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L’affaire Engelking et Grabowski : présentation médiatique du jugement du Tribunal de Varsovie du 9 février 2021 vs ce jugement ?

L’affaire Engelking et Grabowski : présentation médiatique du jugement du Tribunal de Varsovie du 9 février 2021 vs ce jugement ?   

Daniel Kuri,  Maître de conférences hors classe de droit privé, Université de Limoges (O.M.I.J.) EA 3177

L’actualité fourmille d’affaires où les médias préjugent les personnes avant que la justice ne se soit prononcée.

Il s’agit, en ce qui concerne la présente affaire, d’un autre cas de figure, celui plus rare de la présentation médiatique d’un jugement  non conforme à ce que le tribunal a réellement déclaré et qui – fait plus grave – dénature l’esprit d’un jugement en le caricaturant.

Dans un journal d’information  syndicale, un article, avec un bandeau  « carton rouge » et le titre « L’histoire au banc des accusés en Pologne », soulignait  « Le 9 février, Barbara  Engelking et Jan Grabowski ont été condamnés à présenter leurs excuses à cause de leurs travaux historiques sur l’extermination des Juifs de Pologne. Ce procès est avant tout politique : il s’agit de tenter de montrer que l’histoire du pays n’a pas de zones d’ombre et de préserver la mémoire nationaliste de la Pologne. Cela se fait aux dépends des preuves historiques et de la vérité des faits. Mauvais signe pour le devoir de mémoire en Europe »[1].

La présentation – des faits, du jugement et le contexte général dans lequel celuici avait été rendu – rappelait assez étrangement l’affaire Monnat. Daniel Monnat, journaliste suisse, est l’auteur d’un documentaire, L’Honneur perdu de la Suisse, diffusé par la Télévision suisse romande le 6 mars 1997, qui analysait l’attitude de la Suisse envers l’Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale et se montrait très critique à propos du récit historique national suisse.

Après une saga judiciaire devant les juges suisses, qui l’avaient condamné pour une présentation partiale de l’attitude de la Suisse pendant la Deuxième guerre mondiale[2] – ce qui privait D. Monnat de la possibilité de rediffuser en Suisse son documentaire – ce dernier fit une requête devant la Cour européenne des droits de l’Homme (Cour EDH).

D. Monnat faisait valoir que les autorités suisses l’avaient privé de ses droits d’auteur sur son œuvre puisqu’il était désormais impossible de diffuser le documentaire, quelles que soient les circonstances de cette diffusion. Il faisait également constater, par huissier, que la Société suisse de radiodiffusion (SSR) refusait même de vendre des exemplaires du documentaire aux particuliers. L’émission était donc sous embargo juridique, ce qui équivalait à une censure totale. Selon l’auteur, il s’agissait d’une grave atteinte à sa liberté d’expression qui n’était justifiée par aucune raison supérieure.

La Cour EDH, le 21 septembre 2006, – reprenant la différence essentielle entre les faits historiques clairement établis comme l’Holocauste[3] dont la négation implique aujourd’hui l’application directe de l’article 17 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (texte portant interdiction de l’abus de droit et empêchant ceux qui travaillent à détruire les droits et libertés garantis par la Convention de les invoquer)[4] et les faits historiques encore discutés où la liberté d’expression doit demeurer entière –  avait considéré que cette question pouvait être discutée. La Cour estimait, en conséquence, que les juridictions suisses avaient violé l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme[5]. Plus particulièrement, selon la Cour, «  la recherche de la vérité historique fait partie intégrante de la liberté d’expression et […] il ne lui revient pas d’arbitrer la question historique de fond, qui relève d’un débat toujours en cours entre historiens et au sein même de l’opinion »[6].

Ainsi, à l’instar des juges suisses dans l’affaire Monnat, les juges polonais avaient peut-être   violé l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme ?

En vérité,  malgré une certaine proximité factuelle avec l’affaire Monnat, la présente affaire se révèle plus complexe que les médias ne l’indiquaient et le jugement moins caricatural que la présentation qui en en a été faite…

Quelques mots pour rappeler la genèse de la présente affaire[7].

Deux historiens polonais, B. Engelking et J. Grabowski,  spécialistes reconnus de la Shoah,  ont publié  un ouvrage historique de deux tomes et 1600 pages en polonais,  Night Without End : The Fate of Jews in Selected Counties of Occupied Poland[8],  qui  se concentre sur le sort des Juifs qui se sont enfuis au moment où les nazis « liquidaient » les ghettos et envoyaient leurs habitants vers des camps de concentration. L’ouvrage relate l’histoire de Juifs qui ont essayé de se cacher et qui ont survécu avec l’aide de Polonais. Il présente aussi des preuves d’individus qui ont préféré collaborer avec les Allemands.

