Répétition, isotopie et tensivité

Carolina Lindenberg Lemos

Université de São Paulo/Université de Liège

https://doi.org/10.25965/as.1455

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Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : enchaînement discursif, rythmisation, sémiotique tensive

Auteurs cités : Joseph COURTÉS, Algirdas J. GREIMAS, Louis HJELMSLEV, Claude LÉVI-STRAUSS, Ferdinand de SAUSSURE, Luiz TATIT, Claude ZILBERBERG

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Texte intégral

Pour Ivã Carlos Lopes

Peut-être découvrirons-nous un jour que la même logique est à l’œuvre dans la pensée mythique et la pensée scientifique, et que l'homme a toujours pensé aussi bien. Le progrès […] n'aurait pas eu la conscience pour théâtre, mais le monde, où une humanité douée de facultés constantes se serait trouvée, au cours de sa longue histoire, continuellement aux prises avec de nouveaux objets.
Claude Lévi-Strauss

Note de bas de page 1 :

 Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p. 254.

Note de bas de page 2 :

 Nous avons choisi ici un certain point de vue sur la répétition : celui qui aboutit à un changement de style tensif, dont nous examinerons les détails plus bas. La répétition peut être aussi associée à d'autres effets de sens, comme l'ennui, l'habitude. L'examen de ces autres effets demeure le sujet de futures recherches.

Nous partirons ici d'une constatation naïve : la répétition fait partie des textes. On raconte des histoires pleines de répétitions. On se plaît à raconter plusieurs fois les mêmes histoires. Nos activités quotidiennes regorgent de blancs bonnets et de bonnets blancs: nous faisons les mêmes choses jour après jour. Au-delà de cette simple constatation, la répétition se laisserait aisément entrevoir comme une stratégie. En pareil cas, quels pourraient être les effets résultant d'une démarche répétitive dans le récit ? Pour Lévi-Strauss, la « répétition a une fonction propre, qui est de rendre manifeste la structure du mythe ».1 En nous inspirant de la formule de l'anthropologue français, nous recherchons dans la présente étude la structure sémiotique manifestée par la répétition dans les textes.2

1. La répétition, l'isotopie et les styles tensifs

Chaque fois qu'on retombe sur un élément qui répète un précédent, on ne peut pas dire qu'on se retrouve tout à fait devant la même chose, puisque l'un et l'autre occupent des positions différentes dans la chaîne. Il est possible, par ailleurs, de reconnaître des traits récurrents dans des éléments qui se suivent. La notion de réitération de traits – en l'occurrence, sémantiques – nous amène au concept d'isotopie en sémiotique. L'isotopie peut être rapprochée de la question qui nous occupe dans la mesure où elle peut être vue comme une « répétition de traits ». En revanche, les effets discursifs de l'isotopie et de la répétition, dans le parcours qu'on esquisse ici, sont dans une grande mesure opposés.

Note de bas de page 3 :

 Algirdas Julien Greimas et Joseph Courtés, Sémiotique: dictionnaire raisonné de la théorie du langage, tome 1, Paris, Hachette, 1979, p. 197.

Une brève confrontation des notions de répétition et d'isotopie peut s'avérer éclairante à ce sujet. Revenons un instant sur la définition de l'isotopie d'après le premier tome du Dictionnaire de Greimas et Courtés3 :

le concept d'isotopie a désigné d'abord l'itérativité, le long d'une chaîne syntagmatique, de classèmes qui assurent au discours-énoncé son homogénéité. D'après cette acception, il est clair que le syntagme réunissant au moins deux figures sémiques peut être considéré comme le contexte minimal permettant d'établir une isotopie.

Note de bas de page 4 :

 Grosso modo, les éléments extenses s'appliquent à tout l'énoncé, alors que les éléments intenses agissent sur les processus locaux (cf. Louis Hjelmslev, Essais linguistiques, Paris, Minuit, 1971a, pp. 164-166 ; Le langage, Paris, Minuit, 1966 ; et Claude Zilberberg, “Extense/intense”, Sémiotique: dictionnaire raisonné de la théorie du langage (Algirdas Julien Greimas et Joseph Courtés), tome 2, Paris, Hachette, 1986, pp. 81-82).

