise en compte de l’interdiscours scientifique.

1C. 1 Le corps anomal et grotesque

Ce premier volet interroge le corps dans son rapport avec la norme et la déviance (corps hétérodoxe de la mystique, corps monstrueux de la sorcière, corps en métamorphose du théâtre shakespearien ou goethéen, corps étrange du fantastique hoffmannien).

Depuis sa thèse qui portait sur la corporalité souffrante entre 1580 et 1650 (Champion, 2011), Antoinette Gimaret interroge les représentations et discours du corps dans la première modernité (XVIe-XVIIe siècles) dans un corpus français essentiellement non fictionnel. Un des axes concerne les notions d’exemplarité ou de dissidence corporelles (voir supra). La marginalisation de la corporalité extraordinaire ou déviante par les autorités religieuses, l’élaboration d’une autorité spirituelle féminine passent par le corps.

La sorcière comme le sorcier sont, dans la première modernité, des figures paradigmatiques de l’altérité et de la dissidence, mais incarnées, voire surincarnées dans le cas de la sorcière, tant la femme, en régime patriarcal, est identifiée au corps. Les sorcières s’inscrivent au cœur d’un discours social prolixe dans lequel la fiction joue pleinement son rôle. Sur ce thème, Géraldine Ponsolle a donné une conférence en 2019 au colloque Magie, Féerie, Sorcellerie, Université de Picardie-Jules Verne, TRAME. Dans une communication inédite, « Hans Sachs, la magie et la chasse aux sorcières dans l’Allemagne du XVIe siècle », Florent Gabaude analyse deux poèmes gnomiques de Hans Sachs qui, au moment de la consolidation de l’Église luthérienne, échappent au prisme et à la violence des discours sorcellaires dominants, relayés par les coreligionnaires de l’auteur.

Le corps repoussant, vieillissant et souffreteux de la sorcière ressortit à une problématique plus générale qui obsède la culture européenne proto-moderne et moderne : celle du monstre, souvent littérarisé sur le mode de la corporalité grotesque. L’esthétique du grotesque est celle de l’inversion ou du renversement carnavalesque, du mélange, du brouillage ludique des genres et de la déformation. Muriel Cunin travaille principalement sur le théâtre de Shakespeare, dans lequel le monstrueux et le grotesque ont pleinement leur place et, s’ils sont sources de tensions et d’oppositions, rien ne se fige jamais en de simples antithèses. La Cour et la Forêt, la sagesse et la folie, l’homme et la femme, la réalité et l’illusion, la nature et l’artifice, l’idéalisme amoureux et le désir physique, le comique et le sérieux, la souffrance et la joie, le Bouffon et le Mélancolique, la musique et la dissonance, sont sans cesse renvoyés dos à dos et se reflètent autant qu’ils s’opposent. L’esthétique shakespearienne est celle de la diffraction, de l’anamorphose, et son grand théâtre est un kaléidoscope géant. Cette esthétique de l’oscillation et de l’instabilité va de pair avec une esthétique de la bigarrure, symbolisée par la présence du motley, qui désigne l’habit bariolé du Bouffon.

Le théâtre goethéen est également un vivier d’êtres polymorphes, d’humains tourmentés et de corps sensibles. Géraldine Ponsolle y consacre sa thèse intitulée « Science et Magie dans le théâtre de Goethe » et sous-titrée « Dualité ou hybridation ? » Goethe récuse l’idée d’un « monstre mécanique », la conception renaissante et classique du monstre comme disjecta membra, assemblage d’éléments disparates. Il déteste le composite, y compris le mélange des genres en littérature. Selon lui, la nature est un continuum dynamique, non un assemblage hétéroclite. Il n’en est pas moins l’un des acteurs principaux dans la naissance de la tératologie moderne. Précurseur de la morphogénèse et d’une pensée intuitive de la transformation et de l’action, Goethe a anticipé les monstres d’aujourd’hui, issus des fantasmes mécanistes et transhumanistes.

