Pascal Plas, Le récit des exactions contre les femmes dans les procès pénaux internationaux
Le récit des exactions contre les femmes dans les procès pénaux internationaux
Pascal PLAS , Directeur de l’IiRCO, Université de Limoges, France
Les exactions commises contre les femmes, en particulier les « viols de guerre » – mélange de jouissance sexuelle et de réduction à l’inhumanité – qui ne sont pas seulement des « dommages collatéraux de conflit » produits par des soudards mais bien des éléments de stratégie à part entière des combats[1] sont souvent considérés comme consubstantiels aux guerres contemporaines. Or il n’en est rien ; l’association entre guerre et violences sexuelles comme « arme de guerre » est ancienne et vise, à travers les victimes féminines (quoique non exclusivement[2]) des communautés entières, spatiales, ethniques ou religieuses et les enjeux sont souvent considérables[3].
Ce qui est nouveau n’est donc pas tant l’acte que sa dénonciation, fruit de l’émergence de sensibilités contemporaines particulières et surtout du développement du droit pénal international. Les conflits dans l’ex-Yougoslavie ont ici joué un rôle clef, d’une part en raison de leurs horreurs mais aussi parce qu’ils se déroulaient sur le territoire européen à une heure d’avion des grandes capitales[4]. Les viols massifs au Bangladesh en 1971 ou au Guatemala dans les décennies 1960-1990 étaient passés quasiment inaperçus[5]. La guerre civile au Rwanda et les conflits récents en Afrique ont renforcé la prise de conscience. Mais dans les deux cas c’est l’existence de juridictions pénales internationales qui a permis, étayé et renforcé l’émergence rapide de la parole des victimes à la différence de ce que l’on observe pour celles des deux guerres mondiales. C’est à cet aspect particulier qu’est consacré le texte qui suit.
Après un retour et une mise au point sur l’évolution du cadre normatif de la possibilité du récit des exactions – droit international, structures judiciaires – nous avons tenté d’analyser les formes même du récit des victimes dans le nouveau contexte de la JPI ainsi que dans les espaces d’expression conjoints (enquêtes, récits personnels, récits donnés aux ONG, aux cinéastes documentaristes). L’approche de cet intime livré au public conduit à s’interroger aussi sur la valeur et la portée de ces dires, sur leur impact réparateur et reconstructeur mais aussi sur leurs limites, sur les silences et les impossibilités de mise en mots.
Cette communication est construite à partir des sources émanant des tribunaux pénaux internationaux ; elle constitue donc une tentative d’utilisation de ces sources ce qui est, d’une certaine façon, une expérimentation propre à éclairer un champ des possibles.
I. L’évolution des espaces juridictionnels de l’expression publique de l’intime : la conquête de l’expression des victimes
En 1907, lors de la seconde Conférence internationale de la paix à La Haye, la communauté internationale reconnût la nécessité de protéger les femmes pendant les temps de guerre. Il s’agissait de compléter les acquis de la première Conférence de La Haye organisée en 1899 à l’initiative du Tsar de Russie Nicolas II et qui avait surtout mis l’accent sur la prévention de la guerre, le désarmement, les lois et coutumes de guerre[6]. Cependant si les conventions terminales de la seconde Conférence introduisaient, par l’article 46, une clause de protection spécifique, celle-ci était encore indirectement formulée et d’une lecture immédiate peu évidente :
« L’honneur et les droits de la famille, la vie des individus et la propriété privée ainsi que les convictions religieuses et l’exercice des cultes doivent être respectées. La propriété privée ne peut pas être confisquée »[7].
Il n’y eut pas de troisième conférence internationale quoi qu’une recommandation explicite eût été prise à cet égard à l’issue de la seconde et la Convention de 1907 ne fut ni signée par tous les délégués, ni ensuite ratifiée par les États participants[8]. L’Acte final n’avait donc en rien force de loi, ce que l’on vit bien lors des guerres balkaniques de 1912-1913 au cours desquelles l’humiliation de l’adversaire à travers le viol de « ses » femmes fut largement pratiquée[9]. C’est dans ce flou conventionnel que s’ouvrit le premier conflit mondial.
De nombreuses exactions contre les femmes furent commises au cours de la Première guerre mondiale, dans des occurrences diverses mais particulièrement lors des moments d’invasion et d’occupation, plus spécifiquement lors de l’occupation par l’armée allemande des espaces charnières de la France, de la Belgique et du Luxembourg, mais aussi lors de l’avancée des troupes russes en Prusse orientale, en Galicie et en Bucovine d’août 1914 à l’été 1915, ou de la campagne austro-hongroise en Serbie en août 1915.
Les violences à caractère sexuel furent telles que plusieurs des commissions d’enquête mises en place pendant la guerre et à l’issue de celle-ci insistent sur ces aspects particuliers de la guerre et certains décrivent des viols de femmes et de jeunes filles « d’une fréquence inouïe »[10]. Après 1918, la question des viols fut à nouveau évoquée mais cette fois en Allemagne même et concernait des troupes françaises et belges qui occupaient la Rurh[11].
À la fin de la guerre, la dénonciation du viol, autre réalité de la brutalité de la domination « de l’ennemi », marquait une évolution dans la prise en compte de ce type de violence et légitimait ainsi la volonté de faire triompher les principes du droit international reconnus par les belligérants dans les conventions antérieures au conflit.
On soulignera que les témoignages des victimes, systématiquement relevés par les commissions d’enquête préfigurent, d’une certaine façon, les pratiques à venir des enquêteurs du procureur mandatés par les tribunaux pénaux internationaux. Ce furent probablement les premiers récits féminins de grande ampleur[12] consignés officiellement dans le cadre d’un conflit. Mais ils ne servirent dans aucun prétoire. Alors que, pour la première fois, nombre d’exactions contre les femmes avaient un caractère systématique, celles-ci ne purent obtenir justice et furent ployées sous la brutalité des faits de l’ensemble de la guerre et de l’hommage aux héros.
