Damien Roets, L’action civile associative pour apologie de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité : l’article 48-2 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse partiellement abrogé par le Conseil constitutionnel (À propos de la Décision n° 2015-492 QPC du 16 octobre 2015)
L’action civile associative pour apologie de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité : l’article 48-2 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse partiellement abrogé par le Conseil constitutionnel (À propos de la Décision n° 2015-492 QPC du 16 octobre 2015)
Damien Roets,
Professeur de droit privé et sciences criminelles, OMIJ, Université de Limoges
La loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, qui, depuis sa promulgation, a été de nombreuses fois modifiée, contient diverses incohérences. L’association Communauté rwandaise de France (CRF), en posant la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) à l’origine de la décision du Conseil constitutionnel n° 2015-492 QPC du 16 octobre 2015 en a spectaculairement mise une en exergue. En effet, alors que le troisième alinéa de l’article 24[1] de la loi incrimine, sans restriction d’ordre chronologique, le comportement de « ceux qui, par l’un des moyens énoncés en l’article 23, auront fait l’apologie des crimes visés au premier alinéa, des crimes de guerre[2], des crimes contre l’humanité[3] ou des crimes et délits de collaboration avec l’ennemi », l’article 48-2 de la loi, issu de la loi n° 90-615 du 13 juillet 1990 (souvent dite « loi Gayssot »), dispose, quant à lui, que « toute association régulièrement déclarée depuis au moins cinq ans à la date des faits, qui se propose, par ses statuts, de défendre les intérêts moraux et l’honneur de la Résistance ou des déportés peut exercer les droits reconnus à la partie civile en ce qui concerne l’apologie des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité ou des crimes ou délits de collaboration avec l’ennemi et en ce qui concerne l’infraction prévue par l’article 24 bis ». Ainsi, alors que le champ d’application des délits d’apologie de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité n’est nullement limité à la période de la Seconde Guerre mondiale, la référence faite par l’article 48-2 aux « intérêts moraux et à l’honneur de la Résistance ou des déportés » emporte pour conséquence que seules les associations visant l’apologie des crimes de guerre ou l’apologie des crimes contre l’humanité commis durant cette période de l’Histoire peuvent exercer l’action civile[4] (étant rappelé que, exercée par la voie de l’action, l’action civile associative présente le grand intérêt de pallier le refus du ministère public de mettre en mouvement l’action publique et, donc, permet à l’association d’accéder au juge pénal). Pour la présentation la plus complète possible de ce pataquès juridique, il convient de préciser que cette rédaction malencontreuse de l’article 48-2 de la loi du 29 juillet 1881 est très largement inspirée de celle de l’article 2-5 du Code de procédure pénale, dans sa rédaction issue de la loi n° 83-466 du 10 juin 1983, selon lequel « toute association régulièrement déclarée depuis au moins cinq ans à la date des faits qui se propose, par ses statuts, de défendre les intérêts moraux et l’honneur de la Résistance ou des déportés peut exercer les droits reconnus à la partie civile en ce qui concerne soit l’apologie des crimes de guerre ou des crimes ou délits de collaboration avec l’ennemi, soit les destructions ou dégradations de monuments ou les violations de sépultures, soit les délits de diffamation ou injures, qui ont causé un préjudice direct ou indirect à la mission qu’elle remplit ».
Dans l’espèce à l’origine de la décision rendue par le Conseil constitutionnel le 16 octobre 2015, l’association CRF souhaitait se constituer partie civile contre personne non dénommée des chefs d’injures publiques raciales et d’apologie de crimes contre l’humanité et avait, à l’occasion de cette initiative procédurale, posait la QPC suivante, le 13 avril 2015, devant la Chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris :
« L’application combinée des articles 48-2 et 24 alinéa 5 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse qui, d’une part, limite l’exercice des droits reconnus à la partie civile aux seules associations qui se proposent, par leurs statuts, de défendre les intérêts moraux et l’honneur de la Résistance ou des déportés et, d’autre part, limite cet exercice aux cas relatifs aux crimes contre l’humanité tels que définis juridiquement par l’article 6 du statut du Tribunal militaire international annexé à l’accord de Londres du 8 août 1945, est-elle conforme aux articles 6 et 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 ? ».