Aline Le Berre voue une partie de ses recherches à l’œuvre romanesque d’E. T. A. Hoffmann qui s’inscrit dans la tradition du romantisme noir, de l’inquiétante étrangeté. Dans ses contes, l’écrivain décline la monstruosité selon les combinaisons les plus improbables. Il y a la monstruosité physique et la monstruosité morale. Certains personnages combinent les deux aspects. En l’occurrence, Hoffmann se réfère implicitement à l’enseignement de Lavater, pour qui l’apparence extérieure reflète l’âme. Cependant, ce célèbre physionomiste n’est pas son maître à penser. On rencontre également dans ses contes des monstres physiques bienfaisants, des monstres moraux séduisants, des monstres intelligents, d’autres stupides, des êtres supérieurs, d’autres primitifs, des pervers, des psychopathes, des victimes, des bourreaux, etc. Hoffmann varie à l’infini sa galerie de portraits. Son fantastique se nourrit à plusieurs sources : rationaliste, surnaturelle, médicale. Quelles qu’elles soient, l’écrivain ambitionne surtout d’obliger son lecteur à modifier son approche de la réalité, le confronter à ses propres abîmes intérieurs, à l’étrangeté, à des vérités inquiétantes qu’il s’efforce d’occulter et qui existent en lui comme hors de lui : menace de la folie, pertinence de la science et son possible dévoiement. Il anticipe ainsi sur les controverses actuelles à propos de l’intelligence artificielle et de l’homme augmenté.

1C. 2 Expériences corporelles et corps augmenté

De l’idée religieuse, qui associe la chair au péché, à sa réinterprétation récente en tant que source nouvelle d’une épistémologie de la réalité biologique humaine, les représentations du corps suivent les oscillations de l’histoire. En 2021, les doctorants, autour de Nicolas Piedade, de l’école doctorale Humanités (ED612) et de l’équipe de recherche EHIC vont organiser, sous le patronage de Till Kuhnle, un colloque qui se veut transversal et interdisciplinaire, intitulé Corps : matrice des sens, davantage tourné vers les littératures et productions culturelles contemporaines. L’évolution continue des dynamiques culturelles invite à réinvestir l’épistémè corporelle. En effet, par son statut de « matière première de l’histoire » (Céline Lafontaine), le corps est un objet « transversal ». Qu’il fasse l’objet de fascination et de culte, ou bien de condamnation et de dégoût, il se trouve au centre de toute représentation symbolique. Les œuvres de Sade, Bergson, Freud, Merleau-Ponty, Bakhtine et Bataille, qui ont porté la réflexion sur la pluralité des figures de la chair, ont renouvelé l’analyse de la corporéité au sein des sciences humaines et des arts. Les multiples lectures dont le corps a fait l’objet au cours de l’histoire aident à le définir comme le lieu d’un important investissement. Le corps se trouve en ce sens au cœur même des enjeux de domination (Foucault, Bourdieu, Derrida) et des enjeux identitaires. Ce second volet s’intéresse aux expérimentations corporelles et au corps « machiné », dans l’extrême contemporain mais aussi à l’époque moderne.

Eugénie Péron-Douté, doctorante dirigée par Chloé Ouaked, oriente sa réflexion sur la corporalité monstrueuse dans le sens de l’hybridation et du post-humain. Sa thèse porte sur Le corps-laboratoire. Plasticité du Je chez Chloé Delaume. La notion de « corps-laboratoire » s’entend d’une part en tant que vecteur de modification de subjectivité et d’autre part en tant que vecteur de renouvellement de récits contemporains. Partant d’une démarche à la croisée de la littérature contemporaine, des arts plastiques et des études de genre, l’analyse porte sur la manière de penser son corps comme lieu d’expériences et de transformations possibles. Pour saisir cette reconfiguration, la notion de corps laboratoire est traitée par le biais de l’autofiction et plus particulièrement au sein des œuvres de Chloé Delaume. Eugénie Péron-Douté prévoit d’organiser avec Anaïs Charles en 2021 un colloque intitulé « Laboratoires corporels : écritures, performances et créations plastiques ». Le corps y sera perçu comme champ d’expérimentation à la fois comme objet, sujet et lieu d’expérience dans la création littéraire et artistique (performance, bio-art, arts plastiques, danse, design, arts du cirque, théâtre…).

