Développement de céramiques pour l'ingénierie tissulaire osseuse : de la synthèse de matériaux à l’évaluation biologique Development of ceramics for bone tissue engineering: from material elaboration to biological evaluation
Les propriétés biologiques des céramiques phosphocalciques, dont l’hydroxyapatite, de composition chimique proche de celle de l’os minéral ne sont pas suffisantes pour répondre à l’ensemble des besoins en médecine régénérative osseuse. Pour en améliorer les performances biologiques plusieurs leviers d’actions existent à différents niveaux de la chaîne d’élaboration de ces biomatériaux. Or, chaque maillon de cette chaîne correspond à un champ disciplinaire spécifique lié à un domaine scientifique différent (ex : chimie des matériaux vs. biologie). L’organisation de la recherche menée à l’IRCER autour de cette thématique est donc le reflet de cette transdisciplinarité. Elle implique une perméabilité et un dialogue constant entre les disciplines et permet la maîtrise de la recherche depuis la synthèse du matériau jusqu’à l’évaluation de ses performances biologiques.
Biological properties of calcium phosphate ceramics, among which hydroxyapatite, with a chemical composition close to that of bone mineral, are not sufficient to meet all the needs in bone regenerative medicine. To improve their biological performances, several levers of action are distributed throughout the different steps of the production chain of these biomaterials. However, each element of this chain relates to a specific disciplinary field associated to a different scientific field (e.g. materials chemistry vs. biology). The organisation of the research conducted at IRCER around bioceramics is therefore a reflection of this transdisciplinarity. It implies permeability and ongoing dialogue between the disciplines and allows the control of research from the synthesis of the material to the evaluation of its biological performance.
Introduction
L’Institut de Recherche sur les Céramiques (IRCER) est un laboratoire dédié à l’étude des matériaux céramiques et des procédés d’élaboration de pièces associées pour des applications très diverses. Ainsi, les travaux de recherche qui y sont menés sont, par essence, pluridisciplinaires. En son sein, l’équipe « Biocéramiques » illustre parfaitement cette pluridisciplinarité. Forte de 30 ans d’expérience en recherche sur les phosphates de calcium, ses objectifs actuels sont le développement de nouveaux matériaux céramiques phosphocalciques poreux, mis en forme par des technologies de fabrication additive, pour des applications en ingénierie tissulaire osseuse. À la croisée des chemins entre sciences du vivant et sciences des matériaux, cette thématique de recherche nécessite la collaboration active de scientifiques provenant d’horizons disciplinaires multiples : sciences des matériaux, génie des procédés, biologie cellulaire, sciences pharmaceutiques, sciences chirurgicales.
1. Ingénierie tissulaire osseuse : l’existant et l’idéal
Le tissu osseux est un organe à la fois vivant et minéral, par les cellules spécialisées qui le constituent et par les cristaux de phosphates de calcium déposés dans la matrice structurante sécrétée par une partie de ces cellules. Il est l’un des rares tissus de l’organisme à présenter des facultés d’autoréparation qui peuvent être qualifiées de régénération car le tissu cicatriciel résultant de sa cicatrisation est identique au tissu initial. Cependant, dans des contextes cliniques spécifiques comme suite à des traumatismes importants (traumatismes balistiques, accidents) ou une exérèse chirurgicale (retrait de tissus endommagés) consécutive à des pathologies (cancers, infections), la quantité d’os manquant est telle que l’implantation de matériaux exogènes est indispensable. L’ingénierie tissulaire osseuse consiste donc à employer un matériau, quelle que soit son origine, naturelle ou synthétique, pour servir de support à la réparation et à la régénération de tissus osseux lésés.
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Les ostéoclastes sont les cellules responsables de la résorption osseuse.
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Alors appelé SPCTS pour Science des Procédés Céramiques et de Traitements de Surface.
