Deux croix censurés
la connotation religieuse dans l’affiche de cinéma

Nathalie Roelens

Universités d’Anvers et de Nimègue

https://doi.org/10.25965/as.1172

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Mots-clés : affichage, censure, cinéma, espace civique, espace public, peinture, publicité

Auteurs cités : Jacques AUMONT, Roland BARTHES, Walter Benjamin, Pierre BOURDIEU, Bruno Courcelle, Régis DEBRAY, Georges DIDI-HUBERMAN, Beatrice Fraenkel, Pierre Fresnault-Deruelle, Jürgen HABERMAS, Henri Joannis, Emmanuel KANT, Marie-José MONDZAIN, Herman PARRET, Jacques Rittaud-Huttinet, Nathalie ROELENS, Jean-Pierre Teyssier, Leonardo da Vinci, Paul VIRILIO, Paul Vitruve, Bernard Vouilloux, Wolfgang Wildgen

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Texte intégral

« Tu lis les prospectus les catalogues les affiches qui chantent tout haut/
Voilà la poésie ce matin et pour la prose il y a les journaux »
(Apollinaire, « Zone », Alcools)

Croix, crucifix et croisés

Tant dans le cas du film The People vsLarry Flynt de Milos Forman (1997) que dans le cas du film Amen de Constantin Costa Gavras (2002) c’est l’affiche, et non le contenu du film, qui est visée par la censure, en l’occurrence l’AGRIF (l’Alliance générale contre le racisme et pour le respect de l’identité française et chrétienne, d’obédience ultra-catholique, voire liée au Front National). Et l’on remarque d’emblée que dans les débats l’axiologie juridique et l’axiologie religieuse s’entremêlent. La première affiche incriminée représente l’acteur principal (Woody Harrelson qui incarne un magnat de la presse pornographique) ceint du drapeau américain en position de crucifié sur un pubis féminin. La deuxième, réalisée par Oliviero Toscani, qui a déjà défrayé la chronique par ses campagnes Benetton, représente une croix chrétienne rouge-sang prolongée sur trois branches par une croix gammée avec en surimpression le titre du film « Amen » (renvoyant au silence du Vatican à l’égard du génocide des juifs par le régime nazi) et la photo en prise frontale des deux personnages principaux entre les branches : le commandant SS dans la partie gammée, le jeune jésuite dans la partie chrétienne.

Note de bas de page 1 :

 Le Monde, 20.2.1997 in Bruno Courcelle, « La censure religieuse », www.courcelle-bruno.nom.fr (2002)

Note de bas de page 2 :

 Le Monde 22.2.1997 (ivi.)

Il est intéressant de suivre ces glissements dans les axiologies car elles entraînent des détournements sémantiques. Dans l’affaire Larry Flynt, les termes utilisés par la représentante du ministère public furent partie intégrante de la cause : « Nous sommes un pays chrétien [...]. On ne peut toucher à ses racines, à son éducation, à sa morale.» Bruno Courcelle, dans son article « La censure religieuse », a raison de remarquer que, ce faisant, elle a négligé d’au moins deux façons la Loi de 1905 qui stipule que toutes les religions doivent être protégées au même titre : en affirmant une notion de « pays chrétien » étrangère à cette loi et à la Constitution ; en admettant implicitement que « toucher » à une religion non chrétienne ne tirerait pas tant à conséquence. Le ministère public se flatta en outre de protéger les citoyens contre l’« agression permanente sur la voie publique. »1 Or, l’affichage peut tout au plus constituer une « agression morale ». Le terme est ainsi détourné de son usage propre et assimilé à d’autres types d’agressions physiques immédiatement répréhensibles par l’opinion publique. Dans le rejet de l’action en référé, la formulation fut tout aussi flagrante :« Si l’acteur qui tient le rôle de Larry Flynt figure dans la position d’un crucifié, il ne représente aucune ressemblance physique avec l’image douloureuse du corps affligé de Jésus-Christ dans l’iconographie de la crucifixion. »2Bruno Courcelle en déduit ironiquement que la croix serait un symbole chrétien « protégé » (comme le logo d’une marque commerciale) pourvu qu’il y ait dessus un cadavre sanguinolent avec un visage torturé de douleur ! Quoique l’AGRIF ait été déboutée, l’affaire s’est soldée par une réaction passionnelle de la part de Milos Forman lui-même. Reculant devant la cabale juridico-cléricale, il a préféré retirer l’affiche, ou du moins la museler.

Note de bas de page 3 :

 « Costa-Gavras assigné en justice », Business, 14.2.2002, www.allocine.fr

Dans le cas de l’affiche d’Amen, le cardinal Jean-Marie Lustiger, archevêque de Paris, a estimé qu’elle est « un fauteur de haine ». Pour le président de la conférence des évêques de France, elle est « inacceptable » car elle crée « une identification intolérable du symbole de la foi chrétienne avec celui de la barbarie nazie ». Mais la conférence des évêques n’a pas décidé de porter plainte pour faire retirer le visuel.3 L’interdiction d’affichage demandée par l’AGRIF a été refusée par le Tribunal de Grande Instance de Paris qui prône une « lecture ouverte » du graphisme.

Note de bas de page 4 :

 « Le titre ‘Ceci est mon corps’ choque » 17.8. 2001, www.allocine.fr

L’AGRIF avait déjà sévi maintes fois dans le passé : en 2001, en assignant en référé la société Gémini productrice de Ceci est mon corps de Rodolphe Marconi, estimant que la phrase-titre, utilisée dans la liturgie catholique au cours de la messe, est « une offense gratuite et publique aux sentiments religieux les plus respectables. »4 L’AGRIF a donc demandé l’interdiction d’affichage sur la voie publique qui « constitue, selon elle, un trouble manifestement illicite. » Elle a cependant été déboutée au motif que « ces paroles appartiennent au patrimoine culturel commun » et que « rien n’interdit à priori d’une faire usage dans un autre cadre que celui de la pratique religieuse ». De plus, on a estimé que le film ne manifestait aucune agressivité à l’égard de la religion et qu’en ce sens, il n’y avait aucun « trouble manifestement illicite » à faire cesser. (louisgarrel.free.fr/titre.html) Marco Ferreri avait été inquiété pour son affiche La Grande Bouffe qui faisait une allusion cochonne à la dernière cène. D’autre part l’association avait déjà organisé des manifestations contre le film de Jean-Luc Godard, Je vous salue Marie. Là encore elle avait été déboutée de sa demande de censure au motif que le film était uniquement projeté en salle et ne pouvait donc pas choquer des personnes qui n’auraient pas voulu le voir. Une action avait également été intentée contre la projection du film de Martin Scorsese, La dernière tentation du Christ (tiré du roman de Kazantzakis). Des cinémas parisiens programmant le film avaient été incendiés.

Note de bas de page 5 :

 Réseau Voltaire, dépêche 97/0121 du 24.2.1997 in Bruno Courcelle, « La censure religieuse », art. cit.

