Les Accords de Schengen : 30 ans… et maintenant ?
Retrouvez l'entretien d’Émilie Chevalier, maître de conférences en droit public, OMIJ, Université de Limoges
Emilie Chevalier – Maître de conférences en droit public au laboratoire OMIJ, Université de Limoges a répondu aux questions de l‘IiRCO sur Les Accords de Schengen.
IiRCO – Comment les Accords Schengen ont-ils émergé ?
Emilie Chevalier – Dès les débuts de la construction européenne, l’idée de la mise en place d’un espace de libre échange est centrale et c’est ce qui conduit à la création de la Communauté européenne, ancêtre de l’actuelle Union européenne. Cet espace de libre échange concerne alors non seulement les marchandises, les services et les capitaux, mais aussi les travailleurs. Le principe de libre circulation des travailleurs, principe fondamental de la construction européenne, interdit toute discrimination liée à la nationalité et reconnaît le droit d’exercer une activité professionnelle, un accès libre au territoire de chaque État membre et le droit de séjour sur ce territoire.
Si les Accords de Schengen s’inscrivent dans cette approche, ils s’en distinguent à plusieurs égards. Tout d’abord par leur objet. En effet, s’il s’agit bien d’assurer la liberté de circulation, l’ambition est d’organiser les conditions concrètes de sa réalisation, en prévoyant l’abolition de tout contrôle aux frontières internes de l’Espace Schengen, qui se matérialisera notamment par la disparition des postes frontières sur les voies terrestres. Ainsi, l’Espace Schengen ne concerne plus exclusivement les travailleurs, mais toute personne qui remplit les conditions pour y circuler. Ensuite, l’instrument qui fonde les Accords de Schengen est une Convention internationale, distincte des Traités fondateurs de l’Union européenne. C’est pourquoi, initialement, ils n’ont pas associé tous les États membres de l’Union européenne. Le 14 juin 1985, seuls la France, l’Allemagne les pays du Benelux signent ces accords. La mise en œuvre de ces accords est complétée par la signature en 1990 de la Convention d’application Schengen qui entre en vigueur le 1er septembre 1993. Elle précise les modalités de mise en œuvre et prévoit la suppression des contrôles aux frontières internes ; l’harmonisation des contrôles aux frontières extérieures ; l’adoption d’un visa unique pour l’entrée et les séjours de courte durée (moins de trois mois), le « visa Schengen » ; l’amélioration de la coopération policière (droits d’observation transfrontalière, de poursuite…) ; l’établissement d’accords de réadmission avec les pays tiers ; l’adoption d’un système informatisé de contrôle, le système d’information Schengen (SIS) partageant les données concernant les immigrés en séjour irrégulier.
IiRCO – Comment le transfert progressif de compétence à l’Union européenne s’est-il opéré en ce qui concerne les questions régies par les Accords Schengen ?
Emilie Chevalier – C’est le traité de Maastricht qui a initié l’intégration des Accords Schengen dans le champ de l’Union européenne en créant le 3e pilier, alors intitulé Justice et Affaires intérieures. Ceci a signifié que l’Union européenne pouvait désormais intervenir dans le champ des questions régies par les Accords de Schengen (contrôle aux frontières externes, politique d’asile, coopération policière et judiciaire…), mais son action demeurait conditionnée à un accord unanime des États membres, c’est ce que l’on appelle la logique intergouvernementale.
En 1999, le Traité d’Amsterdam intègre l’Acquis Schengen (avec des dispositions particulières pour le Royaume-Uni, l’Irlande et le Danemark) dans le cadre juridique de l’Union par le protocole 2 annexé au traité de l’Union européenne et consacre un nouveau titre IV intitulé « Visas, asile, immigration et autres politiques liées à la libre circulation des personnes ». Il prévoit qu’au bout de cinq ans, la Commission européenne dispose d’une capacité d’initiative exclusive et que le Conseil a la possibilité de voter à la majorité qualifiée sur ces questions. L’Union européenne a donc plus de pouvoirs pour intervenir sur ces questions, même si, il faut le préciser, les États membres sont toujours associés au processus décisionnel, par leurs représentants au sein du Conseil de l’Union européenne.
Enfin, le traité de Lisbonne (2009) supprime la structure en piliers et communautarise l’ensemble des questions couvertes par les Accords de Schengen, en intégrant un titre V dans le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne consacré à l’Espace de liberté, de sécurité et de justice.
IiRCO – Quelle est la portée géographique de l’Espace Schengen ?