À cette très pertinente question, que la Chambre criminelle de la Cour de cassation lui avait transmise[5], le Conseil constitutionnel, après avoir rappelé les termes de la troisième phrase de l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (« [La loi] doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse ») et ceux de son article 16 (« Toute Société dans laquelle la garantie des Droits n’est pas assurée, ni la séparation des Pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution »)[6], répond en commençant par réaffirmer que « si le législateur peut prévoir des règles de procédure différentes selon les faits, les situations et les personnes auxquelles elles s’appliquent, c’est à la condition que ces différences ne procèdent pas de distinctions injustifiées et que soient assurées aux justiciables des garanties égales, notamment quant au respect du principe des droits de la défense, qui implique en particulier l’existence d’une procédure juste et équitable garantissant l’équilibre des droits des parties »[7] (le Conseil constitutionnel aurait pu affiner sa motivation en évoquant explicitement la question du droit d’accès au juge qui était en l’occurrence très précisément en cause). Après avoir constaté que les délits d’apologie de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité (qui, aujourd’hui, renvoient implicitement, aux articles 461-2 à 461-31, 211-1 et 212-1 à 212-3 du Code pénal)[8] « ne répriment pas la seule apologie des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité commis durant la Seconde Guerre mondiale »[9], et que « le législateur n’a pas prévu une répression pénale différente pour l’apologie des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité selon que ces crimes ont été commis ou non pendant la Seconde Guerre mondiale »[10], le Conseil affirme qu’« il ne ressort ni des dispositions contestées ou d’une autre disposition législative ni des travaux préparatoires de la loi du 13 juillet 1990 l’existence de motifs justifiant de réserver aux seules associations défendant les intérêts moraux et l’honneur de la Résistance ou des déportés la faculté d’exercer les droits reconnus à la partie civile en ce qui concerne l’apologie des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité »[11]. Partant, « les dispositions contestées, en excluant du bénéfice de l’exercice des droits reconnus à la partie civile les associations qui se proposent de défendre les intérêts moraux et l’honneur des victimes de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité autres que ceux commis durant la Seconde Guerre mondiale, méconnaissent le principe d’égalité devant la justice »[12], et « les mots : « des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité ou » figurant à l’article 48-2 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse doivent être déclarés contraires à la Constitution »[13]. Toutefois, compte tenu du fait que l’abrogation immédiate des dispositions inconstitutionnelles aurait « pour effet de faire disparaître, pour toute association ayant pour objet de défendre les intérêts moraux et l’honneur de la Résistance ou des déportés, le droit d’exercer les droits reconnus à la partie civile en ce qui concerne l’apologie des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité »[14], les sages de la rue de Montpensier reportent leur abrogation au 1er octobre 2016 « afin de permettre au législateur d’apprécier les suites qu’il convient de donner à cette déclaration d’inconstitutionnalité »[15] (précisant, par ailleurs, « qu’il y a également lieu de suspendre les délais de prescription applicables à la mise en mouvement de l’action publique par la partie civile en matière d’apologie des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité jusqu’à l’entrée en vigueur d’une nouvelle loi et au plus tard jusqu’au 1er octobre 2016 »[16]).
Deux conséquences découlent de la décision QPC du 16 octobre 2015. La première consiste(ra) dans l’insertion dans la loi du 29 juillet 1881 de dispositions, distinctes de celles contenues dans le futur article 48-2 « raboté », octroyant, sans restrictions d’ordre historique, le droit d’agir par action ou intervention aux associations régulièrement déclarées depuis au moins cinq ans qui se proposent, par leurs statuts, de combattre l’apologie d’un ou plusieurs crimes de guerre ou d’un ou plusieurs crimes contre l’humanité – le texte pourrait utilement préciser que lesdits crimes doivent avoir fait l’objet d’une reconnaissance par une décision définitive rendue par une juridiction nationale ou internationale. La seconde conséquence est (sera) une réécriture similaire de l’article 2-5 du Code de procédure pénale qui, on l’a vu, pour les mêmes délits, comporte la même limitation.
Par extrapolation, sur le terrain du droit pénal substantiel, la question se pose de savoir si la décision QPC du 16 octobre 2015 n’annonce pas une future abrogation de l’article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 qui, on le sait, incrimine le comportement de « ceux qui auront contesté, par un des moyens énoncés à l’article 23, l’existence d’un ou plusieurs crimes contre l’humanité tels qu’ils sont définis par l’article 6 du statut du tribunal militaire international annexé à l’accord de Londres du 8 août 1945 et qui ont été commis soit par les membres d’une organisation déclarée criminelle en application de l’article 9 dudit statut, soit par une personne reconnue coupable de tels crimes par une juridiction française ou internationale ». Une telle abrogation pourrait survenir assez rapidement, la Chambre criminelle, le 6 octobre 2015[17], ayant transmis au Conseil constitutionnel la QPC suivante :
« L’article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 porte-t-il atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution française du 4 octobre 1958 et notamment :
– au principe d’égalité devant la loi garanti par l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 (qui impose que la loi soit la même pour tous) et par l’article 1er de la Constitution du 4 octobre 1958 (qui impose l’égalité devant la loi sans distinction d’origine, de race ou de religion) ;
– à la liberté d’opinion garantie par l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 (qui permet sa manifestation dans la stricte limite du trouble à l’ordre public) ;
– à la liberté d’expression garantie par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 (considérée, sauf abus, comme consubstantielle à la démocratie et à l’État de droit) ? ».
La transmission de la QPC au Conseil constitutionnel a été motivée comme suit par la Chambre criminelle :
« La question posée présente un caractère sérieux, en ce que la disposition critiquée, qui incrimine la seule contestation des crimes contre l’humanité définis par l’article 6 du statut du tribunal militaire international annexé à l’accord de Londres du 8 août 1945 et qui ont été commis, soit par des membres d’une organisation criminelle en application de l’article 9 dudit statut, soit par une personne reconnue coupable de tels crimes par une juridiction française ou internationale, est susceptible de créer une inégalité devant la loi et la justice ».
