Intensités d’affichage

Sémir Badir

https://doi.org/10.25965/as.1130

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Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : affichage, définition, épisémiotique, intensif, sémantique

Auteurs cités : Sémir BADIR, Gilles DELEUZE, Jacques FONTANILLE, Jean-Luc Outers, François RASTIER, Ferdinand de SAUSSURE, Howard Webster, Claude ZILBERBERG, Alessandro ZINNA

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Texte intégral

Une sémantique de l’invariante

Assurément, suivant les contenus affichés, les situations d’énonciation et les supports, l’affichage recouvre des phénomènes distincts. Une sémiotique est à même de déployer et raisonner la variété de ces modes d’affichage. En fonction des analyses paradigmatique et syntagmatique dont elle a étendu le modèle à toutes les productions de sens, qu’elles soient dues ou non à des artefacts, elle dégage des oppositions pertinentes et des implications nécessaires régissant les usages de l’affichage. La sémiotique est en revanche plus discrète sur les caractéristiques qui permettent d’identifier, voire d’authentifier, comme affichage une production sémiotique quelconque. Dès lors qu’elle s’interdit de donner à l’affichage une définition a priori, elle recourt ordinairement à la constitution empirique d’un corpus. Il y a là une procédure imparfaite, néanmoins incontournable, où le sémioticien commence par délimiter le champ des observables sur lesquels s’applique son analyse.

Toutefois, en ce qui concerne l’affichage, la variété des usages est si disparate qu’on doute que le sémioticien puisse d’emblée saisir le corpus des affichages dans son ensemble. Si les pratiques ne peuvent être rassemblées sur la simple base de l’expérience acquise, qu’est-ce qui pourrait les rassembler ? Tout bonnement l’usage linguistique. La sémantique peut ainsi relayer la sémiotique dès lors que ce qui est visé, ce n’est plus l’analyse des variétés d’affichage, mais, peu ou prou, son invariante. Tel est l’objectif que je me propose d’atteindre dans cet essai. Je voudrais savoir ce qui unit les différents usages de l’affichage, et mon critère de délimitation sera celui du champ des usages linguistiques du terme affichage.

Note de bas de page 1 :

 Le Trésor de la langue française recueille, il est vrai, des usages métaphoriques d’affichage chez M. Emmanuel (1929), P. Claudel (1945) et R. Huygue (1955). Mais, dans les trois citations, la substantivation du verbe est manifeste.

Avant de commencer, je voudrais avancer quelques précautions épistémologiques et méthodologiques afin de préciser cet objectif. D’abord la recherche portera sur un état d’usage synchronique, établi largement (sur le demi-siècle). Et elle écarte en outre d’emblée un sens d’affichage que le Trésor de la langue française lie à une entrée seconde du verbe afficher, à savoir une opération technique de cordonnerie, domaine dans lequel ces termes ont conservé le sens de leur étymon latin (celui d’une fixation matérielle). Ensuite, la recherche se limite au terme d’affichage sans s’étendre à sa famille. Il est certain qu’affiche a un comportement sémantique tout à fait distinct, car il est des affichages sans affiches, et bien sûr des affiches sans affichages. Quand au verbe afficher, il connaît des tours pronominaux et des sens figurés qui, sans être radicalement étrangers à la sémantique d’affichage, l’étend dans des directions qui ne sont pas de son dû1. Le recensement doit en outre se laisser une marge d’appréciation pour des usages tératologiques ou rhétoriques, c’est-à-dire des occurrences du terme dans des environnements sémantiques qui ne peuvent être justifiés que par des prescriptions spécifiques au texte. On aura l’occasion plus loin d’observer deux de ces usages tératologiques, dans un texte où le terme affichage est utilisé par contamination comparative avec un usage pertinent. Cette délimitation de la recherche étant faite, il me faut encore préciser ce qu’elle vise.

Note de bas de page 2 :

 Cf. Sémantique interprétative, Paris, P.U.F., 1987, p. 49-50.

Une invariante de contenu est composée de traits sémantiques, ou sèmes, dits “ inhérents ” en ceci qu’ils conditionnent l’existence même d’une invariante. Selon François Rastier2, ces traits sont nécessairement évalués sur un registre classématique, soit qu’ils permettent de distinguer l’invariante au sein d’une classe identificatoire (le taxème), soit qu’ils indiquent eux-mêmes cette classe, ou une classe supérieure liée aux pratiques sociales (le domaine), ou encore une classe très générale et structurellement fermée (la dimension). Comme le terme d’affichage est utilisé à travers une pluralité de taxèmes (liés aux supports) ainsi qu’à travers une pluralité de domaines (liés aux pratiques), son invariante est à chercher nécessairement au niveau le plus général, celui des dimensions. Or la sémiotique théorique est habilitée à rendre compte des dimensions, dès lors que ses catégories sont abstraites et qu’elles s’opposent le plus souvent de façon binaire. Aussi, bien que la méthode d’analyse soit sémantique, la sémiotique n’en sera pas moins convoquée pour fournir les sèmes inhérents à affichage considéré en tant qu’invariante de contenu.

État lexicologique

Une incursion dans les dictionnaires montre qu’on y renonce d’emblée à définir cette invariante. Le Robert comme le Larousse renvoient la définition d’affichage, et par enchaînement celle d’afficher, à la définition d’affiche. Or il est certain qu’on ne peut rassembler l’ensemble des usages d’affichage de cette façon, puisqu’un grand nombre des actions ou des résultats d’affichage s’accomplit sans le moyen d’affiches. Le Trésor de la langue française, pour sa part, se contente d’une simple analyse morphologique et se raccroche ainsi au cercle de la tautologie, l’affichage étant l’ “ action d’afficher ” et afficher, “ annoncer, faire connaître par voie d’affichage ”.

En outre, on ne remarque aucun effort pour relier l’emploi commun d’affichage aux emplois spécialisés recensés. Le Robert signale que, dans le domaine de l’informatique, affichage signifie “ présentation visuelle de données, de résultats ”. Cette seconde définition a si peu en commun avec la première définition donnée qu’on se demanderait, si le sentiment linguistique n’appuyait l’option retenue, pour quelles raisons le lexicographe ne l’a pas fait tenir pour la définition d’un homonyme, au lieu qu’elle soit considérée comme la définition d’un emploi spécialisé. Le Trésor de la langue française retient quant à lui, outre l’emploi dans l’informatique (“ visualisation des résultats, des opérations confiées à un ordinateur ”), deux autres emplois spécialisés, l’un dans le journalisme (“ présentation d’une nouvelle dans un journal sous forme de gros titres à la manière des affiches publicitaires ”), l’autre dans le milieu du théâtre (“ fait d’avoir son nom en bonne place sur une affiche de spectacle ”). La multiplication des emplois spécialisés écarte définitivement l’hypothèse d’homonymes mais, qui plus est, elle met en doute l’existence même d’emplois spécialisés à proprement parler, c’est-à-dire la présence, parmi les sèmes inhérents de certains emplois d’affichage,de sèmes mésogénériques (i.e. relatifs aux domaines). En réalité, ces sèmes sont simplement afférents aux contextes d’utilisation et ne permettent pas de constituer des spécialisations inhérentes au terme. En effet, la définition donnée pour le domaine de l’informatique pourrait être étendue sans difficultés à bien d’autres pratiques : affichages des scores dans les stades de football et les hippodromes ; affichage des cartes météo, et des températures sur ces cartes, à la télévision ; affichage des taux en Bourse ; du prix des carburants dans les stations-service ; etc. Quant aux soi-disant emplois spécialisés en journalisme et dans le milieu théâtral, ils résultent d’opérations métonymiques qui n’ont pas résisté à l’évolution des techniques (les citations alléguées datent, respectivement, de 1920 et de 1910) et manquent dès lors aux exigences de la lexicalisation.