Emilie Chevalier – L’espace Schengen ne concorde pas avec celui de l’Union européenne, même s’il s’est progressivement étendu. En 1990 les cinq États originaires sont rejoints par l’Italie, puis par l’Espagne et le Portugal en 1991, la Grèce en 1992, l’Autriche en 1995. En 1996, les pays nordiques se joignent à l’idée d’un ensemble sans frontières intérieures (Finlande, Danemark, Suède). Puis c’est le tour de la Lettonie, la Lituanie, l’Estonie, la Hongrie, la Pologne, la République tchèque, la Slovaquie, la Slovénie et Malte en 2007. Tous les États de l’Union européenne ne font donc pas partie de l’Espace Schengen. Certains États, le Royaume-Uni et l’Irlande, ne le souhaitent pas. D’autres (Bulgarie, Roumanie, Chypre et Croatie) restent subordonnés à un accord unanime des États membres de l’Union membres de l’Espace Schengen.
À l’heure actuelle, l’Espace Schengen regroupe donc 26 États dont 22 font parties de l’Union européenne.
IiRCO – Quels sont les objectifs de ces Accords ?
Emilie Chevalier – L’Espace Schengen a pour objectif la mise en place d’un Espace de liberté, de sécurité et de justice.
À cette fin, il implique l’abolition des frontières intérieures, qui vaut pour les ressortissants européens mais également pour les ressortissants d’États tiers. Ainsi, lorsqu’un individu, même non national d’un État de l’Espace Schengen, a franchi la frontière extérieure il peut circuler librement au sein de cet espace. Toutefois, des contrôles d’identité peuvent intervenir à n’importe quel moment sur le territoire des pays membres. De plus, il existe des hypothèses exceptionnelles de rétablissement de ces frontières, notamment lorsqu’il y a menace à l’ordre public (terrorisme…) ou que l’on constate des manquements graves et persistants aux obligations de contrôle aux frontières extérieures.
Dans le cadre de l’Espace Schengen, l’Union européenne a établi une politique commune d’asile. Il s’agit d’harmoniser les réglementations nationales, en assurant le respect de principes tels que celui de non-refoulement. C’est dans ce contexte que le règlement Dublin II (2003) remplace la convention de Dublin de 1990. Il établit les critères et les mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande d’asile présentée dans l’un des États membres par un ressortissant d’un pays tiers.
De plus, la « directive retour », du 16 décembre 2008, fixe des normes et des procédures communes pour organiser le retour des ressortissants d’États tiers résidant illégalement sur le territoire des États membres et ce dans le respect des droits fondamentaux.
Enfin, à partir du Sommet européen de Séville (2002), l’objectif de lutte contre l’immigration clandestine et la criminalité internationale est renforcé. Cela va aboutir à l’élaboration d’orientations visant à renforcer les échanges de données, voir à l’établissement d’une base de données commune.
Ainsi, par le biais de divers outils juridiques, l’Union européenne vise à garantir l’ouverture des frontières intérieures, qui demeure conditionnée par le renforcement de la sécurité des frontières extérieures.
IiRCO – Dans le cadre de ces objectifs existe-il une « police » européenne ?
Emilie Chevalier – La libre circulation au sein de ces territoires nécessite évidemment une coopération policière et judiciaire renforcée entre les États membres de l’Espace Schengen.
Cela aboutit à une coopération entre les services nationaux de police et la mise en place, dans cette optique, de l’Office européenne de police (Europol). Ce dernier créé en 1999 a pour mission de contribuer à rendre l’Europe plus sûre et à aider les services répressifs dans les États membres. Europol assiste quotidiennement les agences nationales dans leurs enquêtes et permet un soutien aux opérations de maintien de l’ordre sur le terrain, une plateforme d’informations sur les activités criminelles et un centre d’expertise en matière de maintien de l’ordre.
La coopération se matérialise également par une collaboration entre les administrations (en particulier les services douaniers) et les autorités judiciaires nationales. Outre le mandat d’arrêt européen, Eurojust voit le jour en 2002, et représente un nouvel instrument dans la lutte contre la criminalité transfrontalière. Ainsi, chaque État membre de l’Union européenne a détaché un représentant dans les locaux d’Eurojust (procureurs, juges expérimentés ou officiers de police) afin de coordonner les autorités nationales à chacune des étapes d’une enquête criminelle ou de poursuites judiciaires.
Pour concilier liberté et sécurité au sein de cet espace de libre circulation, les Accords de Schengen prévoient des mesures compensatoires, qui sont des instruments qui visent à aider les États concernés dans la lutte contre la criminalité organisée et le contrôle aux frontières extérieures. Le système d’information Schengen (SIS) est une pièce essentielle du dispositif. Il s’agit d’une base de données qui répertorient des ressortissants d’États tiers, qui sont entrés irrégulièrement dans l’Espace Schengen, ou qui en ont été expulsés. La refonte du système d’information Schengen de deuxième génération (SIS II) doit rendre plus performant l’échange d’information entre les États membres.
