Pascal Plas, Migrations : l’errance des artistes étrangers en France de 1939 à 1944
Migrations : l’errance des artistes étrangers en France de 1939 à 1944
Pascal Plas, Directeur de l’Institut international de recherche sur la conflictualité (IiRCO), OMIJ, Université de Limoges
Dès la fin des années 1930 et pendant la Seconde Guerre mondiale, la France devint pays d’accueil et une terre de refuge pour des milliers d’artistes réfugiés. Toutefois, la France de Vichy ne fut pas le monde rêvé de la liberté retrouvée ; « portes fermées et murs de papiers »[1] furent aussi des éléments de la dure réalité de l’installation. Au sein des réfugiés, intellectuels et artistes ne furent guère protégés par leur célébrité antérieure et eurent à souffrir, en raison de leurs écrits ou de leur art engagés, de tracasseries qui devinrent des contraintes puis une persécution d’autant plus terrible que certains d’entre eux étaient Juifs. La mise en avant dans la littérature et l’historiographie récentes de destins d’écrivains et d’artistes célèbres ou de lieux de passage devenus mythiques comme le Marseille de Varian Fry[2] masque en fait les subtilités des errances qui restent à quantifier précisément et à reconsidérer afin de constituer une typologie des refuges enfin fiable. En effet, plus on entre aujourd’hui dans les itinéraires individuels et plus on s’aperçoit que les situations furent diverses et compliquées.
La question des réfugiés en Europe
Jusqu’à la Première Guerre mondiale, le phénomène des réfugiés politiques était très limité. Les bouleversements provoqués par la Grande Guerre, la Révolution russe, la désintégration des empires, la naissance de nouveaux États, provoquèrent en Europe dans l’entre-deux-guerres une « question des réfugiés » qui ne cessa de prendre de l’ampleur à la veille de la Seconde Guerre mondiale. En effet, dans le même temps, par un système de quotas, les États-Unis d’Amérique, redevenus isolationnistes se fermaient au reste du monde (à l’exception du Canada et de l’Amérique latine). Au milieu des années 1920, les États-Unis ne permettent l’entrée que de 150 000 personnes par an, ventilées selon des pourcentages nationaux d’installés ; le système profite surtout aux Anglais et c’est seulement 20 000 Allemands qui sont susceptibles d’obtenir des visas, susceptibles car dans la réalité les autorités américaines n’utilisent que 16 % du quota[3]… Les passages de l’Atlantique de quelques illustres, un Albert Einstein ou un Thomas Mann, ne doivent pas faire illusion[4]. Or, en raison de l’évolution politique de plusieurs États en Europe – montée du fascisme en Italie, du nazisme en Allemagne après 1933, du stalinisme à l’est et de la victoire du franquisme à la fin des années 1930 –, de nouvelles vagues de déracinés ne cessèrent de naître et de venir s’ajouter aux anciennes. Par ailleurs, le concept même de réfugié évolua car, au-delà des migrations à caractère économique, se développaient désormais surtout des migrations politiques, ethniques – on dit alors raciales – et religieuses.
La montée en puissance des régimes totalitaires, en particulier du nazisme, fut catastrophique pour des pans entiers de la population. Une politique antisémite, de discrimination et de persécution à l’égard des Juifs, particulièrement violente en Allemagne après les Lois de Nuremberg conduisit ceux-ci à se dissimuler et, pour ceux qui le pouvaient, à quitter le pays tant leur vie était menacée[5]. Les Juifs qui avaient fuit les pogroms dans la vaste U.R.S.S. ou en Pologne durent à nouveau s’exiler, de même que des Juifs de vieille souche qui se croyaient profondément allemands. Il en fut de même en Hongrie, en Roumanie, en Bulgarie et par la suite en Autriche annexée et en Tchécoslovaquie démantelée.