Bien loin de connaître un emploi conventionnel et quelques emplois spécialisés circonscrits, le terme d’affichage s’utilise dans un champ large, varié et peu déterminable. Ce qui m’occupe est de savoir selon quelles modalités le terme circule dans ce champ. Quelles sont les qualités qui ont permis de passer de l’affichage des affiches (assurément le plus ancien de tous ses emplois, hormis celui en cordonnerie) à l’affichage par d’autres moyens et sur d’autres supports ? Comme on va s’en apercevoir, cette circulation n’est pas due à un relâchement de qualités sémantiques premières, bien au contraire : en étendant son champ d’application, le terme est entré en concurrence avec d’autres termes qui limitent avec une grande précision les possibilités d’extension de son usage.

L’hypothèse qui vient bientôt à l’esprit serait que, sans avoir à se faire nécessairement au moyen d’affiches, l’affichage mette en action des objets qui partagent avec l’affiche des sèmes spécifiques. Prenons donc le temps de reporter notre attention sur l’affiche. Le Robert offre la définition la plus étendue : “ feuille imprimée destinée à porter qqch. à la connaissance du public, et placardée sur les murs ou des emplacements réservés ”. Il est possible d’en extraire les sèmes suivants : /à destination du public/, /à fonction informative/, /transitant par le canal visuel/. En fait, aucun de ces sèmes ne résiste longtemps aux modalités d’affichage sans affiche.

Tout affichage n’a pas obligatoirement un caractère public. Il est des affichages qui sont destinés à un seul lecteur. Je pense par exemple aux commentaires qu’on peut apposer à un fichier texte sous Word et dont le destinataire (l’auteur du texte ou un tiers) peut demander l’affichage simplement en pointant la souris sur les termes embrayeurs (lesquels sont soulignés ou apparaissent dans une autre couleur que le reste du texte). Le numérique n’a pas l’exclusive des affichages privés. Je connais des maisons où l’on trouve un tableau d’affichage où un membre de la famille peut punaiser un mot à l’adresse d’un autre membre. Rien ne permet d’envisager que ces modalités d’affichage soient déviantes. Ce sont des pratiques socialement normées, programmées par les logiciels ou proposées par le merchandising. Ainsi non seulement l’affichage en général n’appartient-il pas à l’espace public, encore ne vise-t-il pas obligatoirement un destinateur collectif. Autrement dit, ce n’est pas en termes de communication que l’affichage trouvera à spécifier son invariante de contenu.

L’affichage n’a pas davantage nécessairement la fonction d’informer ou de porter quelque chose à la connaissance de quelqu’un. Ou alors il faudrait écraser toute production de sens sur le paradigme de l’information et de la cognition. Les affiches de la fameuse campagne Benetton n’informent pas, sinon dans un sens très contourné. Mais, même quant aux plus officiels des affichages, celui des permis de bâtir par exemple, on doute fort que leur fonction première soit celle d’informer, eu égard à l’improbabilité des emplacements, la petitesse des caractères et le jargon employé. Il me semble, là encore, que même si une majorité d’affichages ont bien pour fonction de porter quelque chose à la connaissance d’un public, les affichages qui ne s’y conforment pas ne peuvent pas être considérés comme déviants. Simplement, ils partagent avec les affichages les plus ordinaires d’autres caractéristiques que celles de l’information à destination publique et ces autres caractéristiques permettent leur reconnaissance à tous comme tels.

Note de bas de page 3 :

 Lu sur la page suivante : http://www.waeco.fr/pages/products/auto/09_d.htm

Enfin, il faut signaler que l’affichage ne transite pas nécessairement par le canal visuel. Bien que ce soit évidemment le cas de l’écrasante majorité des emplois recensés, en utilisant les moteurs de recherche de l’Internet on tombe sur des emplois qui démentent l’universalité de ce caractère. Par exemple, sur un site commercial consacré aux appareils de sécurité, on lit, parmi les fonctions d’un radar, la possibilité d’un “ affichage sonore ”3. Les garanties de légitimité pour cet emploi sont sans doute faibles, si ce n’est la technicité du vocabulaire communément admise dans ces descriptions. Pour autant, on ne voudrait pas l’écarter trop vite. Même si le canal visuel demeurait inhérent à l’affichage, il faudrait encore se demander quels sèmes spécifiques ont permis le transfert de l’affichage vers un autre canal sensoriel.

Étude de cas : la montre à affichage numérique

Pour s’en faire une idée, il n’est pas nécessaire de faire état d’un corpus ; il suffit de trouver des occurrences d’affichage qui, tout en étant parfaitement recevables, échappent aux représentations par défaut. Tel est, me semble-t-il, le cas de l’affichage de l’heure sur certaines montres. Le texte qui me permettra d’en faire la démonstration est extrait de l’encyclopédie de worldtempus.com, un site commercial consacré aux montres et à l’horlogerie.

Note de bas de page 4 :

 htt://www.worldtemus.com/wt/1/664/

En parallèle à ce type de montre, il y a eu une très grande activité pour les chercheurs, dans la montre dite “ Solid State ” ou à affichage numérique. L'évolution des affichages de petits volumes permettait de réaliser une montre ou l'électronique commande directement un petit panneau, c'est-à-dire un ensemble de 3-4 chiffres formés chacun de 7 segments. […] Ainsi est née une montre sans petites pièces mécaniques traditionnelles et la montre Pulsar en est la première réalisation. Elle utilise un affichage à diodes électroluminescentes. Ces diodes émettent une lumière rouge quand elles sont alimentées par une tension de 3 V et le panneau d'affichage est composé de 4 X 7 = 28 diodes4.

Note de bas de page 5 :

 Le cas est expliqué notamment dans La microsémantique. Texto ! [en ligne], juin 2005, vol. X, n° 2.
Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Inedits/Rastier/Rastier_Microsemantique.html>

Dans ce texte court, pas moins de quatre occurrences d’affichage apparaissent, que j’ai soulignées. De ce fait, on se trouve assuré que le terme n’y est pas utilisé au hasard mais qu’il correspond au contraire à une expression appropriée. À chaque fois, le terme est accompagné d’un déterminant. Ces déterminants qualifient le terme, c’est-à-dire qu’ils supposent des emplois non déterminés ou déterminés par défaut. Soit le premier d’entre eux : numérique. On pourrait conduire à son endroit le même raisonnement que celui conduit par Rastier à propos du syntagme fromage ou fromage blanc5. Par dissimilation sémantique, il est permis d’inférer que le terme affichage, quand il est utilisé absolument, actualise un sème afférent. Ce sème est en fait si bien actualisé qu’il fait souvent l’objet d’une lexicalisation, à travers l’adjectif analogique, dont l’emploi comme déterminant peut concurrencer les emplois absolus d’affichage. Or l’on sait que cet adjectif a ceci de remarquable qu’il doit son existence aux contextes où il s’agit de l’opposer, ou de marquer son opposition, à numérique. C’est dire que ces déterminants, l’analogique comme le numérique, ne sont pas inhérents à l’affichage et que la question du support matériel ou du matériau d’affichage ne permet pas de spécifier l’affichage lui-même. Mais il faut sans doute retenir aussi que, par contraste, le déterminant numérique rend le sème /analogique/ socialement normé dans les emplois absolus d’affichage. Autrement dit, tant que le contexte ne permet pas de le préciser, l’affichage n’est pas représenté comme numérique.

Or avec le numérique, ce n’est pas seulement l’aspect matériel qui est convoqué. Pour cela, l’expression à diodes électroluminescentes,qui est utilisée comme déterminant avec la troisième occurrence (dans l’ordre d’apparition textuelle), satisfait avec une précision bien plus grande. En effet, les affichages numériques sur les montres ne se font pas toutes au moyen de diodes électroluminescentes (dits aussi affichages LED) ; ils peuvent se faire aussi bien au moyen de cristaux liquides (affichages LCD). Avec le numérique, c’est surtout une dimension technique qui est invoquée et cette dimension entraîne avec elle des considérations sémiotiques qui peuvent s’avérer complexes et délicates à mener, en termes de formes et de substances. Il me paraît prématuré d’entrer dans de telles considérations. Qu’il suffise d’observer pour le moment que l’affichage se laisse déterminer par des formes et des substances sémiotiques particulières sans que sa spécificité en soit affectée pour autant. Certes l’affichage numérique est autre chose que l’affichage, sans quoi on ne prendrait pas la précaution de le déterminer, mais sa fonction même paraît indifférente, peut-on supposer, aux supports matériels comme aux techniques.