La parole contenue dans les témoignages dont on dispose est par ailleurs bien souvent contenue. Elle dit la souffrance mais s’estompe dès qu’il s’agit de parler du corps et de la sexualité. Elle fait revivre des évènements, sobrement, se concluant par des phrases brèves : « il a fallu y passer », « ils m’ont violée », « ils ont abusé de moi »[13]. Cette intériorisation féminine de la violence sexuelle correspondait aussi à la nécessité de faire silence face à un discours dominant qui avait alors tendance à assimiler les viols à une forme de collaboration déguisée, idée très ancrée en Belgique où certains allaient jusqu’à affirmer que la moitié des femmes du pays auraient eu des relations sexuelles avec les occupants[14].
La période qui court d’une guerre à l’autre ne fut donc guère plus féconde en matière de droit international pour ce qui relève des exactions sexuelles en temps de guerre. La convention de 1925 interdisant le trafic d’êtres humains ainsi que les conférences internationales de la Croix rouge, qui se tinrent dans les années vingt et trente, discutèrent de l’idée d’un renforcement de la protection des civils en cas de guerre, mais ces échanges ne se transformèrent pas en convention internationale[15].
Ce, alors même que se déroulaient en Asie un des pires épisodes d’exactions sexuelles du XXème siècle corrélatif à la prise de Nankin par les Japonais à la fin de l’année 1937 et au début de l’année 1938. Une fois entrées dans la ville, les troupes japonaises font régner la terreur en commettant de multiples exactions à l’encontre de la population civile. « Au cours de cette période de six ou sept semaines, des milliers de femmes furent violées, plus de 100 000 personnes furent tuées » selon les attendus du verdict prononcé en 1948 à Tokyo contre le général Marsui[16]. Les crimes sexuels furent « d’une intensité probablement sans beaucoup d’équivalent [17]» ; environ un tiers des femmes présentes à Nankin furent violées en un cours laps de temps dans une véritable « chasse aux femmes [18]».
Pourtant lorsque la Seconde guerre mondiale commence, la situation de la prise en compte des violences sexuelles en temps de guerre est la même que ce qu’elle était au début du siècle. Or les viols et les atteintes aux femmes sont démultipliés pendant ce conflit tant en raison de l’ampleur spatiale de la guerre, que par les idéologies et les comportements de certains belligérants, en particulier ceux de l’Axe. Cependant lorsque se réunit le Tribunal de Nuremberg et celui de Tokyo, premières grandes juridictions internationales constituées pour juger les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité, la question des viols passe au second plan[19].
Les actes horribles commis par les nazis en Europe, en particulier les massacres de populations civiles perpétrés sur le front de l’est, l’extermination systématique des populations juives ainsi que le phénomène massif de la déportation prennent le pas sur les violences faites aux femmes, même en Asie où la question des « femmes de plaisir » revêt pourtant un caractère numériquement important[20]. Nombre de victimes ne sont plus là pour témoigner et celles qui sont encore en vie ne le souhaitent pas[21].
Un silence s’établit aussi sur les actes commis par les vainqueurs comme les viols des troupes soviétiques à Berlin ou ceux commis par des membres des troupes américaines en Europe de l’ouest. Pour les premiers, l’occupant soviétique interdit tout procès et les Allemands sont des perdants ; le besoin de la puissante Amérique interdit à l’ouest toute dénonciation des dérives de l’armée US[22]. Il existe des récits de victimes dont la plupart restent de l’ordre du privé mais dont quelques uns ont été publiés, n’atteignant souvent les lecteurs auxquels ils étaient destinés que des décennies plus tard[23].
Malgré ce nouveau refoulement de la douleur, la Seconde guerre constitue le déclencheur tant attendu de l’action de protection internationale des femmes. Les Conventions de Genève établies en 1949 ainsi que leurs Protocoles additionnels contiennent des règles essentielles fixant les limites de la barbarie de guerre[24]. Les personnes qui ne participent pas aux hostilités devront être protégées ; il s’agit des civils en général, des membres du personnel sanitaire, de ceux relevant des organisations humanitaires, des blessés et malades, des naufragés, des prisonniers de guerre, des religieux et l’article 27 de la Convention IV concerne directement les femmes. Celles-ci : « seront spécialement protégées contre toute atteinte à leur honneur et notamment contre le viol, la contrainte à la prostitution et tout attentat à leur pudeur ». La formulation est plus directe et plus explicite que celle de 1907 mais le viol n’est pas totalement défini en particulier dans son acceptation de « viol de guerre » qui implique bien plus qu’un crime accessoire à la guerre.
Les guerres de décolonisation, en particulier la guerre d’Algérie, ne suscitent aucun sursaut judiciaire alors même qu’un nombre d’exactions sexuelles, aujourd’hui avérées, émaillent ces conflits[25]. Il faut attendre en fait le déroulement du conflit en ex-Yougoslavie pour que la question des violences de guerre faites aux femmes ré-émerge et passe au premier plan, ouvrant ainsi la voix à un jugement ferme de ces actes dans le monde entier.
On ne reviendra pas ici sur un conflit qui ne peut se résumer en quelques mots, sinon pour rappeler que, dès son début, des rapports terribles parvinrent à l’ONU sur les violences particulières commises à l’encontre des femmes et sur leur caractère régulier, révélateur d’une stratégie à part entière du conflit qui, sans être nouvelle, n’avait jamais été aussi explicite. La commission d’enquête mandatée par l’ONU, en 1992, souligna combien les viols et les violences sexuelles commises par les parties en conflit étaient si systématiques et si étendus qu’ils semblaient s’inclure comme une composante essentielle dans la politique spécifique « d’épuration ethnique »[26]. Tous ces actes étaient commis dans l’impunité la plus totale et les soldats qui en étaient conscients proclamaient haut et fort qu’aucune action ne serait entreprise contre eux et que les voix des femmes ne seraient jamais entendues. Ce seul rapport eut un écho dans le monde entier et la communauté internationale réagit pour que cessent ces violences sexuelles « de guerre ».
Le Tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie naquit dans la foulée, le 25 mai 1993. Cette nouvelle juridiction pénale internationale inscrivit d’emblée les violences sexuelles en temps de guerre dans les priorités des actions à mettre en place ; ce que traduisait d’ailleurs le règlement du dit Tribunal. Les possibilités de défense face aux crimes sexuels étaient limitées (absence de corroboration, refus de considérer le consentement comme un moyen de défense, aucun retour possible sur le comportement antérieur de la victime).