Note de bas de page 5 :

 La fonction et... et concerne les éléments enchaînés, autrement dit, coexistants dans la dimension syntagmatique (Louis Hjelmslev, Prolégomènes à une théorie du langage, Paris, Minuit, 1971b, pp. 52-55).

Tout en mettant en évidence les ressemblances, entre autres, des sèmes et des figures dans le discours, l'isotopie n'en contemple pas moins la possibilité de la différence. L'isotopie se fonde sur la réitération des traits d'un élément à l'autre du processus ; dès lors, la similitude des termes au fil de la chaîne fera en sorte que certains traits sémantiques de chaque terme se voient renforcés au détriment de ceux qui n'appartiennent pas à l'intersection des ensembles respectifs. Les éléments présents dans l'environnement immédiat d'un terme donné participent certes à la construction du sens global du texte, mais ils contribuent par ailleurs à l'interprétation à donner, dans une série, à son terme de départ. Autrement dit, l'isotopie étant à effets extenses4 touche à la signification globale du texte mais il n'en reste pas moins qu'elle détermine, à travers le tri des traits sémantiques, l'interprétation à assigner à chacun des termes de la chaîne. Si, en revanche, deux termes comparables, voire identiques, s'actualisent côte à côte dans la chaîne syntagmatique, on ne peut remarquer leurs traits partagés que parce que l'on se rend compte qu'il ne s'agit pas tout à fait d'un seul et même terme. En d'autres mots, le premier d'entre eux correspondra à l'information nouvelle, à la présentation d'une information, tandis que le deuxième, du fait de sa position, prendra la valeur d'une information connue d'avance. C'est à ce dernier que tient la saisie d'une isotopie, ou plutôt au rapport entretenu par les termes entre eux. La mise en place d'une isotopie demande dès lors l'établissement d'une fonction et... et.5 Si le deuxième terme réitère le sens du premier, il vient en même temps clôturer les possibilités de lecture dont l'éventail potentiel avait été ouvert par l'introduction d'un premier terme dépourvu encore de toute suite.

Note de bas de page 6 :

 Nous insistons sur l'idée que la répétition se situe en surface puisque, comme on vient de le voir, les termes diffèrent en fonction de la place qu'ils occupent au long de la chaîne.

Dans la mesure où elle a également affaire à la récurrence des signifiés, la répétition peut être rapprochée de l'idée d'isotopie. Si dans l'isotopie un même sens se voit disséminé au fil d'un texte à travers la réitération de sèmes, la répétition nous met elle aussi en face d'une dissémination sémantique. À ceci près que, dans le cas de la répétition, il ne s'agit pas de certains sèmes retenus à partir d'éléments distincts, mais bien d'une seule unité de surface6 qui s'actualise à plusieurs reprises. C'est le cas de la phrase qui ouvre la chanson « Miss Otis regrets » de Cole Porter et qui est ensuite répétée quatre fois, tout en concluant chaque strophe :

Miss Otis regrets she's unable to lunch today,
Madam, Miss Otis regrets she's unable to lunch today
.
She is sorry to be delayed,
But last evening down in Lover's Lane she strayed,
Madam, Miss Otis regrets she's unable to lunch today.

When she woke up and found that her dream of love was gone,
Madam, she ran to the man who had led her so far astray,
And from under her velvet gown,
She drew a gun and shot her love down,
Madam, Miss Otis regrets she's unable to lunch today.

When the mob came and got her and dragged her from the jail, madam,
They strung her upon the old willow across the way,
And the moment before she died,
She lifted up her lovely head and cried,
Madam, Miss Otis regrets, she's unable to lunch today.

Note de bas de page 7 :

 Les effets de la répétition de cette phrase dans la chanson apportent d'autres subtilités et variations de sens. Une analyse plus détaillée de ces effets a été développée dans « Lyrics, music and voice : a comparative semiotics of emotion in Cole Porter's 'Miss Otis regrets' », présenté au colloque international Language, Culture and Mind V, à Lisbonne, en juillet 2012. Le texte n'est pas publié.

La phrase réitérée forme ainsi un cadre qui attribue une cohésion au texte et qui ramène à la surface ces contenus gardés en mémoire.7

La similitude observée entre isotopie et répétition renverra à un même style tensif, le même que l'on observe dans les explications et les définitions par rapport à leur terme de départ.

