Le négationnisme n’est pas mort en France
Le négationnisme[1] n’est pas mort en France
Daniel Kuri, Maître de conférences de droit privé, Université de Limoges (O.M.I.J.) EA 3177
Alors que Robert Faurisson est décédé le 21 octobre 2018 à Vichy, le négationnisme lui survit.
L’actualité récente nous en donne plusieurs exemples.
Ainsi, Alain Soral, de son vrai nom Alain Bonnet, a, de nouveau, été condamné par la Cour d’appel de Paris, le 25 juin 2020, à 5 000 euros d’amende, avec possibilité d’emprisonnement en cas de non-paiement, pour avoir contesté l’existence de la Shoah[2]. Plus précisément, celui-ci est condamné, en tant que directeur de publication du site Egalité et Réconciliation pour avoir publié sur son site Internet, en novembre 2017, les conclusions de son avocat D. Viguier dans une autre affaire ayant trait à un dessin négationniste.
En avril 2016, après les attentats de Bruxelles, le site d’A. Soral, Egalité et Réconciliation, avait publié, en référence à la « une » polémique de Charlie Hebdo après les attentats de Bruxelles, « Papa où t’es ? », un document se présentant comme la première page d’un journal intitulé « Chutzpah Hebdo » (allusion à Charlie Hebdo) , comportant en dessous de ce titre principal un dessin représentant le visage de Charlie Chaplin devant une étoile de David, entouré d’un savon, d’un abat-jour, d’une chaussure et d’une perruque, objets liés à des bulles indiquant « ici », « là » et « et là aussi », en réponse à la question posée par le personnage de Chaplin « Shoah où t’es ? ». Le dessin comportait également un encart où l’on pouvait lire « historiens déboussolés ».[3]
A l’occasion de ses conclusions de défense en faveur d’A. Soral dans cette affaire, D. Viguier avait soutenu que « Chaussures et cheveux font référence aux lieux de mémoire organisés comme des lieux de pèlerinage. On y met en scène des amoncellements de ces objets, afin de frapper les imaginations ». Il avait également plaidé que « La coupe des cheveux se pratique dans tous les lieux de concentration et s’explique par l’hygiène », avant de citer pour étayer ses propos Robert Faurisson. L’avocat avait par ailleurs prétendu que les savons faits à partir de graisse humaine par les nazis ou les abat-jours en peau humaine n’étaient que « propagande de guerre ».
Etait ainsi proposé un voyage jusqu’au bout de l’horreur du négationnisme…
Cela n’avait pas empêché A. Soral de reproduire les conclusions de son avocat sur le site Egalité et Réconciliation. Le parquet de Paris avait alors engagé des poursuites à l’encontre d’A. Soral et D. Viguier.
Le 15 avril 2019, le Tribunal correctionnel de Paris avait condamné A. Soral à un an de prison ferme pour négationnisme, en assortissant cette peine d’un mandat d’arrêt. Elle avait également condamné son avocat, D. Viguier, à 5 000 euros d’amende pour complicité, en raison du contenu de ses conclusions publiées sur le site Egalité et Réconciliation.
S’agissant de la culpabilité d’A. Soral, pris en sa qualité de directeur de publication, le Tribunal rappelait que « l’ensemble des propos de D. Viguier tend à minorer de façon outrancière la gravité des exactions commises contre la communauté juive pendant la Shoah dont il convient de rappeler aux prévenus qu’elle a conduit à l’extermination de 5 ou 6 millions de juifs soit les deux tiers des Juifs d’Europe et 40% des juifs du monde pendant la Seconde Guerre mondiale.»
En ce qui concerne la culpabilité de D. Viguier, le Tribunal soulignait que ses propos « tendaient à la minoration outrancière et la banalisation du crime contre l’humanité qu’a été la Shoah ». Mais, le Tribunal relevait également des propos sidérants, sur le fond et sur la forme, de la part d’un avocat. Ainsi, selon le Tribunal, « A la question de savoir quelle est sa définition de la Shoah, D. Viguier répond que Shoah veut dire catastrophe et ajoute en riant que pour lui il n’y a pas eu de catastrophe, démontrant ainsi sa parfaite mauvaise foi. ».
De même, « A la question du conseil d’une partie civile sur la Shoah et le nombre de morts, D. Viguier répond en riant encore à l’avocat que celui-ci ne sait pas poser les questions et que ses questions sont ‘‘débiles’’ ou ‘‘imbéciles’’ ; que c’est comme s’il avait en face de lui ‘‘un débile qui me pose des questions, un imbécile’’»[4].