Aux populations juives particulièrement stigmatisées s’ajoutaient des militants politiques (dirigeants de partis et de syndicats, socio-démocrates et communistes) ou des compagnons de route intellectuels de l’opposition (écrivains, scientifiques, cinéastes), des avocats, des journalistes, des artistes (peintres, photographes), tous menacés d’arrestation et d’un séjour en camp de concentration. Le monde des arts et des lettres était fortement représenté dans cet ensemble de nouveaux proscrits. Nombreux en effet étaient ceux reniés par le nouveau régime à la suite d’un classement dans les « Arts dégénérés » – titre de l’exposition nazie de Munich en 1937[6] – qui, au-delà de l’art moderne embrassa peu à peu la musique (de Béla Bartok au jazz[7]), le cinéma (de Max Ophüls à Fritz Lang) et les lettres. Ainsi les pièces subversives de Bertold Brecht furent interrompues dès 1930 par des agités nationaux socialistes et, en 1933, il fut purement et simplement chassé par les nazis après une perquisition à son domicile ; son œuvre fut alors interdite et brulée lors de l’autodafé du 10 mai 1933 et il fut déchu de la nationalité allemande en 1935[8].
Après 1939 et alors que le Reich et ses alliés s’emparaient de la quasi intégralité de l’Europe, la question des réfugiés prit une tout autre dimension dans la mesure où la législation politique et raciale du Reich s’étendit aux nouveaux territoires.
La France au carrefour de ces migrations intellectuelles
La possession d’un passeport, l’obtention d’un visa étaient devenues des éléments cruciaux d’une expatriation forcée bien avant la Seconde Guerre mondiale mais leur obtention n’assurait pas pour cela dans le pays d’accueil une réception sinon enthousiaste, tout au moins digne.
En fait, c’est seulement au début des années 1930 que la France constitua un espace de refuge conforme au paradigme de la liberté qu’elle incarnait depuis les Lumières ; la France était, des deux démocraties alors seules existant encore en Europe, la terre du refuge par excellence. De nombreux intellectuels inquiétés venaient d’espaces francophiles, parlaient assez bien la langue et avaient des relations avec leurs pairs à Paris ou ailleurs depuis longtemps. Cette situation particulière liée au fait que leur nombre était alors restreint facilitait leur intégration. Les artistes tchèques par exemple se rendaient régulièrement en France, soit parce qu’il y existait déjà une petite communauté installée à Paris et avec laquelle ils étaient en relation par le canal des Salons, des Expositions, soit parce qu’existaient de véritables réseaux d’accueil qui, au moment de la guerre, allaient se transformer en filières[9]. Le conflit, par les nouvelles fuites qu’il occasionna, ne fit donc que renforcer des voies d’immigration qui existaient antérieurement
De même la France accueillait des intellectuels étrangers allemands fuyant le nazisme bien avant 1939. « Weimar en exil », selon la formule consacrée après les travaux de Jean-Michel Palmier[10], s’était organisé à Paris et dans le Midi. Dans la capitale, une véritable communauté d’exilés allemands – Bertold Brecht, James Joyce, Max Ernst, Vassili Kandinsky et bien d’autres, immortalisés dans cet exil parisien par Joseph Breitenbach, lui-même ayant quitté l’Allemagne à l’été 1933 – contribuait à l’effervescence culturelle[11]. En 1936, la Bibliothèque allemande de la liberté dirigée par Heinrich Mann était en mesure d’organiser une grande exposition, « Le livre allemand libre », rétrospective remarquable consacrée à la littérature allemande[12]. Artistes et écrivains exilés présentèrent aussi en février 1938 une exposition au titre explicite « Cinq ans de dictature hitlérienne » dans un style extrêmement provocateur[13]et surtout simultanément s’associèrent à l’Exposition internationale du surréalisme à la galerie des Beaux-Arts qui les incita à aller plus loin et à préparer une autre exposition, « L’art allemand libre », exposition qui était le contre-pied de celle de Munich sur « L’art dégénéré » et qui se tint à Paris au lendemain des Accords de Munich, ce qui lui valut une réelle sympathie des Français, ulcérés par l’attitude du Reich[14].
Les bannis allemands se retrouvaient aussi dans des « colonies » – groupes d’exilés – à Sanary-sur-Mer, « colonie » qu’Herbert Marcuse qualifiait de capitale mondiale de la littérature allemande tant les exilés y étaient nombreux et les activités intellectuelles militantes importantes puisque Lion Feuchtwanger, Bertold Brecht et Willi Bedel fondèrent le journal Das Wort, la plus importante publication antifasciste des écrivains réfugiés allemands[15]. D’autres s’étaient installés à Aix-en-Provence et en plusieurs points de la Côte d’Azur. Dans cet espace se pressaient aussi des intellectuels et des peintres français comme André Breton et nombre de surréalistes dont les réunions dans les cafés, au « Ventoux » et surtout au « Bruleur de loups » sur le Vieux Port étaient ouvertes à cette diaspora de l’exil[16].
