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Pierre Gomez, La topographie littéraire du Rwanda

La topographie littéraire du Rwanda

Pierre Gomez
, University of Gambia

Petit pays de 26 338 km2, le Rwanda est localisé dans la partie centrale de l’Afrique. Situé sur le Rift de l’Afrique et des grands lacs, le Rwanda abrite un ensemble de collines dont l’altitude moyenne est comprise entre 1500 et 1600 mètres. Très enclavé de par sa position géographique, le Rwanda est exempté du phénomène de l’esclavage, dans une certaine mesure, grâce à sa situation continentale. Coincé entre le Zaïre à l’ouest, Tanzanie à l’est, le Rwanda est un petit pays qui ne dispose pas de grandes ressources potentielles. Privé d’accès à la mer, il est situé au nord par l’Ouganda, le Burundi au sud. Ces pays frontaliers ont de façon unilatérale joué leur partition avant, pendant et après le génocide de 1994.

L’histoire du Rwanda est fondée sur la tradition, incarnée par un régime monarchique empreint de stabilité et de cohésion sociale. Dans ce régime, sous le règne d’un roi souverain et puissant, l’hégémonie tutsie domina le pays pendant quatre siècles. À l’époque, le Rwanda de Gasabo, du nom de la colline autour de laquelle s’est constituée l’unité primitive du pays, les rois du centre dominaient un territoire plus vaste que l’actuel Rwanda. En effet, le Rwanda précolonial était le reflet d’une Nation s’étendant sur un large territoire où soumission et équilibre s’embrassaient.

Frappé par un passage obscur, synonyme de « délire racial », marqué par un déchirement intra-ethnique à caractère absurde, il demeure un fait majeur de l’histoire contemporaine africaine.

Au contact de la civilisation étrangère colorée d’opacité séparatiste, le Rwanda colonial, sous la direction de féroces révolutionnaires, adopte la République et incarne un État gangster dont les précurseurs sont artisans et partisans de spectacles macabres mais également de déconstruction de la solidarité nationale instaurée par la royauté et sauvegardée de façon pérenne par la culture, socle de mythes, rites, interdits, croyances …

À son accès à l’indépendance en 1962, le Rwanda choisit de tourner la page de son histoire et procède au changement de dénomination de ses régions. Ainsi, l’ordre des génocidaires passera de préfets aux sous-préfectures, aux bourgmestres, conseillers communaux et aux gendarmes. Le pays se métamorphose et donne naissance à des secteurs, banlieues, communes, espaces dans lesquels ont eu lieu de virulentes émeutes et carnages les plus ignobles. Les actes inhumains orchestrés au Rwanda à la lumière des indépendances des États africains, sous les yeux de l’Organisation de l’Unité Africaine, ont été au menu d’intellectuels qui ne se sont pas abstenus face à cette hécatombe sujet de dérive de l’esprit humain.

Dans le souci de dénoncer la cruauté des actes commis au Rwanda, des auteurs, écrivains engagés, ont unanimement mis leur plume à développer le concept dont le corpus traite sous divers points de vue les enjeux, causes et conséquences du génocide rwandais qui fut le festival de sang dont l’humanité tout entière s’est tenue indifférente.

À cet effet, des auteurs très fougueux qui font l’objet de notre étude, s’articulant sur la topographie littéraire du Rwanda, se sont investis avec détermination à pointer du doigt les auteurs, les lieux des massacres et crimes contre l’humanité.

Ainsi donc, Roméo Dallaire dans son livre intitulé La faillite de l’humanité, j’ai serré la main du Diable, décrit les espaces du Rwanda maculés de sang et les lieux servant de refuge à la population. Il déplore les comportements rusés et dénonce la complicité monstrueuse de certains États.

Yolande Mukagasana, femme meurtrie par la perte douloureuse de ses chers enfants, s’indigne en exprimant son incommensurable amertume devant les tueries et les lieux d’odeur âcre des cadavres. Dans ses livres intitulés N’aie pas peur de savoir (1999) et La mort ne veut pas de moi (1997), elle gémit tout en lançant un cri de cœur et se montre dévouée à témoigner à la face du monde mais plutôt du Diable de sa lâcheté. Elle situe les responsabilités, dénonce l’injustice en revendiquant la justice.

