Une aventure de Greimas en Phénoménologie : « Le Guizzo, chapitre de De l’Imperfection »
Algirdas Julien Greimas, De l’Imperfection, Fanlac, Périgueux, 1987, Chap. « Le Guizzo », pp. 23-34

Ivan Darrault-Harris

Centre de Recherches Sémiotiques, Limoges

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Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : perception esthétique

Auteurs cités : Roland BARTHES, Émile BENVENISTE, Jean-Claude COQUET, Jacques Escande, Sigmund FREUD, Anne Hénault, Louis HJELMSLEV, Edmund HUSSERL, Jacques LACAN, Chloé Laplantine, Claude LÉVI-STRAUSS, Maurice MERLEAU-PONTY, Jean PETITOT, Vladimir PROPP, Paul RICOEUR, Ferdinand de SAUSSURE

Plan
Texte intégral

Deux remarques préliminaires

Si la sémiotique de l’École de Paris affiche une généalogie disciplinaire clairement assumée –la linguistique hjelmslévienne, la morphologie proppienne, l’anthropologie lévi-straussienne,…– il est d’autres liens beaucoup plus complexes, se lisant comme en filigrane, apparaissant, disparaissant, réapparaissant selon les moments de l’histoire de la sémiotique qui s’est déployée tout au long du dernier demi-siècle.

Deux disciplines font partie à nos yeux de cette généalogie diffuse, comme souterraine, comparable, au sein des familles, à ces membres dont on doute régulièrement de l’apparentement, tout en les accueillant, même chaleureusement, à l’occasion. Il s’agit de la psychanalyse et, plus précisément, de la phénoménologie.

Note de bas de page 1 :

 Maurice Merleau-Ponty, Leçon inaugurale au Collège de France, 1953, p. 45.

Note de bas de page 2 :

 L’article de Greimas étant difficilement accessible (« L’actualité du sausssurisme (à l’occasion du 40ème anniversaire de la publication du Cours de linguistique générale) », Le Français moderne, 24, pp. 191-203), on se référera ici à la republication du texte (par Thomas Broden) dans Greimas, A.-J., La Mode en 1830, coll. Formes sémiotiques, PUF, 2000, p. 373.

Note de bas de page 3 :

 A.-J.Greimas, op. cit., p. 374.

Rappelons, s’il en était besoin, que la phénoménologie est pourtant présente dès le commencement, dans le célèbre article de Greimas intitulé « L’actualité du saussurisme » (1956),  sous la forme d’un hommage appuyé à Merleau-Ponty, dont est cité un passage de La leçon inaugurale au Collège de France (1953) : « Saussure pourrait bien avoir esquissé une nouvelle philosophie de l’Histoire »1. Bien plus, Merleau-Ponty est reconnu à l’origine d’une extrapolation méthodologique (voire épistémologique) du saussurisme, dans la proposition d’une nouvelle « …psychologie du langage où la dichotomie de la pensée et du langage est abandonnée au profit d’une conception du langage où le sens est immanent à la forme linguistique… ».2 Poursuivant son éloge, Greimas associe étroitement Merleau-Ponty et Lévi-Strauss dans une tâche commune : « … réaffirmer, en partant du postulat saussurien, et en l’appliquant aussi bien à l’ « ordre pensé » qu’à l’ « ordre vécu », l’autonomie et la réalité de la dimension sociale, de l’objet social. »3

Note de bas de page 4 :

 A.-J. Greimas, Sémantique structurale, Larousse, Paris, 1966, p. 6.

Note de bas de page 5 :

 A.-J.Greimas, op. cit., p. 8.

Note de bas de page 6 :

 A.-J. Greimas, op.cit., p.9.