En général, l’argument selon lequel une affiche de cinéma devrait être retirée parce qu’elle « choquerait » ou qu’elle contredirait certaines opinions s’avère cependant sans valeur de par loi du 29 décembre 1979 sur les publicités dans la rue qui affirme dans son article premier : « Chacun a le droit d’exprimer et de diffuser informations et idées, quelle qu’en soit la nature, par le moyen de la publicité. » La liberté d’expression ne s’applique pas qu’aux films (qu’on peut ne pas aller voir) mais s’étend à leur publicité. Le Parlement Européen, enfin, dans sa résolution contre le racisme, la xénophobie et l’extrême droite, « condamne toute forme de censure culturelle et toute attaque à la liberté d’expression et de création »5

Note de bas de page 6 :

Nathalie Roelens, « La représentation de la barbarie en littérature, en peinture et au cinéma », in Orientations. Space/Time/Image/Word (ed. Claus Clüver, Véronique Plesch, Leo Hoek), Amsterdam-New York, NY, 2005, pp. 93-108.

Qu’est-ce qui se dessine ici ? Un questionnement sur l’espace public et ses frontières, un questionnement sur le fait que le contenu d’un film serait moins la cible de la censure que l’affiche. Comme nous l’avons développé ailleurs6, il y aurait une gradation de susceptibilité de la part du public : la peinture jouirait de plus de liberté que le cinéma, médium plus accessible aux masses, et le cinéma de plus de liberté que son affichage, dès lors que l’affiche, s’exposant sur la voie publique, perdrait son statut artistique ou fictionnel, et serait rendue responsable, redevable de ses prises de position.

Note de bas de page 7 :

 Régis debray, Dieu, un itinéraire, Odile Jacob, 2001. L’insistance sur les pouvoirs politiques de l’image est au cœur de la médiologie debraysienne : « Qui veut conquérir le monde doit s’emparer de nos rétines (l’empire américain l’a toujours su). La capacité persuasive de l’image pour la propagation de la foi, son aptitude à ébranler les foules, illettrés compris, tient à son mutisme efficace. Elle n’a pas besoin de traducteurs ou de savants interprètes. C’est une internationale par elle seule. La production iconique supranationale et multilingue, à laquelle a donné lieu le Nouveau Testament dès le Haut Moyen Age, a inauguré le premier traitement planétaire de l’information. L’icône ne fait pas que transmettre et transfigurer. Elle mobilise et mondialise. » (Régis debray, Le Nouveau Testament à travers 100 chefs-d’œuvre de la peinture, Paris, Presses de la Renaissance, 2003, p. 217)

Note de bas de page 8 :

 Régis debray, « Le mystère de l’incarnation », in Cours de médiologie générale, Paris, Gallimard, 1991, p. 143.

Note de bas de page 9 :

 Jacques Aumont, « L’analogie réenvisagée », in Christian Metz et la théorie du cinéma, Paris, Méridiens Klincksieck, 1990, p. 55.

Or il n’a pas fallu attendre Dieu un itinéraire de Régis Debray7 et l’importance qu’il attache au Concile de Nicée II (787) qui mit fin à l’iconoclasme et auquel il impute l’existence de notre culture de l’image, pour nous convaincre que l’image dans la chrétienté est déjà militante et donc potentiellement sujette à la censure. En tant que présentant le mystère de l’incarnation, elle est déjà une profanation. Plus l’icône est traînée sur la place publique, hors du temple, bref littéralement pro-fané, plus l’image sera politisable et le spectateur potentiellement censeur. Que le Christ soit le verbe fait chair et donc matérialisable en peinture est un pur scandale pour Debray : « L’incarnation est une hérésie faite dogme, un scandale devenu institution. » 8 Et Jacques Aumont de renchérir : « Dans l’icône, le matériel fait signe du divin : une analogie est instituée entre des incommensurables, tel est le scandale de l’icône »9. Autrement dit, et ce sera notre première hypothèse de travail, c’est sans doute parce que le christianisme repose sur l’image, sur l’affichage, que l’Eglise, en dépit de toute législation, se heurte tellement à des représentations dès qu’elles divergent du message chrétien, en l’occurrence la croix.

La croix semble d’ailleurs un objet sémiotique particulièrement militant. Rappelons qu’au chant 14 du Paradis de Dante (vers 97-117), dans le Ciel de Mars, les âmes radieuses des croisés qui ont combattu pour la vraie foi volent en tous sens sur deux rayons disposés en forme de croix, en faisant entendre des hymnes mélodieux. C’est une vision sublime pour un Dante émerveillé et Gustave Doré a bien su graver dans les esprits cette crucifixion toute de propagande suave et séduisante. La croix condense ici les symboles respectifs d’arbre de la vie, de centre mystique du cosmos et d’échelle permettant aux âmes de monter vers Dieu.

Depuis les nombreuses représentations de la Légende de la vraie croix (Agnolo Gaddi à Florence, Piero della Francesca à Arezzo), jusqu’à la moindre crucifixion, aussi rébarbative soit-elle, la croix a toujours servi à séduire le fidèle, voire à l’annexer à la souffrance christique (le mot croix venant du latin crux, crucis : torture). Chez Grünewald, saint Jean-Baptiste pointe du doigt le supplice et le phylactère « Illum oportet crescere, me autem minui » est une injonction à sa glorification. Comme nous le rappelle Marie José Mondzain dans son ouvrage récent L’image peut-elle tuer ? :

Note de bas de page 10 :

 Marie José Mondzain, L’image peut-elle tuer ?, Paris, Bayard, 2002, p. 8.

« la révolution chrétienne est la première et la seule doctrine monothéiste à avoir fait de l’image l’emblème de son pouvoir et l’instrument de toutes ses conquêtes. […] Une telle révélation portait atteinte au livre, dont on déclarait la faiblesse et la lenteur, comparées à la gloire immédiate et visible de l’incarnation et de la résurrection de l’image du Père. La peur des simulacres fait place au culte des imitations. Ce qu’on peut appeler une iconocratie se met en place ».10

Historiquement cependant le mot « censure » a d’abord été appliqué au livre et non pas à l’image certes sujette à des vagues d’iconoclasme. C’est l’écrit qui a été la première cible religieuse et juridique de la « peine ecclésiastique » (1387). Le principe d’une liste de livres interdits (Index Librorum Prohibitorum) a été adopté au concile de Latran en 1515, puis confirmé par le concile de Trente en 1546. LIndex est supprimé en 1966. Au dix-septième siècle la censure était officialisée comme condamnation d’une opinion, d’un texte, après examen et pouvait entraîner l’excommunication. Ce n’est que l’acception moderne (1829) qui étende la censure aux spectacles : « autorisation préalable donnée par un gouvernement (une commission de censure) aux publications, aux spectacles ».

Note de bas de page 11 :

 H. Bloch, « L’habituation », in P.M. Baudonnière, (Ed). Etudier l’enfant de la naissance à 3 ans : les grands courants méthodologiques actuels, Paris, Editions du CNRS, 1985, p. 33.

Note de bas de page 12 :

 Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire. L’économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard , 1982, p. 65.