Quant à Ndoky Djedanoum, dramaturge tchadien, dans son recueil de poèmes intitulé Rwanda Ecrire par Devoir de Mémoire, il évoque l’espace vital du Rwanda transformé en immense cimetière. À l’instar des précédents, il accuse la responsabilité de l’humanité entière, d’une voix forte, il nous alerte pour que de tels actes ne se reproduisent plus jamais.

On pourrait dire la même chose avec les auteurs suivants :

  • Philip Gourevitch, Nous avons le plaisir de vous informer que demain nous serons tués avec nos familles, Chroniques rwandaises, Paris : Editions Denoel, 1999, 399 p. ;
  • Roméo Dallaire, J’ai serré la main du Diable, Canada : Editions Libre Expression, 
2003, 685 p. ;
  • Jean Hatzfeld, La stratégie des antilopes, Paris : Seuil, 2007, 305 p. ;
  • Boubacar Boris Diop, Murambi, le livre des ossements, Abidjan : Nouvelles Editions 
Ivoiriennes, 2001, 218 p. ;
  • Pauline Kayitare, Tu leur diras que tu es hutue. À 13 ans, une tutsie au cœur du génocide rwandais, Belgique : André Versaille-Renaissance Du Livre, 2011, 187 p. ;
  • Maurice Niwese, Le peuple rwandais un pied dans la tombe récit d’un refugié étudiant, Paris : L’Harmattan, 2001, 212 p. ;
  • Edward Kabagema, Carnage d’une nation Génocide & massacres au RWANDA 1994, Paris : L’Harmattan, 2001, 249 p. ;
  • Philippe Mpayimana, Réfugiés rwandais entre marteau et enclume : récits du calvaire au Zaire (1996-1997), Paris : L’Harmattan, 2004, 154 p. ;
  • Yolande Mukagasana, La mort ne veut pas de moi, Paris : Éd. Robert Laffont, 
1997, 268 p. ;
  • Anicet Karege, Sous le déluge rwandais, Paris : L’Harmattan, 2005, 229 p. ;
  • Rony Brauman, Devant le Mal, Rwanda : un génocide en direct, Paris : Arlea, 
1994, 92 p. ;
  • Tierno Monenembo, L’aine des orphelins, Paris : Seuil, 2000, 156 p. ;
  • Koulsy Lamko, La phalène des collines, Paris : Serpent à Plumes, 2002, 215 p. ;
  • Jean-Marie Milleliri, Un souvenir du Rwanda, Paris : L’Harmattan, 1997, 87 p. ;
  • Reine-Marguerite Bayle, Souviens-toi Akeza ! Les enfants rwandais dans la guerre, 
Paris : Syros, 1997, 110 p. ;
  • Ephrem Inganji Ndayizigiye, Une jeunesse perdue dans un abattoir d’homme, Paris : L’Harmattan, 2009, 206 p. ;
  • Venuste Kayimahe, France-Rwanda : les coulisses du génocide : Témoignage d’un rescapé, Paris : Editions Dagorno, 2001, 360 p. ;
  • Gil Courtemanche, Un dimanche à la piscine de Kigali, Canada : Editions du Boréal, 2000, 326 p. ;
  • Monique Bernier, Le silence des collines, Belgique : Les eperonniers, 2001, 240 p. ;
  • Elizabeth Combres, La mémoire trouée, Paris : Gallimard Jeunesse, 2007, 124 p. ;
  • Monique Ilboudo, Murekatete, Bamako-Lille : Le figuier-Fest’Africa, 2000, 75 p. ;
  • Jean-Marie V. Rurangwa, Le génocide des Tutsi expliqué à un étranger, Bamako-
Lille : Le figuier-Fest’Africa, 2000, 85 p. ;
  • Leonard Nduwayo, Giti et le génocide rwandais, Paris : L’Harmattan, 2002, 260 p. ;
  • Benjamin Sehene, Le feu sous la soutane : un prêtre au cœur du génocide rwandais, Paris : Editions Dagorno, 2005, 148 p. ;
  • Jean Hatzfeld, Une saison de machettes, Paris : Seuil, 2003, 315 p. ;
  • Yolande Mukagasana, N’aie pas peur de savoir : Rwanda : un million de morts : Une rescapée raconte, Paris : Robert Laffont, 1999, 315 p. ;
  • Nocky Djedanoum, Nyamirambo !, Bamako : Le figuier, 2000, 50 p. ;
  • Etc.