Le Tribunal en concluait que « Lorsqu’il tient ces propos, D. Viguier n’assure plus la défense d’un client mais les reprend à son compte, ce qui permet d’établir sa parfaite mauvaise foi. »
Au vu de ces affirmations – diffusées sur le site Egalité et Réconciliation – on peut comprendre l’extrême sévérité du Tribunal à l’égard des deux protagonistes dans cette affaire.
La LICRA, qui s’était porté partie civile, parlait ainsi d’une « décision historique ». Le politologue Jean-Yves Camus voyait dans ce jugement « [une] décision exceptionnelle car très rare », en soulignant que « Même Robert Faurisson, le chef de file des négationnistes, n’a jamais passé un seul jour de sa vie en prison. » Il ajoutait qu’il n’y avait, à sa connaissance, que deux précédents : Vincent Reynouard et Alain Guionnet. « Mais [selon J.-Y Camus] la condamnation de Soral ne sera un vrai signal que si sa peine est exécutée. »[5]
Ce ne fut pas le cas car le parquet de Paris fit appel, le 6 mai 2019, du mandat d’arrêt délivré le 15 avril 2019 à l’encontre d’A. Soral[6]. Par ailleurs, le parquet avait indiqué qu’il ne mettrait pas à exécution le mandat de dépôt avant que la Cour d’appel n’ait examiné le dossier.
Sur le plan juridique, le parquet estimait que le mandat d’arrêt « [était] dépourvu de base légale » dans la mesure ou les juges n’avaient pas respecté les prévisions de l’article 465 du Code de procédure pénale selon lequel les juges peuvent assortir une condamnation à de la prison ferme d’un mandat d’arrêt « s’il s’agit d’un délit de droit commun ou d’un délit d’ordre militaire ». Or, selon le parquet, A. Soral avait été condamné sur la base de l’article 24 bis de loi de 1881 sur la liberté de la presse.
Cette position du parquet avait été très vivement critiquée par les associations antiracistes.
Plusieurs associations[7] avaient ainsi dénoncé un « Munich judiciaire » dans une tribune publiée lundi 6 mai 2019 sur le site internet de l’Obs.
Ces associations mettaient en cause l’analyse du parquet au terme de laquelle la condamnation d’A. Soral pour contestation de crime contre l’humanité relèverait du « droit politique » et non du droit commun.
Elles estimaient, par ailleurs, qu’A. Soral aurait dû être interpellé séance tenante et incarcéré et considéraient qu’un appel n’est pas suspensif d’un mandat d’arrêt. Selon les associations, « la violation du caractère non suspensif » de l’appel était une « voie de fait » qui rabaissait le parquet au rôle de « supplétif » des avocats d’A. Soral.
On le voit, la polémique fut vive.
Il convient, cependant, de rappeler que le parquet n’avait pas fait appel de la condamnation à un an de prison ferme et que c’est le parquet qui avait engagé les poursuites et requis une peine de prison ferme à l’encontre d’A. Soral[8].
- Soral et D. Viguier avaient, bien évidemment, fait appel du jugement les condamnant. L’avocat de D. Viguier voyant dans le jugement « une atteinte aux droits de la défense » et estimant que « la publication de plaidoirie est une tradition ».
L’arrêt de la Cour d’appel de Paris était donc on ne peut plus attendu…
Examinant les conclusions litigieuses de D. Viguier, la Cour estime que si « les propos incriminés ne remettent pas en cause la réalité de la Shoah », ils « minimisent et banalisent les souffrances des victimes de la Shoah et leurs conditions de vie dans les camps, en présentant la coupe des cheveux et la récupération des chaussures comme normales et justifiées » en éludant « la volonté d’humilier les victimes »[9].
La Cour d’appel de Paris, le 25 juin 2020, a en conséquence, jugé qu’A. Soral, en sa qualité de président de l’association éditrice du site Egalité et Réconciliation, était bien coupable de négationnisme, pour avoir publié ces conclusions, mais elle a rappelé qu’à l’époque des faits l’essayiste maintes fois condamné ne l’était encore qu’à des amendes. Elle l’a donc condamné à cent jours-amendes à 50 euros, soit 5 000 euros d’amende, qui, s’ils ne sont pas payés, se transformeront en emprisonnement. Par ailleurs, en l’absence de peine de prison, elle n’a pas tranché la question du mandat d’arrêt.