Note de bas de page 8 :

 Les différences entre explication et définition ne sont pas pertinentes pour l'argumentation proposée. Nous ne les développerons donc pas ici.

Note de bas de page 9 :

 Les définitions des dictionnaires sont, à cet égard, apparentées à l'explication dont elles présentent le même style tensif, celui que Zilberberg appelle "décadent".

Note de bas de page 10 :

 Claude Zilberberg, Eléments de grammaire tensive, Limoges, Pulim, 2006, p. 16-25. Selon Zilberberg, la décadence et l'ascendance sont les directions de tension empruntées par l'affect. Dans cette perspective, il s'agit donc des variations de tension dans les textes tout au long d'un continuum orienté vers telle ou telle valeur. « La décadence se dirige de la plénitude vers la nullité, tandis que l'ascendance effectue le parcours inverse. » (Claude Zilberberg, Eléments de grammaire tensive, idem, p. 45).

Puisque le premier élément d'une répétition est perçu comme l'avènement de quelque chose de nouveau et que le deuxième est ressenti comme une réitération, comme une expansion du même sens dans le texte, il ne serait peut-être pas absurde de songer à un rapprochement de la répétition et de l'explication ou de la définition.8 Lorsqu'on développe l'explication d'un terme, on convertit un sens condensé en une série d'autres termes élaborant et étalant dans le temps et dans l'espace les sens portés par le terme de départ9. De façon comparable, la répétition re-présente, pour l'étendre dans le temps et dans l'espace, un même sens. Dans cette perspective, la répétition chiffrerait un style décadent,10 puisque, prenant pour point de départ la tension de la surprise, de la nouveauté, elle s'oriente vers le confort du familier. Nous reviendrons sur ce point plus bas.

Note de bas de page 11 :

 Dans un commentaire mi-figue, mi-raisin, un ami disait que, en philosophie, il est beaucoup plus commode de dire que deux termes très proches ne reviennent pas au même, que de soutenir le contraire. Au cœur de cette remarque, on trouve l'idée de la restriction provoquée par l'isotopie. La différence exclut une lecture. En d'autres termes, si on affirme qu'un objet A n'est pas comparable à un objet B, on restreint une voie de comparaison, en laissant ouverte la possibilité de rapprochement à tout autre objet envisageable. Par contre, en évoquant une similitude, on prend parti pour un sens tout en excluant les autres. Si A est comme B, on clôture l'univers des similitudes et, d'un seul coup, on exclut toute autre équivalence. Cette affirmation est donc beaucoup plus engageante.

Il n'empêche, un élément qui se répète ne connaît pas le même sort que les termes d'une explication. Pour un dictionnaire, par exemple, la répétition telle quelle ne pourrait se traduire que par une totale inefficacité, étant donné que la définition d'un terme quelconque par la reprise de ce même terme aurait été dépourvue de tout pouvoir d'éclaircissement. Voilà donc une autre singularité qui produit de l'écart entre la répétition et l'isotopie; en effet, si un même élément se retrouve ressassé à tout bout de champ, quels pourraient être les traits sémantiques à retenir? Quelque chose de central pour l'isotopie s'y perdrait, à savoir la direction. D'une part, la similitude des termes les rassemble au sein d'une même isotopie, mais, en revanche, ce sont leurs écarts qui nous procurent un itinéraire de lecture, sans pour autant ouvrir le texte à des interprétations en nombre infini. Sous ces préalables, l'isotopie a partie liée, comme on vient de l'affirmer, avec l'explication. La perspective de l'explication s'attache à un déploiement des traits qui vient restreindre, de façon paradoxale, l'éventail des interprétations.11L'expansion dont relève l'explication agit à rebours de la répétition constante. Si un certain nombre d'occurrences d'un même élément apportent le confort du familier, l'insistance, elle, finira par produire un effet de trop-plein. Les spécificités de ce changement seront abordées dans la partie 2 ci-dessous.

Note de bas de page 12 :

 Luiz Tatit, Hjelmslev e as Bases Tensivas do Semi-simbolismo, São Paulo, Editora CPS, 2007a, p. 31.