Dans les années qui précédèrent la guerre et dès le début de celle-ci, la situation se dégrada. La prise en charge des réfugiés, dès lors que les entrées devinrent importantes, se fit dans de mauvaises conditions, terribles même si l’on considère la manière dont furent littéralement parqués les réfugiés Républicains espagnols dans les camps improvisés des Pyrénées Orientales, réfugiés au sein desquels se trouvaient de nombreux artistes et intellectuels[17].
Il en fut de même quoique différemment pour les exilés allemands, autrichiens, juifs ou non qui arrivaient en grand nombre des pays d’Europe de l’est et d’Europe centrale. Ils furent, dans un premier temps bloqués dans une France qui n’était plus considérée comme un lieu sûr mais comme une étape vers la liberté américaine. Les exilés espéraient et attendaient une liaison vers l’Espagne et le Portugal et, de là, vers les Amériques. La concentration de grands artistes et écrivains à Marseille pendant la guerre résulte de cette stratégie de fuite. Marseille était alors le seul grand port de ce qu’il reste de la France d’où l’on pouvait encore partir vers l’Afrique du Nord (partie de la France coloniale), Gibraltar (morceau d’Angleterre), l’Amérique du sud (embarquement clandestin facile si l’on avait de l’argent) et surtout les États-Unis, ce qui était plus compliqué. Les organismes de presse, culturels et de radio s’étaient repliés là, ce qui offrait une multitude de petits emplois intellectuels. Surtout, les consulats étrangers y étaient nombreux – presque toutes les nations avaient des bureaux consulaires dans la ville – et il existait un trafic nourri de fourniture de faux papiers. Il y avait à Marseille une « cohue des réfugiés qui hante la cité » qu’a bien décrite Victor Serge, « on y trouve de grands intellectuels de toutes les classes qui ne sont rien puisqu’ils se sont permis de dire la plupart doucement non à l’oppression totalitaire ; nous comptons tant de médecins, de psychologues, d’ingénieurs, de pédagogues, de poètes, de peintres, d’écrivains, de musiciens, d’économistes, d’hommes politiques que nous pourrions insuffler l’âme à un grand pays. Il y a dans cette misère autant de capacités et de talents qu’il y en avait à Paris au temps de sa grandeur [mais] on ne voit que des hommes traqués, infiniment fatigués, à bout de force nerveuse, cour des miracles des révolutions, des démocraties et des intelligences vaincues »[18].
Ils espéraient tous en Varian Fry. En effet, ce journaliste américain s’était installé là, officiellement en tant que reporter, officieusement en tant que correspondant de l’Emergency Rescue Committee, organisme de sauvetage qui s’était donné pour tâche de sauver des intellectuels, artistes, écrivains, scientifiques en organisant des départs vers les États-Unis. La liste initiale fut par la suite étendue à tous ceux qui étaient en danger. Jusqu’en septembre 1941, date de son départ, il put ainsi faire passer au Portugal et de là aux États-Unis près de 3000 personnes[19].
Du refuge au refus
À l’été 1940 le danger s’accentua pour les réfugiés juifs, ressortissants de tous les pays d’Europe et pour les opposants allemands et italiens. D’une part, après l’armistice, il n’y eut plus une mais deux France et celle au nord de la ligne de démarcation qui passait sous droit allemand (la Zone occupée) ne constituait en rien un refuge puisque les fuyards y retrouvaient les mêmes terribles contraintes que celles qui s’exerçaient à leur égard dans le Reich. D’autre part, la France de Vichy constituée de la partie restante du territoire (Zone sud dite aussi Zone non occupée), administrée par le Gouvernement de Vichy aurait dû être plus sûre dans un premier temps – pas d’occupation avant le 11 novembre 1942 – mais elle devint en fait assez vite une nasse, du fait d’abord des clauses de l’Armistice, ensuite d’une politique de collaboration de plus en plus affirmée qui conduisit les autorités répressives de Vichy à regrouper, à interner et à livrer ceux-là même que la France eut dû protéger.