Le déterminant de la seconde occurrence fonctionne à peu près de la même manière que celui de la première. La norme sociale entend que les affichages soient de grandes dimensions ; c’est ce qui permet de comprendre les métonymies rapportées par le Trésor de la langue française pour les gros titres des journaux comme pour les grands caractères sur les affiches de théâtre. Et lorsque tel n’est pas le cas, il convient de le préciser. Toutefois, le format ne fait pas l’affichage, puisque celui-ci s’applique aux affichettes aussi bien qu’aux affiches. Deux enseignements sont à retirer de l’expression de petits volumes. Primo, volume a pu surprendre ; on imaginait que l’affichage fut une question de surface plutôt que de volume. Cette idée doit être rejetée en ceci précisément que l’objet de l’affichage n’est pas toujours une affiche mais que l’affichage participe à la constitution même de son objet ou de son résultat, selon des modalités qu’il faut éclaircir. Cette fois encore, ne nous lançons pas d’emblée dans la spéculation. Observons simplement que l’affichage fait soit la surface soit le volume de son objet, non qu’il serait en mesure d’affecter les dimensions de celui-ci dans l’absolu, mais parce qu’il en détermine les proportions et la situation. Ainsi, dans le domaine des montres, sans qu’il soit jamais question d’un affichage en trois dimensions, il convient bien de parler de volumes parce que l’objet de l’affichage — la montre elle-même, ou à tout le moins son cadran — est manipulable. Secundo, qu’il soit question d’évolution à l’endroit des affichages de petits volumes indique à nouveau que, bien loin de pointer seulement une qualité de la substance, c’est la technique et ses formes sémiotiques qui sont ici mises en avant. Même si on ne les conçoit guère sur papier (à moins de prendre en compte l’émergence dans notre société des “ post it ” !), les affichages de très petits formats ne réclameraient pas d’évolution particulière. La détermination de petits volumes ne prend véritablement son sens qu’avec la technologie numérique. On voit par là que le numérique détermine l’affichage, non seulement en lui apportant des supports nouveaux, au moyen de techniques nouvelles, mais encore en lui offrant des situations inédites, à tout le moins peu probables avec les supports de papier.

À la lumière de ces premières observations, il se confirme que la distinction opérée dans les dictionnaires entre deux emplois d’affichage, l’un valant dans le domaine du numérique, l’autre valant dans un domaine moins bien circonscrit mais établi par défaut (l’ “ analogique ”), cette distinction d’emplois est fondée, quoique les dictionnaires ne parviennent pas à indiquer en quoi elle l’est, l’invariante de contenu entre les deux emplois n’apparaissant nulle part et ces emplois étant définis de manière à rendre cette invariante improbable.

Note de bas de page 6 :

 Alessandro Zinna, « L’objet et ses interfaces », E/C [document pdf en ligne], 2004, p. 8.
Disponible sur : <http://www.associazionesemiotica.it/ec/contributi/zinna_9_10_04.html>

Note de bas de page 7 :

 Jacques Fontanille, « Textes, objets, situations et formes de vie.Les niveaux de pertinence de la sémiotique des cultures », E/C [documentpdf en ligne], 2004, p. 4.
Disponible sur : http://www.associazionesemiotica.it/ec/contributi/fontanille_28_5_04.html>

Le texte examiné nous offre, par l’entourage déterminatif de la quatrième occurrence d’affichage, une hypothèse définitionnelle pour cette invariante. L’hypothèse vise une invariante de disposition : il y aurait affichage dès lors que celui-ci se ferait sur un panneau. Le panneau d’affichage manifesterait un dispositif formel capable de transcender les supports matériels qui le réalisent. Aussitôt que posée, cette hypothèse suscite cependant autant sinon plus de problèmes qu’elle ne permet d’en résoudre. L’invariante du contenu de panneau d’affichage risque en effet d’être aussi difficile à établir que celle d’affichage. On ne saurait même lui conserver le sème générique de /surface porteuse/. Les segments électroluminescents ne portent rien et ne constituent pas une surface d’inscription ; ils sont activés par une impulsion électrique et s’inscrivent eux-mêmes sur une surface qui permet leur délimitation matérielle. La distinction proposée par Alessandro Zinna6 et reprise par Jacques Fontanille7 entre support matériel et support formel ne suffit pas à résorber la difficulté. Un panneau constitué de diodes électroluminescentes, s’il ne peut être apparenté aux supports matériels analogiques de l’affichage, ne saurait pas davantage en partager les caractéristiques formelles. Le comportement syntaxique le montre bien : l’affichage des chiffres sur une montre à quartz ne se fait pas sur son panneau d’affichage, si par panneau il faut considérer les diodes elles-mêmes. Il semble plutôt, à prêter foi à l’usage qui en est fait dans le texte examiné, que l’affichage se fasse à l’aide, ou avec des éléments de ce panneau, ce qui, en toute apparence, relève d’une configuration formelle bien différente de celle qui s’instaure dans l’affichage public entre l’affiche et son panneau. La piste ouverte avec le panneau d’affichage demanderait ainsi à être réévaluée en profondeur pour ne pas être abandonnée — j’y reviendrai le moment venu.

L’exemple de l’affichage d’heure sur les montres à quartz demeure cependant précieux car il est précisément circonscrit. En effet, avec les montres à aiguilles on ne parle pas d’affichage. Les aiguilles, dans une montre mécanique, indiquent l’heure, elles ne l’affichent pas. Cette répartition lexicale est un fait remarquable qui peut nous conduire aux spécificités de l’affichage. Qu’est-ce qui fait qu’une montre affiche ou indique l’heure selon qu’elle est mécanique ou électronique ? À première vue, la question comporte la réponse : c’est précisément parce qu’elle est ici électronique, là mécanique, que la montre entre dans des configurations lexicales distinctes. Mais on connaît déjà les limites d’une telle réponse. S’il ne fait pas de doute que les supports, les techniques et les situations intéressent le comportement sémantique de l’affichage, elles ne le contiennent pas pour autant. C’est la raison pour laquelle le cas est si intéressant : si, justement, ce n’est pas le support numérique, la technologie électronique ou la situation sur la montre qui suscitent l’emploi spécifique du terme d’affichage dans les montres à quartz, qu’est-ce donc alors ?

Note de bas de page 8 :

 Il faut noter toutefois que, répondant spontanément à la question “ À quoi ça sert une montre ? ”, le terme le plus communément employé est donner (elle donne l’heure). La question n’était sans doute pas assez choisie. Les verbes visés, afficher et indiquer, ne viennent que dans un second temps (et encore avec effort), lorsque je précise : “ Oui mais, comment elle la donne ? ”.

Il m’a paru que, puisque j’entrais dans le domaine du sentiment linguistique, il valait la peine de poser la question à des locuteurs non avertis. Pour commencer, la plupart d’entre eux ont confirmé par leur usage personnel la répartition terminologique entre les deux types de montres8. Les explications fournies sont par ailleurs éloquemment homogènes. La grande majorité des personnes interrogées ont trouvé que l’heure demandait à être “ interprétée ”, “ analysée ”, “ déduite ” dans une montre à aiguilles, tandis que rien de tel n’était requis avec les montres à quartz : l’heure y est “ donnée ”, d’un coup, et sans qu’il y ait à l’interpréter. Le sémioticien a de quoi redire à cette explication. Dans un énoncé tel qu’il est affiché sur une montre à quartz, n’entre-t-il pas d’abord un apprentissage des chiffres, puis celui de leur disposition, l’heure à gauche les minutes à droite, de sorte que l’énoncé ressortit bien de la classe des textes, à laquelle est inhérente la notion même d’interprétation ? Pourquoi l’affichage par des segments lumineux réclamerait-il moins d’ “ interprétation ” que l’indication par des aiguilles ?