Ainsi comprise, la structure de la répétition affiche un flottement dans ses styles tensifs. Au départ, du fait de l'opposition entre le nouveau et le connu, les éléments répétés d'un texte présenteront un style décadent. Tout se passe comme s'il y avait une règle à saisir. Les éléments se succèdent, dans un premier temps, de façon décousue; il suffit pourtant que l'énonciataire se rende compte de l'attente d'une répétition pour que l'élément nouveau, jusqu'alors tendu, se retrouve inscrit dans une suite où il rejoindra le confort de l'attendu. Mais le style décadent finira bien, comme tous les autres, par buter sur ses bornes minimales; à ce moment-là, l'insistance de la règle se mettra à travailler dans le sens inverse. Car, en vertu de la nature complexe et oppositive du langage, le ressassement à outrance d'un terme donné suscite la présence de son contraire sous la forme d'un manque.12 L'affirmation du connu devient alors désir de changement. La répétition – celle d'un élément quelconque ou celle d'une règle combinatoire – produira par conséquent un redoublement de tension dans l'attente d'un changement.

2. Une rythmisation du contenu

Note de bas de page 13 :

 Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1972, pp. 79-88.

À ce titre, la répétition se laisse rapprocher du mécanisme de l'ouverture et de la fermeture syllabiques jadis avancé par le Saussure du CLG. Dans son appendice consacré aux "Principes de Phonologie", Saussure13 fait état de quatre combinaisons possibles des phonèmes de la langue. Deux d'entre elles impliquent un cheminement dans la même direction, à savoir: (i) le chaînon explosif [<<] décrit un chemin d'augmentation de la sonorité, tel qu'on le constate lors de la postposition d'une consonne fricative à une occlusive; (ii) le chaînon implosif [>>], lui, décrit la diminution de la sonorité, par exemple lorsqu'une voyelle est suivie d'une consonne placée en coda. Mais ce sont les deux autres agencements qui retiendront surtout notre attention, puisqu'elles comportent des limites et des changements d'orientation. Le groupe explosif-implosif [< >] d'abord: il représente l'acmé de la sonorité, autrement dit, le noyau syllabique; une fois ce sommet atteint, s'ensuit la chute. Il faut bien que le noyau syllabique fasse place à un élément d'une moindre sonorité; si tel n'était pas le cas, leurs positions respectives se renverseraient. Enfin, c'est le groupe implosif-explosif [> <] qui se rapproche le plus du schéma de la répétition. En effet, nous avions dit qu'une fois la règle fixée, son ressassement outrancier mènerait vers une limite d'atonie au-delà de laquelle la répétition deviendrait "gênante". De même, dans la syllabe, le groupe implosif-explosif joue le rôle d'une telle borne minimale délimitant un tournant: celui d'une nouvelle attaque syllabique. Il en va de même dans la répétition, laquelle s'achemine vers toujours plus de fermeture, jusqu'à ce que le besoin d'une nouvelle résolution se fasse sentir. Nous reviendrons dans un instant à cette question de la tension engendrée par la répétition. Quoi qu'il en soit, un tel schéma d'ouvertures et de fermetures crée un système de prévisions et d'attentes, c'est-à-dire une rythmisation de l'expression linguistique. La répétition semble être l'une des façons de produire une fermeture sur le plan du contenu; corrélée à la proposition saussurienne, elle nous procure un moyen de décrire les changements sur ce plan.

Note de bas de page 14 :

 Claude Zilberberg, « Relativité du rythme », Protée, vol. 18, nº 1, 1990, pp. 37–46. Les commentaires avancés ici sont partiellement tributaires de la révision proposée par Tatit (Luiz Tatit, Musicando a Semiótica, idem, pp. 20 et sq.)