Un certain Edward Malinowski est mentionné brièvement dans cet ouvrage, à partir d’un témoignage,  comme complice des Allemands.

En 1996, une femme née sous le nom d’Estera Siemiatycka, et qui a ensuite pris le nom de Maria Wiltgren,  a raconté à l’USC Shoah Foundation qu’E. Malinowski l’a aidée à survivre en l’incluant dans un groupe de Polonais qui partaient travailler en Pologne. Elle prétendait aussi qu’il lui avait volé ses biens. M. Wiltgren est maintenant décédée, mais deux de ses fils ont rappelé que leur mère considérait E. Malinowski comme un « homme mauvais ».

Selon l’ouvrage des deux historiens, M. Wiltgren avait réalisé qu’E. Malinowski avait contribué à la mort des dizaines de Juifs qui se cachaient dans la forêt et qui avaient été dénoncés aux Allemands. Mais, elle avait tout de même accepté de mentir pour le défendre lors de son procès après la guerre.

A la suite de la publication de cet ouvrage, la nièce d’E. Malinowski, qui fut aussi maire du village de Malinowo (nordest de la Pologne),  intenta un  procès contre les deux chercheurs.

Selon les avocats de la plaignante,  Filomena Leszczynska, une femme de 81 ans, son oncle  E. Malinowski était un héros polonais qui avait sauvé des Juifs, et les chercheurs  J. Grabowski, qui enseigne l’histoire à l’Université d’Ottawa, et B. Engelking, une historienne du Centre polonais de recherche sur l’extermination des Juifs, à Varsovie, avaient porté atteinte à sa réputation et à celle de sa famille.

F. Leszczynska était appuyée par la Ligue polonaise contre la diffamation, une organisation proche du gouvernement, et qui, selon elle, « combat toute représentation nuisible ou erronée de la Pologne »

J. Grabowsi et B. Engelking voyaient dans ce procès une tentative pour miner leur crédibilité personnelle et pour décourager d’autres chercheurs de s’intéresser à l’extermination des Juifs en Pologne.

Il s’agissait de la première affaire de liberté d’expression à retenir l’attention depuis que la Pologne avait voulu, en 2018, adopter une loi qui aurait pénalisé toute tentative de blâmer la Pologne pour les crimes de l’Allemagne pendant la Shoah. Les sanctions pénales avaient, en définitive, été abandonnées au profit de sanctions civiles, à la suite d’une importante querelle diplomatique avec Israël.

L’affaire était également suivie de près par les chercheurs et historiens puisqu’elle pouvait déterminer du sort des chercheurs indépendants qui s’intéressent à la Shoah sous un gouvernement nationaliste de la Pologne.

On retrouvait, enfin,  au cœur de cette affaire soit la fierté nationale polonaise (selon les plaignants) soit l’avenir de la recherche indépendante sur l’Holocauste (selon les intimés).

Dans cette affaire complexe, aux enjeux multiples, le Tribunal de Varsovie a rendu un jugement tout en nuances, contrairement à sa présentation médiatique.

Il a, en effet, condamné les deux historiens polonais à s’excuser auprès de la plaignante qui prétendait que leur livre avait porté atteinte à la réputation de son oncle défunt en laissant entendre qu’il avait collaboré à l’extermination des Juifs pendant la Deuxième Guerre mondiale.

En revanche, le Tribunal ne les a pas condamnés à lui verser l’équivalent de 22. 000 euros, comme ses avocats le demandaient.

La juge Ewa Jonczyk a, ainsi,  décidé que B. Engelking et J. Grabowski doivent présenter des excuses écrites à F. Leszczynska pour avoir « transmis des informations erronées » selon lesquelles son oncle E. Malinowski aurait volé les biens d’une Juive pendant la guerre et contribué à la mort de Juifs qui se cachaient dans la forêt de Malinowo en 1943, quand la Pologne était occupée par les Allemands. Elle leur a aussi ordonné de s’excuser pour avoir porté « atteinte à son honneur ».

La juge a également  rappelé que M. Wiltgren, dont les propos ont servi de base aux historiens pour procéder à la description des agissements présumés d’E. Malinowski, a livré des témoignages parfois contradictoires.