La Cour a, enfin, curieusement considéré les prétentions de D. Viguier – selon lesquelles les savons faits à partir de graisse humaine par les nazis ou les abats-jour en peau humaine n’étaient que de la simple « propagande de guerre» – comme « [des] éléments qui demeurent en débat »[10]. Cette analyse laconique de la Cour – sur une question très délicate[11] – nous semble plutôt maladroite et la Cour aurait du être plus précise dans sa formulation. Nous pensons, en tout cas, que la Cour aurait pu avoir une interprétation plus stricte des faits pouvant être débattus, notamment eu égard à la personnalité de celui qui évoquent ces faits et à une mauvaise foi manifeste…
Par ailleurs, il est à noter que la Cour a considérablement allégé la peine prononcée par les premiers juges. Ceux-ci avaient, en effet, condamné A. Soral à un an de prison ferme. La Cour le condamne à 5000 euros d’amende…La Cour, dans un communiqué de presse, justifie son choix en considérant « que le prononcé d’une peine d’emprisonnement ferme n’était pas indispensable dans ce cas d’espèce ». Cette affirmation peut être contestée dans la mesure où « ce cas d’espèce » pouvait justement justifier une sanction exemplaire ! C’était en tout cas l’opinion du Tribunal correctionnel de Paris et nous la partageons. Les associations parties civiles ont d’ailleurs exprimé leur déception à propos de cet allègement de peine. Dans un communiqué de presse, le BNVCA estimait que « […] la peine de cet antisémite avéré et récidiviste a nettement été allégée ce qui risque de ne pas être suffisamment dissuasif ». Ce n’est, cependant, pas la première fois que la Cour d’appel de Paris procède de la sorte. Déjà, dans l’affaire du dessin négationniste, la Cour d’appel de Paris, dans son arrêt du 18 janvier 2018 avait substitué à la peine de trois mois de prison ferme – prononcé par le Tribunal de Paris le 14 mars 2017 – 100 jours-amende à 100 euros[12].
Si l’on peut légitimement regretter qu’A. Soral ne soit plus sanctionné par une peine de prison ferme, les magistrats ont peut-être estimé que la condamnation à des jours-amende serait plus facilement exécutable avec une possibilité d’emprisonnement en cas de non-paiement de cette amende.
En définitive la Cour parisienne a jugé A. Soral coupable de contestation de crime contre l’humanité, mais a modéré la sanction pénale de cette infraction.
Elle a, en revanche, relaxé son avocat, D. Viguier, estimant, contrairement aux associations parties civiles, qu’il n’était « pas prouvé avec la certitude nécessaire » qu’il ait donné son accord à la publication de ses conclusions.
Les associations parties civiles ont annoncé leur intention de se pourvoir en cassation contre cet arrêt que le communiqué de presse de la Cour d’appel de Paris présente comme une « confirmation partielle » du jugement de première instance.
Outre ses affirmations négationnnistes, A. Soral s’est à nouveau illustré par des propos qui l’ont conduit à être interpellé et placé en garde à vue le 29 juillet 2020 pour « provocation publique, non suivie d’effet, à la commission d’atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation »[13].
Rappelons que ce délit de presse est puni de cinq ans de prison et 45 000 euros d’amende.
- Soral, on le sait, multiplie ces dernières années les provocations, souvent antisémites voire négationnistes, dans de longues vidéos sur son site Egalité et Réconciliation. Il avait ainsi publié, le 14 juillet 2020, le quinzième épisode de sa série SAPTR – « Soral a (presque toujours raison » –, deux heures de discours violents sur « le couillonavirus », la famille Traoré et le philosophe Michel Onfray en prédisant « une révolution fasciste », mais « fasciste au bon sens du terme »[14].
Par ailleurs, le 21 août 2020, la ville de Lausanne a saisi la justice au sujet de provocations diverses commise par A. Soral en Suisse, notamment avoir fait « une quenelle » devant le lac Léman – geste considéré comme antisémite par le Tribunal fédéral suisse le 3 août 2017[15].
Autre manifestation de la vitalité du négationnisme, malgré le décès de R. Faurisson : les péripéties judiciaires de Henry Lalin dit Henry Ryssen.