Les réfugiés n’avaient guère de choix. Avant d’être des génies dans leur art ou, pour beaucoup, des génies en genèse, ils étaient d’abord considérés comme des « étrangers » et, à ce titre, devaient obéir à une multitude de textes d’encadrement[20]. Pour ceux qui étaient Allemands, la situation était pire encore dans la mesure où ils étaient d’abord classés comme « ressortissants d’une puissance ennemie » puis l’article 19 de la Convention d’armistice stipula « que le gouvernement français [était] tenu de livrer sur demande tous les ressortissants désignés par le gouvernement du Reich ». Les Espagnols républicains n’étaient guère mieux lotis, on les assimilait à des « rouges irrécupérables » et ils étaient incités à émigrer ou à rentrer en Espagne.
Dès la fin de l’année 1942, la patrie des droits de l’Homme livra des hommes aux dictatures et commença à interner dans des camps les ressortissants étrangers qu’elle ne pouvait renvoyer. Cela se fit dans des camps du sud de la France aujourd’hui bien connus, Gurs, Rivesaltes, le Camp des Milles près d’Aix-en-Provence où furent enfermés « les ressortissants allemands et apatrides d’origine allemande », etc. D’autres bénéficièrent d’un semi-internement dans les Compagnies de Travailleurs Etrangers (C.T.E.) devenues des Groupements de Travailleurs Etrangers (G.T.E.) dans lesquels un encadrement de type militaire était chargé de « mettre au travail » ceux qui étaient devenus « la main d’œuvre étrangère » en les affectant à des tâches agricoles ou d’extraction minière[21].
Ces lieux de détention furent autant de nasses, d’antichambres de Drancy et d’Auschwitz.
Le Statut des Juifs du 3 octobre 1940 et quantité de textes de dénaturalisation avaient renvoyé aussi hors de la société de nombreux intellectuels juifs naturalisés jusque-là intégrés, en les privant de travail par l’exclusion de toute une série de professions en particulier du monde des arts et de la presse[22]. Le Statut des Juifs du 2 juin 1941 autorisa par exemple une épuration drastique dans les milieux musicaux où de nombreux instrumentistes réfugiés dans les années 1930 avaient trouvé un moyen de subsister dans le prolongement des ouvertures artistiques et des curiosités intellectuelles qui faisaient se croiser musiciens, gens de théâtre, peintres, souvent pour des créations sublimes comme l’avaient été les Ballets russes qui se produisirent à Paris tous les ans à partir de 1919[23]. Dans les salles de concert de province, l’exclusion se lisait dans les programmations – mise au ban d’une série d’œuvre et de leurs auteurs – mais aussi dans le licenciement pur et simple d’un grand nombre de musiciens qui avaient pourtant derrière eux une carrière internationale.
La proximité du pouvoir ne protégea pas les réfugiés étrangers comme le montre l’itinéraire des Döblin. Alfred Döblin – l’auteur de Berlin Alexanderplatz – avait été naturalisé français en 1936 après avoir quitté l’Allemagne en 1933 et occupait un haut poste à Vichy[24]. Du jour au lendemain, sa carrière et sa vie furent réduites au néant ; il dut fuir aux États-Unis, laissant en France un fils qui se suicida pour ne pas tomber entre les mains des nazis et ce après avoir envoyé son manuscrit sur l’équation de Kolmogorov à l’Académie des sciences[25]…
Le vécu quotidien de ces artistes et intellectuels exilés reste mal connu tant il existe de situations différentes en fonction des lieux, du voisinage, des rencontres, des hostilités et des solidarités, etc. Pour ceux qui étaient « dans la nature », il fallut d’abord survivre ; des réseaux d’aide se mirent en place comme à Marseille, la coopérative autogestionnaire « Le Fruit mordoré », où l’on fabriquait des pâtes de fruits[26] ; s’y trouvèrent à un moment ou à un autre plus d’une vingtaine d’intellectuels français et étrangers dont Sylvain Itkine ou Jacques Prévert. Ceux qui étaient isolés dans les campagnes s’arrangeaient avec l’entourage qui, d’une manière générale, ne leur était pas forcément hostile à l’exclusion des membres de la Légion des combattants – les yeux et les oreilles du Maréchal – qui surveillaient et dénonçaient. Raoul Hausmann, installé à Peyrat-le-Château ne semble pas avoir souffert de ses compatriotes. La vie intellectuelle de ces réfugiés se poursuivait, d’autant plus dynamique qu’ils arrivaient à se regrouper comme à la Villa Air Bel qui devient un grand lieu de vie et de survie artistique où on luttait selon une formule d’André Breton contre « la débâcle de l’esprit ». On y organisait des jeux surréalistes, des expositions en plein air et c’est là que fut créé le fameux jeu de Marseille[27]. Tout le monde n’était pas immergé dans le surréalisme, et nombre d’œuvres reflétait alors le désarroi du temps, les interrogations propres à l’exil, le concept de l’engagement, une réflexion sur l’héroïsme lorsqu’on est au cœur des années noires. Une étude sur les peintres tchèques réfugiés en France indique qu’ils firent quelques croquis des « indigènes » et de leurs paysages ; les évènements marquants de la guerre ou des peintures renvoyant aux luttes dans leur pays d’origine constituent le gros de leur travail. Le repli permettait aussi un travail de création ; Raoul Hausmann par exemple utilisa une grande partie de son temps à des recherches sur la photographie.