La répétition d'un même élément ou dispositif conduit à un figement dans le temps et dans l'espace qui peut être décrit à l'aide des quatre dimensions temporelles reconnues par Zilberberg dans son article « Relativité du rythme »,14 dont trois s'avèrent particulièrement pertinentes en l'occurrence. La répétition, comme nous venons de le dire, crée une direction, c'est-à-dire l'attente d'une continuité. Dès que l'on s'aperçoit de la répétition d'une suite, on est en droit d'attendre que celle-ci se poursuive dans la même direction. L'idée qu'il existe une règle à laquelle obéit ce progrès détermine un rythme (temporalité rythmique, d'après Zilberberg). La mémoire (temporalité mnésique) surdétermine le rythme, en le disséminant dans le discours. Une telle diffusion de la règle engendre une contension du sens, une concentration qui, bien qu'éparpillée sur le texte, semble pointer en permanence vers son origine, dans un éternel retour à son noyau. Dans ces conditions, même si le texte ne cesse de se déployer, on retombe partout sur des contenus identiques ou similaires, si bien qu'on n'a pas l'impression d'un progrès temporel, car c'est la reprise incessante de ce qui nous avait été avancé dès le départ. Cette surabondance d'égalité ralentit peu à peu le discours qui, à force, se retrouvera dépourvu de tout but ou de toute direction.

Se reproduisant de façon aussi constante, pareil retour finira par donner lieu à une concentration du contenu comparable à la fermeture syllabique sur le plan des signifiants linguistiques tels que les décrit Saussure. Autrement dit, alors que cette fermeture annule la directionnalité par la négation de la progression, le ressassement de ce dispositif tendra à rejoindre sa propre limite où s'annoncera un changement. À mesure qu'elle s'approche de sa limite, la concentration temporelle suscitera tôt ou tard la reprise d'une directionnalité par le truchement d'un changement de stratégie, c'est-à-dire de la mise en place de nouveaux contenus.

C'est par conséquent une troisième temporalité (chronique) qui entre en ligne de compte avec l'ajout des informations nouvelles. Parce qu'elle ne cesse d'apporter du nouveau, la temporalité chronique ouvre la perspective de l'irréversibilité : les contenus notoires céderont la place à la différence. Le rabattement de la temporalité mnésique sur le temps rythmique répand, certes, de l'égalité, mais il recèle aussi de la variation. Par ailleurs, la surdétermination de la temporalité chronique par la temporalité mnésique fera prendre du corps aux inégalités – modérées pourtant par l'insistance de la règle – lesquelles annonceront du changement. La répétition régit donc la progression textuelle moyennant l'instauration du temps rythmique, mais elle n'en porte pas moins en elle un besoin de transformation.

3. De la répétition au climax

Note de bas de page 15 :

 Luiz Tatit, Semiótica da Canção : Melodia e Letra. São Paulo : Escuta, 2007b, pp. 73-93.

Note de bas de page 16 :

 La thématisation crée « des motifs locaux, fondés sur la récurrence ». Le refrain, à son tour, consiste en une « manifestation extense de cette force d'involution […], large noyau, fondé pareillement sur la récurrence, d'où sortent et vers où convergent toutes les autres parties d'une chanson » (Luiz Tatit, Sémiótica da Canção, idem, p. 77).

Note de bas de page 17 :

 Luiz Tatit, Sémiótica da Canção, idem, ibidem.

Que l'on songe, à titre d'illustration, à l'univers de la chanson, de telles questions se laissent entrevoir grâce au rôle éminent qu'y joue la rythmisation. Au sujet des chansons à tempo vif, dans lesquelles les structures répétitives se donnent à connaître d'une façon plus sensible, Luiz Tatit15 évoque leur besoin de réparation d'un contenu éparpillé (dû à la rupture, sur le plan du contenu, des liens sujet-objet), besoin s'actualisant dans une tendance à la concentration. Voilà pourquoi on remarque dans cette classe de chansons la récurrence des thématisations et des refrains16, autant de stratégies appelées à tempérer les inégalités du texte « en renforçant la simultanéité des accents et la tendance itérative des motifs ».17 On peut interpréter de telles stratégies de la chanson accélérée comme une force d'involution. C'est comme si la règle ressentie avait le don, par le rétablissement des liens sujet-objet, de démentir l'accélération.

Note de bas de page 18 :

 Luiz Tatit, Musicando a Semiótica, idem, p. 24.

Note de bas de page 19 :

 Le déploiement « fracture le nucléus thématique en fonction du devenir proprement musical ». La « seconde partie » est l'évolution mélodique sur le plan extense, « responsable de la solution syntagmatique de la chanson de variété » (Luiz Tatit, Semiótica da Canção, idem, ibidem).

Note de bas de page 20 :

 Algirdas Julien Greimas et Jacques Fontanille, Sémiotique des passions : des états de choses aux états d’âme, Paris, Seuil, 1991, pp. 25-26.