Dès les premières pages de Sémantique structurale, Greimas étend donc la légitimité de l'héritage transmis par la linguistique à Lacan et Barthes, mais en le restreignant à des « attitudes épistémologiques » et en excluant l'existence d'une authentique méthodologie commune. Et Greimas d’introduire alors cette constatation, stimulante pour lui, d'une hostilité de la linguistique « à toute recherche sémantique »4. On se souvient aussi que Greimas propose –c’est là son premier choix épistémologique- « ...de considérer la perception comme le lieu non linguistique où se situe l'appréhension de la signification »5, tout en « ... reconnaissant [ses] préférences subjectives pour la théorie de la perception telle qu'elle a été naguère développée en France par Merleau-Ponty... »6

Note de bas de page 7 :

 cf. notre article publié ici même : https://www.unilim.fr/actes-semiotiques/1693

Note de bas de page 8 :

 « Depuis Saussure et sa conception de la structure signifiante (nous souscrivons entièrement à ce qu’a dit Merleau-Ponty sur ce sujet), la catégorie dichotomique de la conscience s’opposant à l’inconscient n’est plus pertinente dans les sciences de l’homme, et nous suivons, personnellement, avec beaucoup d’intérêt, les efforts d’un Lacan qui cherche à lui substituer le concept d’assomption. » (A.-J. Greimas, op. cit., p. 190).

Ces liens et ces préférences une fois posés et réaffirmés, force est bien de constater qu'ils n'apparaissent plus ensuite, et qu’ils ne sont plus mobilisés dans le décours de la constitution de la théorie et méthodologie sémiotiques. Qu'il s'agisse de la phénoménologie merleau-pontienne ou de l'anthropologie lévi-straussienne7, la prise de distance semble quasi totale et vaut aussi pour Lacan et Barthes. Quant à Lacan, il est significatif de constater que les attentes de Greimas concernaient à l'époque les propositions autour de l'assomption du sujet, propositions à allure fort phénoménologique !8

Note de bas de page 9 :

 Ce débat eut lieu à paris le 23 mai 1989, sur le thème des relations entre la sémiotique et l’herméneutique. Il est publié en annexe dans Hénault, A., Le Pouvoir comme passion, coll. Formes sémiotiques, PUF, Paris, 1994, pp. 195-216. P. Ricœur nous a confié, en post-face, un texte très proche de son intervention de 1989 : « Expliquer et comprendre », dans I. Darrault-Harris & J.P. Klein, Pour une psychiatrie de l’ellipse, 3ème édition, PULIM, Limoges, 2007, pp. 283-288.

Note de bas de page 10 :

 Un célèbre numéro de la revue Esprit (nov. 1963) contient un débat animé et passionnant entre Ricœur et Lévi-Strauss.

Ces liens parallèles de Greimas à la phénoménologie se sont aussi manifestés, on le sait, par une longue et solide amitié avec Paul Ricœur. Et nous nous souvenons avoir organisé, avec Jacques Escande, à la fin des années 1970, un premier débat entre Greimas et Ricœur. Et chacun a pu lire la transcription de celui organisé, en 1989, par Anne Hénault.9 Jean-Claude Coquet insiste, au cours de son débat avec Jean Petitot, sur les fortes divergences entre la phénoménologie du langage et la philosophie du langage d’un Paul Ricœur, même si ce dernier, dans les années 1965, fut le grand opposant au structuralisme alors triomphant10, ainsi en la personne de C. Lévi-Strauss, et celui qui fit connaître les travaux de Benvéniste alors même que Greimas, comme le rappelle Jean-Claude Coquet, semblait alors les méconnaître.

Note de bas de page 11 :

 La dédicace personnelle de cet ouvrage désignait « une enquête parallèle ».

Et Jean-François Bordron (dans son article inséré dans le dossier n°114 des NAS) a raison de pointer, dans cette désertification phénoménologique de l’œuvre de Greimas, une exception constituée par l’ouvrage De l’imperfection11,où émerge la méthode phénoménologique. Même si J.-C. Coquet, au cours du débat, regrette le traitement que Greimas y fait « subir » au texte de Calvino, Palomar.

De l’Imperfection, un ouvrage qui reste marginal

De l’Imperfection reste, dans l’œuvre de Greimas, un ouvrage en marge de ses autres publications. Et, d’abord, par son lieu d’édition, Périgueux, son éditeur, Pierre Fanlac. Par sa dédicace, aussi : « Pour –et avec– Teresa ». Son format carré, la qualité du papier et de l’impression, tout concourt à en faire un objet esthétique, un livre de collection, rare, dans tous les sens du terme, au sein de la production de l’auteur.