Note de bas de page 9 :

 Lors du colloque Affiches et affichage (Limoges, octobre 2004).

Devant la présentation de ce cas problématique9, Jacques Fontanille a fait la suggestion que l’affichage est toujours affaire de transduction entre l’énoncé affiché et son référent : là où la rotation des aiguilles apparaît dans un rapport mimétique à l’écoulement du temps, les segments lumineux, eu égard à la modification discrète apparente des énoncés qu’ils produisent, sont dans un rapport transductif par rapport à leur référent. Il revient à Fontanille d’approfondir cette hypothèse ; je doute cependant qu’on arrive par ce moyen à définir l’invariante de contenu du terme visé. Même si cette propriété s’avérait une condition nécessaire à l’affichage, elle ne saurait constituer une condition suffisante. Il y a assurément bien des énoncés qui résultent de transduction sémiotique et qui ne font pas pour autant l’objet d’affichage.

Note de bas de page 10 :

 Réponse induite sans doute en partie par la formulation du questionnement. Je ne prétends pas que l’affichage soit d’abord, ou surtout, considéré, dans l’usage qu’on fait ordinairement du terme, de l’ordre du résultat ou de l’objet. Simplement, aux personnes sondées, je pointais du doigt leur montre, soit électronique soit à aiguilles, hors de toute situation d’usage.

Mais la suggestion de Fontanille, comme les explications fournies par les personnes que j’ai sondées, me conduisent vers une nouvelle hypothèse de travail. Dans l’affichage de l’heure, se trouvent confondues deux instances sémiotiques : l’acte sémiotique proprement dit et son résultat. Cette assimilation est relativement banale et est d’ailleurs notée par les lexicographes. Cependant on peut estimer qu’il manque à la sémiotique d’en avoir dégagé toutes les conséquences — je reviendrai sur ce point lors que je présenterai la déictique épisémiotiquede l’affichage. Je me borne pour le moment à observer que la transduction suggérée par Fontanille pour tous les cas d’affichage, tout de même que l’aspect “ interprétatif ” que ressentent les usagers des montres à aiguilles10, focalisent l’attention du côté de l’objet.

Note de bas de page 11 :

 Je remercie Driss Ablali et Mathieu Valette pour les recherches pratiques qu’ils ont fournies à ce dessein.

Note de bas de page 12 :

 Par exemple, dans la description technique du réveil de voyage Oregon Scientific RM888P.

Note de bas de page 13 :

 On trouve une occurrence de ce type sur la page www.worldtempus.com/wt/1/3254/, à propos de la montre astronomique Ciel Lune de Patek Philippe. Un seul exemple dans le corpus littéraire ; et il s’agit là aussi d’un contexte où le terme afficher permet de subsumer les deux techniques d’horlogerie, l’ancienne et la nouvelle : “ Dans les caves de l'Observatoire royal d'Uccle, à l'abri de la lumière du jour, des horloges affichent l'heure légale. Des horloges à quartz y côtoient les vieilles horloges à balancier dont le tic tac signale la présence à qui s'aventure dans ces labyrinthes souterrains ” Jean-Luc Outers, Le Bureau de l'heure, Actes sud, 2004.

C’est aussi cette assimilation de l’acte à son résultat qui explique que l’usage du terme ait connu récemment quelques bouleversements. Ayant interrogé les bases textuelles Frantext et Beltext11 ainsi que le moteur de recherches Google, je n’ai trouvé aucune occurrence du terme affichage ou d’une forme d’afficher en connexion syntaxique avec heure ou montre antérieurement à 1960 ; par contre j’y ai trouvé, comme attendu, des connexions nombreuses entre indiquer et heure. Or, depuis l’entrée du terme numérique dans le domaine de l’informatique (dans les années 60), non seulement affichage numérique est un syntagme récurrent, mais on aperçoit même quelquefois l’expression affichage analogique. Par affichage analogique, dans le domaine de l’horlogerie, on peut entendre au moins deux choses : soit l’affichage de l’heure par des aiguilles figurées au moyen de cristaux liquides, c’est-à-dire en fait un affichage numérique à la mode de l’analogique12 ; soit l’affichage de l’heure par des montres mécaniques. Ce dernier emploi demeure rare ; on ne le trouve que dans des contextes à manifestation paradigmatique, par exemple dans des tableaux avec une entrée constante (“ affichage ”) et une donnée variable (“ numérique ” ou “ analogique ”)13. Dans un cours en ligne, un professeur attentif à la correction du français réclame, avec humour, qu’on prenne garde à ne pas confondre numérique avec digital ; mais cela l’amène, contre tout usage ordinaire, à inventer un “ affichage digital ” dont on doute fort que les linguistes qui travaillent sur la langue des signes, et encore moins les usagers de ce langage, aient jamais entendu l’expression ; et c’est par une comparaison indue analogue qu’apparaît également la locution affichage analogique.

Note de bas de page 14 :

 http://www.ac-bordeaux.fr/Pedagogie/Physique/physico/Electro/e03appar.htm.
Reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur du site, M. Bruno Farloubeix.

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Affichage analogique

Affichage numérique : (4,45)

Affichage digital : (3)14

Les montres à aiguilles ne sont pas seules en cause. Les appareils de mesure risquent eux aussi de se soumettre à la généralisation de la notion d’affichage. Il est intéressant de constater que, dans la reproduction ci-dessus, le galvanomètre analogique n’affiche rien, au contraire de l’affichage numérique, dont la valeur est même stipulée dans la légende : (4,45). Cela confirme encore que l’affichage numérique se réalise dans son résultat, tandis que les appareils analogiques n’ont pas cette possibilité, à moins d’un “ arrêt sur image ” dont l’effet produit lui-même quelque chose comme un affichage.

Les caractéristiques énonciatives de l’affichage

On aperçoit ainsi que le statut d’acte sémiotique est essentiel à la définition de l’affichage, bien plus que ne le sont les qualités sémiotiques du résultat, car c’est une propriété de l’acte qui permet son assimilation à un résultat. En outre, c’est bien sur la qualité actantielle que se fonde l’opposition sémantique du terme affichage face à d’autres termes se produisant dans des contextes similaires, tel le terme indication propre aux appareils analogiques. Procédons à présent pas à pas. De quelles sorte d’acte est l’affichage ? D’un acte qui produit un énoncé sémiotique, ce que tout le monde admet d’appeler un acte énonciatif ou, de façon plus ramassée, une énonciation. Quels sont les caractéristiques générales d’une énonciation ? En premier lieu, l’énonciation produit toujours un énoncé ; autrement dit, il n’y a pas d’énonciation vide, c’est pourquoi il me paraît impossible de parler d’affichage analogique à l’endroit du galvanomètre reproduit ci-dessus. Ensuite, une énonciation ancre l’énoncé dans le temps et dans l’espace, ce qu’on convient d’appeler sa déictique. C’est là, à travers les formes déictiques de l’affichage, qu’on parviendra à définir l’invariante de contenu du terme. Enfin il importe d’ajouter à la déictique spatio-temporelle une déictique actantielle à modalité épisémiotique par laquelle l’énoncé est susceptible de se présenter comme objet sémiotique ; on verra que l’affichage est bel et bien doté d’une telle déictique.