À partir de l’affaire Tadić – La Haye, 26 septembre 1995[27] – et de l’affaire Foča qui conduisit devant le tribunal D. K. le premier accusé de viol et de torture de femmes musulmanes de Bosnie à s’être livré au tribunal le 4 mars 1998, l’inclusion dans les charges des violences sexuelles, sans être systématique, devient fréquente. Le TPIY reconnait le viol comme crime de guerre puis, en 2001, comme crime contre l’humanité[28] ce qu’avait fait le Tribunal pénal pour le Rwanda, dès 1998 – la constitution de ce dernier ayant œuvré dans le même sens que le précédent[29]. Cette qualification fut confirmée en 2002 par la Cour Pénale Internationale qui entrait officiellement en fonction, suite à la ratification du Statut de Rome qui la régit, adopté le 17 juillet 1998 par 120 pays, mais ratifié par 60 seulement en 2002. Les autres tribunaux mis en place après la création du TPIR vont dans le même sens[30].
II. Les récits des victimes
Dans le cadre de ce nouvel environnement judiciaire les victimes sont amenées à témoigner. Elles sont nombreuses à le faire même si le procès repose sur le principe de la procédure accusatoire, inscrite dans la tradition de la Common Law. Les magistrats arbitrent les débats entre l’accusation et la défense qui ont en principe une position égale ; ils veillent à garantir l’impartialité des audiences et à la tenue d’un procès modèle et irréprochable eu égard à sa situation exceptionnelle. En l’absence de jury, les victimes ne sont pas en position de parties civiles mais en situation de témoins à charge ce qui leur laissent toujours une certaine amertume[31].
Les juridictions pénales internationales appliquent rigoureusement cette règle. Cependant, dans le même cadre procédural de la Common Law, dans certains procès antérieurs, le procureur n’avait pas hésité à laisser du champ aux témoins. Ainsi lors du procès Eichmann, qui se tint à Jérusalem en 1961, le procureur Hausner délaissa le caractère froid de ce type d’audience pour « laisser toute leur place aux témoins »[32]. On considérait alors, qu’au-delà du fait qu’ils étaient la pièce maitresse de l’accusation, les témoins étaient aussi, dans ce genre de procès, des vecteurs de transmission de l’expérience de l’horreur, en particulier auprès d’un large public et de la jeunesse. Manifestement le critère d’exemplarité et de parti pris d’une pédagogie de la justice n’est pas ici retenu.
Eu égard au mécanisme qui conduit au prononcé du verdict dans le cas du TPIY que nous avons privilégié pour cette communication afin de ne pas multiplier les explications contextuelles, on peut distinguer deux types de récits auxquels s’en ajoute quelquefois un troisième que l’on qualifiera de post judiciaire, dès lors que la parole s’est, d’une certaine façon libérée.
Un premier récit a été donné par la victime au moment de l’enquête. En effet ces juridictions, dès leur création, envoient sur le terrain des experts qui travaillent pour le procureur et dont le mandat et les fonctions d’investigation sont clairement établis. Ces enquêteurs recueillent les paroles des victimes et les mettent en forme afin qu’ils soient le plus complet possible. Des récits ont pu être faits dans l’intimité familiale ou sociale, voire à des intervenants d’ONG, mais cela ne semble pas être la règle générale. On sait peu de chose en fait de ce récit initial dans la mesure où ces pièces ne sont pas versées aujourd’hui à la consultation publique ; mais il s’agit de récits variables, en particulier lorsqu’il y a eu plusieurs enquêtes successives. C’est ce qui ressort d’un certain nombre d’extraits d’audiences que l’on a pu consulter. L’intervention du Témoin 50 par exemple au TPIY, le 29 mars 2000, constitue un archétype de ces variations ; il s’exprime ainsi dans un jeu de questions-réponses avec le président sur sa situation après un viol :
« — Est-ce que votre mère était dans l’autocar ?
— Oui.
— Est-ce à ce moment là que vous lui avez raconté ce qui venait de vous arriver ?
— Je ne crois pas que je lui ai dit mais elle est suffisamment intelligente pour comprendre ce qui s’était passé.
— Pourquoi ne lui avez-vous rien dit au sujet de ce qui venait de vous arriver ?
— J’ai pensé que si moi je devais souffrir, eux, il n’était pas nécessaire qu’ils le sachent.
— Est-ce que vous avez jamais raconté à un des membres de votre famille le détail de ce qui vous est arrivé là bas ?
— Non, jamais.
— En 1995, vous souvenez vous vous être entretenu avec des enquêteurs du Tribunal ?
— C’était à la fin août, début septembre, oui je m’en souviens.
— Vous avez fait une déclaration à ce moment là au sujet de ce qui vous était arrivé pendant la guerre n’est ce pas ?
— Oui.
— Est-ce qu’à ce moment là vous avez dit aux enquêteurs ce qui vous était arrivé, les détails de ce qui vous était arrivé à … et avez-vous parlé de … ?
— Non.
— Pourquoi ?
— Je ne sais pas, je ne pouvais pas prononcer ces mots.
— Le week-end dernier, le dimanche 26 mars, êtes vous venu au tribunal pour rencontrer des enquêteurs ?
— Oui.
[On montre au témoin sa déclaration, elle veut la modifier en l’étoffant et en n’omettant aucun détail]
— Pourquoi ?
— Je savais que j’allais parler sous serment, je savais que ce serait dans un prétoire. »[33]
Dans ce cas de figure assez représentatif de plusieurs autres témoignages, on distingue plusieurs impossibilité de récits mais aussi plusieurs récits. Mais, les ambiguïtés qui naissent de ces textes premiers s’expliquent. La sensibilité de la victime et la diplomatie varient d’un enquêteur à l’autre ; le fait de se confier à un étranger ne va pas sans réserve et sans problème, en particulier lorsque se pose en plus la question de la langue et de la traduction ; en outre, on retrouve là des problèmes que les historiens de la Seconde guerre mondiale connaissent bien et qui sont ceux de la non-concordance des temps de la mémoire et des besoins du droit ou de l’histoire. Souvent, les témoins ne parlent que très tardivement après avoir refoulé le plus longtemps possible leur passé traumatique[34].