Dans sa dédicace personnelle, Greimas nous annonçait une « enquête parallèle », investissant donc un espace disjoint de l’habituel territoire sémiotique. Mais comment définir ce monde parallèle ? Non par les écrivains convoqués et les extraits analysés – Michel Tournier, Italo Calvino, Rainer-Maria Rilke, Tanisaki Junichiro, Julio Cortázar, - mais bien par la qualité tout à fait inédite de l’approche, que nous pourrions désigner comme phénoménologique.

Greimas y suspend en effet la mobilisation systématique de la théorie et de la méthodologie sémiotiques qui sont attachées à son nom, même si affleurent, ici et là, au sein d’analyses au ton renouvelé, les éléments familiers de sa terminologie (ainsi les disjonctions, les actants et les modalités).

Cette suspension, certes partielle, de l’appareil méthodologique et théorique habituels n’est pas sans rappeler d’autres cas similaires de théoriciens tentant aussi l’aventure, soit l’abord d’objets nouveaux en se privant de moyens d’investigation pourtant longuement élaborés. Nous évoquerons brièvement deux de ces cas.

Note de bas de page 12 :

 Voir notre étude de cet article : « Freud et le Moïse de Michel-Ange ; un parcours génératif de la jouissance », in Costantini, M. (Éd.), La sémiotique visuelle : nouveaux paradigmes,L’Harmattan,Paris,2010, pp. 337-356.

Freud, dans son article resté dix ans anonyme, produit une analyse du Moïse de Michel-Ange sans faire aucunement appel aux ressources de la psychanalyse : une tentation quasi sémiotique avant la lettre12.

Note de bas de page 13 :

 Émile Benveniste, Baudelaire, édition, présentation et transcription réalisées par C. Laplantine, Lambert-Lucas, Limoges, 2011.

Benveniste nous a laissé une masse considérable de manuscrits restés non publiés sur l’œuvre poétique de Baudelaire aboutissant à une théorie de la production poétique en notable décalage, pour ne pas dire plus, avec sa théorie du langage (cf. la thèse et la publication de Chloé Laplantine13).

Revenant à De l’Imperfection, les deux paragraphes en italique qui ouvrent le livre (p.10) rendent d’emblée le paraître responsable de l’imperfection, dans la mesure même où il dissimule l’être. Mais nous sommes, ajoute l’auteur, condamnés au paraître, « notre condition d’homme ». Pourrait-on, poursuit-il, le prendre en main, l’améliorer ? Déchirer « ce voile de fumée » et entrevoir « la vie ou la mort », ce que nous pourrions comprendre comme la réalité du monde ?

La problématique agitée ici ne peut qu’étonner le sémioticien accoutumé aux positions épistémologiques de Greimas concernant les rapports entre le sémiotique, la signification et l’être. Et l’on connaît son extrême méfiance à l’égard de la dimension ontologique (paraître et être ne sont que des positions sur le carré sémiotique de la véridiction). Greimas semble en effet resté insensible, par exemple, à la rupture épistémologique introduite dès les années 1950 par Émile Benveniste qui voyait dans l’acte d’énonciation la mise en rapport du monde de la réalité, du sujet et du langage, affirmant donc une position clairement phénoménologique (« je » est une marque formelle renvoyant aussi à une substance, une présence corporelle). Pour Benveniste, dont les travaux ont été repris et poursuivis, amplifiés par J.-C. Coquet, il y a indéniablement, donc, de l’être qui parvient à entrer dans le langage, à y trouver une traduction : le langage, nous dit-il, ne se contente pas de représenter la réalité, il la re-présente, il la donne à nouveau.

Le phénoménologue du langage entend donc ne pas démissionner devant le paraître imparfait, le « voile de fumée » nous dérobant l’être; il entend s’attacher plutôt à « l’apparaître », terme que n’emploie pas Greimas, et qui dit bien ce surgissement de la réalité dans notre perception, expérience corporelle, prise, emprise sur le monde. Surgissement qui peut envahir l’espace même du langage, y trouver, donc, sa traduction : la dimension de la phusis coexiste donc avec celle du logos, pour reprendre ici les termes mêmes qui forment le titre de l’ouvrage de Coquet.

Mais Greimas tente néanmoins dans ce livre marginal l’aventure phénoménologique.