L’analyse, centrée sur la topographie littéraire, ne saurait être faite sans pour autant appréhender une approche d’envergure pluridisciplinaire. Ainsi, à l’instar des géographes, « le littéraire tirera profit des recherches menées en géographie ». La démographie connaît une croissance vertigineuse qui fait du Rwanda un pays très peuplé avec des terres cultivables. La description de ses espaces s’explique par le morcellement des terres de génération en génération par le jeu de l’héritage.

La topographie littéraire du Rwanda souhaite étendre son champ d’étude et s’associe à la géocritique dont la spécificité réside dans l’attention qu’elle prête au lieu.

On pourrait assimiler l’histoire du Rwanda aux légendes tirées des textes bibliques. Comme la trajectoire de la Bible, le Rwanda débute par la genèse et se boucle par l’apocalypse. Adam et Eve qui vivaient dans la stabilité au sein du jardin d’Eden sont semblables aux Tutsis et Hutus partageant un même territoire où règne paix et cohésion sociale. Le serpent trompeur ou encore le diable séparateur est assimilé aux colons et missionnaires, qui par leur action ont brisé les liens solides des Rwandais en ancrant des comportements (immoraux) qui se sont manifestés dans une sombre atmosphère aboutissant au génocide. Dieu, détenteur de pouvoir absolu, est comparable à Imana, dieu du Rwanda. L’interdit de jouir du fruit placé au milieu du jardin fait référence aux tabous, interdits et croyance. L’arche de Noé est comparée aux camps de réfugiés, quant au déluge, il est assimilé au génocide du Rwanda.

Yolande Mukagasana, à la page 223 de son livre N’aie pas peur de savoir s’inspire de ce texte religieux et confirme que l’histoire du Rwanda sera une légende dans une nouvelle Bible. Pour elle, c’est la légende de l’homme qui tue son frère, non pas celle de Caïn et d’Abel, où la seule envie animait le meurtrier, mais plutôt un enfant tue son frère avec l’arme que lui a donnée un tiers. Elle rapporte : « Au pays des mille collines, deux enfants qui s’aimaient et qui jouaient à se battre pour s’aguerrir, ils s’appellent Muhutu et Mututsi. Mais un jour, passe au pays des mille collines un inconnu. Qui es-tu étranger ? On m’appelle Muzangu, pourquoi vous battez-vous ? Tenez, voici une machette. Et que le plus fort me rapporte la tête de l’autre ; et les enfants s’entretuèrent, et le vainqueur offrit à Muzangu la tête de son frère. Alors Muzangu comprit qu’il avait mal agit, il demande pardon au vainqueur. Mais l’enfant répond qu’il ne savait pas ce qu’était le pardon. Tiens, ajoute-t-il : voici le corps de mon frère. Pour ta punition, tu le porteras jusqu’à ton dernier souffle, tu raconteras comment tu as divisé le Rwanda. »

En somme, Yolande Mukagasana dans un passage soutient que : « Les Belges nous ont appris à nous haïr les uns les autres. »

En réalité, tout a commencé bien avant 1994, plus précisément avec le déclenchement de la guerre le 1er octobre 1990 dans les provinces (anciennes préfectures de Byumba et Umutara dans le nord-est ; Gisenyi et Ruhengeri dans le nord-ouest). Le point culminant des tueries s’est situé entre avril et juillet 1994, période au cours de laquelle on a compté 99,2 % du total des victimes dans l’ensemble du pays. Au total, il y aurait 1 074 017 morts, selon un bilan officiel émanant du ministère rwandais de l’administration du territoire, à l’issue d’un recensement effectué en juillet 2000. Parmi ces victimes, 934 218 sont identifiées avec certitude.

  1. Les causes des massacres

– 93,7 % des victimes sont massacrées parce qu’elles sont identifiées comme Tutsies ;


- 1 % parce qu’elles ont des liens de parenté, de mariage ou d’amitié avec les Tutsis ;


- 8 % parce que leurs traits physiques ressemblent à ceux des Tutsis ;


- et 0,8 % parce qu’elles avaient des idées contraires à celles du régime hutu de l’époque ou parce qu’elles cachaient et/ou protégeaient des Tutsis ou des gens poursuivis par les tueurs.