Ce sont au demeurant les formes déictiques qui servent ordinairement de traits sémantiques dans les définitions lexicographiques de l’une ou l’autre acception du terme, mais leur formulation manque à la généralité nécessaire pour valoir pour l’ensemble des usages. Reprenons trois de ces traits. 1) On affirme ainsi que l’affichage est temporaire. Cette caractéristique est pertinente dans l’espace urbain où elle permet de distinguer l’affichage d’autres énoncés sémiotiques, telles les enseignes commerciales et les différentes signalétiques (panneaux du code de la route, panneaux de nom de rues, panneaux désignant le mobilier urbain, etc.). Mais elle ne saurait valoir pour les formes d’affichage numérique, pour lesquelles le caractère d’impermanence doit être à tout le moins réajusté. 2) Le format d’affichage est également tenu pour caractéristique dans de nombreuses définitions. Il faut d’abord noter que cette caractéristique relève de la déictique énonciative seulement à condition de la prendre dans le contexte d’autres énoncés, selon d’autres formats ; ainsi, dans le contexte urbain, les formats d’affichage sont-ils proportionnellement plus grands que ceux des autres énoncés sémiotiques. Toutefois, là encore, la caractéristique devient obsolète dans le numérique, même en proportionnelle. Du moment que l’opposition de l’affichage à la signalétique est rendue caduque, il n’y a plus de raison que l’affichage se signale par la grandeur de ses formats. 3) La question amorcée avec le panneau d’affichage relève quant à elle pour partie de la déictique temporelle et pour autre partie de la déictique actantielle. Pour répondre aux propriétés tant des supports matériels que des supports numériques, elle doit se poser dans les termes généraux d’emplacement et de dispositif formel. Et l’on voit bien, à nouveau, que les qualificatifs ordinairement employés pour caractériser ce dispositif — on parle de surfaces planes et d’emplacements réservés — perdent leur pertinence dans l’environnement d’un écran à cristaux liquides ou à diodes électroluminescentes.

Au moins la recherche paraît-elle cette fois correctement orientée : c’est bien dans la qualification d’une spatialisation, d’une temporalisation et d’une actantialisation que vont pouvoir se déterminer les sèmes inhérents de l’affichage. De fait, l’affichage est avant tout un acte énonciatif, dont l’assimilation à un résultat objectivé résulte d’une propriété déictique.

Note de bas de page 15 :

 Je renvoie ici à la terminologie définie par Fontanille & Zilberberg, 1998 ; on trouvera un approfondissement des structures tensives élémentaires dans l’article de Zilberberg, 2002, p. 125.

Dans ce cas, pour quelle raison les traits sémantiques ordinairement retenus, dans les dictionnaires, pour qualifier telle ou telle acception d’affichage ne sont-ils pas à même de correspondre aux sèmes inhérents d’une invariante de contenu ? C’est que la déictique dont ils relèvent bute à chaque fois sur les spécificités matérielles des différents domaines. La déictique en usage dans les dictionnaires est une déictique extensive15. Elle permet de saisir les pratiques dans leur déploiement énonciatif — temps, espace, actant — en fonction des différents contextes rencontrés. Mais, pour entreprendre les usages dans leur ensemble, il faut que l’énonciation atteigne un degré plus formel de présence où ce sont les qualités intensives qui seront visées. Ces qualités sont liées, non plus à la variété des contextes d’objet, mais à la variété des dispositions affectives et sensitives du sujet. Elles se placent résolument du côté de l’acte, plus exactement du côté de la puissance d’action. Leurs critères d’évaluation sont qualitatifs, là où les critères d’évaluation de l’extensité sont généralement quantitatifs. Dès lors que ce que nous recherchons est précisément la raison pour laquelle le locuteur utilise le terme affichage dans des contextes variés, sans que les propriétés formelles des objets affichés aient jamais pu être rassemblées, il y a toutes les chances pour que ce soit dans la déictique intensive de l’affichage que réside la définition de l’invariante de contenu du terme.

Spatialisation intensive

Note de bas de page 16 :

 Expression que j’emprunte à Deleuze, 1983 : chapitre 6.

Les qualités intensives de spatialisation de l’affichage sont les plus aisées à reconnaître. L’affichage est une surface tonique, un plan ou une dimension qui s’ajoute à l’espace. Il est paramétré de manière à témoigner de cet ajout. C’est pourquoi l’affichage est un acte — et un acte sémiotique, un acte énonciatif. Il est possible que les paramètres empruntent des moyens extensifs, tel un grand format ou un cadre réglé. L’efficience de ces moyens demeurent néanmoins constamment intensive ; il s’agit d’être placé en avant-plan. Un affichage aura beau être surdimensionné, s’il est précédé par d’autres plans, si d’autres surfaces le recouvrent et le laissent à l’arrière-plan, cet affichage-là manquera à sa fonction. Les supports matériels employés permettent de veiller à ce que l’affichage reste toujours à l’avant-plan. Dans le parcours ambulatoire des couloirs d’un espace public couvert, les porte-affiches offrent des surfaces qui font écran au regard du marcheur ; elles créent un avant-plan dans un espace qui non seulement est à trois dimensions mais qui en outre est un espace qui se creuse et s’approfondit à tout instant. Dans la ville, le gigantisme des panneaux n’ont pas d’autres fins : ce qui se crée par ce moyen, c’est une surface de visagéification16 qui fait des bâtiments alentour un imposant corps-support et de la ville entière un public qui nous regarde ; et il n’y a qu’un effet de redondance et de confirmation à trouver souvent des visages en gros plan sur ces affiches. Les tableaux d’affichage où se lisent des résultats scolaires ou des offres d’emploi sont, quant à eux, pourrait-on dire, en “ devant-plan ”. Étant posés sur des murs qui sont déjà en eux-mêmes des supports d’avant-plan préparés à recevoir des surfaces d’inscription, ce que règlent les tableaux d’affichage, c’est la centralité du regard sur les échelles latérale et longitudinale.

Note de bas de page 17 :

 Ironie des antécédents : Deleuze évoque lui aussi la montre comme illustration de surface de visagéification, mais en privilégiant la pendule à aiguilles, dont les micro-mouvements entrent selon lui dans une série intensive. Je ne crois pas pour ma part que les mouvements, micro ou pas, soient essentiels à la visagéification ; il me gêne en revanche que les aiguilles soient capables d’une action indépendante de la surface (les aiguilles ne sont pas réfléchies par cette surface). À mon sens, ce qui compte dans un visage, c’est bien que de menus traits soient ou semblent inscrits sur une surface apte à les rassembler et à former un tout. L’intensité de visage est toujours sémiotique (il est nécessaire que les traits connaissent une surface de référence), et non pas seulement pratique.

Sur les supports numériques, la production d’un avant-plan est essentielle à l’affichage des données ; depuis le téléphone portable jusqu’à l’ordinateur, toutes les données numériques s’affichent sur un fond d’écran. Les affichages à cristaux liquides sont à cet égard particulièrement éloquents et retiennent les deux composantes d’une surface de visagéification : une surface réfléchissante vert de gris sur laquelle se réfléchissent, en s’en détachant visiblement, des segments d’inscription17. On a tous fait cette expérience : en exerçant une pression sur les écrans LCD de plastique souple, on observe que les segments qui ne sont pas affichés demeurent présents, potentiellement présents, et qu’il suffit d’écraser l’avant-plan sur le fond d’écran pour que cette présence s’actualise ; c’est dire à quel point c’est bien l’avant-plan qui, dans le cas présent, fait l’affichage. La mise à l’avant-plan est également au principe même des affichages publicitaires sur le Net. Les pop up, ainsi qu’on les appelle, sont simplement des fenêtres affichées au-dessus de celle du site appelé par l’utilisateur. Il est vrai qu’on rencontre également en cette occasion des affichages pop under, soit des affichages qui se glissent derrière la fenêtre visée, et même en dessous de toutes les fenêtres. Est-ce là un contre-exemple capable de faire vaciller le sème inhérent ? Je ne le pense pas. Ce serait plutôt un exemple de renforcement rhétorique du sème, selon une dynamique de la tonicité bien décrite par Claude Zilberberg. En effet, une fois posé que l’avant-plan s’oppose à l’arrière-plan, il suffit d’augmenter d’un degré la tonicité de leur opposition pour obtenir des valeurs d’éclat et d’anéantissement. La valeur d’éclat fait de l’avant-plan un plan ultime et bientôt unique ; à l’opposé, la valeur d’anéantissement rend méconnaissables et indifférenciés les différents plans et tend ainsi vers un plan neutre originaire.