Comme si, malgré tout un discours prescripteur de la tolérance, il y avait une sanction potentielle qui guettait toujours et il n’est pas anodin que Freud ait utilisé le terme « censure » pour désigner le refoulement dans l’inconscient. C’est une autre axiologie qu’il faut invoquer ici : non plus religieuse ou juridique mais comportementale (cognitivo-pathémique) : la psychologie cognitive a en effet appelé « paradigme d’habituation et de réaction à la nouveauté »11 le fait de pouvoir inférer la capacité de l’enfant à percevoir une propriété d’objet à partir des variations de son temps de tenue. A chaque présentation de l’objet, les temps de tenue sont enregistrés. Au fur et à mesure de la présentation répétée de l’objet, ceux-ci décroissent progressivement : l’objet tenu devenant familier, l’enfant s’en désintéresse, il s’y habitue. Lorsqu’un nouvel objet est présenté à l’enfant, un regain des temps de tenue est observé : cette réaction à l’objet nouveau signifie que l’enfant a discriminé l’objet familier de l’objet nouveau. Bourdieu et son habitus ne sont pas loin. Pour que l’identité puisse orienter collectivement l’action, elle doit se manifester largement aux yeux de cette collectivité. Autrement dit, elle doit être communicable, ce qui suppose une certaine forme d’institutionnalisation. Bourdieu note ainsi que, dans la pratique, les traits objectifs de l’habitus« sont l’objet de représentations mentales, c’est-à-dire d’actes de perception et d’appréciation, de connaissance et de reconnaissance, où les agents investissent leurs intérêts et leurs présupposés, et de représentations objectales, dans les choses (emblèmes, drapeaux, insignes, etc.) »12

Le choc des deux affiches vient alors sans doute du montage entre familiarité et nouveauté, entre la connotation chrétienne et l’altérité : le nu, la svastika. Mais l’erreur des censeurs réside dans le fait d’avoir perçu le montage comme un amalgame, une assimilation, une équation et par là de s’être senti ébranlés dans leurs habitudes. Or le montage et, en l’occurrence ce que Eisenstein appelait « montage intellectuel » qui procède par métaphore – comme c’est le cas de nos deux affiches –, ne crée pas d’équation entre les termes. Et Didi-Huberman de nous le rappeler que monter n’est pas assimiler :

Note de bas de page 13 :

 Georges Didi-Huberman, Images malgré tout, Paris, Minuit, 2003, pp. 190-191.

« Seule une pensée triviale nous suggère que, si c’est à côté, ce doit être pareil. Seule une réclame publicitaire peut essayer de nous faire croire qu’une automobile et une jeune femme sont de même nature par la simple raison qu’elles sont venues ensemble. Seule une image de propagande peut essayer de nous faire croire qu’une population très minoritaire peut être à l’Europe entière ce qu’une pieuvre gigantesque est à sa proie. Les maîtres du montage – Warburg, Eisenstein, Benjamin, Bataille – ont tous accordé une place centrale, dans leurs réflexions critiques sur l’image, au pouvoir politique et à l’imagerie de propagande. Mais, refusant l’imagerie dans l’image, ils ont ‘déchiré’ les ressemblances en les produisant ; ils ont donné à peser les différences en créant des rapports entre les choses. »13

C’est l’hybride qui a également été assimilé à tort dans le cas de la robe conçue en 1994 par Karl Lagerfeld pour Claudia Schiffer sur laquelle il avait fait imprimer des versets du Coran. Les autorités musulmanes françaises crièrent au sacrilège et Lagerfeld fit marche arrière en détruisant l’objet hérétique par peur de causer des ennuis à Chanel.

Note de bas de page 14 :

cf. Pierre Fresnault-Deruelle, L’Image placardée, Paris, Nathan, 1997, p. 43.

Note de bas de page 15 :

Roland barthes, « Rhétorique de l’image », 1964, in L’Obvie et l’obtus. Essais critiques III, Paris, Seuil, 1982, p. 41.

Mais c’est surtout en tant que geste artistique que le montage semble choquer. On n’aime pas la fiction sur la place publique. L’homme de la rue (et les évêques en font partie) lisent les images au premier degré, sans la désinvolture nécessaire pour apprécier la fiction. C’est le montage entre cet immense fragment de corps en amorce dans l’affiche pour Larry Flint métonymie fétichiste 14de la Pin-up comme féminité qui s’affiche (a pin = une épingle), surdimensionnée par rapport au personnage masculin et dont la partie la plus intime est au centre focal de la photo et l’intertexte christique, qui heurte les âmes bien-pensantes, collage photographique dont la connotation ne parvient pas à se faire « innocenter » ou « naturaliser », comme disait Barthes, par le « message littéral » et « sans code »15 qui la fonde. C’est encore parce qu’il y a montage entre photographie et graphisme et dès lors artifice, que l’affiche d’Amen a été jugée offensante aux yeux de ceux qui sont réfractaires à la fiction dans ce genre de produits culturels, en l’occurrence l’AGRIF.

A cela s’ajoute la pose frontale, le chromatisme, la narrativité, car contrairement aux affiches publicitaires, censées vendre, et aux placards électoraux, censés prédire, l’affiche de cinéma est censée informer même si, comme acte de langage, elle se situe entre l’assertif et le directif, le donner à voir, à lire et le donner à faire : « voici, regardez » et « venez ». Contrairement aux photos des campagnes Benetton où le scandale est obtenu par l’énoncé, ici c’est au niveau de l’énonciation, du « bricolage » photographique que s’installe l’hérésie. Dans nos deux affiches c’est en dernier ressort le reste, non-photographique  collage ou graphisme , qui dérange.

L’image peut-elle tuer ?

Note de bas de page 16 :

Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, 1936, Paris, Carré, 1997 (trad. Christophe Jouanlanne), p. 50.

Et pourtant on est en droit de se demander en quoi un détournement iconoclaste serait plus choquant sur une affiche qu’en peinture. C’est que la première, s’inscrivant dans l’espace public, est supposée véridictoire, référentielle, dénotative, tandis que la peinture se confinant dans le huis-clos d’un musée (fût-il en plein air), est considérée comme non véridictoire, fictionnelle, connotative. Aussi les motifs que Walter Benjamin invoquait pour distinguer le spectateur d’une œuvre picturale du spectateur de cinéma semblent-ils parfaitement applicables à l’affichage. L’illusion au cinéma est parfaite même si celle-ci repose sur « le comble de l’artifice ».16 Et cela implique un autre comportement spectatoriel :

Note de bas de page 17 :

 Walter BENJAMIN, idem, p. 52.

« La reproductibilité technique de l’œuvre d’art transforme le rapport des masses à l’art. Très retardataires devant un Picasso par exemple, elles deviennent plus progressistes par exemple devant un film de Chaplin. […] le plaisir de voir et d’apprendre par l’expérience s’y conjugue étroitement à l’attitude du spécialiste qui porte un jugement. »17

Note de bas de page 18 :

 Walter BENJAMIN, ibidem..