Un second récit est formulé lors de l’audience. Il est souvent plus complet que les premiers dans la mesure où le témoin, en faisant le voyage jusqu’à La Haye où siège le TPIY, a fait preuve d’une réelle détermination et désire aller le plus loin possible.
« — Je savais que j’allais parler sous serment, déclare le témoin ci-dessus, je savais que je serai dans un prétoire, je voulais que l’on sache que cela s’était passé, ce n’est pas facile pour moi d’en parler, mais je voulais que tout le monde le sache »[35].
Le témoin ne se contente plus d’une formule générale qui dissimule toute l’horreur de ce qu’il a subi – souvent « le pire est arrivé » pour désigner le moment d’un viol – il décrit la scène, exprime ce qu’il a ressenti, donne des détails sur ses bourreaux, etc. Mais ce second récit reste toutefois encadré par le process judiciaire. Il est en fait très orienté par ce qui est, dans ce type de procédure, l’interrogatoire d’un témoin et non pas le temps d’expression libre donné à un témoin.
Dès lors, les actes commis, les plus horribles soient-ils, disparaissent en partie derrière le formalisme lié à la recherche de la preuve, une des questions essentielles étant celle de l’identification des bourreaux, pas seulement le violeur mais aussi les donneurs d’ordres. Cela bouleverse le témoin et fragilise son témoignage en tant que victime. Contraint à subir un véritable interrogatoire, sa détermination initiale s’effrite sans compter que la complexité formelle des échanges peut dérouter même les plus solides. Il faut souligner ici le courage de ces femmes, devenues un simple numéro[36], installées face à un parterre de magistrats, avocats, greffiers dans une salle assez impersonnelle qui, en plus, abrite leur tourmenteur dont elles vont devoir subir, par avocat interposé le plus souvent, le contre interrogatoire[37].
Pourtant, le procureur aide ses témoins comme l’indique le dialogue ci-après, avec le Témoin 50 :
« — Madame le témoin, je vais devoir vous demander de décrire le viol mais je vais vous aider à le faire, est ce que vous trouvez cela acceptable ?
— Oui, cela est acceptable, je pourrai décrire oralement ce qu’ils ont fait.
— Il est important que nous comprenions tous les détails de ce qui vous est arrivé, madame le témoin, puisqu’aucun d’entre nous n’était présent à ce moment là.
— Si vous commencez par le premier homme, pouvez-vous décrire ce qu’il vous a fait ? »
Mais ceux-ci n’en restent pas moins hésitants ; à la question ci-dessus, le témoin répond : « J’ai… Je ne me sens pas très bien dans… Je ne me sentirai pas très bien dans cette description » et, dès lors, c’est le procureur qui, par petites touches, fait un récit qui est approuvé ou refusé par des oui et des non très brefs.
En fait, c’est un récit général qui va s’instaurer peu à peu à partir de bribes de récits individuels et cet ensemble constitue, au final, une source essentielle pour l’écriture de l’histoire des massacres et des exactions de toute nature commises lors des conflits.
Ainsi en est-il de l’affaire Foča dont il a déjà été question précédemment et dont on peut, aujourd’hui, grâce à ce procédé systématique d’interrogation des témoins, tirer parti pour reconstituer un mode de guerre ethnique dans lequel le viol joue un rôle clef et le dénoncer.
Dragoljub Kunarac fut mis en cause dans une série de crimes sexuels clairement établie en juin 1996. Il s’agissait d’un ensemble de viols collectifs, tortures et réductions en esclavage (sexuel essentiellement) sur des femmes musulmanes de Foča et des alentours, entre les mois d’avril 1992 et février 1993, commis par des membres de groupes paramilitaires serbes de Bosnie, ainsi que des soldats et des policiers. Des femmes, des enfants et des personnes âgées, toutes de religion musulmane, étaient internés dans des centres de détentions créés selon les circonstances dans un lycée, un centre sportif, des motels, voire des appartements. Les femmes étaient isolées et considérées comme des esclaves sexuelles ayant « des conditions de vie humiliantes et dégradantes », étant « violemment battues » et subissant « des violences sexuelles, y compris des viols »[38].
Le pire fut atteint lorsque le gymnase Le Partizan devint un camp destiné aux regroupements de femmes qui étaient régulièrement « enlevées » les soirs, seules ou par groupe, emmenées dans des maisons, des appartements ou des hôtels pour leur faire subir des violences sexuelles et des viols. Cinq témoins vinrent à l’audience raconter leur calvaire. Désignées par des pseudonymes FWS 48, 75, 87, 95 et 50, ces victimes dont l’une n’avait alors que 16 ans, dressèrent, en mobilisant toutes leurs forces, un récit apocalyptique de leur détention, éclairant ainsi la Cour sur ce qui devint rapidement, au fil des heures, une véritable entreprise de réduction à la prostitution assortie d’humiliations à caractère racial et ethnique[39].
Un processus des violences a pu ainsi être reconstitué : attaque d’un village par les forces militaires ou paramilitaires serbes, encerclement et séparation des hommes et des femmes, transport des femmes vers un lieu de détention provisoire, viols immédiats au cours du transport ou dès l’arrivée, interrogatoires avec viols et violences sexuelles diverses, transport vers un camp d’internement improvisé, le plus souvent dans un bâtiment de grande taille, travaux d’entretien quotidien (cuisine, ménage, lessive), des locaux et effets des soldats le jour, « prélèvement » de femmes chaque nuit emmenées pour des viols collectifs ou individuels, regroupement au Partizan et viols permanents à toutes heures du jour et de la nuit.
Les trois accusés principaux ont été condamnés par la Chambre de première instance à respectivement 28, 20 et 12 ans d’emprisonnement ; le verdict a été confirmé en appel. Les récits, tous plus terribles les uns que les autres, ont joué un rôle essentiel dans la constitution de la preuve de l’accusation. Les témoins en ont tiré un apaisement modéré.