  1. Répartition par tranches d’âge

– 53,7 % sont des enfants et des jeunes de 0 à 24 ans ;

– 41,3 % sont des adultes âgés de 25 à 65 ans environ. 

  1. Répartition par sexe


Les hommes (56,4 %) sont plus frappés que les femmes (43,3 %). Ces chiffres par sexe sont basés sur une enquête socio-démographique de 1996 selon laquelle les femmes sont passées de 51 % à 54 % de la population rwandaise entre 1991 et 1996. Les femmes chefs de ménage ont augmenté de 25 % à 34 % en 1996.

  1. Répartition par catégories socio-professionnelles

– 48,2 % sont des paysans
 ;

– 21,2 % sont des étudiants du secondaire et du supérieur ;


- 16,8 % sont des enfants du pré-scolaire et des vieillards de plus de 65 ans.

  1. Répartition par armes utilisées


- La machette a été l’arme la plus meurtrière avec 37,9 % ;

– Les massues : 16,8 % ;


- Les armes à feu 14,8 % ;


- 0,5 % de l’ensemble des victimes sont des femmes éventrées ou violées. 
D’autres ont été contraints à se suicider, battus à mort, brûlés vifs, jetés dans les lacs ou rivières. Et des nourrissons, vivants, écrasés contre les arbres ou murs, égorgés, démembrés ou pilés comme du mil.

Notre étude concerne vingt-huit œuvres sur le génocide rwandais. À travers ce travail, nous allons essayer de recenser tous les villes et villages cités afin de voir ceux qui sont les plus touchés par cette folie humaine et dans quelle zone géographique, en partant du tableau suivant :

La-topographie-littéraire-du-Rwanda-tableau

Comme on le constate, nous avons choisi 28 œuvres sur le génocide rwandais afin d’analyser sa topographie littéraire. Ce faisant, nous avons pu identifier 632 noms de lieux évoqués dans ces ouvrages. L’espace rwandais constitue par conséquent pour la géocritique un terreau fertile d’expression. Ainsi avons-nous compté 7862 fois où ces noms ont été répétés dans ce corpus.

Pour cette communication, nous nous focalisons sur une trentaine de noms seulement mais en insistant sur les plus représentatifs dans les différentes œuvres dont les noms ont été évoqués 5101 fois.

Les zones les plus touchées par le génocide

Les tueries ont eu lieu dans tous les lieux habités ou non habités, des lieux de cultes, de loisirs comme dans les restaurants et bars. Les chiffres du rapport cité plus haut montrent que c’est dans les collines qu’il y a eu plus de massacres. Le Rwanda est un pays avec des collines innombrables. Ce tableau ci-dessous permet d’illustrer mieux ces données.

topo-rwanda-tableau-2

Le Rwanda est un pays, comme on l’a déjà mentionné, occupé par trois ethnies. Elles sont plus ou moins fortement représentées, éparpillées dans différentes parties du territoire. Les Hutus constituent la forte majorité. Le massacre des Tutsis a eu lieu partout dans le pays, mais beaucoup plus dans les villes et villages où la minorité tutsie est fortement présente et aussi avec une forte dominance hutue. C’était dans les villes où les Tutsis, devant le nombre élevé des Hutus, étaient sans défense. Les Hutus, étant surtout des paysans, habitaient en majorité, au moment des faits, dans les régions fertiles du Sud, Sud-Est et du Sud-Ouest, et dans certaines de ces régions habitaient les Tutsis en nombre important.

Sur la carte ci-dessous, les zones encerclées sont des zones à forte minorité tutsie. Ainsi, le Parc de l’Akagera, dont la superficie couvre presque toute la région du Nord-Est, frontalière de la Tanzanie, englobant le Lac Ihema, les villes de Kibungo, Butare, Kibuye et alentours sont des zones où une grande portion de la minorité tutsie résidait parce que ces zones étaient aussi adéquates pour le pâturage et que la plupart des Tutsis sont éleveurs.

carte rwanda topo

D’après les statistiques du rapport du ministère rwandais de l’Administration du territoire, la plus grande majorité des victimes tutsies sont massacrées dans ces zones. À ces quatre zones, il faut aussi ajouter la ville de Gitarama, Kigali et alentours, à cheval entre ces quatre zones.