Ceux qui étaient internés avaient une vie plus difficile et plusieurs d’entre eux oscillèrent entre espoir et désespérance, aussi tentèrent-ils de s’organiser. Au Camp des Milles, au cœur de l’enfermement, se déroulèrent des lectures, des représentations théâtrales, des concerts et les peintres Lion Feuchtwanger, Hans Bellmer, Max Ernst et bien d’autres, anonymes souvent, y laissaient des centaines de traces qui sont une des particularités de ce qui est aujourd’hui devenu un établissement muséal[28]. Il est vrai que le Camp des Milles regroupa un panel exceptionnel de peintres, musiciens, architectes, écrivains, avocats, etc., constituant un des plus grands creusets intellectuels et artistiques de ce milieu de XXème siècle. Mais le phénomène n’est pas propre qu’à Marseille ; les camps de Républicains espagnols furent aussi une « pépinière des arts »[29] en particulier en matière de dessin et de sculpture (avec les matériaux du bord), art pour éviter la psychose des barbelés mais aussi art comme acte politique.
Cependant, où que l’on soit, l’attente semblait longue et les filets se resserraient. Après la rafle du Vel d’Hiv en zone occupée, à l’été 1942 se déroula la grande rafle de province des Juifs étrangers qui conduisit à une déportation massive. Les Espagnols quant à eux furent très largement requis pour l’organisation Todt, prélude aussi à la déportation. Faute de papiers adéquats, il fallut tenter la fuite, le plus souvent par des filières de résistance. Mouvements et réseaux de passeurs y contribuèrent largement en particulier dans les Pyrénées, porte vers l’Espagne. Certains exilés avaient fait ce choix très tôt comme Alma Malher qui arriva à passer en septembre 1940, Franz Heinrich, Golo Mann et bien d’autres. L’aventure toutefois était risquée même si les filières s’organisaient et se structuraient peu à peu, augmentant leur efficacité ; il y eut des échecs toutefois et lorsqu’ils étaient successifs, ils purent conduire au désespoir comme pour Walter Benjamin[30].
Ne pas partir et risquer l’arrestation conduira aussi, souvent, au passage dans la clandestinité et à l’engagement dans la Résistance. La Résistance, il en a été question dans les communautés d’exilés, qu’ils soient peintres, sculpteurs ou écrivains dès avant la guerre. Elle était alors considérée comme un devoir même si on avait du mal alors à lui trouver une définition et une réalité. À partir de 1942, l’acte de résistance se concrétisa par l’entrée dans un réseau ou dans un maquis.
Il reste une question essentielle : qu’est-ce qu’il advient physiquement, moralement et psychologiquement de l’homme de culture dans une situation de guerre ? Pour ce qui concerne l’historien, très attaché à une contextualisation des cas étudiés, quoi qu’il en soit des destins des uns et des autres, le refuge fut un exil, un temps d’incertitude et d’angoisse, quant au sort des êtres chers, quant à l’avenir, quant à l’œuvre que l’on portait en soi. Anna Seghers dans Transit décrit bien ce qu’étaient devenu ces artistes et gens de lettres : des bêtes traquées dans une situation de vigilance permanente, « l’interprétation des signes remplaçant la connaissance »[31], ce que l’on retrouve dans ces inquiétants tableaux peints au Camp des Milles en particulier ceux d’Hans Bellmer, enchevêtrement de signes de l’internement avec des surimpressions d’images mentales de la mort obsessionnelles[32].