Par ailleurs, l’agence Frontex (Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des États membres de l’Union européenne), créée en 2004 répond à l’exigence d’amélioration de la gestion des frontières extérieures des États membres dont les États sont responsables. L’Agence doit ainsi permettre de faciliter l’application des mesures de l’Union, existantes et futures. Toutefois, de par son budget et son domaine d’action limités ou encore en raison du soutien aléatoire des États membres, Frontex reste perfectible.
Autre mécanisme compensatoire, le « système européen de surveillance des frontières » (Eurosur) institué en 2011, a pour but d’aider les États membres à surveiller par satellite la situation à leurs frontières extérieures. Eurosur a donc pour mission de limiter l’immigration clandestine et d’augmenter ainsi la capacité de réaction des services de renseignement et de contrôle des frontières.
De même, la lutte contre le terrorisme devient une préoccupation majeure et nécessite une coopération croissante entre les États et cela même à l’échelle internationale avec les États tiers à ces Accords. Face à la menace terroriste actuelle, l’Union européenne et l’Organisation des Nations Unies (ONU) ont mis en place une stratégie globale visant à contribuer à la sécurité mondiale. La stratégie adoptée au niveau de l’Union européenne promeut la démocratie, le dialogue et une bonne gestion des affaires publiques pour s’attaquer aux causes de la radicalisation. Dès lors, afin de combattre efficacement le terrorisme, l’Union européenne propose d’organiser son action autour de quatre objectifs : la prévention, la protection, la poursuite et la réaction.
IiRCO – Quelle est la politique de l’Union européenne concernant les migrants ?
Emilie Chevalier – Suite aux mouvements migratoires qui ont suivi les révolutions dans le monde arabe, la Commission européenne a lancé des propositions en faveur d’une nouvelle approche de la politique migratoire. On y trouve : le renforcement des contrôles aux frontières de l’Espace Schengen, ainsi qu’aux frontières extérieures de l’Union, l’échange d’information entre les pays membres « sur les possibilités d’intégration des immigrés légaux », l’adoption d’une politique commune en matière de demande d’asile avant 2012, la mise à profit de l’immigration légale pour pallier le manque de main d’œuvre qualifiée, l’action en solidarité et en coopération avec les pays tiers qui doivent aussi s’inscrire dans la stratégie de l’Union européenne.
L’Accord franco-britannique du Touquet conclu en 2003 à la suite de la fermeture du centre d’accueil de Sangatte visait le renforcement des contrôles au départ de la France afin de réguler l’immigration clandestine au Royaume-Uni, lequel non partie à l’espace Schengen, veut interdire le passage de ses frontières aux non-ressortissants de l’Union européenne ne disposant pas de visa. Ainsi, les migrants se sont retrouvés bloqués à Calais (camp dit de la « Jungle »), créant une véritable zone sans échappatoire.
En 2013, suite au naufrage entraînant la mort de près de 400 migrants clandestins au large de l’île italienne de Lampedusa, les États membres prévoient l’adoption de mesures communes. Ils s’engagent à renforcer les moyens de Frontex et du bureau européen en matière d’asile. Cependant, en 2015 un nouveau naufrage fait plus de 800 victimes au large de la Sicile. Les chefs d’État et de gouvernement de l’Union européenne décident de tripler les moyens destinés à l’opération de surveillance Triton (menée par Frontex) ; de saisir et détruire les embarcations transportant des migrants ; d’intervenir militairement en Libye contre les réseaux de passeurs et enfin, de répartir 5000 réfugiés syriens sur le territoire européen.
En 2016 après avoir élevé de plus en plus d’obstacles à la liberté de circulation des personnes, l’Union européenne signe finalement le pacte d’Ankara sous l’impulsion de la chancelière allemande Merkel et du président turc Erdogan. Les routes des migrants ont été fermées, notamment la route des Balkans, bloquant les migrants en Grèce. Ainsi, l’impossibilité d’accéder aux États européens a entraîné le développement de méthodes périlleuses de débarquement par le biais de passeurs provoquant de nombreux naufrages et pertes humaines. Les États européens, afin d’éviter tout débordement lié au nombre croissant de migrants aux frontières, ont donc choisi de les renvoyer en Turquie afin qu’ils y soient pris en charge. Ils ont donc décidé de fermer leurs frontières et de déplacer le problème ailleurs…