La thématique du corps augmenté et de l’androïde est au cœur des perspectives de recherche d’autres membres de l’axe 1. Dans un colloque international Robots -Androïdes – Machines. Les automates entre la magie et la technique en Littérature depuis l’Antiquité (Università di Bologna, 2018), Florent Gabaude a donné une communication à paraître sur les « Têtes et statues parlantes d’Albert le Grand à Athanase Kircher », lesquelles constituent une forme d’hybridation homme-objet ou homme-machine. Avec Marion Picker (MIMMOC, Poitiers), il a par ailleurs co-organisé deux journées d’étude (Poitiers, 2019) qui donneront lieu en 2021 à la publication d’un volume collectif. Ces journées, auxquelles ont également participé Aline Le Berre et Géraldine Ponsolle, avaient pour titre : « La prothèse qui fait peur » et ont permis d’entrer en dialogue avec des chercheurs des disciplines dures, dont une spécialiste de Sciences et Ingénierie en Matériaux, Amandine Magnaudeix (IPAM IRCER Limoges). La prothèse focalise non seulement les espoirs et promesses d’une amélioration constante de la condition humaine, mais également les craintes que ce qui est conçu comme un supplément ne développe une autonomie incontrôlable, que ce soit par magie ou par intelligence artificielle. Relevant à la fois de l’humain et de la technologie, jusqu’au point de l’indistinction, la prothèse rassemble sur elle toute la problématique de l’instrument-médium et de l’homme-machine (poupées, robots androïdes, cyborgs). Partant d’une base aussi large que possible – celle de l’histoire culturelle des artefacts et techniques qui « augmentent » l’humain – les organisateurs s’intéressent au point de bascule toujours inhérent au concept d’identité même, qui est mise au défi par les prothèses. Les objectifs sont d’une part d’analyser les différents usages du terme de « prothèse » comme métaphore heuristique en philosophie, en médiologie (les médias comme prothèses cognitives) et en sociologie (par exemple : le smartphone comme prothèse informatique) ; d’autre part de revenir sur l’histoire culturelle et littéraire de la prothèse. Il s’agit enfin d’étudier l’effacement de la frontière entre le vivant et l’inerte et de réfléchir aux implications éthiques, politiques, sociales de l’humain augmenté.

L’investigation de ce champ de recherche va se poursuivre en s’élargissant à d’autres membres de l’axe 1 qui travaillent également sur corps et technè (ainsi Antoinette Gimaret qui a d’ores et déjà engagé une réflexion sur la plasticité des représentations corporelles et les transferts de sens opérés par leurs transpositions d’un genre à un autre ou d’un univers de référence à un autre, en associant religiosité, épistémologie médicale et poétique littéraire aux XVIe et XVIIes). L’axe 1 envisage de développer un projet sur l’interpénétration, de l’époque prémoderne à l’époque moderne, des savoirs médicaux sur le corps souffrant, informe ou déformé et des supports graphiques et fictionnels (notamment les discours proliférant à partir du second XVIe siècle autour de la tératologie et de la martyrologie). Il s’agira, comme précédemment, de parvenir à une coopération interdisciplinaire avec des spécialistes en sciences dures et en médecine. Au plan méthodologique et conceptuel, le projet se rattache à une problématique fondamentale dans les études littéraires contemporaines, notamment outre-Rhin, concernant le dialogue entre littérature et sciences de la nature (Bernadette Malinowski, « Literatur und Naturwissenschaft »). Plusieurs chercheurs affiliés à l’axe 1 ont travaillé dans le cadre d’un précédent quadriennal sur la problématique foucaldienne des « hétérotopies ». Ce terme est repris à présent dans son acception médicale première où l’hétérotopie désigne une malformation organique. Il s’agira d’étudier le corps « autre », difforme, métamorphique et aussi le corps interne, souffrant, abject ou obscène. Ces réflexions intègrent les usages métaphoriques du corps dans les sciences dures comme dans les sciences humaines ; notamment la métaphore organiciste en politique ou bien la métaphore de l’intrusion, du viol. Dans le cadre du prochain quadriennal seront programmées d’autres actions communes sous l’angle des corporalités vulnérables et dissidentes, notamment sur le corps souffrant (le concept de « blessure »), la violence collective (« Massacre »), la parole scatologique ou le thème de la magie (journée d’étude en 2022 à l’initiative de Géraldine Ponsolle).