Note de bas de page 19 :

 Walter BENJAMIN, idem., p. 63.

Note de bas de page 20 :

 Jacques Rittaud-Huttinet, « La magie et la peur : les premières projections publiques de cinéma en France (1896-1897) », in Les arts de l’hallucination (éd. Pesenti et Tortonese), Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2001, p. 64.

Note de bas de page 21 :

 Paul Virilio, La Procédure silence, Paris, Galilée, 2000, p. 56

Et nous retrouvons l’AGRIF et les évêques qui sont dans l’illusion parfaite et émettent un jugement hâtif. Un autre élément préjudiciable serait la contemplation collective qui fait que les réactions des individus sont conditionnés par « l’imminence de leur transformation en une réaction de masse »18; « Le public est un examinateur, mais un examinateur distrait. »19En effet, les spécialistes du cinéma des origines s’accordent pour dire que le cinéma infantilise, dupe tous les publics « qu’ils soient tzars, paysans, intellectuels, artistes ou journalistes. Dupes, donc naïfs. »20 Ce que Paul Virilio appelle « la procédure silence », laquelle serait née avec le cinéma parlant qui nous impose un consentement muet car il « répond au silence des masses angoissées qui se taisent »21, n’est donc pas incompatible avec cette « expertise distraite » de Benjamin. Le public acquiesce en tant qu’individu à la critique collective, consensuelle. Dans notre cas les censeurs (en tant qu’hommes de la rue sur la place publique) refusent en bloc, dès lors qu’ils sont fermés à tout débat d’idées.

Ce qui expliquerait que l’affiche de cinéma ait toujours suscité des réactions passionnelles, un discours moral, évaluatif, voire normatif (devoir voir / ne pas devoir voir, trop / pas assez). Les affiches engendrent, semble-t-il, un public moins averti que l’œuvre d’art et qui émet des verdicts bâclés parce qu’il les consomme sans les « regarder ». Et Jacques Aumont de corroborer les positions de Benjamin :

Note de bas de page 22 :

Jacques Aumont, L’œil interminable, Paris, Séguier, 1995, p. 45.

« Le sujet du cinéma - et le sujet du chemin de fer - est un ‘sujet de masse’, en proie à un être-de-spectateur anonyme et collectif. D’ailleurs il vit dangereusement, exposé qu’il est aux chocs émotionnels procurés par le cinéma, comme aux déséquilibres divers provoqués par le train. […] Bref, c’est un sujet névrosé ou névrosable, c’est-à-dire moderne. »22

La fétichisation des artefacts que l’on constate dans les jugements des instances de censure est une des manifestations de cette névrose des censeurs toujours à l’affût.

En revanche, les crucifiés en peinture, pour hétérodoxes qu’ils soient, n’ont pas été inquiétés. Ils ont tout au plus été soumis à des jugements esthétiques. Ainsi ne tient-on pas rigueur à Léonard de Vinci d’avoir reproduit un homme en croix pour ses études anthropométriques, divergeant de Vitruve quant au centre du corps inscrit dans le cercle et dans le carré. Selon les nouvelles mesures empiriques de l’être humain (humanisant ainsi l’homme de Vitruve, un peu comme un Christ incarné), seul le centre de l’« homo ad circulum » est dans le nombril, celui de l’« homo ad quadratum » se trouve au niveau des parties génitales. De façon analogue on ne s’offusque pas vraiment de La croix noire de Malevitch, des crucifixions de Picasso, de Francis Bacondétournant un Cimabue ou de Chagall, lequel n’a pas de moule dans sa propre tradition religieuse si bien qu’il recourt au crucifié comme symbole des souffrances infligées aux Juifs : d’ailleurs le Christ ne porte pas le pagne mais le tallit (châle de prière juif). Et enfin, la crucifixion de Dali jusqu’au Christ femme nue crucifiée de l’artiste belge Corinne Vandenberghe impressionnent sans toutefois nous indigner.

En simplifiant outrageusement :

  • Peinture = principalement connotative : droit à la fiction

  • Affiche de cinéma = genre hybride, visée mercantile et artistique, dénotation + connotation : censurable (obscène ou blasphématoire pour ceux qui n’accepteraient pas la fiction)

  • Affiche publicitaire = principalement dénotative (orientée vers la valeur d’usage même si celle-ci passe souvent au second plan) : donc potentiellement obscène ou blasphématoire

Note de bas de page 23 :

 Wolfgang Wildgen, « Eléments narratifs et argumentatifs dans l’articulation de l’espace pictural. Transformations de la Dernière Cène du 17ième au 20ième siècle » in Espaces perçus, territoires imagés (éd. St.Caliandro), Paris, L’Harmattan, 2004, pp. 94-95.

Des qu’on est au cinéma ou dans le champ de son affichage on a tendance à responsabiliser les images. D’où toutes les polémiques autour des fictions sur la Shoah, qui ne seraient jamais à la hauteur du document ou du témoignage de survivants, eux-mêmes en porte-à-faux par rapport à seuls témoins réels, ceux qui n’ont pas survécu… Réactiver des contenus du répertoire iconographique devient en tout cas une entreprise risquée. Le film Viridiana de Bunuel fut ainsi interdit en 1961 par le Vatican, puis par Franco, à cause d’un passage qui rappelle la Dernière Cène et qui convoque par le biais des mendiants l’archétype historique du repas d’amour pour les pauvres, entérinant une lecture réformiste de l’eucharistie. Comme le groupe de mendiants se répartit en outre selon une composition qui reproduit la Cène de Léonard, la dévalorisation du banquet idéalisé est encore plus manifeste. Ce qui fait dire à Wolfgang Wildgen : « En ce sens, il est porteur d’un argument religieux et même politique. […] Implicitement le Vatican a donc reconnu une fonction argumentative àce film. » Wildgen a raison de remarquer, nous semble-t-il, que l’accusation de blasphème peut tout aussi légitimement être réfutée par Bunuel lui-même car « aucune démonstration logique ne peut être construite à partir du film ou de l’image. Ceci montre bien la différence fondamentale entre l’image (le film) et le discours. La rhétorique de l’image a toujours un caractère allusif et en cela elle est plus efficace quoique moins explicite que le discours. »23

Marie José Mondzain dénie elle aussi à l’image toute responsabilité dans son ouvrage L’image peut-elle tuer ? :

Note de bas de page 24 :

 Marie José Mondzain, L’image peut-elle tuer ?, idem., pp. 13-15.

« culpabilité et responsabilité sont des termes qui ne sont attribuables qu’à des personnes, jamais à des choses. Et les images sont des choses. […] Car l’image n’existe qu’au fil des gestes et des mots qui la qualifient, la construisent, comme de ceux qui la disqualifient et la détruisent. Le désir de montrer induit une nécessité de faire et non inévitablement le désir de faire faire. »24

Dans le cas des affiches de cinéma, la seule visée pragmatique, performative, sera, comme nous l’avons vu, le « venez voir ». Mondzain nous retrace la généalogie du problème de la façon suivante :

Note de bas de page 25 :

Marie José MONDZAIN, idem., pp. 15-16.