L’ampleur des viols, pour chacune des victimes, fut tel que celles-ci s’attachèrent souvent au premier commis, celui qu’elles considéraient comme le plus important et dont elles se souvenaient parfaitement ; le fait de revenir sur les centaines d’autres actes violents qu’elles avaient subis, fut pour elles, chaque fois une nouvelle torture. Le témoin FWS 87 répondit au procureur qui lui avait demandé si elle avait continué à souffrir après tous ces viols :
« Oui, je pense que là j’arrive encore une fois à un moment où il m’est difficile d’expliquer ce que je pense. Je pense qu’en ce qui concerne beaucoup de choses, j’ai décidé de les laisser de côté derrière moi, quoique dans moi, il y a toujours et il y aura toujours, bien sûr, des traces de tout cela. Je pense que pendant toute ma vie, certaines pensées, certaines douleurs que je ressentais et que je ressens toujours, ceci ne disparaitra jamais ».
À travers le viol, la plupart des victimes avaient ressenti l’expérience de la mort, tout en étant condamnées à continuer à vivre.
Un troisième récit se développe, dès lors, en retrait des juridictions pénales internationales car le cauchemar de ces témoins-victimes ne cesse pas avec la déposition au tribunal. Elles doivent, la plupart du temps, combattre les réactions de stigmatisation à leur encontre. Elles parlent alors à nouveau mais dans un autre cadre et celui-ci semble plus cathartique que le témoignage devant les tribunaux pénaux internationaux.
L’écoutant peut appartenir à une ONG, ce peut être aussi des réalisateurs de documentaires qui reviennent sur des parcours[40]. Mais ce qui semble le plus apprécié et le plus efficace, ce sont les groupes de paroles dont les plus élaborés semblent être en Afrique, les Coping mechanism, mélange de paroles et de prières pour réconforter et fuir l’ostracisme dont ces femmes souffrent terriblement. Il ne s’agit pas à proprement parler de thérapie mais cela y ressemble et permet de mettre en mots les effets consécutifs des viols qui ne sont pas évoqués devant les juridictions pénales qui s’en tiennent aux faits corrélatifs à l’accusation.
Plus d’un tiers des victimes souffrent en effet de douleurs et de modifications d’ordre physique, et d’autant de troubles psychologiques. Mais à cela s’ajoutent les problèmes économiques et sociaux liés à la situation du pays dans lequel elles se trouvent ainsi qu’à leur propre isolement et surtout, le cas des enfants nés des viols, les « enfants de l’ennemi », question qui reste encore largement taboue et ce depuis la Première guerre mondiale[41].
Au final, si le besoin de justice nécessaire à la réparation individuelle autant que du tissu social est bien satisfait par la justice pénale internationale, le type de récits qui y est produit ne satisfait qu’imparfaitement les victimes. Malgré toutes les attentions prises pour l’accueil des témoins, leur encadrement, il manque une protection psychosociale qui aiderait les victimes à se reconstruire et à se réintégrer socialement dans un milieu où l’entourage proche et culturel est détruit et où on se désolidarise des « blessés de guerre ».
Mais ce n’est pas non plus le rôle de la justice. Celle-ci constitue une tribune de qualité pour formaliser un récit qui, malgré ses raideurs et ses imperfections, est par la qualité même de l’organisation judiciaire, le meilleur garant pour mettre en mot des douleurs tout en les intégrant dans un processus accusatoire. Le fait même de franchir le pas du témoignage dans une cour pénale internationale est déjà en soi un triomphe du témoin sur ses peurs.
C’est aussi une ressource considérable pour les historiens. Ces milliers de pages de témoignages à moins de deux décennies des derniers grands conflits qui ensanglantèrent plusieurs régions du monde ces dernières années constituent une source d’une valeur inestimable pour écrire l’histoire des aspects les plus sombres de la guerre en ne laissant pas, pour une fois, de côté ce non-dit habituel des violences sexuelles.
À Nuremberg, où l’extermination des Juifs était mal perçue, mal connue dans son caractère systématique, le procès, par l’ampleur des pièces de procédure a ouvert des voies nouvelles aux historiens. Ces femmes victimes, grâce à la justice pénale internationale qui prend désormais en compte le cas particulier des viols de guerre, trouvent ainsi d’emblée leur place dans l’Histoire. Ce n’est pas là une moindre victoire.
[1] Les travaux récents sur le « viol de guerre » montrent que les viols ne sont plus une dimension inéluctable des guerres, issue de la domination masculine mais sont aussi une rencontre entre la guerre comme expérience sexuée et les violences qui lui sont propres. Les différences de genre s’atténuent faisant des hommes et des femmes les victimes d’une même barbarie.
[2] La situation des hommes violés a été peu prise en considération jusqu’à présent et on dispose de peu d’études sur ce sujet. L’ampleur de ces crimes sexuels semble toutefois bien plus importante qu’on ne l’a dit comme le montrent les remarques de plusieurs journaux américains – le New York Time en particulier – ainsi que d’avocats ayant œuvré au Congo – Association du Barreau américain qui a une antenne à Goma – ces dernières années et se rapportant aux populations pygmées en particulier dans le nord Kiwu, espace que les Nations Unies désignent comme « le centre mondial du viol ».
[3] La thèse des violences sexuelles comme éléments parallèles des conflits constituant une normalité implicite de la guerre est aujourd’hui de plus en plus battue en brèche par les historiens, les sociologues et les juristes lesquels révèlent les enjeux politiques, ethniques, etc. des exactions sexuelles de l’Antiquité à la période contemporaine, de l’enlèvement – c’est-à-dire du viol – des Sabines au sac de Rome par Charles Quint. Cf. sur ces nouvelles lectures, l’ouvrage stimulant dirigé par Raphaëlle Branche et Fabrice Virgili, Viols en temps de guerre, Paris, Payot, 2011, 268 pages et celui de José Cubero, La femme et le soldat, Viols et violence de guerre du Moyen Age à nos jours, Paris, Imago, 2012, 351 p.