Le tableau nous permet de repérer les lieux les plus touchés au Rwanda durant le génocide de 1994 à travers le croisement des regards de nos différents auteurs. Nous remarquons ainsi que Kigali, la capitale du pays, demeure la zone la plus touchée. L’interprétation du tableau nous révèle que Kigali est le lieu le plus cité dans chacun des 28 livres avec 14,52 %. Ce pourcentage ne concerne que les citations directes puisque 5,32 % des autres noms de lieux cités nous viennent de Kigali, représentant par conséquent 19,84 %. Dans Devant Le Mal, Rwanda : Un Génocide En Direct de Rony Brauman, nous pouvons noter que Kigali a été évoquée 13 fois : « On dénombrait en quelques semaines, pour la seule ville de Kigali, plus de soixante-mille cadavres, tandis que des équipes médicales travaillaient sans discontinuer pour sauver les quelques dizaines de blessés par balles, grenades et machettes qui, miraculeusement, parvenaient à eux chaque jour aux côtés des victimes de bombardements[1]» ; dans Sous Le Déluge Rwandais d’Anicet Karege, Kigali a été évoquée 47 fois ; dans Nous avons le plaisir de vous informer que demain nous serons tués avec nos familles de Philip Gourevitch, 151 fois et dans France-Rwanda : les coulisses du génocide de Venuste Kayimahe, 196 fois.

En effet, le fait que Kigali soit le lieu le plus touché peut bien se comprendre dans la mesure où comme presque toute capitale de l’Afrique postcoloniale, Kigali servait et sert toujours de centre urbain important aux autres localités du pays. De ce fait, cette capitale est le plus souvent le lieu où travaillent et vivent les membres du pouvoir exécutif, un grand nombre d’administrateurs civils et autres fonctionnaires de l’État, les membres du secteur privé, la population croissante des migrants des centres ruraux, etc. Par conséquent, Kigali peut être considérée comme étant l’un des lieux les plus importants sinon le plus, où coexistaient Hutus et Tutsis pendant de longues années. Cela peut bien s’expliquer à travers certains exemples :

« Lorsque Sœur Anna Beata était venue me chercher à Kigali où je travaillais alors pour me proposer un poste de professeur de français à l’École d’Économie et de Commerce dont elle était préfète des études, ma réponse avait donc été immédiatement affirmative. » (Karege, 2005, p. 9). Ou « La semaine avant le massacre de Nyarubuye, la tuerie avait commencé à Kigali, la capitale du Rwanda. » (Gourevitch, 1998, p. 24). Ou bien encore « Dans le quartier de Gikondo, à Kigali, en un seul jour, le 10 avril, la rue était couverte de cadavres sur une longueur d’un kilomètre. » (Brauman, 1994, p. 12).

Cependant, après Kigali et le Rwanda (10,96 %), nous avons constaté que Butare, comme la plupart des zones du sud du Rwanda, est parmi les lieux les plus touchés avec 4,40 %, à savoir 346 fois, dans l’ensemble des œuvres que nous avons étudiées pour notre analyse. En plus, c’est aussi l’une des villes où une forte majorité hutue domine la population. Butare est ici citée 75 fois dans Carnage d’une nation : génocide et massacres au Rwanda 1994 d’Edouard Kabagema et 60 fois dans Giti et le génocide rwandais de Léonard Nduwayo.