« Tour à tour prohibée puis célébrée, l’image le fut avec une égale violence et fut donc dès le départ un enjeu passionnel. […] Mais aujourd’hui vient s’ajouter une étrange inquiétude : la force de l’image serait de nous pousser à l’imiter, et le contenu narratif de l’image pourrait ainsi exercer directement une violence en faisant faire. On lui reprochait de faire voir, désormais on l’accuse de faire faire. »25

Elle en déduit que les débats sur les décrets de régulation contrôlée des photographies, articulés à un prétendu droit à l’image, en sont la caricature flagrante puisqu’on décide de juguler l’image sans même savoir de quoi l’on parle, de quelle image il s’agit et si l’image a peu ou prou à voir avec une propriété et un droit ! Pour Mondzain c’est donc parce que l’on traite l’image comme un sujet qu’on la soupçonne de pouvoir abuser de sa puissance. Là commencent les glissements et les malentendus. Si l’on dit qu’une image est impudique ou violente, on suggère qu’elle peut agir directement sur un sujet en dehors de toute médiation langagière, qu’elle peut exercer une influence quasi hypnotique, qu’elle peut mener à la perte du réel, à l’hallucination collective ou du délire privé. On retrouve, pour notre part, la « névrose » du spectateur de l’ère capitaliste.

Aussi est-il impératif, selon elle, d’interroger la nature intrinsèque de l’image car jamais une icône de la vertu n’a rendu vertueux ni une icône de la violence incité à tuer. Pour ce faire, elle remonte aux deux pôles de la Chrétienté : l’incarnation et l’incorporation, l’une préservant une marge d’absence, d’invisible et donc de liberté, l’autre annexant le sujet, s’emparant dans la violence des corps et des esprits qu’elle voulait se soumettre :

Note de bas de page 26 :

 Marie José MONDZAIN, idem, pp. 32-33.

« Puisque l’incarnation christique n’est rien d’autre que la venue au visible du visage de Dieu, l’incarnation n’est rien d’autre que le devenir image de l’infigurable. […] Incarner c’est donner chair et non pas donner corps. C’est opérer en l’absence de choses. […] Donner corps au contraire, c’est incorporer, c’est proposer la substance consommable de quelque chose de réel et de vrai à des convives qui se fondent et disparaissent dans le corps auquel ils sont identifiés. […] Dans l’incorporation, on ne fait plus qu’un, dans l’image incarnée se constituent trois instances indissociables : le visible, l’invisible et le regard qui les met en relation. » 26

Mondzain met donc en garde contre cette incorporation et penche du côté de l’incarnation qui accorde une liberté au sujet qui regarde, en ce qu’il est libre de voir ou de ne pas voir l’absence des choses qu’on lui donne à contempler.
Que toute l’histoire de la Chrétienté soit marquée de débats violents à la fois sur l’image et sur l’eucharistie confirme selon Mondzain cette double tension :

Note de bas de page 27 :

 Marie José MONDZAIN, idem, p. 36.

« La Réforme, en contestant l’autorité pontificale, ne pouvait que dénoncer la trahison de l’incarnation dans l’idolâtrie des visibilités cultuelles qui fondaient l’incorporation institutionnelle. Constatant que le règne des images s’était entièrement mis au service de l’Eglise visible, les réformés voulaient rétablir le régime de l’invisible et la puissance du Livre et de la Parole. » 27

Note de bas de page 28 :

 Marie José MONDZAIN, idem, p. 39.

Ce qui n’a pas empêché les artistes de déployer un monde iconique rebelle à toute incorporation institutionnelle. L’art rompait avec l’Eglise pour rester fidèle à l’incarnation, à la libre inconsistance de l’image, loin des polices qui la contrôlent ou qui la condamnent. C’est par ce détour que Mondzain a pu définir la nature intrinsèque de l’image : « fondamentalement indécise et indécidable, […] l’image attend sa visibilité de la relation qui s’instaure entre ceux qui la produisent et ceux qui la regardent ».28 Cependant, en tant qu’institution temporelle voulant prendre un pouvoir et le conserver, l’Eglise a agi comme tous les dictateurs :

Note de bas de page 29 :

Marie José MONDZAIN, idem, pp. 41-42.

« elle a produit des visibilités programmatiques faites pour communiquer un message univoque. Ces images-là accompagnèrent les conquêtes, elles firent régner les plus terribles silences, imposèrent les plus dociles soumissions, réduisant toutes les objections. On l’appela Bible des illettrés. Elle a établi un empire, son empire sur les émotions.»29

Mondzain plaide dès lors pour une rigoureuse éducation des regards.

Note de bas de page 30 :

 Marie José MONDZAIN, idem, p. 43.

On peut en tirer quelques enseignements pour nos réflexions. D’une part, l’affiche publicitaire, par ses stratégies d’incorporation, nous rappelle en effet ce côté dictatorial de l’Eglise, d’autre part, la confusion de la part des détracteurs des affiches de cinéma entre publicité et cinéma s’avère une confusion entre l’incorporation commerciale et l’incarnation artistique. Et on peut même partager son point de vue selon lequel « considéré sous cet angle, la question de la censure devient un faux problème, qui fait courir le risque de retomber dans une dictature des passions, où l’on décide qu’il y a de bonnes et de mauvaises images en fonction de leur contenu. »30Tandis que toute stratégie qui assignerait une place au spectateur comme la propagande et la publicité donne à consommer l’image sur un mode communiel :

Note de bas de page 31 :

Marie José MONDZAIN, idem, p. 47

« La propagande et la publicité qui s’offrent à la consommation sans écart sont des machines à produire de la violence même lorsqu’elles vendent du bonheur ou de la vertu. La violence du visible n’a d’autre fondement que l’abolition intentionnelle de la pensée et du jugement. » 31

On pourrait renchérir en avançant que toute image de propagande ou de publicité est obscène selon la triple étymologie du terme comme aime à le rappeler Herman Parret :

Note de bas de page 32 :

Herman Parret, Le sublime du quotidien, Hadès-Benjamins, 1988, p. 227.

« 1.obscaena (ob : près de, appartenant à) : ce qui appartient au théâtre ; 2. obscaenus : ce qui se trouve près de la boue ; 3. ob-scaevus : ce qui appartient à la gauche, ce qui est près du malheur. Il n’y a donc pas d’obscénité sans une légère déviance par rapport à la scène, au théâtre. Le sexe, c’est la scène par excellence. […] le corps ‘adjacent’ au sexe, est ob-scène si, évidemment, la scène, le sexe, est focalisée. »32.

Note de bas de page 33 :

 Cf. Pierre Fresnault-Deruelle, L’image placardée, idem, p. 43

Note de bas de page 34 :

 Ivi.

Note de bas de page 35 :

 Marie José Mondzain, L’image peut-elle tuer ?, idem, p. 57.

Note de bas de page 36 :

 Roland barthes, La Chambre claire. Note sur la photographie, Paris, l’Etoile, Gallimard, Le Seuil, 1980, pp.93-95.