Ce militant d’extrême droite a, en effet, été incarcéré le 18 septembre 2020 à la prison de Fleury-Mérogis, en exécution de trois condamnations à des peines de prison ferme pour propos antisémites ou négationnistes.
La Cour d’appel de Paris, le 13 octobre 2017, avait condamné Henry Ryssen pour provocation à la haine raciale à 6 mois d’emprisonnement ferme. Il s’agissait de messages antisémites postés sur Twitter et sur Facebook.
Le 8 juin 2018, le Tribunal de grande instance de Paris, le condamnait à un an de prison ferme pour une vidéo YouTube intitulée « Les juifs, l’inceste et l’hystérie », où « une voix off exposait les raisons laissant penser que le peuple juif serait un peuple d’incestueux ».
Le Tribunal avait considéré que la vidéo faisant état de ce que les juifs seraient naturellement incestueux constitue l’appel implicite à la haine, à la violence et à la discrimination. Les juges soulignaient que « L’auteur de la vidéo évoque, à cet égard, une ‘‘certaine singularité juive’’ et qu’il explique que ‘‘ S. Freud s’est bien évidemment inspiré des mœurs de sa communauté pour élaborer sa théorie sur la ‘horde primitive’, car c’est bien dans la seule communauté juive que le père possède toutes les femmes y compris ses propres filles et nulle part ailleurs’’ ».
Selon les juges, « Est bien visée, par ces propos, la totalité des personnes de confession juive, l’appel implicite à la haine, à la discrimination résultant, sans difficulté, du comportement déviant et dangereux attribué à l’ensemble de ces personnes, de nature à justifier des mesures de discrimination, ou la haine et la violence des internautes. »
Plus récemment, le 22 janvier 2020, Henry Ryssen a été condamné à 8 mois d’emprisonnement ferme par le Tribunal correctionnel de Paris pour injure publique à caractère racial, diffamation publique à caractère racial, provocation publique à la haine raciale, et pour contestation de crime contre l’humanité. Bref, une condamnation pour un florilège d’infractions…
Il était poursuivi pour plusieurs passages de son livre, publié en 2018, « L’antisémitisme sans complexe ni tabou, Plaidoyer pour la liberté d’expression ».
Ainsi, comme on peut le constater, le négationnisme est toujours d’actualité.
En dépit de la mort de R. Faurisson, la relève est donc – malheureusement – assurée.
De façon paradoxale, au moment même où le négationnisme manifeste sa vitalité en France, la justice allemande continue – tardivement – mais méthodiquement à poursuivre et à juger les derniers SS vivants.
Ainsi, le Tribunal des mineurs de Hambourg a condamné, le 23 juillet 2020, à deux ans de prison avec sursis, un ancien garde de camp de concentration de 93 ans pour complicité dans des milliers de meurtres perpétrés entre 1944 et 1945 au camp de Stutthof en Pologne.
L’accusé Bruno Dey a été « reconnu coupable de complicité dans 5.232 cas de meurtres et tentatives de meurtres », par le tribunal. La présidente du tribunal estimant
« C’était mal. C’était une terrible injustice. Vous n’auriez pas dû participer à Stutthof ». Elle ajoutait « Vous vous considérez comme un observateur. Mais vous étiez un soutien de cet enfer créé par des hommes ».
Le nonagénaire, âgé de 17 à 18 ans au moment des faits, était jugé sur la base de la législation pour mineurs[16].
Le parquet avait réclamé trois ans de prison, les parties civiles une condamnation symbolique, la défense un non-lieu.
Bruno Dey, apparu tout au long des audiences en fauteuil roulant et accompagné de ses proches, a servi entre août 1944 et avril 1945 au camp de concentration de Stutthof, le premier établi hors d’Allemagne.
Au total, quelque 65.000 personnes, essentiellement des Juifs des pays baltes et de Pologne, sont mortes dans ce camp, abattues d’une balle dans la nuque, gazées au Zyklon B, pendues. Ou bien elles ont succombé au froid, aux épidémies et au travail forcé…
Le « travail » de l’accusé, posté sur l’un des miradors dominant le camp, consistait à empêcher toute révolte ou fuite des déportés.
Selon le procureur, Bruno Dey s’est fait le complice des bourreaux. Sans lui, la « machine de mort » nazie n’aurait pas fonctionné. «Il a vu des cadavres. Il aurait très bien pu réclamer une mutation », a estimé l’accusation, qui avait réclamé trois ans de prison.