Hélène Amrit, Florent Gabaude, Till Kuhnle.

1D. 1 Analyse existentielle et aventure

La pensée existentielle contemporaine procède elle-même de la réflexion sur le corps, mais du point de vue phénoménologique qui dépasse le corps objectif : le corps inorganique est ce qui ouvre le sujet au monde et l’ancre dans le monde ; ce n’est pas, selon Maurice Merleau-Ponty, le corps que l’on a mais le corps que l’on est. Prenant en compte les derniers tournants conceptuels opérés par les études littéraires et culturelles, le dernier volet de l’axe 1 entend enrichir d’une dimension temporelle la prévalence des problématiques antérieures autour de la notion d’espace et de concepts phares des théories de Gilles Deleuze (territorialisation), Michel Foucault (hétérotopies), Jacques Derrida (marges), Homi K. Bhabha (third space) ou Bertrand Westphal (géocritique). À partir de la réception toujours actuelle des pensées d’Henri Bergson, Edmund Husserl, Martin Heidegger, Walter Benjamin (« à-présent », messianisme) Ernst Bloch (« synchronicité du non-synchrone ») ou de Paul Ricoeur se dessinent de nouvelles pistes de réflexion, notamment sur le chevauchement des temporalités, l’eschatologie, l’instantanéité, le présentisme, l’ « hétérochronologie » comme hors-temps utopique ou dystopique. Les essais récents de Hartmut Rosa (concepts d’accélération et de résonance) ou de François Hartog (« régimes d’historicité » dans Chronos – L’Occident aux prises avec le Temps, 2020) témoignent de l’intérêt heuristique de ces notions et thématiques. Des penseurs comme Gustav Landauer et Karl Mannheim confèrent à l’utopie une valeur résolument temporelle, à partir d’une définition singulière de « topie » comme ordre social existant, lequel donne naissance, dans le développement historique, à des utopies comprises comme des idées jusqu’alors irréalisées et réalisables dans l’avenir, des « vérités prématurées », selon la formule de Lamartine.

Till Kuhnle conduit une réflexion théorique approfondie à partir du courant philosophique et psychiatrique de l’analyse existentielle initié outre-Rhin par Martin Heidegger (Être et temps, 1927) et, à sa suite, Ludwig Binswanger, une approche qu’il développe et applique à la critique littéraire (le roman d’aventures) et à l’esthétique (la violence et le kitsch). Ses références théoriques sont en outre Jean-Paul Sartre, Ronald David Laing, Leo Straus et Henri Maldiney. Le devoir d’engagement proclamé par Sartre en 1947 invite à des réflexions sur la littérature et les arts dits engagés, mais aussi sur le militantisme et sur toute forme d’engagement civique, dans un environnement proche ou à une échelle plus vaste. L’engagement peut donc devenir une éthique qui déborde le domaine politique et sociétal. Par ailleurs Till Kuhnle mènera à son terme, au cours du quadriennal, un projet sur le roman d’aventures existentiel et libertaire, méthodologiquement orienté suivant les prémisses de la critique existentielle, qui a été préparé par quatre ouvrages – co-direction de collectifs ou d’actes de colloque – dont trois ont paru entre 2016 et 2018, le quatrième étant en voie de soumission.

À partir du corpus des œuvres romanesques québécoises de 1960 à nos jours, Hélène Amrit travaille sur le voyage intérieur comme aventure ainsi que sur la dystopie.

Florent Gabaude a donné une communication inédite sur « L’aventure négative du pays de Cocagne : l’impossible odyssée des fous selon Sebastian Brant et Hans Sachs » (colloque Ce qui advient… les déclinaisons de l‘aventure, Université de Picardie-Jules Verne, 2018) qui sera reprise dans le chapitre d’une monographie consacrée aux poèmes gnomiques de Hans Sachs (à paraître aux Classiques Garnier, coll. « Recherches littéraires médiévales »). Lorsque dans la guerre sociale et confessionnelle des années 1520, Sachs espère en un monde meilleur et expérimente dans l’écriture diverses formes de radicalité, les utopies qu’il dessine expriment soit la révolte des exclus, soit le retrait dans le communisme pastoral. Après le reflux de la révolution paysanne, l’utopie sociale subversive devient « utopie folklorique » ou « d’évasion » (Jacques Le Goff), voire contre-utopie conservatrice et parénétique. Tandis que l’utopie concrète (les « images de souhait ») conceptualisée par Ernst Bloch relèvent du « possible » comme conscience anticipatrice d’une praxis révolutionnaire, les utopies compensatoires reposent sur les impossibilia (adynata) et la passivité (adynamis).