[4] La Slovénie, la Croatie et la Macédoine quittent la Yougoslavie en 1991. La Serbie qui cherche à maintenir la fédération de Yougoslavie lance en juin une campagne militaire contre la Slovénie, en août contre la Croatie et en 1992 contre la Bosnie Herzégovine qui vient de se déclarer indépendante. Dès lors un complexe écheveau d’affrontements croisés va ravager les territoires de l’ancienne Yougoslavie pendant trois ans, faisant des dizaines de milliers de morts, renvoyant sur les routes et dans les pays voisins des milliers de réfugiés. Les « nettoyages ethniques » conduisent à des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité dont l’horreur est telle que la communauté internationale intervient. En 1995 sont signés les accords de Dayton lesquels entérinent de fait la fin de la fédération yougoslave.
[5] En décembre 1971, à la suite d’évènements politiques internes au Pakistan oriental – volonté indépendantiste de la Ligue Awami, intervention de l’armée – s’ouvre une nouvelle guerre indo-pakistanaise qui fait entre deux et trois millions de victimes. Les forces pakistanaises se livrent à un véritable génocide et on estime que plus de 200 000 femmes furent violées pendant ce conflit par des soldats pakistanais (chiffres fournis par Sandra Titi-Fontaine, infoSud/swissinfo.
[6] La première conférence de La Haye s’ouvrit le 18 mai 1899 pour réviser la Déclaration concernant les lois et coutumes de la guerre élaborée en 1874 par la conférence de Bruxelles et qui n’avait pas été ratifiée. Elle adopte la Convention concernant la guerre sur terre et lui annexe un Règlement concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre ; c’est à cette occasion que fut créée la Cour permanente d’arbitrage de La Haye. La seconde conférence qui se déroule aussi à La Haye, du 15 juin au 18 octobre 1907, renforce les dispositions de la première. Toutes deux constituent un point de départ essentiel pour le droit international humanitaire coutumier – ce qui implique qu’elles lient les états qui n’en sont pas formellement partie – et esquissent ce que seront beaucoup plus tard les conventions de Genève de 1949 et leurs Protocoles additionnels de 1977. Cf. Deuxième conférence internationale de la paix, La Haye, Actes et Documents, La Haye, 1907, Volume I.
[7] Traités, conventions et protocoles additionnels, Genève, CICR, s. d..
[8] Parmi les États qui avaient ratifié la Convention de 1899, dix sept ne le firent pas pour la Convention de 1907 : huit en Amérique centrale et du sud, l’Argentine, le Chili, la Colombie, l’Equateur, le Pérou, le Paraguay, l’Uruguay, le Venezuela, six en Europe, Espagne, Grèce, Italie, Monténégro, Serbie, Bulgarie, deux au Moyen Orient, Turquie et Perse, un en Asie, la Corée. En fait ils restaient liés par la Convention de 1899 dont le texte était très proche de celui de 1907. Cf. Deuxième conférence internationale de la paix, La Haye, Actes et Documents, La Haye, 1907, Volume I.
[9] Depuis 1876 et les excès commis par des troupes turques incontrôlées, la région des Balkans était soumise à des déchainements de violence chaque fois qu’un conflit y éclatait. Les guerres de 1912 et 1913 furent particulièrement atroces pour les civils.
[10] Rapports et procès verbaux d’enquête de la commission instituée en vue de constater les actes commis par l’ennemi en violation du droit des gens (Décret du 23 septembre 1914), Paris, imprimerie nationale, T1, 1915.
[11] Cf. Anne Godfroid, “Une fureur « belgica » en Rhénanie occupée : réalité ou fantasme ? 1920-1930”, in Viols en temps…, op. cit..
[12] Le nombre de témoignages varie d’un rapport à l’autre mais constitue toujours un ensemble conséquent ; le Comité sur les outrages attribués aux Allemands, constitué en Angleterre par le Premier ministre Asquith en décembre 1915, collationne près de 1200 témoignages recueillis parmi les Belges réfugiés en Grande-Bretagne. Cité par Stéphane Audouin-Rouzeau dans L’Enfant de l’ennemi, 1914-1918, Paris, Aubier, 1995.
[13] Cf. José Cubero, op. cit., qui a dépouillé et analysé l’ensemble des rapports et en tire dans le chapitre II d’excellentes remarques.
[14] Les femmes victimes ont quelquefois été assimilées à des collaboratrices qui avaient eu des relations sexuelles avec l’ennemi et contre lesquelles se développa un discours accusatoire véhément et une volonté punitive qui se traduisit par des tontes, des brutalités diverses et des mises au ban de la communauté.
[15] Depuis la Conférence constitutive de la Croix rouge d’octobre 1863, la Conférence internationale se réunit tous les quatre ans avec une plus ou moins grande régularité selon les périodes. Ces conférences, outre leur usage interne – « la conférence est la plus haute autorité délibérante du Mouvement » – contribuent au développement du droit et de l’action humanitaire. En 1928, la Conférence réunie à La Haye adopta les premiers statuts de la Croix rouge internationale qui formalisait l’existence d’une Commission permanente de neuf membres. La seizième Conférence se tint à Londres en juin 1938. Cf. Droit des conflits armés, Recueil des conventions, résolutions et autres documents, recueillis et annotés par D. Schindler et J. Toman, Genève, CICR et Institut Henry-Dunant, 1996.
[16] Minutes du Tribunal militaire international pour l’Extrême Orient (TMIEO), p. 49815.
[17][17] Jean-Louis Margolin, Violences et crimes du Japon en guerre, 1937-1945, Paris, Hachette, 2007, 501 p.
[18] Ibid., p. 194.
[19] On ne reviendra pas ici sur les procès de Nuremberg et de Tokyo sinon pour rappeler qu’ils constituent des temps forts de l’histoire du XXème siècle : pour la première fois les plus hauts responsables de deux États, acteurs principaux du conflit, furent traduits devant une cour de justice internationale, jugés et condamnés. Les dossiers ont été constitués avec un soin extrême, par une accumulation de documents étatiques, diplomatiques, privés, de rapports d’enquêtes, d’interrogatoires de témoins et d’accusés ; des dizaines de volumes ont été réalisés pour contenir le tout. Mais il est vrai que les questions de viols et d’exploitations sexuelles dans les camps par exemple ont été très peu évoquées. Cf. sur ces deux procès l’ouvrage récent dirigé par Annette Wieviorka, Les procès de Nuremberg et de Tokyo, Paris, André Versaille éditeur, 2010.