Une des stratégies incorporantes de la publicité serait alors ce que Pierre Fresnault appelle la « proximité poisseuse » de la « méga-image »33 qui crève l’écran, révèle au grand jour et se revendique à longueur de rue comme si un long retard en la matière devait être comblé. Les affiches de lingerie (Aubade, Rosy, Boléro, etc.), à cet égard sont exemplaires, qui nous montrent, on ne peut plus clairement, ce qu’elles sont par définition : « des dispositifs destinés à ‘tirer sur le devant de la scène’ ce qui n’avait pas nécessairement pour vocation à s’y trouver. […] Dévoiler ce qui ressortit, en principe au plus intime (la ‘petite tenue’), n’est-ce pas, à la lettre, faire œuvre de ‘publicité’ ?»34 Afficher devient alors « imposer » (ne pas pouvoir ne pas être/faire) et l’argent – pour citer encore Mondzain – « l’espèce moderne de la transsubstantiation communielle »35 En somme, les affiches de lingerie s’avèrent obscènes lorsqu’elles sont trop « obvies », lorsque tout est exhibé comme dans l’image pornographique à laquelle Barthes refusait à raison tout hors champ, tout supplément d’âme36.

Note de bas de page 37 :

Jean-Pierre Teyssier, « Frapper sans heurter », Le Nouvel Obs, 29 avril–5 mai 2004.

Dans le cas de la publicité pour Lejaby cependant, un brin « porno-chic » comme on dit actuellement, on penche plutôt du côté de l’incarnation car le signifié n’est plus imposé : les yeux dans le vague, un homme hume une petite culotte. Est-ce sensuel, sexuel ou sexiste (comme le suggéreraient les « Chiennes de garde »)? On l’a vu, les détracteurs aiment les assimilations. Placardée au format 4x3 sur tous les murs de la ville, elle a néanmoins suscité la réaction du Bureau de Vérification de la Publicité (BVP), association professionnelle rassemblant annonceurs, agences et médias : « Atteinte à la dignité et à décence de la personne humaine » a jugé le 14 avril 2004 Jean-Pierre Teyssier, le président du BVP.37

Note de bas de page 38 :

Henri Joannis, De la Stratégie marketing à la Création publicitaire, Paris, Dunod, 1995.

Quant aux affiches Benetton, quoique l’ad-vertising devienne schock-vertising38, elles laissent précisément un espace au jugement et à la symbolisation idiolectales, autrement dit, leur « obtusité » fait débat. De sorte qu’on pourrait dire que la question souvent liée aux campagnes d’Oliviero Toscani de savoir s’il est légitime de manipuler l’intime dans un but commercial, autrement dit, si on a le droit de placarder une image d’accouchement (1999) sur les murs du métro pour promouvoir une marque de pull-overs, est une fausse question dès lors que chacun y répondra selon ses convictions. Et le document fourni par la société United Colors of Benetton doit être considéré comme une conviction parmi d’autres, aussi ingénue soit-elle : « L’amour est la force qui est à l’origine même de la vie et le nouveau-né en témoigne de la manière la plus convaincante par sa volonté tenace de vivre alors qu’il vient à peine de quitter un refuge maternel chaud et rassurant. » L’affiche en question a suffisamment suscité des réactions contradictoires pour qu’on ne puisse parler de stratégie incorporante. Réactions pathémiques pour la plupart qui nous font mesurer où se situe le seuil de tolérance du socialement admis : c’est dégoûtant, c’est beau, c’est la nature ; très choqués, pas du tout choqués.

Note de bas de page 39 :

Claude Weil, « Benetton : le bébé qui fait hurler », Le nouvel Obs, 12-18 sept.1991. 

Note de bas de page 40 :

 « Je relierais volontiers les réactions anti-Benetton à la protestation contre les messageries roses, l’érotisme à la télé, etc. On assiste au retour en force de l’idéologie morale. Le refus de toute forme de violence, le souci de ne choquer personne, débouchent sur une nouvelle figure de l’individualisme démocratique : l’individualisme immobile, tellement hanté par l’idée de tolérance qu’il en devient intolérant. Etrange paradoxe : on est dans une société où il n’y a plus de tabou légitime mais où tout fait scandale. Y compris des choses qui n’ont rien d’immoral, comme cette affiche Benetton. On condamne au nom du respect de la sensibilité d’autrui – ce qui rejoint le mouvement PC (politiquement correct) américain. On arrive à une sorte d’autoparalysie qui tarit toute forme de remise en question ou de provocation. Une société crispée, qui a peur de tout, qui se bloque. Et ce que révèle cette polémique, c’est qu’aujourd’hui, à l’inverse des années 70, c’est le marketing, la pub, l’entreprise, qui sont en avance sur les mœurs. » (Gilles Lipovetsky, cité par Philippe Gavy, « Pub : le retour de l’ordre moral », in Le Nouvel Obs, 29 avril – 5 mai 2004.)

Note de bas de page 41 :

 Pierre Fresnault-Deruelle, L’image placardée, idem, p. 45.

Note de bas de page 42 :

 Pierre Fresnault-Deruelle , p. 46.

Le BVP de l’époque a réagi de façon la plus outrancière au nouveau-né Giusy. Il fut question d’« errements », de « manquement à la déontologie », de violation du Code de la Chambre de commerce internationale. Les psychiatres ont reproché à l’image de présenter un enfant complètement seul, séparé de tout lien social, issu d’un manuel d’obstétrique ou comme extrait placentaire, le placenta étant un objet depuis toujours de rites magiques et de tabous. C’est suggérer en quelque sorte que le bébé se fabrique tout seul à l’intérieur du corps, chose difficile à admettre pour l’inconscient collectif.39 Et même si les réactions sont la plupart du temps dysphoriques, confirmation de la remontée des interdits pour le sociologue Gilles Lipovetsky40, la diversité de celles-ci garantit néanmoins la possibilité d’un débat. Pierre Fresnault, à son tour choqué par l’affiche de l’homme au torse nu stigmatisé par les lettres HIV (1993) – et on pourrait dire la même chose de condamné à mort –, obscène à ses yeux car elle renoue avec le tatouage des camps nazie ou avec notre mort en général, a raison de dire que le malaise provoqué par l’affichage Benetton repose sur un dysfonctionnement particulier : la transgression du « message d’appartenance au genre ».41 La publicité quitte en effet son domaine pour empiéter sur le champ de la morale sur celui de la politique ou de la mémoire. C’est ce pied de nez au marketing qui choque en dernier ressort : « l’image étant délocalisée […], Benetton se mêle de ce qui ne regarde pas, en principe, une firme publicitaire. Question de frontières. La force déstabilisante de Benetton est de nous déloger de nos repères/repaires ».42 Mais c’est d’autre part, à notre sens, un signe de bonne santé démocratique.

Note de bas de page 43 :

Béatrice Fraenkel, Ecrits de septembre. New York 2001, Paris, 2001.