L’analyse greimassienne de la fracture

Nous voudrions, à partir du chapitre « Le Guizzo » consacré à un remarquable extrait de l’ouvrage de Calvino, Palomar, suivre pas à pas cette course aventureuse en territoire phénoménologique et en évaluer la réussite, l’achèvement.

Greimas commence la première partie du livre, intitulée significativement « La Fracture » par un chapitre, « L’Éblouissement », consacré à une expérience de Robinson, le personnage de Michel Tournier. Il y est donc, déjà, question de la perception visuelle, ici saturée par la source lumineuse, facteur d’initiation d’une expérience esthétique exceptionnelle.

C’est également la dimension du regard que nous retrouvons avec l’extrait de Calvino, également l’approche de ce que Greimas désigne d’emblée comme une saisie esthétique.

Dans tous les fragments convoqués par Greimas, la fracture ouvre sur une expérience dite esthétique, caractérisation donnée comme a priori, avant même le déploiement de l’analyse : « … le grand événement esthétique […] une saisie esthétique exceptionnelle » (Michel Tournier),  « … la description de la saisie esthétique… », p. 24 (I. Calvino) ; « deux scenarii esthétiques… » (R.-M. Rilke) ; « …objet esthétique unique… » (T. Junichiro) ; « …récit d’une expérience esthétique… » (J. Cortazar).  Nous reviendrons évidemment sur cette caractérisation qui prédéfinit l’analyse. Tentons donc, dans un premier temps, de nous approprier cette analyse de Greimas.

Note de bas de page 14 :

 Paolo Fabbri, qui a bien connu Calvino, nous conforte dans cette identification de l’auteur et du personnage.

Monsieur Palomar (d’aucuns voient en ce personnage un auto-portrait de l’auteur, ce qui est conforme à notre propre sentiment)14, au hasard d’une promenade sur une plage déserte, aperçoit une jeune femme qui prend un bain de soleil, les seins nus. Il s’interroge sur la conduite à tenir, l’attitude à avoir quand survient cette expérience visuelle. La vision de seins nus, dit Calvino, est source de plaisir ; l’objet est esthétique, mais, en même temps, « ce qui dans la personne est propre au sexe féminin ». La vision pose donc ici un problème de « morale sociale », même si la jeune femme s’est intentionnellement dénudé la poitrine dans un espace public.

Ces réflexions contraignent Monsieur Palomar « à rebrousser chemin plusieurs fois pour tester les différentes hypothèses qu’il formule sur le bon usage du regard face à cet objet insolite. » (p.23)  Il tente, par deux fois, de ne pas voir : il détourne la tête de telle sorte que son regard ne rencontre que le vide ; ou bien il en fait un objet fondu avec les autres pour que « le sein soit complètement absorbé dans le paysage ». (p.24)

C’est la troisième tentative qui retient Greimas, au cours de laquelle Monsieur Palomar s’autorise à voir les seins nus de la jeune femme d’une certaine manière. La quatrième tentative ne mérite pas qu’on s’y arrête : elle provoque la fuite de la jeune femme maintenant exaspérée, conséquence d’un regrettable malentendu car Palomar voulait signifier par son regard sa « gratitude pour tout (…) pour le cosmos qui tourne autour de ces pointes auréolées ». (Ibid.)

Notons donc que Greimas, encore une fois, avant même que ne commence l’analyse, parle d’une « … description de la saisie esthétique… », seule tentative qui l’intéresse. Il reprend donc probablement l’interprétation que donne Calvino de la tentative en question, tentative dont le résultat ne convient pas à Palomar, qui constate que le sein y est comme coupé de son contexte culturel et érotique, mis « entre parenthèses ». (Ibid.) Nous reviendrons sur cette évaluation déceptive de l’expérience par l’auteur.