Tableau 1. Dynamique de la déictique spatiale intensive

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sur-contraire

s3

sous-contraire

s2

sous-contraire

s1

sur-contraire

plan neutre

arrière-plan

avant-plan

plan exclusif

Le pop under, selon cette dynamique, est un affichage excessif. Il n’est à l’avant-plan (par rapport au fond d’écran) qu’en dernier lieu, une fois épuisées toutes les autres formes d’affichage. Cette position est assurément excessive puisque la mise en avant du pop under le rend exclusif en supprimant tous ses concurrents. Il manifeste ainsi, exemplairement, l’acte tonique de l’affichage qui, s’il consiste ordinairement à ajouter un plan ou une dimension, peut en venir, par cet ajout même, à annihiler toute autre pratique de spatialisation, ou du moins à renvoyer celle-ci dans une antériorité potentialisante.

Temporalisation intensive

La temporalisation de l’affichage est dotée d’une tonicité similaire. Un affichage apparaît, survient, surgit, fait événement. Sans doute demeure-t-il affiché durant un certain laps de temps. Mais l’affichage, avons-nous reconnu, est davantage affichant (un acte) qu’affiché (le résultat). L’affichage des résultats est l’affaire d’un instant et l’instant qui suit est, pour bien des candidats, crucial. Ce qui rend l’affichage pertinent, c’est sa visée au moment opportun. De fait, l’affichage nous affecte d’abord dans sa temporalisation : ce qui n’était pas là hier, il y a une heure, il y une minute, tout à coup est apparu. Cependant l’événement a pu être anticipé. Il a été attendu. Ce qui survient n’arrive pas hors du temps, mais survient au contraire depuis un temps compté.

Si le temps était fait de plans différents, on pourrait dire que l’affichage se met à l’avant-plan du temps. Retenons quelque chose de cette image. La question de l’emplacement, si conséquente en matière d’affichage, est essentiellement une question concernant sa temporalité. Pourquoi les affichages disposent-ils d’emplacements choisis ? Parce que la désignation d’un emplacement pour l’affichage permet son anticipation : quelque chose va être affiché bientôt à cet endroit. L’emplacement est un temps avancé, il fait l’annonce de l’événement à venir. Un affichage dont on dit qu’il est “ sauvage ” manque à cet emplacement. Ce faisant, sa spatialisation est maintenue intégralement : l’affichage sauvage se produit à l’avant-plan sur des supports qui sont matériellement prêts à le recevoir. En revanche, sa temporalisation est lacunaire ; l’événement qu’il constitue n’a pas pu être prévu par ceux qui vont le voir. Or le moyen le plus évident pour faire une telle prévision est de savoir qu’un affichage a déjà eu lieu à cette place ou bien, plus simplement encore, c’est de voir qu’un affichage y a lieu présentement (et, en ce sens, les affichages sauvages finissent eux aussi par se faire reconnaître, car les affichages contribuent à désigner leur propre emplacement). Un affichage est avancé là où un autre l’a précédé. Voilà le fin mot de la temporalisation intensive de l’affichage : celui-ci fait l’objet d’une actualisation, et cette actualisation est récurrente. Le rapport de l’affichage à sa temporalité n’est pas de consistance extensive (aucune permanence dans la durée de l’affichage) mais n’est pas fait non plus d’une pure instanciation événementielle ; c’est un rapport d’insistance. L’affichage est affaire de réactualisation, selon un rythme plus ou moins régulier et plus ou moins rapide. La principale différence produite dans la perception de l’heure entre les montres à aiguilles et les montres à quartz, c’est que dans les premières la temporalisation, en tant que déictique du temps, est imperceptible ou très peu perceptible, à tout le moins en ce qui concerne les minutes ; au contraire, dans une montre à quartz, l’affichage de l’heure est réactualisé à chaque minute, et cette réactualisation est prévisible, car on sait où elle va se produire ; mais, à moins d’être soi-même réglé comme un chronomètre, on ne peut pas savoir exactement quand elle va se produire, aussi est-ce à chaque nouvel affichage un micro-événement qui a lieu.

Nombre des techniques modernes de l’affichage urbain tendent à produire cette réactualisation périodique, que ce soit par le déroulement mécanique de panneaux au même emplacement avec un cadence de renouvellement toutes les cinq secondes, ou la recomposition d’affichages en alternance sur écran par effet de pixellisation, ou bien encore par arrêt et clignotement d’un texte défilant sur une bande à diodes électroluminescentes. À ce rythme, la réactualisation est bientôt saturée et l’événement perd autant de sa valeur. On observe ainsi, à nouveau, la possibilité d’un affichage excessif, selon un principe de redoublement des contraires.

Tableau 2. Dynamique de la déictique temporelle intensive

s4

sur-contraire

s3

sous-contraire

s2

sous-contraire

s1

sur-contraire

actualisation fortuite

actualisation intermittente

actualisation récurrente

actualisation incessante

Lorsque l’actualisation est saturée, l’affichage est pris dans un flux au point qu’il réalise la déictique même du temps. C’est ce que Philippe Marion appelle un affichage homochrone : le temps de consultation de l’affichage coïncide avec le temps de sa production. De tels affichages sont pleinement opérationnels sur le Net, où le simple passage de la souris sur un élément hypertextuel actualise une fenêtre dans le même temps que se produit l’information qu’elle contient. Paradoxalement, une telle actualisation au gré de l’utilisateur induit une forme de potentialisation de l’affichage numérique dans le temps extensif. Cette dynamique tensive est celle de tout paroxysme : la valeur tensive semble être déjouée par son excès même. Le rapport n’y est plus d’insistance mais, pourrait-on dire, de persistance : l’affichage numérique résiste même à sa potentialisation, comme si l’emplacement était devenu auto-engendrant.

Actantialisation intensive

Note de bas de page 18 :

 Pour un complément théorique, voir Fontanille et Zilberberg, 1998 : chapitre 7.

Potentialisation et actualisation sont les deux opérations toniques des actes énonciatifs et comme les deux faces d’une seule dynamique. Pour être actualisée, il faut, pour bien faire, que l’énonciation soit rendue possible, il faut qu’elle soit actualisable. Inversement, pour être potentialisée, il est probable que l’énonciation ait dû d’abord être actualisée au moins une fois, c’est ce qui la rend potentialisable (afin, par exemple, que ses éléments soient intégrés dans un modèle). L’actuel et le potentiel sont ainsi deux seuils instaurant une dynamique entre la présence (le réel) et la non-présence (le virtuel)18. L’affichage, comme événement placé en avant-plan, possède ce pouvoir d’actualisation. Son chiffre modal est celui du pouvoir être.

Or l’affichage sauvage manque de ce pouvoir. Le fait qu’il soit interdit n’entre pas en ligne de compte ; d’ailleurs l’interdiction n’est pas si générale, du moins dans son application, pour couvrir l’ensemble des affichages sauvages. En réalité, c’est quand l’affichage ne peut pas être, quand il est non actualisable et néanmoins partiellement actualisé, défaillant quant à sa déictique temporelle, qu’il sera qualifié de sauvage — sauvage, c’est-à-dire inculte, situé en dehors du périmètre temporel de l’affichage civilisé. Mais on sait aussi que l’affichage sauvage finit par revendiquer une forme de contre-culture qui lui permet de retrouver un pouvoir être spécifique où affichage et qualité sauvage sont indissociables.

Note de bas de page 19 :

 On trouvera une première esquisse de théorisation de la modalité épisémiotique dans Badir, 2005.