Le raisonnement conduisant à une telle abrogation reposerait donc sur le principe d’égalité devant la loi et la justice pénales, lequel semble faire obstacle à la cristallisation historique du délit de contestation de crimes contre l’humanité. Cette abrogation de l’article 24 bis aux fins d’instauration d’un délit général de contestation de crimes contre l’humanité (dont le crime de génocide) soulèverait toutefois d’abyssales difficultés, étant rappelé que, dans sa décision n° 2012-647 DC du 28 février 2012, le Conseil constitutionnel a jugé contraire à la Constitution l’incrimination de contestation ou de minimisation de « l’existence d’un ou plusieurs crimes de génocide défini à l’article 211-1 du Code pénal et reconnus comme tels par la loi française » aux motifs, d’une part, « qu’une disposition législative ayant pour objet de « reconnaître » un crime de génocide ne saurait, en elle-même, être revêtue de la portée normative qui s’attache à la loi »[18] et, d’autre part, que « en réprimant ainsi la contestation de l’existence et de la qualification juridique de crimes qu’il aurait lui-même reconnus et qualifiés comme tels, le législateur a porté une atteinte inconstitutionnelle à l’exercice de la liberté d’expression et de communication »[19]. La solution pourrait consister à exiger que le crime de génocide ou le crime contre l’humanité autre que le génocide dont l’existence est contestée ait fait l’objet d’une reconnaissance par une décision définitive rendue par une juridiction nationale ou internationale. Pour les crimes de masse historiques ne pouvant, pour des raisons évidentes, faire l’objet d’une telle décision – on pense naturellement ici aux crimes de masse commis à l’encontre des arméniens au début du XXème siècle qui pourtant, selon toute vraisemblance, relèvent de la qualification de « génocide » –, une procédure de saisine pour avis de la Cour pénale internationale relative à leur qualification juridique au regard du droit international pénal pourrait être imaginée[20] (elle nécessiterait cependant une assez hypothétique modification du Statut de la Cour pénale internationale). La « dénazification » de l’article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 aurait pour conséquence la suppression de la référence finale audit article dans… l’article 48-2 (après une nouvelle décision QPC ?!…). L’Histoire et la loi sur la liberté de la presse constituent décidément un bien étrange ménage…
[1] Et non pas le cinquième (comme cet aliéna est souvent, à tort, référencé).
[2] L’apologie des crimes de guerre a été insérée dans l’article 24, al. 3, par la loi n° 51-18 du 5 janvier 1951.
[3] L’apologie des crimes contre l’humanité a été insérée dans l’article 24, al. 3, par la loi n° 87-1157 du 31 décembre 1987.
[4] En ce sens, cf. Crim., 1er sept. 2005 (2 arrêts), inédits, pourvois n° 04-86756 et 04-86757.
[5] Crim., 8 juil. 2015, inédit, pourvoi n° 15-9006 (« la question est sérieuse, en ce que, en prévoyant qu’en matière d’apologie de crime contre l’humanité, l’action publique ne peut être mise en œuvre que par le ministère public, mais que seules les associations définies à l’article 48-2 de la loi du 29 juillet 1881 peuvent exercer les droits reconnus à la partie civile, de sorte que le procureur de la République conserve l’exclusivité de l’initiative des poursuites du chef d’apologie d’autres infractions de même nature, alors que la répression de celles-ci est également prévue par la loi, et notamment , s’agissant des actes de génocide ou des autres violations graves du droit international humanitaire commis en 1994 sur le territoire du Rwanda, par la loi n° 96-432 du 22 mai 1996, les dispositions critiquées sont susceptibles de créer, entre des associations défendant par leurs statuts les intérêts ou la mémoire de victimes de crimes de même nature et également réprimés, une discrimination injustifiée »).
[6] 5ème cons.
[7] Ibid. Dans le même sens, cf., par ex., Cons. const., Décision 97-389 DC du 22 janv. 1997, 61ème cons. ; Décision 2010-15/23 QPC du 23 juil. 2010, 4ème cons.
[8] Dans sa décision, le Conseil constitutionnel oublie curieusement les articles 212-2 et 212-3 du Code pénal (cf. le 6ème cons.).
[9] 6ème cons.
[10] 7ème cons.
[11] Ibid.
[12] Ibid.
[13] Ibid.
[14] 9ème cons.
[15] Ibid.
[16] Ibid.
[17] Pourvoi n° 15-84335, à paraître au Bulletin de la Chambre criminelle.
[18] 6ème cons.
[19] Ibid.
[20] En ce sens, cf., mutatis mutandis, J.-P. Marguénaud, RSC 2014.182.
Voir ici le texte de la Décision n° 2015-492 QPC du 16 octobre 2015
BP 23204
87032 Limoges - France
Tél. +33 (5) 05 55 14 91 00