Cette position du parquet reprenait celle de la jurisprudence allemande récente, plus sévère à l’égard des « criminels par abstention », qui considère que la seule présence dans un camp de concentration suffit désormais comme acte d’accusation d’avoir été complice dans la Shoah [17].
Les parties civiles (des survivants pour la plupart) avaient – avec une très grande humanité – réclamé une condamnation symbolique en raison du grand âge du prévenu et des circonstances atténuantes (il avait moins de 18 ans à l’époque).
Bruno Dey, quant à lui, affirmait qu’il n’était pas coupable car il n’avait pas « directement fait de mal à quelqu’un ». De même, il affirmait qu’il ne s’était pas « porté volontaire pour entrer dans les SS ou servir dans un camp de la mort »[18], mais qu’il n’a pas eu d’autre choix que d’accepter son affectation.
Selon son avocat, « Il n’a jamais tiré un coup de feu. Il n’était pas convaincu par le nazisme et n’était pas antisémite ». Par ailleurs, toujours d’après son conseil, s’il avait eu la possibilité, Bruno Dey aurait intégré son unité de la Wehrmacht (armée régulière) en 1944 pour « échapper » à Stutthof. La défense invoquait, enfin, le témoignage d’un historien selon lequel il n’était pas imaginable pour lui, à 17 ans, de refuser un ordre (plusieurs gardiens ont été fusillés à Stutthof pour refus d’obéissance). « Il était impossible de s’enfuir. Il aurait été exécuté immédiatement », avait rappelé l’avocat de la défense qui avait plaidé la relaxe pour son client.
A la fin de ce long procès, Bruno Dey s’est adressé aux victimes et a présenté ses excuses « auprès de toutes les personnes qui ont vécu l’enfer de cette folie », disant avoir réellement pris conscience, au fil des neuf mois de procès, de « toute l’ampleur de la cruauté » des actes commis à Stutthof. Avant d’ajouter, d’une voix déterminée et très haute, « Cela ne doit jamais se reproduire ».
Les juges ont suivi les demandes des parties civiles (qui avaient réclamé une condamnation symbolique en raison de son âge et des circonstances atténuantes – moins de 18 ans à l’époque des faits), ce qui explique sans doute la condamnation à une peine avec sursis.
Ainsi, la juge pouvait déclarer lors de la lecture du jugement, « Il faut veiller à la dignité humaine à tout prix. Oui, et aussi si le prix à payer est sa propre sécurité », tout en reconnaissant ensuite que, du fait de son jeune âge, Bruno Dey s’est trouvé « confronté à une situation humainement très difficile ». En même temps, la présidente du tribunal ne pouvait s’empêcher de dire au condamné « Comment avez-vous pu vous habituer à l’horreur ?».
Signe d’une forme de consensus sur le jugement lui-même, l’avocat de Bruno Dey, s’est déclaré « d’accord avec le jugement »[19].
Sur le fond du droit, ce jugement s’inscrit dans la jurisprudence Demjanjuk, Gröning et Hanning [20] qui a ouvert le champ des condamnations aux complicités dans la Shoah. La seule présence dans un camp de concentration suffit désormais pour constituer un acte d’accusation puis une condamnation.
La condamnation de Bruno Dey est incontestablement une nouvelle victoire pour les victimes de la Shoah même si elle risque d’être la dernière. Soixante-quinze ans après la fin de la Deuxième Guerre mondiale, ce procès pourrait bien être le dernier du genre en raison du grand âge des protagonistes. Il est, en effet, très vraisemblable que les trente instructions en cours contre d’anciens nazis risquent de ne plus aboutir en raison de l’âge avancé des personnes poursuivies.
Ces dernières années, l’Allemagne a donc jugé et condamné plusieurs anciens SS – et élargi aux gardiens de camps le chef d’accusation de complicité de meurtre[21] – illustrant la sévérité accrue, quoique très tardive, pour les victimes, de sa justice.