De même, le fait qu’il existe des commandos (appartenant à la nébuleuse altermondialiste) qui s’arrogent le droit à la défiguration d’affiches publicitaires par des tags ou tatouages anti-pub est également salutaire. Proche du graffiti43, le tag, privilégiant l’expression sur le contenu souvent vide du message, est un pur geste performatif, qui implique une usurpation, une appropriation. Mais contrairement au taggueur ou bombeur sauvage qui revendique un territoire en recouvrant une surface publique, le violeur de publicités censure un matraquage à son sens illégal. Ce qui a mené à un conflit inévitable en avril 2004. La RATP assigna soixante-deux jeunes gens pour dégradation d’affiches publicitaires et réclama près d'un million d’euros de dommages et intérêts, espérant transformer ces contestataires en simples vandales (28 avril 2004). Cinq d’entre eux ont revendiqué leur geste. Oui, ils ont dégradé des pubs avec des marqueurs, de la peinture, des slogans rigolos. Ahmed Meguini, vingt-sept ans s’exprime de la sorte :

Note de bas de page 44 :

Le Nouvel Obs, 29 avril-5 mai 2004.

« J’incite à intensifier les opérations de droit de réponse à l’agression publicitaire pour qu’enfin le débat ait lieu. La pub c’est le bras armé et la pompe à fric de l’ultralibéralisme. Son omniprésence dans le métro, c’est une atteinte intolérable au bien commun, à l’espace public. […] Au début, on barrait les pubs d’une croix noire. Mais on a arrêté : ça devenait un logo. »44

On demeure ici dans la même logique de ceux qui ont apposé l’autocollant « censored » sur l’affiche Larry Flynt : si celui-ci visait à cacher l’indécence ou le blasphème, le graffiti anti-pub vise à cacher l’impudeur commerciale.

Note de bas de page 45 :

 André Breton, Nadja (1928), Paris, Gallimard, 1964 (Edition entièrement revue par l’auteur), p. 179.

L’agressivité publicitaire et la présumée obscénité suscitent en somme la même réaction de vouloir censurer en voilant, en effaçant. Cachez ce sein que je ne saurais voir. Quelques exemples éloquents de l’Amérique puritaine : dans les magazines américains, les tétons de la femme nue pour le parfum Opium ont été effacés. En réaction à l’indignation des voisins, le propriétaire du Garden Center G&L dans la ville américaine de Hartsville au Tennessee, a couvert de sarongs quelques statues en tenue d’Eve. D’autres optent en revanche pour la « via di levare ». Nicolas Hulot a ainsi décidé de dévoiler au maximum pour sa campagne de sensibilisation : il montre un sein en gros plan d’où coule de la boue noirâtre. On en déduit que c’est l’œil qu’on porte sur les images qui définit leur degré d’obscénité. La sensibilité à l’obscène varie en effet selon les époques et les cultures. Aussi une statue de cire du Musée Grévin « feignant de se dérober dans l’ombre pour attacher sa jarretelle » 45pouvait-elle autrefois s’avérer obscène au point de prohiber toute photographie, interdit déjoué par André Breton pour Nadja.. D’autre part, la béance totale dans la Vénus éventrée de Clemente Susini (1781-82) put certes susciter une vision d’angoisse mais à la fois n’ébranler aucune pruderie.

Mondzain conclut de la sorte : « La critique de l’image est fondée sur une gestion politique des passions par la communauté. Elle ne devrait jamais être tribunal d’épuration morale des contenus, qui mettrait fin à tout exercice de la liberté du regard. » (p.48). Autrement dit, la censure ne pourra jamais se substituer par ses décrets à l’éducation du regard.

Le civique et le public

Note de bas de page 46 :

 Régis debray, Ce que nous voile le voile. La République et le sacré, Paris, Gallimard, 2004, p. 39.

Ce n’est plus l’opposition entre l’incorporation et l’incarnation qui nous retiendra encore pour clôturer ces réflexions mais celle entre le civique et le public telle qu’elle est développée par Régis Debray dans son ouvrage Ce que nous voile le voile. La république et le sacré. On quitte ainsi de plus en plus le domaine sémio-pragmatique pour aborder le mode d’insertion et d’appropriation des affiches. Or, en empruntant cette voie plus politique, Debray en arrive finalement aux mêmes conclusions que Mondzain. Tant l’intime, le privé, que le communautaire (notion extensible puisque je vis dans plusieurs communautés qui me délèguent le pouvoir de m’appeler Je et d’agir comme si j’étais autonome) ont pour Debray voie au chapitre dans l'espace public. Autrement dit, dans un espace civique, la censure est possible et même souhaitable, tandis que dans un espace public, la liberté est de rigueur. A supposer que des images véhiculent des convictions (et en cela, il diverge d’une Mondzain plus idéaliste) à quel titre devrait-on les confiner au domaine privé ? « On se souvient, nous rappelle Debray, que publicus procède du latin pubes, le poil, désignant la population mâle adulte en âge de porter les armes et donc de prendre part aux délibérations du forum. »46

Si nous reprenons l’affiche de Toscani pour Costa Gavras, elle véhicule manifestement la conviction que l’Eglise a eu une responsabilité dans le silence autour de l’existence des camps. Dans un communiqué de presse, Costa-Gavras rejette en effet tout délit de diffamation envers quelque groupe religieux que ce soit :

Note de bas de page 47 :

 « Costa-Gavras assigné en justice », Business, 14.2.2002, www.allocine.fr...

« Dans mon esprit, l’affiche d’Amen n’a aucun caractère provoquant [...] L’affiche correspond au problème posé par le film et traité aussi par de nombreux historiens : celui de la responsabilité du Vatican du fait de sa passivité lors du génocide des juifs et des tziganes par les nazis ».47

Cependant une des réactions à la sortie d’Amen prouve que cette conviction se dégage si facilement de l’affiche que le comportement adéquat ne serait pas de censurer mais de vérifier dans quelle mesure le film est à la hauteur de celle-ci :

« Que dénonce-t-on dans Amen-l’affiche ? Un Vatican antisémite et nazi. Que montre-t-on dans Amen-le film ? Une horde de curés bons vivants, déconnectés du réel mais où jamais ne perce la moindre écorchure au régime officiel et pompier qui le mobilise. Costa Gavras évite toute position frontale. Amen-le film n’est pas à la hauteur d’Amen-l’affiche, simple argument opportuniste et mercantile. » (www.scandaleamen.online.fr)

Une telle réaction peut être jugée excessive mais elle évite au moins le simplisme de la censure.

C’est précisément au nom du respect de convictions que Debray tolère le port du voile sur la place publique et non pas dans les espaces civiques (l’école, la commune). Pour lui, une conviction est plus qu’une option intellectuelle :

Note de bas de page 48 :

 Régis debray, Ce que nous voile le voile, idem, p. 30.