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CTTC : Centre de Transfert de Technologies Céramiques
Malgré de nombreuses contraintes évidentes, la greffe et en particulier l’autogreffe, où le greffon est prélevé sur le patient lui-même en un autre site que le site lésé, reste la méthode standard en chirurgie de réhabilitation fonctionnelle, car donnant les meilleurs résultats. Le matériau implanté ici est donc d’origine naturelle. L’utilisation de matériaux synthétiques ou biomatériaux en tant que substituts osseux constitue une alternative intéressante. Ainsi, plusieurs générations de biomatériaux ont été développées et sont utilisées actuellement. Une première génération, développée à partir des années 1940, correspond à des matériaux inertes sur le plan biologique (pas d’effet sur les tissus et les cellules de l’organisme hôte) et biocompatibles. Ces matériaux permettent de remplacer les fonctions mécaniques de l’os manquant. Depuis les années 1980, une seconde génération de biomatériaux, majoritairement des biocéramiques à base de phosphate de calcium (CPC) et des bioverres, est utilisée (Champion et al., 2021). Ces matériaux ont la capacité d’interagir avec l’organisme et sont donc dits bioactifs. Ils sont capables de se dégrader, par dissolution et résorption ostéoclastique1, lorsqu’ils sont implantés dans l’organisme. Cette bioactivité fait également référence à leur capacité à supporter l’attachement, la croissance et la fonction des cellules productrices d’os, les ostéoblastes, propriété définie sous le terme d’ostéoconductivité. Parmi ces matériaux de seconde génération, l’hydroxyapatite (HA) est un phosphate de calcium de composition chimique proche de celle du minéral osseux humain (cf §2.1). L’hydroxyapatite est parfaitement tolérée par l’organisme, ostéoconductrice mais non résorbable. Ces matériaux sont couramment implantés pour le comblement de pertes de substance osseuse. L’apport des technologies de conception et de fabrication additive assistées par ordinateur ont permis d’en augmenter le champ d’applications en permettant l’obtention d’architectures tridimensionnelles complexes. Par exemple, des pièces mises en forme couche par couche par la méthode de stéréolithographie, développés en collaboration avec des équipes de l’IRCER2, du CTTC3 et l’entreprise 3DCeram, ont été implantées avec succès en chirurgie maxillo-faciale pour la reconstruction de grandes lésions crâniennes et/ou faciales. La pose d’un implant crânien en céramique d’hydroxyapatite phosphocalcique, par le Dr Brie en 2005 au CHU de Limoges, constituait une première mondiale (Brie et al., 2013). Une étude rétrospective portant sur les résultats obtenus suite à l’implantation de 19 patients a montré que 72,2 % de ceux-ci présentaient une fusion totale de l’os concerné avec l’implant (Usseglio-Grosso, 2015). De plus, la fonction de protection du cerveau ainsi restaurée a permis une récupération neurologique tout en assurant un résultat esthétique extrêmement satisfaisant. Les biomatériaux existants ne peuvent toutefois pas répondre à tous les besoins en médecine régénérative osseuse, en particulier pour leurs utilisations sous forme de grands implants (défauts osseux de surface supérieure à 20 cm2). Notamment, lorsqu’ils sont utilisés sous forme de support poreux pour favoriser la régénération osseuse (cf § 2.2.), les implants sont faiblement vascularisés et les tissus néoformés pénètrent difficilement en profondeur (c’est-à-dire au-delà d’un centimètre). Il est donc indispensable de développer de nouveaux matériaux innovants avec des propriétés biologiques optimisées, idéalement stimulant la réparation osseuse et biodégradables, pour être à terme remplacés par de l’os néo-formé.
2. La chaîne de recherche pour l’élaboration de biomatériaux céramiques optimisés et innovants : où la transdisciplinarité prend tout son sens
Les membres de l’équipe « Biocéramiques » couvrent par leurs compétences l’ensemble des champs disciplinaires nécessaires pour effectuer une recherche efficace portant sur l’élaboration de biomatériaux innovants. Ainsi, la chaîne de recherche permet d’aller de la synthèse du biomatériau, suivie de sa mise en forme pour l’obtention d’implants personnalisés, jusqu’à l’évaluation de ses propriétés applicatives, c’est-à-dire ici, de ses performances biologiques. Ces dernières propriétés auront pu être modulées par le couplage de la céramique à des molécules actives (Damia et al., 2021) (figure 1).
Cette constitution transdisciplinaire de l’équipe permet, en plus de disposer de plusieurs leviers d’action complémentaires pour accroître les propriétés du matériau, de permettre les retours d’expérience à différents niveaux, rationnalisant ainsi la démarche de recherche. La présence de chirurgiens dans l’équipe (chirurgie maxillo-faciale, orthopédie) va permettre de concevoir la recherche jusqu’à l’application et d’avoir une vision claire des besoins. Ici donc, le mot transdisciplinarité prend tout son sens, les champs de compétences font plus que se côtoyer, ils dialoguent et se mêlent.
Figure 1 : La chaîne de recherche pour l’élaboration de biocéramiques implantables innovantes pour la réparation osseuse et les champs disciplinaires associés.