Y a-t-il moyen d’intégrer ce pouvoir d’actualisation dans une dynamique tensive ? Un tel moyen fait effectivement partie des ressources théoriques de la sémiotique. On connaît déjà les termes de l’opposition de base de cette dynamique ; en termes modaux, on peut les désigner par pouvoir être et ne pas pouvoir être, ou bien, en termes de praxis énonciative, par actualisable et non actualisable. Pour rendre le terme tonique de cette opposition plus tonique encore, pour redoubler l’effet de sa tonicité, il faut que la qualité sémiotique de son acte apparaisse. C’est ce que j’appelle la modalité épisémiotique de l’acte énonciatif19. Tous les actes énonciatifs n’actualisent pas les indices d’une telle modalité, quoique tous la possèdent en puissance. Dans les affichages, en tout cas, elle apparaît fréquemment. Le cas le plus net est sans doute celui du permis de bâtir. Son affichage dénote très peu des qualités ordinaires de communication. Il répond certainement aux exigences minimales de la déictique spatio-temporelle — placardage de l’affiche sur une surface dégagée dans le délai approprié — mais il faut bien convenir que l’information qu’il contient n’est guère accessible. En fait, son pouvoir d’être lui suffit, comme s’il avait valeur de preuve formelle. Son actualisation, bien qu’elle corresponde au minimum de l’actualisable, met l’accent sur son aspect indéniable et peut, de ce fait, faire autorité. Cette forme d’explicitation de l’acte énonciatif par lui-même, ou en lui-même, se retrouve dans une expression lexicalisée du langage administratif : par voie d’affichage. On la trouve aussi dans les tableaux d’affichage : les affichages, s’ils n’y ont valeur officiel, émanent à tout le moins d’une instance officielle qui entend qu’un peu de leur autorité déteigne sur l’affichage lui-même ; et, du reste, pour plus de sûreté, dans un certain nombre de cas, ces affichages se font sous des fenêtres verrouillées. D’indéniables, ils deviennent ainsi inaccessibles et inviolables. Les affichages publicitaires profitent bien évidemment de ces effets énonciatifs, même si l’on voit moins, de prime abord, quelle en serait pour eux la légitimité. D’une part, eux aussi sont souvent inaccessibles, soit parce qu’ils sont situés en hauteur (sur les panneaux 4 par 3), soit parce qu’une gaine de plastique ou de fibre de verre les protège (dans les abribus). D’où le geste fort du graffiteur d’affiches : en dégradant l’affiche, il porte atteinte à l’acte tonique d’affichage et amenuise considérablement l’autorité qui en émanait comme par défaut. C’est en quelque sorte une démythification de l’affichage publicitaire qu’accomplit le graffiteur d’affiches. Mais, d’autre part (et contre cela le graffiteur ne peut rien), les affichages publicitaires sont indéniables. C’est un acte qui ne peut être contesté en tant qu’acte ; pas de rétroaction ni de déport capables de faire en sorte qu’il ne soit pas advenu à l’endroit approprié. L’affichage est si incontestable que sa présence rejaillit sur les annonceurs. Ceci, au demeurant, est devenu un principe de marketing : l’énoncé publicitaire importe finalement moins que l’acte énonciatif lui-même, car c’est lui qui fait pour l’essentiel la notoriété de la marque. À travers ces illustrations, on saisit que le pouvoir être de l’affichage est souvent redoublé par la mise à l’épreuve de ses deux négations : l’affichage ne peut pas ne pas être.

Tableau 3. Dynamique de la déictique actantielle intensive

s4

sur-contraire

s3

sous-contraire

s2

sous-contraire

s1

sur-contraire

pouvoir ne pas être

(contestable)

ne pas pouvoir être

(non actualisable)

pouvoir être

(actualisable)

ne pas pouvoir ne pas être

(indéniable)

Un acte sémiotique ne vise pas seulement des positions dans un espace-temps. Il peut aussi viser ses propres ressources, l’analyse formelle à partir de laquelle cet acte est reconnu pour sémiotique. C’est comme s’il tendait sa carte de visite : il ajoute à sa présence une sorte de preuve qui consiste en un moyen d’identification ou un autre. On ne saurait dire que cet acte soit métasémiotique car cette manière de s’auto-présenter n’est pas un regard cognitif que l’acte porterait à son endroit ni même un regard second susceptible de le dédoubler. (Je doute fort du reste que de tels actes puissent exister ; en théorie, seules les analyses peuvent être métasémiotiques, et celles-ci sont toujours nettement distinctes des analyses sémiotiques.) Cependant il y a quelque chose en lui qui, au moment même où cet acte émerge, où il s’actualise, est déjà en train de le projeter dans un passé. Il a en lui un pouvoir d’objectivation qui fait qu’on l’assimile à un résultat accompli. Que ce soit ou non à travers une affiche, l’affichage tend à se réaliser dans son acte. Cela, il ne le tient pas des propriétés générales des actes énonciatifs, mais d’une modalité particulière. Et sans doute tous les affichages ne manifestent pas cette modalité avec la même netteté ni avec la même constance. Ce sera affaire d’appréciation.

Toujours est-il que c’est à partir de la modalité épisémiotique que se déclinent les autres effets modaux. Je ne reprends ici que les deux principaux. En premier lieu, l’affichage a tendance à mettre en avant sa visibilité. Il ne peut pas ne pas être vu, et la plupart des techniques commerciales de l’affichage participent à cette surenchère. En second lieu, il profite d’un effet impératif ou d’autorité. C’est un amalgame de ces trois pouvoirs modaux excessifs — l’indéniable, l’inévitable et l’inviolable — que l’on vise quand on dit que l’affichage numérique fait que l’heure n’a pas besoin d’être interprétée dans la mesure où elle serait “ donnée ” dans cet affichage. On peut certes contester que l’heure affichée soit la bonne, mais ce sera alors le programmateur qui sera mis en cause. Sinon, l’heure affichée est indéniable ; il n’y  a pas moyen de lire qu’il est 10 : 20 si l’écran affiche 10 :19. La montre à quartz ne connaît de défaillance que totale : ses batteries mortes, elle n’affichera plus rien. Tel n’est pas le cas d’une montre à aiguilles, qui indiquera toujours une heure quelconque même si son mécanisme est arrêté et dont il est possible (relativement possible) de contester la lecture, suivant l’angle de vision, la précision souhaitée, la connaissance préalable d’un décalage de position, que sais-je encore.

Seconde étude de cas : pas d’affichage vidéo sur la télé

Une seconde étude de cas vaudra comme mise à l’épreuve. De fait, le texte choisi manifeste un usage apparemment contestable (il aurait pu ne pas être) du terme affichage : à ma connaissance, un film vidéo n’a pas à être affiché. Il peut être visionné, lu, projeté sur un écran, enregistré sur une cassette, mais s’il fallait qu’il soit affiché, ce serait dans un contexte qui n’est pas inscrit par défaut dans les pratiques diverses de sa manipulation. En outre, la télévision, puisque tel est l’emplacement de l’affichage comme il apparaît dans le sujet-titre du texte en question, n’est pas un support d’affichage. Certaines télévisions modernes permettent, il est vrai, au moyen de la télécommande, l’affichage de nom de la chaîne ou du canal qui est réceptionné, et cet affichage est bien une actualisation en avant-plan, récurrente si l’on est un adepte du zapping ! Mais les programmes eux-mêmes ne s’affichent pas sur la télé, ni les films vidéo que l’on peut visionner sur son moniteur. On va voir néanmoins que l’usage incriminé n’est pas tératologique ; il est seulement peu ordinaire, et sa légitimité réside toute entière dans les sèmes intensifs qu’il manifeste. Le texte provient d’un forum sur Internet. Il déploie un échange entre deux usagers dont le modèle est conventionnel : le premier usager expose à la communauté un problème quelconque rencontré dans sa pratique de l’informatique ; le second lie une réponse au premier message afin d’aider le premier à la résolution de son problème.

Note de bas de page 20 :

 Extrait d’une page web à l’adresse suivante : http://www.stickymouse.net/forum.sujet.php?sujet=620

pas d’affichage vidéo sur la télé

felipe : Bonjour à tous et merci pour ce site bien excellent. Alors voilà, j'ai un petit souci d'affichage. L'ordi est bien configurer pour un affichage clone sur la télé mais problème: si la télé affiche bien la même image elle n'affiche pas du tout les vidéos qui elles apparaissent bien sur l'écran ordi. […] je pense que c'est un problème de résolution que je n'arrive pas à résoudre. Merci d'avance si vous pouvez m'aider.