Parmi les lieux les moins évoqués, nous pouvons en repérer comme Gisenyi (1,15 %) et Kibuye (1,47 %). Nous remarquons que Gisenyi a été citée 91 fois : notamment 12 fois dans Nous avons le plaisir de vous informer que demain nous serons tués avec nos familles de Philip Gourevitch, 15 fois dans Tu leur diras que tu es hutue. À 13 ans, une tutsie au cœur du génocide rwandais et 7 fois dans La mort ne veut pas de moi de Yolande Mukagasana, ce qui nous amène à supposer que la zone peut être identifiée comme l’une des régions les moins affectées durant le génocide de 1994. Cela peut se comprendre dans la mesure où non seulement Gisenyi se situe au nord du pays, où les violences ont été moins funestes comparées à Kigali ou Butare, mais aussi sa position géographique, stratégique à la proximité de la frontière avec le Congo. Cela a permis un grand nombre de population de s’évader de parts et d’autres vers Goma. « (…) derrière un restaurant à Gisenyi dans le Nord-Est, mais peut-être venait-elle de l’autre côté de la frontière zaïroise, à quelques centaines de mètres de là. » (Gourevitch, 1999, p. 170). C’est aussi un lieu où la barbarie a été freinée par l’avancée du Front Patriotique Rwandais (FPR), ce qui a permis une sécurisation relative des populations.

De même, nous pouvons aussi citer Kibuye. Lieu comprenant une très forte majorité hutue, la province de Kibuye se situe à l’ouest du pays. Partageant le Lac Kivu avec le Congo, Kibuye peut être considérée comme étant l’une des zones les moins évoquées dans l’ensemble de notre corpus : « Diamétralement à l’opposé de Nyarubuye, dans la province de Kibuye, tout près du lac Kivu et de la frontière occidentale du Rwanda… » (Gourevitch, 1998, p. 33). « Des massacres des Tutsis et des membres des partis d’opposition étaient signalés dans le nord mais aussi à Kibuye, (…) » (Karege, 2005, p. 190). Cependant, nous parvenons à l’identifier 116 fois, notamment 19 fois dans Nous avons le plaisir de vous informer que demain nous serons tués avec nos familles, 2 fois dans Sous le Déluge Rwandais et 51 fois dans Tu leur diras que tu es Hutue de Pauline Kayitare.

Ainsi, d’autres noms de lieux tels que le district de Cyangugu et la province de Byumba pourraient être ajoutés à cette catégorie. Pour Cyangugu, nous notons que la ville a été 11 fois citée dans Sous le Déluge Rwandais ; 5 fois dans Nous avons le plaisir de vous informer que demain nous serons tués avec nos familles et une fois dans Devant le Mal, Rwanda : Un génocide en direct. Bien que la région soit au sud-est du pays où les massacres sont atroces, Cyangugu a fortement bénéficié de l’Opération Turquoise dirigée par l’armée française dont l’un des objectifs principaux était d’instaurer une zone de sécurité permettant aux secouristes humanitaires d’exercer leur travail : « Cela n’a pas empêché les soldats français d’exercer une réelle mission de protection envers les huit mille Tutsis de Cyangugu et des milliers d’autres, dispersés dans les collines du triangle de sécurité. » (Brauman, 1994, p. 70).

De même, Byumba, située au nord du pays, vers la frontière avec l’Ouganda, fait partie des rares zones où la majorité hutue n’est pas facilement observable. En plus, avec l’avancée du FPR, la ville avait profité d’une protection relative, ce qui avait beaucoup contribué à l’apaisement des violences dans cette région : « Les combats avaient déjà repris sur tous les fronts ; à Byumba, à Ruhengeri mais aussi à Kigali où un bataillon du FPR s’était établi depuis décembre officiellement pour assurer la sécurité de ses membres qui devaient participer aux institutions prévues par l’accord d’Arusha. » (Karege, 2005, p. 190).

L’impact de l’étude spatiale des représentations artistiques de nos œuvres nous donne non seulement des informations sur les lieux au Rwanda durant le génocide, mais nous renseigne aussi sur la variété et la complexité de la topographie du pays. D’abord par les collines, par exemple : « (…) le village de Mugonero est penché lui aussi sur une colline au pied d’une grande église. » (Gourevitch, 1998, p. 33) ; « (…) des milliers de Rwandais étaient encore menacés de mort : des Tutsis rescapés, cachés dans les collines ou regroupés par l’armée de Kigali (…) » (Brauman, 1994, p. 66) ; ensuite, des lacs comme le Kivu et le Victoria : « Quelques jours après, Samuel vit des maisons brûler dans des villages sur les bords du lac Kivu, au sud de Mugonero, il décida de rester à l’hôpital jusqu’à la fin des troubles. » (Gourevitch, 1998, p. 34) ; « Les cinquante mille cadavres qu’on trouve dans le lac Victoria, qui menacent de pollution le lac Victoria… » (Gourevitch, 1998, p. 184) ; et enfin, des rivières : « Quand les miliciens adverses franchissaient la rivière Nyabarongo et attaquaient la commune à partir de Shyorongi, c’est tout le monde qui allait défendre le territoire et on revenait en chantant les hauts faits comme les guerriers au temps des rois. » (Karege, 2005, p. 151).