2.1. La synthèse : les sciences des matériaux à l’origine
L’hydroxyapatite synthétique est un phosphate de calcium de composition proche de celle du minéral osseux mais simplifiée quant aux éléments chimiques qui la constituent : (Ca10(PO4)6(OH)2 pour l’HA synthétique, contre Ca8,31.7(PO4)4,3(HPO4,CO3)1,7(CO3,OH)0,3 1.7 (où = lacunes, Na+, Mg2+, K+, Cl-, F-, etc.) pour l’os. L’introduction dans la structure du matériau d’éléments chimiques avec un intérêt biologique est donc une voie prometteuse. Parmi ces éléments, on peut citer le silicium, décrit pour stimuler des aspects liés à la réparation osseuse et à la vascularisation, ainsi que le cuivre qui serait un inducteur de phénomènes associés à la vascularisation. Ce pan de recherche est entièrement associé aux sciences des matériaux. Après avoir développé le nouveau composé, il faut ensuite en caractériser la chimie (détermination de sa formule), par exemple Ca10Cux(PO4)6(OH)2-xOx pour les hydroxyapatites contenant du cuivre récemment développées au laboratoire dans le cadre de la thèse de Tiphaine Bazin (Bazin, 2020), ainsi que les propriétés physico-chimiques.
2.2. Une architecture sur-mesure, le savoir-faire en génie des procédés
Le composé obtenu va permettre la fabrication de l’objet. Intervient ici le génie des procédés qui va, en utilisant des méthodes de conception assistée par ordinateur (CAO) permettre la fabrication assistée par ordinateur (FAO) en utilisant des technologies de fabrication additive. Dans le cadre de la fabrication des implants crânio-faciaux évoqués plus tôt, cela a permis la production d’implants personnalisés où la CAO a été réalisée à partir des fichiers scanners du patient avant la production elle-même de la pièce. Le résultat en est un implant parfaitement adapté à la lésion du patient et avec une structuration différente en fonction des zones : dense au centre pour de meilleures performances mécaniques (plus grande solidité) et présentant une macroporosité en périphérie (pores de taille supérieure à 300 µm) afin d’assurer une meilleure colonisation par les cellules osseuses à la jonction avec l’os natif du patient, et donc une meilleure intégration dans l’organisme (Brie et al., 2013).
A l’échelle du laboratoire, des pièces tridimensionnelles sont également produites par différentes méthodes de fabrication additive. Par exemple, l’utilisation de la microstéréolithographie (qui s’apparente à une forme d’impression 3D) a permis la production de disques de céramiques avec des macropores traversants de géométrie contrôlée. Ces pièces modèles ont ensuite été utilisées dans des études menées avec différents modèles biologiques. Ainsi, il a pu être mis en évidence que la géométrie des macropores influence fortement la colonisation des céramiques par les cellules osseuses (Rüdrich et al., 2019), mais aussi par des tissus plus complexes comme les vaisseaux sanguins (Magnaudeix et al., 2016) (figure 2).
Au niveau de l’architecture du matériau mais à une échelle différente, l’ajout de microporosité (pores de taille supérieure à 10 µm), en augmentant la surface d’échange disponible avec les fluides biologiques et en modifiant la topographie de surface du matériau, influence la manière dont les cellules interagissent avec lui. La présence et le taux de microporosité est dépendant du temps et de la température de chauffe subis par le matériau lors de l’étape de « cuisson » appelée frittage, indispensable à la fabrication d’une céramique. Aussi, les pièces produites peuvent présenter une porosité multi-échelle.
Figure 2 : Étude de la colonisation des macropores en fonction de leur géométrie réalisée à partir de pièces céramiques produites par fabrication additive.
Pour aller plus loin, sont actuellement développés d’autres types de pièces modèles avec une porosité multi-échelle pour comprendre, notamment, comment le matériau et les fluides biologiques ou les cellules de différents types interagissent.
2.3. La biologie cellulaire permet le développement de modèles adaptés
L’intervention des sciences biologiques est importante ici pour caractériser les propriétés biologiques du matériau et ses performances. En reprenant l’exemple des céramiques dopées au cuivre citées plus haut, l’évaluation in vitro a permis de déterminer quel taux de cuivre pouvait être inséré dans la structure de l’hydroxyapatite sans engendrer de toxicité à court terme pour les cellules osseuses (Bazin et al., 2021). L’apport de la biologie permet de comprendre également les phénomènes qui surviennent lorsque les cellules sont en contact avec la céramique. C’est l’exemple ci-avant de la compréhension du processus de colonisation des macropores de la céramique par les cellules et de l’identification des facteurs le régissant.