1D. 2 Le kitsch et ses déclinaisons

Le kitsch est un autre thème majeur de ce dernier sous-axe. Le kitsch peut être lui-même qualifié de dystopie réalisée, une dystopie politique et une dystopie du quotidien, une utopie de la banalité qui veut s’ériger en originalité (cf. Lucien Jerphagnon, De la banalité, 1965).  Enjolivement de la banalité, le kitsch est l’expression de la médiocrité, du juste milieu, l’esthétique des classes moyennes en mal d’éthique, de positionnement social, en quête de perspectives tangibles dans la complexité du monde. Le kitsch est le grotesque de l’objet en ce qu’il a d’hétérogène, de faux et de controuvé, c’est un simulacre, un ersatz, du stuc baroque, du tape-à-l’œil et du trompe-l’œil. L’accumulation d’objets kitsch saturant l’espace bourgeois et petit-bourgeois procure une sensation de réplétion, offre à l’individu désorienté un cordon matériel sécuritaire, un rempart contre l’ennui (Walter Benjamin), « un paravent qui dissimule la mort » (Milan Kundera).

Till Kuhnle continue d’alimenter une réflexion dont il a jeté les bases théoriques en dans un ouvrage collectif paru en 2003 en Allemagne et qu’il a illustrée dans plusieurs études de cas, dont une consacrée à l’œuvre romanesque d’Hermann Broch. Selon ce dernier, le « national-socialisme », agrégat sémantique monstrueux, peut se définir comme du socialisme kitsch, Adolf Hitler devenant l’incarnation de l’homme kitsch. Un essai de Till Kuhnle intitulé Abenteuer, Kitsch und Katastrophe paraîtra en 2021 au Passagen Verlag (Vienne, Autriche) dans la collection « Literaturtheorie ». Le but est d’étendre la théorie de l’analyse existentielle aux études littéraires et culturelles. Le kitsch symbolise la fermeture au monde, l’adieu à l’aventure chevaleresque et cosmographique, le repliement dans l’intérieur biedermeier, un rétrécissement existentiel, un corsetage de la pensée prisonnière d’une téléologie eschatologique, contre l’appel du large et l’ouverture à un avenir meilleur.

Cela étant, une vision positive du kitsch est également envisageable. Dans une dystopie récente, Die Nacht war bleich, die Lichter blinkten (2019), la romancière Emma Braslavsky défend le kitsch, refuge ultime des sentiments et de l’inutile contre la rationalité algorithmique d’un monde désincarné gouverné par des robots. Pourquoi ne pas réhabiliter le kitsch, luxe et refuge de l’homme ordinaire, en raison même de sa résilience et de son « affordance » affective et non fonctionnelle ? Pourrait se rattacher à ces réflexions une journée d’étude imaginée par Odile Richard-Pauchet (de l’axe 1) et Frédérique Toudoire-Surlapierre (de l’axe 3) avec les étudiants du Master TRM (Textes et Représentations du monde) en janvier 2021, sur l’« Autopsie du Méchant : de l’ombre à la lumière » : l’histoire culturelle et artistique révèle en effet différents portraits du méchant, personnage d’abord laid et repoussant, pour devenir peu à peu fascinant et attirant. Parallèlement, dans l’actualité, l’instrumentalisation du méchant se fait omniprésente (tyrans au pouvoir, terroristes, tueurs en série, etc.). Il est donc difficile de définir ce personnage esthétiquement protéiforme. La figure du méchant peut-elle être cristallisée ? Est-elle en train de s’imposer face aux anciens « gentils » héros ? Les actes de cette rencontre seront publiés dans la nouvelle revue numérique FLAMME créée par EHIC en 2020-2021.