Par ailleurs, selon la juge,  E. Malinowski a été acquitté par un tribunal communiste, en 1950, du chef d’avoir aidé les Allemands à tuer 18 Juifs dans la forêt de Malinowo en 1943.

En définitive, la juge E. Jonczyk a conclu à l’ « inexactitude » des affirmations des chercheurs  sur l’implication d’E. Malinowski dans ce massacre et a reconnu le droit de la plaignante, F. Leszczynska, au « culte de la personne décédée ».

La magistrate a toutefois, opportunément, rejeté une requête en dédommagement de plus de 22. 000 euros pour éviter un « effet dissuasif pour d’autres recherches ».

En définitive, et comme l’a relevé le journal Le Monde, il s’agit d’un « verdict équilibré »[9]. Ainsi, selon Le Monde, « Dans ce contexte [polonais], et compte tenu de la nature de la plainte déposée, le verdict du tribunal s’est avéré très nuancé. La justice a en effet retenu une ‘‘inexactitude’’ et un ‘ manque de fiabilité’’  du paragraphe incriminé, ayant entraîné une ‘atteinte à la mémoire d’une personne décédée’’ et demandé des excuses écrites aux auteurs. Le tribunal a en revanche rejeté en bloc les chefs d’accusation les plus controversés et potentiellement liberticides réclamés par la partie civile. »[10]

On rappellera, par ailleurs, que sur ces questions controversées, où les négationnistes et révisionnistes de tous poils sont prompts à se saisir de la moindre approximation ou erreur, les historiens ou chercheurs  – aussi réputés soientils – doivent  être d’une extrême rigueur dans leurs recherches et ne retenir que les preuves irréfutables d’une collaboration avec l’occupant allemand. Ils auront, en tout cas, l’obligation de respecter de façon scrupuleuse la méthodologie historique dans l’intégralité de leurs travaux de recherche.

Dans ce souci de vérité historique  et pour couper court à toute polémique, Claude Lanzman n’avait pas hésité,  lorsqu’il découvrit dans l’exposition Mémoire des camps – organisée à l’Hôtel de Sully à Paris en 2001 – quatre photographies présentées « comme prises de l’intérieur de la chambre à gaz du crématoire V », à dénoncer violemment le commentateur des photographies[11].

Selon C. Lanzmann – « le commentateur était un truqueur »[12]dans la mesure où les photos n’avaient pu être prises que du vestiaire attenant à la chambre à gaz (car la chambre à gaz n’ouvrait pas sur le dehors !).

Certes, C. Lanzmann n’entendait en aucun cas répondre avec cette critique aux arguments éventuels des négationnistes – dans la mesure où il refusait toute discussion avec eux –[13] et il fondait essentiellement sa démarche – et ici sa protestation – sur l’idée de l’infigurabilité de la Shoah[14]. Ainsi, d’après C. Lanzmann, « Le vrai problème dans cette histoire est celui du statut de la photographie. Elle atteste quoi ? » 

Cependant, on sait aussi que les négationnistes, dans leurs amalgames, n’hésitent pas à exploiter les moindres failles à propos des éléments probatoires relatifs à la solution finale – et notamment les images lorsqu’elles sont présentées de façon inadéquate. Il faut donc, dans une société très médiatique et réactive, être d’une excessive rigueur en ce qui concerne l’utilisation des images lorsque l’on veut dénoncer le négationnisme. Les historiens, en respectant scrupuleusement la méthodologie de la recherche en histoire[15], doivent donc toujours s’appuyer sur ce qui est absolument indiscutable. Il en sera particulièrement ainsi en ce concerne les photographies. On fera également attention aux commentaires ou légendes qui leurs sont associées, notamment dans le cadre des expositions ou des musées[16]. Il en de même, dans la présente affaire, pour le récit d’une personne qui semble avoir livré des témoignages parfois contradictoires. Le récit de M. Wiltgren  aurait, sans doute, dû être assorti de réserves de la part de B. Engelking et J. Grabowski dans leur ouvrage…

On pourrait d’ailleurs partir du postulat selon lequel « […] la bonne foi, chez l’historien procède de la légitimité du but poursuivi et se révèle dans le sérieux de la méthode observée »[17].