Comme on vient de l'admettre pour la répétition en général, de même il faut reconnaître pour la chanson une contrepartie à l'involution « venant contrebalancer la force de continuité et de ralentissement de l'involution […], par le renforcement de la rupture et de la vitesse ».18 Cette contrepartie de l'involution, que l'on peut lire comme une force évolutive, s'actualise dans les déploiements et les « secondes parties »19de la chanson. En d'autres termes, dans la chanson l'accélération est mitigée par l'élément involutif venant reconstituer l'unité que celle-là avait défait – à supposer que l'accélération soit la cause, à moins qu'elle ne soit pas plutôt la manifestante d'une quelconque schizie primordiale.20 L'évolution, de son côté, nous ramène vers l'idée du parcours.

Note de bas de page 21 :

 Claude Zilberberg, Raison et poétique du sens, Paris, PUF, 1988, p. 103.

La composante rétablissant d'après nous l'unité, ce sont les éléments itératifs, de même que, pour la chanson, ce sont les stratégies « fondées sur la récurrence » qui en assurent l'unité. La composante porteuse de la rupture, celle qui fait basculer la direction du texte, c'est le climax, sommet de la tension dans les textes. On admettra que le climax correspond à l'irruption de la surprise ; celle-ci, d'après Zilberberg, « rompt le ou les parcours ».21 Le climax brise le trajet de la répétition qui se dessinait, pour en esquisser un autre.

Note de bas de page 22 :

 T. S. Eliot, Complete poems & plays, Londres, Faber & Faber, 2004, p. 86.

L'idée que des éléments répétitifs – quand bien même ils seraient accélérés sur le plan de l'expression – en viennent à provoquer un effet de ralentissement pourrait bien sonner, à première vue, contradictoire.  Il faut comprendre, pourtant, que l'itération d'une règle, d'un même élément, n'apporte pas de changement et que là où il n'y a pas de changement, pas de coupure ni de rupture non plus. Placé en continuité avec son objet, le sujet y garde toute son intégrité. Ce n'est que le trop, que le dépassement de la limite de ce mécanisme qui produira la tension vers une modification. L'insistance sur les éléments de la concentration amène une rétension du temps et une mise en valeur des limites et des saillances, ce qui manifestera le choix des valeurs rémissives, génératrices des blocages et des arrêts. Prenons par exemple le poème « The hollow men » de T. S. Eliot.22 Il est rempli de répétitions, mais la dernière strophe est spécialement intéressante :

This is the way the world ends
This is the way the world ends
This is the way the world ends
Not with a bang but a whimper.

La première phrase contient déjà toute information nécessaire pour la compréhension de la dernière. De surcroît, le pronom démonstratif « this » garantit la cohésion des termes dans la phrase. Ainsi, la strophe pourrait être tout simplement :

This is the way the world ends
Not with a bang but a whimper.

Ce que produit la répétition de la phrase est une intensification de l'attente. Une occurrence de la première phrase laissée sans réponse semble incomplète :

This is the way the world ends

Trois occurrences sont déconcertantes :

This is the way the world ends
This is the way the world ends
This is the way the world ends

Note de bas de page 23 :

 Claude Zilberberg, Raison et poétique du sens, idem, pp. 103-104.

À la dernière phrase correspond le climax, le franchissement d'une limite, une résolution. En d'autres mots, la temporalité rémissive est expectante, elle appelle ce changement. Comme le remarquait Saussure au sujet du groupe implosif-explosif, l'insistance implosive due à la répétition donne naissance à son contraire. Le terme choisi par Zilberberg23 pour décrire la temporalité rémissive reflète cette perspective de renversement. D'après l'auteur, en effet, le néologisme de « chronopoïèse » porte, du point de vue étymologique, et le temps (chrono-) et la création (-poïèse). Or, nous l'avions dit, la dissémination du rythme le long du discours nie la progression du temps et s'achemine vers un éternel retour aux débuts ; il faudra par voie de conséquence interpréter la temporalité rémissive en tant que création d'un temps, car tout séjour dans l'arrêt met le sujet en état de cultiver l'attente et peut jouer le rôle d'un stage privilégié en vue d'une reprise de la progression temporelle.

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