Clydevil : Non ca ne vient pas de l'affichage lui même c'est juste que le pilote est bien fait(tu voi tout mais les fenetre des lecteurs sont noirs sur le moniteur secondaire). tu vas dans propriètés/affichage/avancée/ dernier onglet avec le nom de ta carte graphique puis la tu cherche une fois la télé branché c'est important qu'il y ai déja l'image. Donc si tu as un pilote nvidia le truc a mettre s'appelle : vidéo plein écran sur moniteur secondaire. tu l'active ca permet de ne pas mettre en plien ecran sur l'ordi mais a la tele tu ne vois que le film.20

La syntaxe et l’orthographe sont approximatives mais l’entente des interlocuteurs repose sur le vocabulaire. Le terme affichage est utilisé par les deux interlocuteurs et l’un d’entre eux se réfère à un usage technique, inscrit dans le menu d’un logiciel. Il n’y a donc pas de doute que l’usage du terme soit, pour les intervenants, approprié à la pratique considérée.

Alors, dans quelle situation peut-on parler d’affichage sur la télé ? Simplement, lorsque celle-ci est utilisée comme moniteur secondaire pour les données d’un programme informatique. Le sème /numérique/ est afférent à affichage vidéo ; il se trouve ici désolidarisé de la question du support et reste seulement attaché à une situation rendue possible par la technologie numérique. Or les avantages d’une telle situation dénotent de qualités intensives : du point de vue spatial, le “ plein écran ” est un plan exclusif, ce qui est bien l’effet recherché ; du point de vue temporel, le second moniteur permet une actualisation récursive et attendue (il s’y trouve une “ fenêtre ” constituant un emplacement pour l’affichage). Ce sont ainsi les qualités spatio-temporelles intensives qui motivent l’existence même de l’expression affichage vidéo.

Tant dans l’exposition que dans le diagnostic du problème, “ felipe ” demeure dans une logique de l’extensité. Il aborde l’affichage d’un point de vue technique en le réduisant à un pur résultat, de sorte que pour lui il devrait y avoir deux affichages, l’un sur l’écran d’ordinateur, l’autre cloné sur l’écran télévisuel. “ Clydevil ” affirme, quant à lui, que l’affichage n’est pas en cause, ce qui au premier abord paraît bien étonnant. Et pourtant son affirmation est parfaitement recevable dès lors qu’on se place dans la logique de l’intensité. Tout est visible, car rien ne peut ne pas être vu, mais l’écran reste noir sur le moniteur secondaire parce que l’affichage n’est pas actualisé. On reconnaît là la tension existant entre actualisation et potentialisation. Il n’y a qu’un seul affichage potentialisé mais actualisable (“ activable ”) deux fois. Cette situation énonciative est propre à la technologie numérique. Dans l’affichage “ analogique ”, les propriétés d’actualisation se reporteraient sur l’affiche (une affiche placardée à divers endroits de la ville). C’est dans cette logique analogique que demeure “ felipe ”, lequel parle d’ “ affichage clone ”. Or ce qui empêche d’écraser ainsi l’affichage sur une propriété de l’objet énoncé, c’est que rien ne peut arriver à l’affichage vidéo qui ne se reproduise exactement sur l’affichage “ ordi ” et vice versa (alors que, dans la ville, une affiche peut connaître divers accidents dans ses situations d’affichage).

En guise de conclusion

Si la sémantique linguistique était un domaine autonome, la tâche qu’elle aurait à accomplir serait disproportionnée par rapport au résultat obtenu. Le père de la linguistique moderne, Ferdinand de Saussure, qui a tant œuvré pour la doter de cette autonomie, manifestait un tel pessimisme épistémologique :

Faut-il dire notre pensée intime ? Il est à craindre que la vue exacte de ce qu’est la langue ne conduise à douter de l’avenir de la linguistique. Il y a disproportion, pour cette science, entre la somme d’opérations nécessaires pour saisir rationnellement l’objet, et l’importance de l’objet (Saussure, 2002 : 87).

Mais la recherche d’une invariante de contenu n’a pas seulement pour accomplissement la définition qu’on lui donne. À cet égard, la sémantique se trouve dans une position radicalement opposée à la phonologie ; ses formes ne sont linguistiques que dans la mesure où la langue permet d’accéder aux diverses représentations du réel. Tout au long de cet essai, le terme d’affichage a été interrogé en fonction des pratiques sociales, des techniques, des contextes d’utilisation, des expériences et des affects des utilisateurs. De ce fait, la sémantique a partie liée avec une anthropologie générale. Mais, en retour, en liant ainsi l’anthropologie à l’étude de textes et à une langue (ou à plusieurs langues, selon l’échelle employée dans l’analyse), elle indique aussi que les invariantes de contenu linguistiques sont aptes à exprimer les formes d’une culture. Aussi le véritable horizon de la présente recherche est-il de contribuer à une sémiotique des cultures. Quelles seraient par exemple les intensités orientales de l’affichage ?

Note de bas de page 21 :

 Voir Howard, 2004.

La recherche a été menée sur des usages textuels avérés. On est toutefois en droit d’attendre que ses résultats s’étendent, sinon à tous les usages possibles, comme l’aurait souhaité Hjelmslev, du moins, dans une certaine mesure, aux usages à venir. En effet, l’invariante de contenu ne doit pas être définie de manière purement ad hoc ; il faut qu’elle corresponde en outre à une certaine “ anthropo-logique ”, pour reprendre ici un terme de Jean Gagnepain, c’est-à-dire à une logique de comportement ou de pratique. Dès lors, les affichages expérimentaux, ou même ceux qui appartiennent au champ de l’anticipation, méritent d’être pris également en compte. On pourrait évoquer, par exemple, parmi les dernières avancées technologiques, le cas de l’affichage organique (OLED : organic light-emitting diode). Les qualités vantées par les concepteurs de ce nouveau dispositif d’affichage concernent la flexibilité du support, la brillance de l’affichage et le moindre coût des matériaux21, en vertu de quoi seront rendus possibles des emplacements inédits (sur les pare-brise des voitures, sur des cartes pliables, sur la peau), des micro-affichages (sur les visières des casques de pilotage) ainsi qu’une double fonctionnalisation (affichage et éclairage) des supports. Il est évident que si l’on avait défini l’affichage par des propriétés extensives telles que la grandeur du format, son caractère public, sa durée d’exposition, on aurait dû démultiplier encore les emplois spécialisés. Les caractéristiques intensives vont, pour leur part, simplement se renforcer : les stratégies de mise en avant-plan s’enrichissent en fonction des situations nouvelles (plus de puissance et moins d’obstacle) et les actualisations vont accroître leur récursivité et leur homochronie. Dans les scénarios d’anticipation, cette homochronie est exploitée au point que l’actualisation suscite une manipulation. Ainsi, dans le film Minority Report (Steven Spielberg, 2002), les affichages numériques sont devenus déplaçables et recadrables à souhait, non plus au moyen d’un clavier et d’une souris, mais au moyen de la voix et de la main dans un environnement à trois dimensions. L’imaginaire de ces affichages portent d’ailleurs à plein sur leur déictique actantielle : ce qui s’actualise, ce sont des scènes supposées appartenir au futur mais qui sont données comme si elles avaient déjà eu lieu ; d’où un scénario policier du “ ne pas pouvoir ne pas être ” de ce qui, pourtant, n’est encore que dans son affichage. Le “ rapport minoritaire ” rompt précisément avec cette paralogique : l’acte d’affichage ne peut pas être confondu avec son résultat objectivé ; son pouvoir d’autorité ne va pas jusqu’à être un pouvoir d’authenticité. L’espace des possibles, qui est celui du sens, demeure ouvert.

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