En définitive, on ne peut que rappeler – aussi bien pour les historiens que pour les médias – cette règle d’or : les faits sont sacrés, le commentaire est libre…

L’affaire n’est, cependant, pas terminée car les historiens ont annoncé vouloir faire appel du jugement du 9 février 2021. De façon assez sage, le professeur Grabowski  a  toutefois déclaré au quotidien Gazeta Wyborcza « Je respecte la décision de justice mais j’ai dû mal à l’accepter. J’espère que nos raisons seront prises en compte ». A suivre…

 

 

[1] L’éduc’mag n° 166, mars 2021, p. 7 (journal de l’UNSA éducation). La plupart des médias ont fait la même présentation du jugement. On fera le même constat pour diverses associations d’historiens qui avaient organisé des soutiens divers pour les historiens condamnés.

[2] Seul le Tribunal fédéral Suisse, dans son premier arrêt du 1er décembre 1998, avait annulé la décision de l’Autorité indépendante d’examen des plaintes en matière de radio et télévision (AIEP) du  24 octobre 1997, organisme chargé de la surveillance des programmes du service public suisse,  pour « violation des droits de la défense », mais les décisions suivantes confirmèrent la condamnation et l’interdiction de rediffusion du documentaire. Ainsi, dans son second arrêt du 21 novembre 2000, le Tribunal fédéral Suisse (TF) estime que l’émission « défend une position très critique face à l’attitude de la Suisse pendant la Deuxième guerre mondiale », ce qui, selon le TF, est « licite ». Toutefois, selon le TF, l’émission omet d’indiquer qu’elle ne révèle pas « la vérité » mais une des différentes interprétations expliquant les relations entre la Suisse et l’Allemagne durant la période précitée. Le TF estime donc qu’il existe d’autres interprétations de cette attitude. Pour les juges du TF, « dès lors le téléspectateur ne dispose pas de tous les éléments qui lui permettraient de se forger sa propre opinion ». Pour le Tribunal fédéral les reproches de l’AIEP à l’encontre de cette émission « ne portent du reste pas sur le contenu de cette émission mais uniquement sur la façon dont ladite émission a présenté aux téléspectateurs l’attitude de la Suisse durant la deuxième guerre mondiale. »

[3] Nous utiliserons ce terme dans la mesure où il est employé par la Cour européenne des droits de l’Homme, cf. encore très récemment Perinçek c/ Suisse, 17 décembre 2013, Req. 27510/08, § 79. Les historiens, en raison de la connotation religieuse du mot Holocauste, préfèrent en général parler d’extermination ou de génocide des Juifs d’Europe ; voir en ce sens R. Hilberg, The destruction of the European Jews ,Yale University Press, 1961, ouvrage révisé en 1985 par l’auteur, New York, Holmes and Meier, 1985, éd. française, Gallimard, 1985 ; nouvelle éd. augmentée et définitive, Gallimard, 2006.

[4] A propos de l’écrivain négationniste Garaudy, déc. 24 juin 2003, Garaudy c/ France, Req. 65381/01, D. 2004, p. 240, note D. Roets, la Cour a ainsi repris un « obiter dictum » de l’arrêt Lehideux et Isorni c/ France du 23 sept. 1998. Fidèle à ce principe la Cour a rappelé dans sa déc. Gollnisch c/ France, 7 juin 2011, Req. 48135/08, p. 11, « qu’il ne fait aucun doute que tout propos dirigé contre les valeurs qui sous-tendent la Convention se verrait soustrait par l’article 17 à la protection de l’article 10 » ; en l’espèce, toutefois, « la Cour n’estime pas nécessaire de se prononcer sur ce point dès lors que le grief tiré de la violation de l’article 10 est lui-même irrecevable ». De façon plus récente, la Cour, dans sa déc. Hizb Ut-Tahrir c/ Allemagne, 12 juin 2012, Req. 31098/08, § 74 et 78, a déclaré irrecevable la requête d’une association qui se plaignait de l’interdiction de ses activités sur le territoire allemand en raison de ses objectifs (dénégation de l’Etat d’Israël, appel à sa destruction, au bannissement et au meurtre des ses habitants) en appliquant directement la clause d’abus de droit inscrite dans l’article 17, obs. M. Levinet, JCP 2012 p. 1391.  L’ancienne Commission avait, par ailleurs, déjà appliqué indirectement ce texte, « dans le cadre du contrôle de proportionnalité pour apprécier la nécessité d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression », pour reprendre les termes de M. Levinet (Grands arrêts de la Cour Européenne des Droits de l’Homme, 6ème éd., PUF, 2011, p. 71), à, entre autres, un journaliste négationniste (déc.12 mai 1988, Künen c/ RFA, DR, 56, 205) et à un historien négationniste (déc. 29 nov. 1995, NDP c/ Allemagne, DR, 84-B,149). Selon la Commission, les écrits niant l’existence des chambres à gaz « vont à l’encontre de l’une des valeurs fondamentales de la Convention ».