Dans cet esprit le journaliste S. Roland, de Libération, pouvait écrire que « la vraie leçon de ce procès est un nouvel aveu d’échec pour cette justice allemande d’après-guerre qui n’a jamais réussi à se dénazifier. Sur 250 000 bourreaux, seulement quelques-uns ont été condamnés après la guerre. Et pour cause : les juges étaient des leurs. La plupart des criminels nazis ont pu reprendre leurs activités, comme les ‘‘ vrais ’’ assassins de Stutthof. Le commandant, par exemple, Paul Werner Hoppe, chargé de transformer ce camp de détention en camp d’extermination. Condamné à neuf ans de prison, il n’a passé que trois ans derrière les barreaux. Membre de la division SS ‘‘ Totenkopf ’’, une unité qui se distinguait par sa brutalité, il a terminé tranquillement sa vie à Bochum où il est mort à 64 ans sans être inquiété, comme beaucoup d’autres criminels nazis. »
Selon le même auteur, « Les médecins du camp n’ont jamais répondu de leurs actes. C’est à Stutthof que fut expérimentée la fabrication de savon à base de graisse humaine (extraite des corps des détenus exécutés). L’initiateur était le professeur d’anatomie Rudolf Spanner. Il n’a jamais été condamné ni par la justice ni par ses pairs. Comme la majorité des médecins allemands (45% étaient membres du parti nazi et 9% à la SS), il avait participé volontairement au programme ‘‘ d’hygiène raciale ’’ (exterminations, stérilisations forcées ou programme d’euthanasie des handicapés). Après la guerre, Rudolf Spanner a été réintégré dans le monde universitaire en obtenant une chaire à l’université de Cologne. Il a publié un manuel d’anatomie pour ses étudiants »[22].
L’intérêt néanmoins de cet ultime procès est de rappeler aux Allemands – et à l’opinion publique en général – la dimension hors norme du crime nazi, mais aussi la responsabilité individuelle de millions de personnes qui ont permis la Shoah, entreprise de destruction des Juifs d’Europe unique dans l’Histoire. Les derniers mots de Bruno Dey ont d’ailleurs été : « Cela ne doit jamais se reproduire ».
A l’aune de ce jugement – même s’il s’est tenu sans doute trop tardivement – la vitalité du négationnisme en France demeure à la fois paradoxale, inadmissible et juridiquement condamnable.
On rappellera, pour conclure, qu’il existe malheureusement d’autres formes de négationnisme. Ainsi, à Oradour sur Glane des inscriptions niant les effroyables forfaits du nazisme ont été découvertes, le 21 août 2020, sur un mur du Centre de la Mémoire d’Oradour sur Glane, village martyr où plus de 600 villageois ont été froidement assassinés le 10 juin 1944 par l’occupant nazi. Le mot « martyr » a été tagué à la peinture blanche et remplacé par le terme « menteurs »[23].
[1] On rappellera que le « négationnisme » est un néologisme créé par H. Rousso en 1987 pour dénoncer l’amalgame fait par certains individus entre la révision qui fonde la libre recherche en histoire et l’idéologie consistant à nier ou minimiser de façon caricaturale l’Holocauste. Ces personnes s’intitulaient en effet elles-mêmes « historiens révisionnistes » et n’avaient pas hésité à appeler une de leur principale revue : « La révision ». Cependant, avant d’être identifié comme tel, le « négationnisme » existait dans le corpus idéologique d’une partie de l’extrême droite collaboratrice sur la base paradoxale d’un antisémitisme viscéral. Ainsi, L. Darquier de Pellepoix, ancien Commissaire général aux questions juives de Vichy, affirmait, en 1978, dans L’Express : « Je vais vous dire, moi, ce qui s’est exactement passé à Auschwitz. On a gazé. Oui, c’est vrai. Mais on a gazé les poux. »
[2] Le Monde avec AFP, 25 juin 2020.
[3] Pour cette publication jugée négationniste, Alain Soral a été définitivement condamné par la chambre criminelle de la Cour de cassation, le 26 mars 2019, après le rejet de son pourvoi en cassation, à payer une amende de 10 000 euros avec possibilité d’emprisonnement en cas de non-paiement, voir notre commentaire de cet arrêt « Alain Soral condamné pour contestation de crime contre l’humanité, commentaire sur l’arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation du 26 mars 2019 et sur le jugement du 15 avril 2019 du Tribunal de grande instance de Paris » https://www.unilim.fr/iirco/2019/06/03/alain-soral-condamne-pour-contestation-de-crime-contre-lhumanite/
[4] Nous laissons le lecteur apprécier le niveau des propos de D. Viguier.
[5]L. Couvelaire, art. cit.
[6] J.-B. Jacquin, « Polémique autour d’un mandat d’arrêt contre l’essayiste A. Soral », Le Monde, 8-9 mai 2019, p. 12.
[7] Parmi ces associations figurent la LICRA, SOS racisme, l’UEJF et le MRAP.