[1] David Wyman, Paper Walls : America and the Refugee Crisis, 1938-1941, University of Massachusetts Press, 1968.
[2] De très nombreux travaux ont en effet été consacrés aux réfugiés à Marseille pendant la Seconde Guerre mondiale et à Varian Fry. Parmi les principaux, on reverra à Mary Jane Gold, Marseille, années 1940, Phoebus, 2011 et antérieurement Jean-Louis Parisis, Une ville en fuite : Marseille, 1940-1942, L’Aube, 1992. Varian Fry lui-même a laissé un « Livrer sur demande… », Quand les artistes, les dissidents et les Juifs fuyaient les nazis (Marseille, 1940-1941), Paris, Ed. Agone, 2008, 356 p. Une exposition lui a été consacrée à la Halle Saint-Pierre en 2007 : Varian Fry, Marseille, 1940-1941 et il avait été l’objet d’un colloque en mars 1999 : Varian Fry, Du refuge à l’exil, dont les actes ont été publiés chez Actes Sud en 2000.
[3] La première loi des quotas – Quota Emergency Act – est prise en 1921, elle fixe à 3 % du total de chaque nationalité européenne présente sur le sol américain en 1910 le nombre d’immigrants entrants. Le Johnson Reed Act de 1924 abaisse le quota à 2 %, en particulier pour les Asiatiques et les Européens de l’est et du sud. Cf., entre autres, André Kaspi, Les Américains, Tome 1, Naissance et essor des Etats-Unis, 1607-1945, Paris, Seuil, réédition 2014.
[4] Albert Einstein avait subi des attaques en Allemagne dès la fin des années 1920 en raison de ses prises de position pacifistes et, surtout, de ses origines juives. Au lendemain de l’accession d’Hitler au pouvoir, il décide de s’exiler aux États-Unis et est recruté par l’Institute for Advanced Study de Princeton. Il y est rejoint en 1938 par Thomas Mann qui, lui aussi, a quitté l’Allemagne en 1933 pour la Suisse – son ouvrage Mario et le magicien qui met en avant les dangers des régimes fascistes lui vaut de solides haines – puis la Suisse pour les États-Unis en 1938.
[5] Les trois lois adoptées par le Reichstag en septembre 1935 lors d’une session extraordinaire à Nuremberg – la Loi sur le drapeau du Reich, la Loi sur la citoyenneté du Reich et la Loi sur la protection du sang allemand et de l’honneur allemand – transposèrent dans tout l’appareil normatif allemand l’antisémitisme nazi. Dès lors, les Juifs furent exclus de pans entiers de la société et les actes de violence à leur encontre se multiplièrent jusqu’à la Nuit de Cristal en 1938.
[6] L’exposition se tint à Munich de juin à novembre 1937 ; 730 œuvres appartenant à une centaine d’artistes furent sélectionnées dans les vingt mille saisies au sein des musées d’Allemagne. L’« art dégénéré » est avant tout l’art moderne par opposition à un art officiel nommé art héroïque. L’exposition a pour but de montrer aux Allemands combien ils sont victimes par ce type d’art d’une gigantesque escroquerie, celle-ci due selon les nazis aux Juifs et aux communistes. Plusieurs artistes fuient aussitôt, comme le peintre et dessinateur Max Beckmann qui gagne la Hollande où, par ailleurs il ne sera pas à l’abri, ceux qui ne le peuvent sont contraints à l’exil intérieur.
[7] Comme ils l’avaient fait pour l’art moderne, les nazis organisèrent une exposition de « musique dégénérée » à Düsseldorf le 22 mai 1938. Goebbels qui l’ouvre y stigmatise les œuvres de Schönberg, Weill, Hindemith, Krenek, le jour même de l’anniversaire des 150 ans de la naissance de Richard Wagner. Les œuvres sont présentées comme « œuvres folles » ou « œuvres criminelles » et l’affiche de l’exposition représente un saxophoniste noir avec une étoile jaune. Cf. Amaury du Closel, Voix étouffées du IIIème Reich, Arles, Actes Sud.