« C’est une opinion à laquelle la sensibilité prend part, et qui engage le tout de l’être humain. […] On ne blesse pas une opinion en la contredisant ; mais on blesse une conviction. Il serait étrange (et contre-productif) de réserver l’expression des convictions religieuses aux seuls lieux de culte, puisque le propre d’une conviction est de se manifester, comme toute identité aspire à se rendre visible, au moyen de fêtes, processions, pèlerinages, réunions, lieux de célébration ou d’abattage rituel, habits, interdits alimentaires, etc. Les convictions, contrairement aux opinions, s’inscrivent dans la vie, l’espace, le calendrier, et les corps. Il serait aussi vain qu’oppressif de vouloir, sous prétexte de lutter contre le prosélytisme, les confiner au domaine ‘privé’ […]. » 48

Mais c’est surtout le passage suivant qui corrobore, certes par un autre biais, les vues de Marie-José Mondzain :

Note de bas de page 49 :

 Régis debray, Ce que nous voile le voile, idem, p. 32.

« Aucun croyant ne peut, de son côté, s’estimer ‘bafoué’ ou ‘offensé’ par un livre ou un film qu’il n’est pas contraint de lire ou de voir. Ce serait donner un privilège indu à tel ou tel groupe de conviction que d’interdire telle manifestation, image ou texte pour la seule raison qu’il les jugeraient blessants ou blasphématoires. Le conflit des convictions est inhérent au pluralisme et au tohu-bohu d’une vie démocratique »49

Note de bas de page 50 :

Bernard Vouilloux, Tableaux d’auteurs. Après l’Ut pictura poesis, PUV, Saint-Denis, 2004, p. 122.

On aurait ainsi un droit à « afficher », à « manifester » ses convictions sur la place publique quitte à être pris en flagrant délit. Le terme manifeste est, rappelons-le, emprunté au latin manifestus, lui-même réfection de la forme archaïque manufestus (sur manus) « pris à la main », puis « pris sur le fait, patent » et « convaincu de » : « Le mot aurait à voir avec l’évidence du flagrant délit : est manifestus celui que l’on prend sur le fait, la main dans le sac ; est manifestus ce qui prouve la culpabilité. » 50

Le débat sur l’espace public est en effet un vieux débat depuis Kant jusqu’à Jürgen Habermas mais qui a été exhumé récemment par ce dernier dans Le Concept du 11 septembre. Habermas, toujours aussi consensuel, va jusqu’à affirmer que le terrorisme n’existerait pas si l’espace public était compris comme un espace d’échange et de dialogue. Pour ce faire, il renoue avec son ouvrage de 1962, L’Espace public, qui reprend à son tour le concept kantien (seul un espace public actif et engagé ouvre la voie à un échange véritablement démocratique) en lui réservant cependant un destin moins élitaire, moins monologique. Habermas estime que la perception kantienne de l’espace public est l’expression d’une idéologie bourgeoise qui conçoit la participation comme une prérogative propre aux couches supérieures de la population, soit principalement des personnes aisées, ayant un bon niveau d’éducation, et appartenant au sexe masculin, bref des universitaires. Depuis Kant, l’apparition de la communication de masse a évidemment constitué un changement fondamental. D’un côté, le phénomène a eu pour effet positif d’étendre progressivement l’espace public et d’élargir la participation des citoyens à un éventail beaucoup plus large de ses représentants. De l’autre, l’expansion quantitative de cette participation ainsi que la vitesse de pensée requise ont coïncidé avec un déclin de sa qualité :

Note de bas de page 51 :

Jürgen Habermas, « La reconstruction du concept de terrorisme selon Habermas », in Le « concept » du 11 septembre (éd. Giovanna Borradori), Paris, Galilée, 2004, pp. 97-98.

« Paradoxalement, davantage d’informations provoque l’atrophie des diverses fonctions démocratiques. Maniée par les sociétés multinationales et résultant d’un libre-échange effréné, la culture de masse impose ainsi ses propres règles de participation démocratique, qui sont des règles utilitaires servant des intérêts privés, au lieu de règles universelles au service de l’intérêt général. » 51

Note de bas de page 52 :

 Jürgen Habermas,idem, p. 105.

Dans nos exemples d’affiches publicitaires, le public est finalement résorbé par le privé au sens économique d’intérêts privés. L’espace public serait alors idéalement un cadre dialogique au sein duquel l’individu, avec ses principes et ses convictions morales, se manifeste en réaction à une communauté de locuteurs, « un forum au sein duquel une multitude de locuteurs se trouvent en accord ou en désaccord, s’appuyant sur la force de leurs arguments. »52Habermas définit la liberté d’un tel accord ou désaccord comme étant à la fois la caractéristique formelle de la rationalité et le principe fondateur de la démocratie. Encore une diatribe indirecte contre les gestes de censure qui veulent museler tout débat.

Il faudrait pour terminer établir une gradation entre des images entièrement interdites d’affichage (les photos des camps) et les images qui en imposent tellement qu’elles s’autodésignent comme censure du réel. Didi-Huberman dans Images malgré tout a suffisamment rendu compte du premier cas, de cette censure qui va au-delà de l’accusation de l’image, celle qui nie à l’image toute valeur de témoignage, celle qui par rapport à ce qu’on appelle le « devoir de mémoire », en appellent à l’inimaginable. Ce n’est pas le lieu ici de reprendre toute la polémique entre Didi-Huberman et Gérard Wajcman, partisan de Claude Lanzman .

Note de bas de page 53 :

 Pierre Fresnault-Deruelle, L’image placardée, idem, p.25.

L’humoriste anglais Ronald Searle (et nous empruntons cet exemple à Pierre Fresnault) nous offre un exemple de l’autre extrémité, sous forme d’un dessin qui thématise de façon hyperbolique l’affichage, paru dans Le Monde en février 1995. L’humoriste désirant fustiger à sa manière un crime raciste perpétré à Marseille par des colleurs d’affiches du Front National, eut l’idée de pousser la métaphore de « l’affiche comme bouclier »53aussi loin que possible :

Note de bas de page 54 :

 Pierre Fresnault-Deruelle, L’image placardée, idem, pp. 25-26.

« Bien coller est un dessin qui représente le corps d’un homme (il s’agissait d’un Comorien) dans la position du Crucifié. A la différence de Jésus, l’homme n’a pas été cloué mais collé, à savoir ici, recouvert d’une affiche (« Votez Front National ») qui, enduite de colle, maintient son corps tout à la fois caché et révélé dans son martyre. L’affiche-arme défensive s’est muée en arme offensive (elle se transforme in fine en linceul) et le fait du placardage s’est haussé, en l’occurrence, au niveau de l’allégorie l’image placardée est la figure du délire paranoïaque fasciste qui, voulant faire place nette, se souille absolument. […] Afficher est un acte qui, à terme, peut faire passer tout militant de la proposition à la revendication, puis de la revendication à l’imposition.»54

Entre les deux extrêmes il faut situer toute une gradation de stratégies incorporantes ou incarnantes, d’appréhensions privées, publiques ou civiques de ce qui, somme toute, n’est qu’une preuve du caractère éminemment éphémère de toutes ces fines pellicules de papier qui tapissent nos vies.

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