[8] Le parquet avait requis six mois de prison ferme contre A. Soral, et 15. 000 euros d’amende contre D. Viguier.
[9] La Cour reprend ici l’esprit d’une jurisprudence traditionnelle de la chambre criminelle de la Cour de cassation en l’adaptant au contexte et aux faits de l’espèce, voir en ce sens, Cass. crim. 17 juin 1997, n° 94-15126, Bull. crim. n° 236, D. 1998, p. 50, note J.-P. Feldman ; Cass. crim. 29 janvier 1998, n° 82-731, Inédit.
[10] La Cour reprend sur ce point, en tout cas formellement, la jurisprudence traditionnelle de la Cour EDH, voir sur cette question des faits incontestablement établis ou des faits encore discutés notre commentaire « Les séquelles de la Deuxième Guerre mondiale dans les balances de la Justice », http://www.unilim.fr/iirco/
http://fondation.unilim.fr/chaire-gcac/
[11] Cette question est abordée, par le journaliste de Libération S. Roland dans son article « En Allemagne, l’ultime procès du nazisme aboutit à du sursis », à l’occasion du procès de Bruno Dey, « reconnu coupable de complicité dans 5.232 cas de meurtres et tentatives de meurtres », au camp de Stutthof, par le Tribunal de Hambourg le 23 juillet 2020. S. Roland précise que « C’est à Stutthof que fut expérimentée la fabrication de savon à base de graisse humaine (extraite des corps des détenus exécutés […] », cf. infra, notre article.
[12] Voir notre article, « Alain Soral condamné pour contestation de crime contre l’humanité à propos d’un dessin négationniste, commentaire sur l’arrêt de la Cour d’appel de Paris du 18 janvier 2018 », http://www.unilim.fr/iirco/http://fondation.unilim.fr/chaire-gcac/, aussi site http://lagbd.org/.
[13] F. Johannès « Le polémiste Alain Soral placé en garde à vue », Le Monde, 31 juillet 2020, p. 11.
[14] Pour plus de précisions, voir F. Johannès, article précité
[15] F. Johannès (avec J.-B. Jacquin), « La ville de Lausanne saisit la justice contre Alain Soral », Le Monde, 13-14 septembre 2020, p. 14. Voir également, La « quenelle » considérée comme discriminante, selon le …
[16] La minorité allait jusqu’à 23 ans dans le Code pénal allemand en vigueur au moment des faits.
[17] Le Tribunal de Munich, le 12 mai 2011, le premier avait condamné Demjanjuk, ancien gardien du camp de Sobibor (Pologne) à 5 ans de prison pour participation au meurtre de 27.900 juifs. Ce jugement, consacrant l’analyse du parquet, est considéré comme la décision marquant l’évolution sensible de la jurisprudence allemande vers une plus grande sévérité à l’égard des criminels par abstention. Puis Gröning – l’ancien « comptable d’Auschwitz » – fut condamné à 4 ans de prison, le 15 juillet 2015, par le Tribunal de Lünebourg (Basse-Saxe), également pour « complicité d’assassinat » de 300.000 juifs (voir sur ces affaires, notre article « L’Allemagne finit de juger le nazisme », site http://fondation.unilim.fr/chaire-gcac/). Enfin, Hanning fut condamné par le Tribunal de Detmold (Rhénanie-du-Nord-Westphalie), le 17 juin 2016, à cinq ans de prison pour complicité dans l’assassinat d’au moins 170.000 personnes, voir notre article, « Un ancien gardien du camp d’Auschwitz condamné en Allemagne pour complicité de crimes contre l’humanité, commentaire sur le jugement du Tribunal de Detmold du 17 juin 2016 (de) », site htpp://lagbd.org/ ; http://jupit.hypotheses.org/
[18] Il prétendait avoir été enrôlé de force dans la Waffen-SS d’août 1944 à avril 1945.
[19] Concernant un éventuel appel, il a indiqué qu’il devait auparavant consulter son client, « épuisé » et « très affecté » après l’audience.
[20] Cf. supra, note 17.
[21] Ibid.
[22] S. Roland, « En Allemagne, l’ultime procès du nazisme aboutit à du sursis », Libération.
[23] Le Populaire du Centre, 22 août 2020. Dépêche AFP, 21 août 2020.
BP 23204
87032 Limoges - France
Tél. +33 (5) 05 55 14 91 00