[8] Cf. Günter Berg, Wolfgang Jeske, Bertold Brecht, l’homme et son œuvre, L’Arche, 1999 et le Cahier Brecht dans les Cahiers de l’Herne, Editions de l’Herne, n° 35, Paris, 1979, 288 p. L’autodafé du 10 mai 1933 qui se déroule à Berlin sur l’Opemplatz est probablement le plus connu d’une part parce que c’est le premier autodafé de cette ampleur mais il fut suivi de nombreux autres dans différentes villes du Reich ; partout les nazis brulèrent les œuvres d’Alfred Döblin, d’Heinrich Mann, d’Erich Maria Remarque, de Stephan Zweig, etc.
[9] Ainsi Frantisek Kupka qui était installé à Paris depuis 1929 au moins et avait un poste de professeur à l’École des Beaux-Arts s’occupait activement des étudiants tchèques dès avant la guerre. Pendant la guerre, il se réfugia à Beaugency mais ses relations parisiennes prirent le relais. Cf. Fauchereau Serge, Kupka, Paris, Albin Michel, Collection Les grands maîtres de l’art contemporain, 1988.
[10] Palmier Jean-Michel, Weimar en exil, Le destin de l’émigration intellectuelle allemande antinazie en Europe et aux Etats-Unis, 2 T., Paris, Editions Payot et Rivages, 1990.
[11] Paris est alors une véritable capitale culturelle et les artistes allemands s’intègrent facilement dans cette vie trépidante. La législation sur les étrangers est encore relativement souple et la liberté de l’artiste a encore un sens. Même si les conditions de vie des exilés allemands sont précaires, il n’en reste pas moins qu’ils peuvent continuer à créer et à écrire. Joseph Breitenbach qui était à Munich le portraitiste attitré des vedettes de la scène et du cabaret dut fuir l’Allemagne en 1933 mais il passa du Montmartre munichois (le quartier de Schwabing) au Montmartre parisien dans lequel il fit une série de clichés remarquable sur ses compatriotes immigrés. Cf. Holz Keith et Schopf Wolfgang, Allemands en exil, Paris 1933-1944, Ecrivains, hommes de théâtre, compositeurs, peintres photographiés par Josef Breitenbach, Paris, Editions Autrement, 2003, 255 p.
[12] Elle répondait à la Semaine du livre allemand, manifestation de propagande organisée par la Chambre de la littérature du Reich. Elle présenta toute la littérature « oubliée » par les nazis dans leur Semaine du livre.
[13] L’exposition dressait en douze panneaux une « Histoire contemporaine de l’Allemagne ». Les méfaits du nazisme y étaient très clairement montrés à travers des planches consacrées aux autodafés, au racisme des nationaux-socialistes, aux camps de concentration, etc. ; l’ambassadeur d’Allemagne à Paris protesta auprès du ministre des Affaires étrangères pour la faire interdire, en vain.
[14] Exposition à la Maison de la culture de l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires dont le président était Aragon.
[15] Outre Marta et Lion Feuchtwanger, se trouvaient là Bertodl Brecht, Egon Erwin Kisch, Thomas Mann, Ludwig Marcuse, Joseph Roth, Frantz Werfel, Arnold Zweig, etc. Mais ce n’était là qu’une petite partie des Allemands réfugiés dans le Var que l’on estime aujourd’hui à 500 et dont la plupart étaient à Sanary, Bendol, Le Lavandou. Cf. Laurence Pellegrini, La résistance des exilés allemands de Sanary-sur-Mer, www.toutsanary.fr.
[16] « Si on vit dans l’exil, écrivait Hermann Kesten, le café devient à la fois la maison de famille, la patrie, l’église et le parlement, un désert et un lieu de pèlerinage, le berceau des illusions et le cimetière… dans l’exil le café est le seul lieu où la vie continue ».
[17] La bibliographie sur cet épisode lamentable de l’accueil des Républicains espagnols est aujourd’hui très importante ; on renverra à l’ouvrage clef de Denis Peschanski, La France des camps, l’internement, 1938-1946, Paris, Gallimard, 2002, 456 p., dans lequel se trouvent de nombreuses références livresques.
[18] Mémoires d’un révolutionnaire, 1940-1941, Paris, Le Seuil, 1951.
[19] Varian Fry, op. cit., cf. note 2.