En revanche, la Cour a directement affirmé dans l’arrêt Perinçek c/ Suisse précité, § 54, que l’article 17, dont le gouvernement Suisse n’avait d’ailleurs pas demandé la mise en œuvre (§ 49), n’était pas applicable aux propos du requérant niant l’existence du génocide arménien (le requérant avait été condamné par les juridictions suisses pour avoir qualifié le génocide arménien de « mensonge international » et dénié explicitement aux faits de 1915 la qualification de génocide). La Cour justifie sa position, § 51, au nom de la liberté d’expression protégée par l’article 10 de la Convention mais également car « elle juge important que M. Perinçek n’ait jamais contesté qu’il y ait eu des massacres et des déportations pendant les années en cause ». Elle constate enfin, § 51, que « ce qu’il nie, c’est la seule qualification juridique de ‘‘génocide’’ donnée à ces événements ». La Cour considère en définitive, § 52, « […] que la limite tolérable pour que des propos puissent tomber sous l’article 17 réside dans la question de savoir si un discours a pour but d’inciter à la haine ou à la violence ». A cet égard, « la Cour estime que le rejet de la qualification juridique des événements de 1915 n’était pas de nature en lui-même à inciter à la haine du peuple arménien. […] Dès lors, le requérant n’a pas usurpé son droit de débattre ouvertement des questions, mêmes sensibles et susceptibles de déplaire ». Par ailleurs, la Cour ajoute, § 117, que « […] la présente espèce se distingue clairement des affaires qui portaient sur la négation des crimes de l’Holocauste […] ».

[5] En ce sens égal. Giniewski c/ France précité ; voir déjà Lehideux et Isorni c/ France précité où la Cour considérait que cet article avait été violé par les juridictions françaises. Au-delà des faits de la Seconde guerre mondiale, on notera, de façon plus générale, qu’il semble que la Cour ait une perception plus large que les juridictions nationales des faits historiques pouvant être débattus, cf. dernièrement Perinçek c/ Suisse précité où la Cour pose le principe de libre discussion à propos de la question du génocide arménien ; la Suisse étant condamnée, à ce titre notamment, pour violation de l’article 10.

[6] Monnat c/ Suisse, 21 décembre 2006, § 57. La Cour avait déjà appliqué ce principe dans d’autres affaires.                    A un journaliste-historien, cf. Chauvy et autres c/ France, 29 juin 2004, § 69, sur les circonstances de l’arrestation de J. Moulin ; voir également Giniewski c/ France, 31 janvier 2006, § 51, sur l’origine de l’Holocauste ; dans le même sens Lehideux et Isorni c/ France, 23 sept. 1998, § 47, sur l’appréciation de la politique du Maréchal Pétain.  La Cour a également appliqué ce même principe s’agissant de la question du génocide arménien dans l’hypothèse de sa négation dans, Perinçek c/ Suisse précité, § 99. 2013, V. notes précédentes.

[7] Nous nous sommes référés à l’article de Vanessa Gera et Monika Scislowska, The Associated Press L’actualité.fr

[8] Une version abrégée en anglais devrait être éditée.

[9] Le Monde.fr, « Verdict équilibré ».

[10] Comme nous l’avons déjà noté, la juge polonaise a opportunément rejeté une requête en dédommagement  pour éviter un « effet dissuasif pour d’autres recherches ».

[11] C. Lanzmann, Le lièvre de Patagonie, Gallimard, 2009, p. 486 ; également entretien inLe Monde, 19 janvier 2001. À cette déclaration de guerre intellectuelle, G. Didi-Huberman répondit par un livre où il reprenait le texte initial du catalogue de l’exposition et son titre (Images malgré tout, Ed. de Minuit, 2004). Le débat semble aujourd’hui apaisé, car le film Le fils de Saul, a recueilli l’assentiment inconditionnel des deux antagonistes.                  C. Lanzmann estime que « ce film ne montre pas la mort, mais la vie de ceux qui ont été obligés de conduire les leurs à la mort », voir sur cette question J. Mandelbaum, « Cinéma : Le fils de Saul et la représentation de la Shoah », Le Monde, 4 novembre 2015, p. 14 ; égal. N. Skovronek, « Le fils de Saul ou la fin du débat sur la représentation de la Shoah », Le Monde, 10 novembre 2015, p. 14.