[20] Quoique l’on en soit encore sur ce dossier à une guerre des chiffres tant ce point reste sensible dans les relations diplomatiques entre la Corée et le Japon, ce sont au moins entre 50 000 et 100 000 femmes qui devinrent des « femmes de réconfort » c’est-à-dire des femmes contraintes dans les bordels militaires de l’armée japonaise. Le phénomène ne concerne pas seulement les Coréennes mais aussi de nombreuses populations d’Asie. Cf. Yoshimi Yoshiaki, Comfort Women, Sexual Slavery in the Japanese Military during World War II, New York, Columbia University Press, 2002.
[21] On peut relever quelques témoignages sur les femmes violées pendant la guerre par les nazis formulés devant des cours de justice en Allemagne après guerre, mais ils sont exceptionnels ; en particulier, ceux se rapportant aux viols des femmes juives, victimes qui furent systématiquement abattues car l’idéologie raciale nazie assimilait ces viols à des « crimes de profanation raciale ». Ella Medalje, une survivante de l’holocauste, vint témoigner dans un procès à Hambourg sur ces viols « oubliés ».
[22] La recherche scientifique a mis longtemps aussi pour reprendre ces dossiers. En ce qui concerne les Américains, il faut attendre l’ouvrage de J. Robert Lilly, professeur de criminologie à la Northern Kentucky University, La face cachée des GI’s. Les viols commis par les soldats américains pendant la seconde guerre mondiale, Paris, Payot, 2003. L’auteur estime qu’à partir de la base de données dont il dispose, le nombre de viols en France serait de 3500, de 2500 au Royaume-Uni et de 11 000 en Allemagne. Pour ce qui est des viols à Berlin par les soldats de l’armée rouge, l’historienne Silke Satjukow précise qu’il est difficile d’avancer un chiffre en l’état de la recherche et que cela pourrait concerner entre 10 et 90% des femmes ! Le chiffre de deux millions de femmes violées a été avancé dont 100 000 à Berlin. Ces viols auraient conduit à plus de 10 000 suicides (Libération, Nathalie Versieux, correspondante à Berlin, 13 février 2009.
[23] Voir, entre autres, Une femme à Berlin, Journal, 20 avril-22 juin 1945, Paris, Gallimard, 2006, pour la traduction française. L’ouvrage, au départ, n’était pas destiné à une publication, il s’agissait d’un récit personnel visant avant tout « à préserver un restant de santé mentale au milieu des ruines et de l’effondrement moral » (Préface à l’édition française). Ce récit fut publié en anglais en 1954.
[24] Cinquante neuf Etats se réunissent à l’initiative du gouvernement suisse en 1949 et signent le 12 août, quatre conventions dont la dernière se rapporte à la protection des civils. Deux protocoles additionnels ont été signés en 1977, le premier renforçant la protection des victimes dans les conflits internationaux et « les conflits armés dans lesquels les peuples luttent contre la discrimination coloniale et l’occupation étrangère et contre les régimes racistes, dans l’exercice du droit des peuples à disposer d’eux même » ; le second dans les guerres civiles.
[25] La violence sexuelle existait depuis les conquêtes coloniales ; elle se poursuivit dans les guerres de décolonisation, en Indochine et en Algérie, devenant l’objet d’un silence pesant dont les manifestations récentes pour le cinquantième anniversaire de la guerre d’Algérie donnent une idée assez précise. Voir à ce sujet l’abondante bibliographie de l’année 2012 consacrée à l’Algérie. Long silence aussi sur les viols commis pendant la guerre du Viet Nam, de 1964 à 1973, découverts fortuitement après le massacre de My Lai en novembre 1969 (massacre de 504 civils par 120 GI’s de la compagnie Charlie appartenant à la 11ème brigade d’infanterie légère, viols systématiques avec actes de cruauté). Les viols nombreux des groupes paramilitaires dans certains états de l’Amérique latine, la Colombie en particulier, à partir de 1960, n’émurent pas non plus la communauté internationale. Cf. Raphaëlle Branche et Fabrice Virgili, Viols en temps de guerre, Paris, Payot, 2011, 268 pages et José Cubero, La femme et le soldat, Viols et violence de guerre du Moyen Age à nos jours, Paris, Imago, 2012, 351 p.
[26] La première mission d’établissement des faits du Conseil de sécurité de l’ONU visant à identifier des responsables de crimes internationaux en vue de les traduire devant la justice fut établie à la suite des évènements tragiques survenus en ex Yougoslavie. Alors que la guerre faisait rage et que l’on critiquait le manque de décisions de la communauté internationale, le Conseil adopta la résolution 780 qui chargeait le secrétaire général de constituer d’urgence une commission impartiale d’experts « pour faire la lumière sur les évènements qui s’y produisaient… par ses propres enquêtes ou grâce aux efforts d’autres personnes ou d’autres organes ». La commission était constituée de cinq experts secondés par trois juristes. Résolution 780 du Conseil de sécurité de l’ONU, OP. 1 et Rapport final de la Commission d’experts pour l’ex-Yougoslavie, UN doc. S/1994/674, 27 mai 1994.
[27] Tadić est accusé de crimes commis dans des camps de détention implantés à proximité de Prijedor. Les violences sexuelles furent, d’emblée, inscrites dans les charges, il s’agissait ici de mutilations sexuelles commises à l’encontre de détenus masculins. La Chambre a conclu à la culpabilité de Tadić qui était présent et avait aidé et encouragé le crime. Jouèrent aussi un rôle clefs les affaires du camp Celebici qui permirent d’assimiler le viol à une torture, en particulier pour les « spectateurs obligés » ; l’affaire Furundzija qui permet de condamner quelqu’un qui n’avait pas participé aux tortures et viols mais qui en avait connaissance lors des interrogatoires et qui n’avait rien fait pour les arrêter. Au TPIR, l’affaire Akayesu joua aussi un rôle de prise de conscience. Alors que le viol n’était pas au départ dans les charges, l’acte d’accusation fut modifié après qu’un témoignage eut particulièrement marqué les juges, celui du témoin J dont la fille de 6 ans avait été violée par trois hommes.