[20] Ceux-ci ne cessèrent de se développer à partir de 1938 – deux décrets lois pour cette seule année sur la question des étrangers – et en particulier sous Vichy qui créa un Service social des étrangers en 1941, placé sous la direction de Gilbert Lesage. Théoriquement œuvre d’assistance, il dépend en fait du ministère de l’Intérieur et a pour but d’encadrer plus étroitement encore (l’encadrement va jusqu’à l’internement) une population qui devenait de plus en plus suspecte.
[21] Il n’existe pas de synthèse à proprement parler sur les G.T.E. en France ; on se reportera aux travaux de P. Gaïda, B. Reviriégo, P. Plas, P. Estrade, limités à un espace géographique précis (le sud de la France, la Dordogne, le Limousin, un ou des G.T.E.) à même toutefois de donner une bonne idée de l’ensemble. En 1939 déjà et surtout en 1940 se développe le thème de « l’étranger en surnombre dans l’économie nationale » et de la nécessité de « le mettre au travail » sur des chantiers contrôlés et implantés dans des secteurs et des lieux où l’on manque de main d’œuvre.
[22] Cf. dans une bibliographie abondante Renée Poznanski, Etre juif en France pendant la Seconde guerre mondiale, Paris, Hachette, 1994.
[23] Cette troupe privée fondée par Serge Diaghilev s’était fixée à Monté Carlo, Paris et Londres. On y trouvait une pléiade de compositeurs russes et français, des écrivains, et des peintres. Cf. Michel Lanionov, Diaghilev et les Ballets russes, Paris, La Bibliothèque des Arts, Collection Ecoles et Mouvements, 1998, 106 p.
[24] Berlin Alexanderplatz avait été publié en 1929 et adapté pour le cinéma en 1931 par Piel Jutzi. L’auteur fut mis à l’index en 1933 et quitta l’Allemagne pour la Suisse puis la France. En 1939, après que la famille eut obtenu la naturalisation, il fut recruté par le ministère de la Propagande. C’est avec l’ensemble des gens du ministère qu’il quitta Paris en 1940 pour Toulouse puis Marseille d’où il gagna les États-Unis.
[25] Lionel Richard, Döblin Alfred, 1876-1957, Encyclopaedia Universalis.
[26] Cf. Varian Fry, op. cit.
[27] La villa Air Bel de son vrai nom est un vaste bâtiment de 18 pièces comprenant une grande bibliothèque que la secrétaire de Varian Fry, Théo Bénédite lui a trouvé pour y installer ses activités. Villa discrète, située dans un grand parc auquel on accède par une longue allée dans un quartier un peu à l’écart, le quartier de La Pomme, elle accueille, outre le staff qui travaille avec Fry, tous les dimanches des dizaines d’artistes exilés. Cf. Varian Fry, op. cit. En mars 1941, les surréalistes présents créent le Jeu de Marseille inspiré du Tarot de Marseille dont on trouvera le détail et le sens profond dans Mark Polizzotti, André Breton, Gallimard, 1999.
[28] Seul grand camp français d’internement et de déportation encore intact, le Camp des Milles, installé en 1939 dans une tuilerie désaffectée au hameau des Milles près d’Aix-en-Provence, est aujourd’hui un site-mémorial de 7 hectares et un musée. Les internés ont laissé sur les murs de certains bâtiments des témoignages écrits ou graphiques émouvants. Cf. André Fontaine, Un camp de concentration à Aix-en-Provence ? Le camp d’étrangers des Milles, 1939-1943, Editions Edisud, Cahors, 1989.
[29] Formule de Véronique Moulinier in La Retirada mots et images d’un exode.
[30] Walter Benjamin s’est suicidé à Port Bou, à la frontière pyrénéenne le 26 septembre 1940, désespéré et lassé par une longue fuite dont il ne voyait pas l’issue, après avoir appris qu’une nouvelle règlementation du gouvernement espagnol permettait le renvoi en France des réfugiés ayant passé la frontière, règlementation qui ne fut pas appliquée en fait.
[31] Anna Seghers, Transit, Paris, Ed. Autrement, Paris, 1944. Nombreuses rééditions.
[32] Cf. Exposition Des peintres au camp des Milles, Catalogue chez Actes Sud.
Photo : Goebbels visitant l’exposition des Arts Dégénérés, Bundesarchiv, Bild 183-H02648 / CC-BY-SA 3.0
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