[12] Ibid., p. 489.

[13] « On ne discute pas avec ces gens-là, je n’ai jamais envisagé de le faire », ibid., p. 489.

[14] « Un chœur immense de voix dans mon film – juives, polonaises, allemandes – témoigne dans une véritable construction de la mémoire, de ce qui a été perpétré. », ibid., p. 489.

[15] De façon plus générale, N. MalletPoujol (note sous Cour d’appel de Paris, 17 septembre 1997, D. 1998 p. 434.) avait  pu observer que « […] la bonne foi, chez l’historien procède de la légitimité du but poursuivi et se révèle dans le sérieux de la méthode observée ».

[16] On peut regarder, en ce sens, un intéressant arrêt de la Cour d’appel de Limoges, 1er juillet 2010, à propos de la présentation de Louis Renault dans l’exposition permanente du Centre de la mémoire d’Oradour-sur-Glane. Dans cette affaire, les héritiers de L. Renault avaient saisi le juge des référés du Tribunal de grande instance de Limoges pour demander le retrait de cette exposition, où elle se trouvait sous un bandeau intitulé « la collaboration des entreprises », d’une photographie datée de 1938 ou figuraient  L. Renault et A. Hitler au Salon de l’automobile de Berlin. Les demandeurs exigeaient également le retrait de la légende ainsi que du commentaire qui accompagnaient la photographie : « […] L. Renault, ‘‘une seule chose compte : moi et mon usine’’, fabriqua des chars pour la Wehrmacht. Renault sera nationalisé à la Libération ».

Le président du TGI de Limoges, dans son ordonnance du 14 octobre 2009, rejeta leur demande, aux motifs qu’ « un conseil scientifique composé d’éminents historiens […] a validé l’iconographie et les textes de l’exposition permanente de Centre de la mémoire » et que « la vérité historique contemporaine considère que les usines L. Renault collaborèrent à l’effort de guerre du Reich ». Les petits-enfants firent néanmoins appel de cette décision et obtinrent gain de cause devant la Cour d’appel de Limoges qui infirma l’ordonnance contestée.

La Cour d’appel de Limoges, le 1er juillet 2010, va affirmer, de façon très classique, que : « La liberté d’expression de l’historien n’est pas absolue et peut dégénérer en abus, source de responsabilité civile, en présence d’une dénaturation ou falsification des faits voire d’une négligence grave dans la vérification des informations ». La Cour va ensuite, à partir de ce motif, considérer que la photographie n’a pas été prise sous l’occupation allemande. Elle va, par ailleurs, réfuter le fait que les usines Renault aient fabriqué pendant l’occupation des chars ainsi que l’authenticité de la citation attribuée à L. Renault « une seule chose compte : moi et mon usine ». En conséquence, la Cour va estimer que « la présentation de L. Renault comme l’incarnation de la collaboration industrielle » au moyen d’une photographie anachronique et d’un commentaire lui attribuant une « inexacte activité de fabrication de chars pour l’Allemagne […] dans un contexte de préparation du visiteur à la découverte brutale des atrocités commises le 10 juin 1944 par les nazis […], ne peut manquer de créer un lien historiquement infondé entre le rôle de L. Renault pendant l’occupation et les cruautés dont furent victimes les habitants d’Oradour-sur-Glane ».

Voir sur cette affaire notre article« Les séquelles de la Deuxième Guerre mondiale dans les balances de la Justice » (fr) [2], II. A.

J’ajouterai que ce travail des historiens est d’autant plus indispensable que l’accusation traditionnelle des négationnistes à l’encontre de la loi dite « Gayssot », selon laquelle cette loi est contraire à la liberté d’expression, prend aujourd’hui plus de force à l’heure du développement d’internet et de la liberté d’expression renforcée. Et ce, d’autant plus, que l’on évoque facilement « la théorie du complot » lorsque l’exercice de cette liberté n’est pas possible. L’idée, dans la « théorie du complot », étant que l’on restreint la liberté d’expression ou d’opinion car on veut « cacher » quelque chose…

[17] N. Mallet-Poujol, note sous Cour d’appel de Paris, 17 septembre 1997, D. 1998 p. 434.

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