Pour toutes ces caractérisations, l’utilisation de modèles biologiques adaptés est essentielle. Cependant, l’utilisation d’une culture cellulaire simple contenant un seul type de cellules ne parait pas suffisant. En effet, d’un point de vue physiologique, le processus de réparation de l’os nécessite la communication entre différents types cellulaires présents dans le tissu osseux, en particulier les cellules qui vont constituer les vaisseaux sanguins avec les cellules qui vont être amenées à produire de l’os. Des travaux de différentes équipes ont mis en évidence que les cellules ne répondaient pas forcément toutes de la même manière au microenvironnement qui les entourent (ex : Costa et al., 2013). Ainsi, une cellule constitutive d’un vaisseau sanguin ne va pas forcément réagir positivement aux mêmes caractéristiques de surface d’un biomatériau qu’une cellule osseuse. Par ailleurs, lorsqu’un matériau est testé avec un type cellulaire, la contribution de la communication cellulaire n’est pas prise en compte. C’est pourquoi, la recherche autour de l’évaluation biologique des biomatériaux s’oriente vers le développement de modèles dits de co-cultures mettant en présence de cellules d’origine osseuse avec des cellules d’origine vasculaire par exemple.
En suivant l’idée de l’amélioration des modèles biologiques utilisés, la méthode de culture cellulaire elle-même est questionnée. Notre organisme est tridimensionnel, nos cellules et leur matrice structurante qu’elles produisent, assemblent et modèlent sont « programmées » pour fonctionner dans cette configuration. Aussi la culture bidimensionnelle, telle qu’elle est réalisée dans des boîtes de Pétri, peut entraîner des biais notamment concernant la production et la structuration de la matrice minéralisée par les cellules. Ainsi, dans une culture 2D, les cellules osseuses forment une monocouche et produisent leur matrice minéralisée au-dessus d’elles en un bloc qui va finir par les isoler du milieu de culture. Ces cultures ne peuvent donc pas être menées sur des temps longs et la matrice produite ne sera pas représentative de ce que peut être la réalité. Il est clair que ce type de méthode n’est pas adapté pour l’évaluation d’architectures céramiques poreuses 3D. En outre, notre organisme est aussi parcouru de fluides dont les mouvements sont ressentis par les cellules. L’absence de stimulation due à l’absence de la circulation de ces fluides, ce qui est le cas en culture 2D, peut modifier la manière dont une cellule va se comporter.
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Projet JCJC CharaBioC financé par l’Agence Nationale de la Recherche.
Par conséquent, pour évaluer les performances des biocéramiques, nous développons une méthode avancée de caractérisation par culture cellulaire en conditions tridimensionnelles et dynamiques, avec la circulation du fluide nutritif au cœur de modèles céramiques poreux, dans un bioréacteur à flux par perfusion. Ces développements sont au centre d’un projet financé par l’Agence Nationale de la Recherche et impliquent des étudiants en thèse et en stage de master recherche du domaine Biologie/Santé4 au laboratoire.
3. Vers de nouveaux horizons…l’ouverture à d’autres disciplines
En complément de cette démarche de développement, il est nécessaire d’explorer des méthodes de caractérisations autres que celles utilisées de manière conventionnelle. Cette ouverture devrait permettre d’apporter de nouvelles informations pertinentes sur les phénomènes se produisant à l’interface entre le vivant et la biocéramique. L’utilisation de techniques d’imagerie optique avancées comme la microspectroscopie vibrationnelle dite « Raman cohérent » ou CARS (Coherent Anti-Stokes Raman Spectroscopy) est une voie actuellement suivie en collaboration avec des spécialistes de photonique et du traitement et de l’analyse de données dans le cadre du laboratoire d’excellence (LabEx) SigmaLim associant l’IRCER et XLim (Magnaudeix et al., 2021).
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Les méthodes conventionnelles nécessitent le ciblage spécifique de marqueurs mis en évidence grâce à l’utilisation de traceurs fluorescents ou couplés à des molécules fluorescentes.
La technologie CARS est une méthode d’imagerie spectrale. Chaque pixel de l’image résultante correspond à un spectre, c’est-à-dire une sorte de carte d’identité chimique de la zone associée à ce pixel. Elle est obtenue sans manipulation de la cellule, ce qui n’est pas le cas avec les méthodes d’imagerie optique conventionnelles utilisées actuellement pour visualiser les cellules à la surface des matériaux5. L’information obtenue est riche et complexe et nécessite le déploiement de méthodes numériques avancées et d’algorithmes pour l’exploiter complètement. Le recours à l’intelligence artificielle est également une voie prometteuse en ce sens (Boildieu et al., 2021).
Conclusion
Ces travaux de recherche réalisés au sein de l’équipe « Biocéramiques » de l’IRCER, en collaboration étroite avec d’autres équipes du secteur santé, ont été présentés ici dans le but de démontrer que la transdisciplinarité et indispensable dans la recherche liée au domaine de l’ingénierie pour la santé. Au-delà même de ce domaine de la santé publique, les futures générations de chercheuses et chercheurs doivent y être sensibilisées précocement pour avoir l’opportunité d’ouvrir leurs connaissances à d’autres champs disciplinaires que le leur au cours de leur formation et contribuer ainsi à mieux répondre aux enjeux et besoins sociétaux de demain.