Nous voudrions aussi mentionner que le fait que certains noms de lieu n’apparaissent qu’une seule fois peut induire le lecteur en erreur en relativisant le degré de gravité. Par exemple, les secteurs tels que Cyahinda et Karama ne sont évoqués qu’une seule fois, mais sont des lieux qui sont dans Butare et nous comprenons à travers notre étude que Butare fait partie des zones les plus touchées. Dans le roman de Maurice Niwese, Ruhengeri est citée 26 fois et 10 fois dans celui de Pauline Kayitare, alors que seulement 1,3 % des massacres y ont été perpétrés. Il en va de même pour Gisenyi avec 3,8 % des Tutsis tués, citée 15 fois dans Tu leur diras que tu es Hutue de Pauline Kayitare et 7 fois dans Le peuple rwandais : un pied dans la tombe de Maurice Niwese ; alors que Gitarama, avec 12,1 % de Tutsis tués, n’est citée que 11 fois et 6 fois respectivement dans les romans de Maurice Niwese et Pauline Kayitare.

Au regard de ce qui précède, on constate que les provinces de Butare, de Kigali et de Gitarama, à elles seules, totalisent 48,8 % du total des massacres ou tentatives d’extermination des minorités tutsies. Les zones les moins affectées sont celles situées surtout au Nord et Nord-Ouest. Ainsi, 3,8 % des massacres ont eu lieu dans la province de Gisenyi et 1,3 % dans celle de Ruhengeri au Nord-Ouest. Dans la préfecture de Byumba, qui est aujourd’hui composée de Byumba et Umatara au Nord, 2,8 % des Tutsis tués y sont enregistrés. Ceci s’explique certainement du fait que la préfecture de Butare était la plus habitée par les Tutsis, mais aussi parce que Butare était le principal bastion du Parti Social Démocrate (PSD), à l’époque allié officiellement à la rébellion du Front Patriotique Rwandais. Les zones les moins touchées comme les préfectures de Ruhengeri et Gisenyi étaient les moins habitées par les Tutsis, tandis que celle de Byumba était, depuis 1992, occupée en grande partie par le FPR ce qui a, sans doute, pu protéger les Tutsis de cette zone.

carte topo rwanda

Provinces avec plus de massacres des Tutsis (en rouge) et provinces avec moins de massacres des Tutsis (en vert)

 

Conclusion

Le nombre de personnes tuées, hutues et tutsies, sera difficile à établir avec certitude. Les estimations souvent varient entre environ 978 000 et 1 377 000 victimes. Cependant, ce qui paraît hors de doute, c’est que le nombre de victimes dépasse le million. En acceptant qu’à peu près 1,1 million de Rwandais auraient trouvé la mort, le décompte, selon le rapport, en termes ethniques serait le suivant. Il y aurait eu en 1994 environ 800 000 Tutsis (10 % de la population), dont environ les trois quarts auraient été tués, soit environ 600 000. Cela signifie qu’environ 500 000 Hutus auraient été victimes de la violence. Si ces chiffres sont comparables en termes absolus, les Tutsis ont évidemment été les plus grandes victimes en termes relatifs par rapport à leur poids démographique. Des villes et des villages entiers ont été détruits ou abandonnés, des vies détruites à jamais au Rwanda. C’était dans ce petit pays enclavé en Afrique Centrale, fermé sur lui-même, que le monde tout entier a assisté, avec un regard hypocrite à un massacre systématique des Tutsis par les Hutus, sans jamais, pendant quatre mois, froncer les sourcils. Ce nettoyage ethnique sera toujours pour toutes les nations du monde et celles de l’Afrique en particulier une honte qui ne sera jamais effacée de la mémoire collective par la gomme du temps.


[1] Brauman (Rony), Devant Le Mal, Rwanda : Un Génocide En Direct, Arléa, Octobre 1994, p. 16.


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