[28] Dans l’affaire Foča, le TPIY fit insérer dans les charges le crime d’esclavage sexuel en tant que crime contre l’humanité.
[29] Moins de deux ans après la commission pour l’ex-Yougoslavie, le Conseil établit une commission d’experts pour le Rwanda dans un contexte de guerre civile terrible et alors que l’opinion internationale s’alertait à nouveau de l’absence de réaction de l’ONU. La Résolution 935 du Conseil de sécurité lui fixait la même mission que pour la première, à laquelle s’ajoutait cependant la prise en considération d’éléments de preuve d’un génocide en cours. La commission conclut à une extension des compétences géographiques du TPIY mais c’est un nouveau tribunal (le TPIR) qui fut créé le 8 novembre 1994 « afin de juger les personnes responsables d’actes de génocide et d’autres violations graves du droit international humanitaire commis sur le territoire rwandais… entre le 1er janvier 1994 et le 3 décembre 1994 ».
[30] Il en est ainsi du Tribunal spécial pour la Sierra Leone, tribunal hybride à composante nationale et internationale, créé le 24 août 2000 « afin de juger les personnes responsables de crimes contre l’humanité, crimes de guerre et violation du droit international humanitaire et du droit Sierra-Léonais commis sur le territoire de la Sierra Léone depuis 1996 ». Un Tribunal spécial pour le Liban a été créé statutairement le 10 juin 2007 après l’attentat commis au Liban le 14 février 2005, quoique sa compétence puisse être élargie aux attentats ayant eu lieu dans le pays entre le 1er octobre 2004 et le 12 décembre 2005. Il a officiellement commencé ses activités le 1er mars 2009. Il existe aussi des Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens, hybrides elles aussi, créées en 2001 par l’ONU et le gouvernement cambodgien pour juger les principaux responsables des crimes commis sous le régime Khmer Rouge installé le 17 avril 1975 et renversé le 7 janvier 1979. Documentation officielle CPI, 2012.
[31] Les juridictions militaires qui avaient compétence pour juger en France de crimes de guerre à l’issue de la seconde guerre mondiale qui fonctionnaient de façon proche, ont laissé aux victimes qui n’étaient pas parties civiles mais témoins le même goût d’amertume. Voir, par exemple, les nombreux témoignages de Robert Hébras, un des survivants du massacre d’Oradour-sur-Glane, présent au procès de Bordeaux jugeant un certain nombre de soldats ayant participé au massacre.
[32] Juger Eichmann, Jérusalem 1961, Catalogue de l’exposition réalisée au Mémorial de la Shoah, Paris, 2012.
[33] TPIY, Affaire Foča, Témoin 50, extraits d’audience, archives du tribunal.
[34] Cf. nos remarques à propos de la mémoire juive dans Enfances juives sous la direction de M. Kiener et P. Plas, Limoges, Souny, 2006, 590 p. Les enfants juifs cachés pendant la Seconde guerre mondiale dans les départements du centre de la France ont attendu, souvent jusqu’à un âge avancé, avant de livrer un témoignage fiable sur leur enfance à la suite du déclenchement d’une enquête systématique et de l’organisation de cérémonies de retrouvailles de famille en provenance du monde entier, éléments clefs qui libérèrent la parole.
[35] TPIY, Affaire Foča, Témoin 50, extrait d’audience, archives du tribunal.
[36] Le moment de l’explication de l’anonymat au témoin constitue une épreuve en soi pour ce dernier. Témoin 51, extrait d’audience : « — Madame le témoin, est-ce que vous voyez votre nom figurer sur la pièce à conviction 186 ? — Oui. — Vous voyez également sur cette pièce le numéro 50 à côté ? — Oui. — Dans le cadre de cette procédure nous ferons référence à vous-même en utilisant ce numéro, le numéro 50, comprenez-vous ? (…) Sur cette feuille de papier voyez-vous également le nom de votre mère ? — Oui. — Quel est le numéro qui figure à côté du nom de votre mère ? — Le numéro 51. — Voyez-vous également le nom de votre père ? — Oui. — Quel est le numéro qui figure à côté de son nom ? — Numéro 52. — Est-ce que vous voyez également le numéro de votre grand-mère ? » etc. Cette dépersonnalisation du témoin et des membres de sa famille ainsi que de ses camarades de calvaire, nécessaire pour des raisons de sécurité, est considérée comme pénible et difficile par les témoins.
[37] Cette situation de confrontation s’est toutefois révélée souvent comme cruciale car la victime le reconnaît alors que jusque là elle n’avait fait que le décrire. On trouve souvent, avec des variantes minimes, cette remarque « aujourd’hui quand je l’ai vu ici dans le prétoire, je l’ai reconnu immédiatement. J’en suis tout à fait sûre. J’ai été violé par tant d’hommes, il y a tant de visages qui se mélangent dans mon esprit, mais lui je le reconnais. » [Déclaration empruntée au Témoin 50].
[38] Les phrases entre guillemets sont tirées de l’acte d’accusation, 2012.
[39] Les témoins racontent que leurs violeurs prononçaient souvent la phrase suivante : « Vous, les femmes musulmanes, vous les Bule, on va vous montrer ». Témoin FW 50.
[40] Cf. entre autre, le film Viol, arme de guerre tournée dans les Balkans par Sabina Subasic et Fabrice Gardel, 52 minutes, 2002.
[41] On signalera le travail pionnier d’Aderidan Daniel Ikuomola qui enseigne la sociologie à l’université Adekunle Ajasin au Nigeria et dont on peut avoir un aperçu dans une communication récente en français : « La stigmatisation des enfants nés des viols lors de la guerre civile du Nigeria (1967-1970) », in Raphaëlle Branche, op. cit., p. 177. Pour la guerre de 1914, voir le travail devenu maintenant un classique de Stéphane Audouin-Rouzeau, L’enfant de l’ennemi, Paris, Aubier, 1995.
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