Premières rencontres du Pôle francophone à Limoges « Francophonies un bien commun »
Premières rencontres du Pôle francophone à Limoges « Francophonies un bien commun »
Pascal Plas, Directeur de l’Institut international de recherche sur la conflictualité (IiRCO), OMIJ, Université de Limoges
Louise Thirion, Etudiante en Master 2 « Droit pénal international et européen »
Les samedi 2 et dimanche 3 avril 2016, le Pôle francophone a organisé lors de « Lire à Limoges » deux apéros-rencontres, le premier avec Vénus Khoury-Ghata animé par Marie-Agnès Sevestre, directrice du festival « Les Francophonies en Limousin », le second avec Yasmina Khadra, animé par Sébastien Dubois, journaliste au Populaire du Centre. Ces deux tables rondes ont été particulièrement riches en raison du parcours et de l’œuvre des auteurs et nous invitent à penser différemment la notion de francophonie en espace méditerranéen (la première est libanaise, le second est algérien), au carrefour des conflits et de la langue, ce qui est un des axes de recherche de l’Institut international de recherche sur la conflictualité (IiRCO).
Vénus Khoury-Ghata est l’un des plus grands noms de la littérature francophone contemporaine. Poète, romancière, critique littéraire, elle fait partie de plusieurs grands jurys littéraires et son œuvre est traduite dans de nombreuses langues. Elle fait voyager ses lecteurs dans des textes où se mêlent Orient et Occident, où se confrontent deux conceptions du monde et de l’Homme.
« La Francophonie est un fleuve avec des affluents », déclare-t-elle ; elle est d’autant plus riche que « l’exil est une porte ouverte à la littérature française » ; il faut être loin des siens pour écrire des livres qui ont toute liberté – concept de « distance heureuse » – même si pendant longtemps le poids de la guerre même en France a été extrêmement important. Selon elle la littérature est une psychanalyse, ce qu’elle développe dans La Femme qui ne savait pas garder les hommes, paru aux éditions Mercure de France en 2015.
Vénus Khoury-Ghata accorde une grande importance aux pierres, symboles de la mort ; « chaque enfant inhumé a droit à une pierre blanche », les femmes adultères sont lapidées avec des pierres, le cimetière de la Smala d’Abdel Kader est plein de pierres… « Les morts sont le pain quotidien des exilés et leur mémoire, inscrite dans ces pierres, hante les vivants » (Sept pierres pour la femme adultère, Mercure de France, 2007 ; La Maison aux orties, Acte Sud, 2006 ; La fiancée à dos d’âne, Mercure de France, 2013).
Vénus Khoury-Ghata, en plus de son œuvre fictionnelle, a beaucoup apporté dans le cadre d’entretiens, de colloques, d’études et d’articles scientifiques aux réflexions sur la langue française et les écritures de l’exil (D’encre et d’exil, le Liban entre rêve et cauchemar, Paris, BPI Centre Pompidou, 2007 ; La langue française vue de Méditerranée, Editions Léchelle, 2009). Les femmes – femmes mères, femmes intellectuelles, femmes amoureuses… – occupent aussi une grande place dans son œuvre, dans leur vie mais aussi dans leur rapport à la langue ; la langue française offre la souplesse nécessaire à l’expression de leurs affects et de leur tourment, ce qui n’est pas le cas d’autres langues du bassin méditerranéen, qui par leur solennité ne sont pas à même d’exprimer les exactions commises à leur encontre ; ce que l’on voit bien dans Les mots étaient des loups : poèmes choisis, Gallimard, 2016, recueil de poèmes sur les thèmes de la dualité de deux langues, l’arabe et le français, et du conflit entre la pensée et l’expression.
Elle milite pour une langue française riche et non « une langue française qui maigrit », comme le dit Eric Fottorino dans son Journal, qui craint lui aussi qu’une plus grande rigidité de la langue soit moins à même de rendre compte du tourment des exilés.
Yasmina Khadra qui vient de publier La dernière nuit du Rais, Julliard, 2015, joue lui aussi brillamment avec la langue française – « Il y a quelque chose de surprenant dans le style de Khadra, de parfois presque troublant. C’est l’usage de certains mots, assez souvent des verbes ou des adjectifs, auxquels l’auteur donne un sens métaphorique qui aboutit à une sorte d’écart sémantique, un brouillage, dont la mise au point, possible grâce au contexte, laisse une part définitive à la dérive du sens, conférant à la phrase, puis au texte, une musicalité particulière, disons, en ayant conscience de la pauvreté de notre vocabulaire, inattendue » (site internet de l’auteur) – à travers une œuvre extrêmement importante saluée dans le monde entier et très centrée sur les conflits, en particulier en Algérie dont il est originaire. En effet, Yasmina Khadra est le pseudonyme de Mohammed Moulessehoul, fils d’un officier de l’ALN. Ce changement de nom était destiné à échapper au Comité de censure militaire, à la fois pour faire paraître des romans, mais aussi donner des chroniques à des journaux algériens et étrangers.
Morituri, publié en France en 1997, le révèle au public ; il opte définitivement pour le nom Yasmina Khadra en hommage à son épouse, révélant ainsi un engagement indéfectible pour l’émancipation de la femme dans le monde musulman.
L’œuvre est considérable ; à de nombreux romans traduits dans de multiples pays, dont certains ont été adaptés au cinéma comme L’attentat, paru chez Julliard en 2005, et Ce que le jour doit à la nuit, paru en 2008, s’ajoutent des essais, des articles ainsi que de nombreux entretiens. On citera en particulier les entretiens réalisés par Patrice Martin et Christophe Drevet, La langue française vue de la Méditerranée (collection Zellige, 2009), retranscription de paroles enregistrées lors de l’émission « La langue française vue d’ailleurs » diffusée sur les ondes de MEDI 1 à Tanger, dans laquelle une quarantaine d’écrivains francophones du bassin méditerranéen se livrent, évoquant leur choix d’écrire en français et non dans leur langue maternelle.
Lors de cet apéro-rencontre, Yasmina Khadra a rappelé combien « [il entretenait] des liens charnels avec la langue française, une langue qui m’a adopté, une langue d’intégrité qui m’arme et qui propose un support à mes thèmes ». Cet auteur, l’un des plus importants dans le monde francophone, rappelle qu’il voulut devenir poète en arabe mais qu’on l’en dissuada et qu’il s’en dissuada lui-même… Il se souvient aussi de son amour pour la littérature française : « J’ai commencé par Gogol et j’ai aimé et même adoré Kessel et Giono ; Regain est pour moi le chef d’œuvre des chef d’œuvres ». Toutefois il estime que « la littérature ne doit pas forcément avoir une identité » et il ajoute « la francophonie cela peut être un titre réducteur, je préfère parler de langue française d’autant que la francophonie est une institution qui m’a marginalisé… On n’a pas à compartimenter les écrivains ». Yasmina Khadra rejoint sur ce point Alain Mabankou. Cet auteur au destin atypique, figure clé de la littérature africaine contemporaine en langue française, a probablement influencé un certain nombre d’acteurs des printemps arabes. C’est ce que montre Samir Patrice El Maarouf dans Les Prémices littéraires des révolutions arabes : Yasmina Khadra, Assia Djebar, Abdellah Taia, L’Harmattan, 2014.
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