Voici ce cours extrait, dans le texte original, puis la traduction de Jean-Paul Manganaro :

Si volta e ritorna sui suoi passi. Ora, nel far scorrere il suo sguardo sulla piaggia con oggetività imparziale, fa in modo che, appena il petto della donna entra nel suo campo visivo, si noti una discontinuità, uno scarto, quasi un guizzo. Lo sguardo avanza fino a sfiorare la pelle tesa, si ritrae, come apprezando con un lieve trasalimento la diversa consistenza della visione e lo speciale valore che essa acquista, e per un momento si tiene a mezz’aria, descrivendo una curva che accompagna il rilievo del seno da una certa distanza, elusivamente ma anche protettivamente, per poi riprendere il suo corso come niente fosse stato. »

Il se tourne donc et revient sur ses pas. Maintenant, en parcourant du regard la plage avec une objectivité impartiale, il fait en sorte qu’à peine la poitrine de la femme entrée dans son champ visuel on y remarque une discontinuité, un écart, presqu’un éclair. Le regard avance jusqu’à effleurer la peau tendue, se retire, comme s’il appréciait avec un léger tressaillement la consistance différente de la vision et sa valeur particulière, et pendant un instant il se suspend en l’air, décrivant une courbe qui accompagne le relief du sein à distance, avec un air à la fois évasif et protecteur, pour reprendre ensuite son cours comme si de rien n’était.

Palomar, note Greimas, vit une sorte d’immobilisation entre deux déplacements, après avoir rebroussé chemin et avant « … de reprendre ensuite son cours comme si de rien n’était. » (p.27) : l’épisode encadré est comme effacé, déjà. On retrouve ici chez Greimas une procédure familière d’extraction de l’extrait, contenu entre deux disjonctions spatiales de l’acteur principal. La poitrine de la femme, à nouveau désignée comme « objet esthétique » (Ibid.) devient dans l’écriture un sujet phrastique, voire un acteur syntaxique qui va à la rencontre de l’observateur. Résurgence, ici, de l’approche sémiotique typiquement greimassienne. Il en va de même du regard, qui, d’instrument sensoriel (« … en parcourant du regard la plage… », p. 26) devient un véritable acteur délégué du sujet : il avance, effleure, puis se retire. Greimas y voit un « vouloir réciproque de conjonction » (p. 28), le sujet et l’objet devenant donc des actants modalisés. C’est à ce moment que Greimas cite Husserl, et sa conception de la perception  « où les structures d’accueil du sujet se projettent au-devant des Gestalten empressées de les rejoindre ». (Ibid.)

L’objet esthétique, actant sujet doté du vouloir, « … ne se constitue définitivement qu’en produisant de la discontinuité sur le continu de l’espace visuel ». (Ibid.) Greimas y voit donc un acte, une performance présupposant une compétence modale achevée. Cette discontinuité est interprétée – point capital - comme « changement d’isotopie », « véritable fracture » exprimée par une « triplication »: outre la discontinuité, l’ « écart » (scarto) isole « … la poitrine nue du reste du monde »  (p. 28), enfin l’ « éclair » (guizzo) marquant pour Greimas le mieux « … le franchissement de la frontière ». (p. 29)

Et Greimas d’analyser le contenu sémantique intraduisible du terme guizzo, qui donne son titre au chapitre et qui sera repris dans les analyses ultérieures du livre, quand sera rencontré ou son équivalent ou son contraire. Le mot désigne le frétillement du petit poisson sautant hors de l’eau, émettant une lumière, un éclat argenté, brillant et humide. Greimas résume l’analyse sémantique, imparfaite, en voyant dans ce mot « … les éléments d’une saisie esthétique, présentés en une synthèse figurative ». (Ibid.)

S’il s’agit d’expérience visuelle synthétique, Greimas remarque cependant que les sensations y sont hiérarchisables : à la surface, « le palier eidétique », plus profondément, la couleur, « … la lumière se situant au niveau le plus profond ». (Ibid.) Cette hiérarchie des sensations n’est pas perceptible au sein de son expression parfaitement synthétique dans le texte, et Greimas ne cite pas la source faisant autorité pour argumenter ce modèle hiérarchisé : « … [cette] hiérarchie de  sensations est admise », se contente-t-il d’affirmer par une forme passive inachevée, dépourvue de complément  d’agent. (Ibid.)

Si l’on passe de la performance de l’Objet produisant le guizzo à celle du regard constitué en actant capable de s’avancer, Greimas y repère la figuration du désir, soit encore, du vouloir modalisant le Sujet. Il note ensuite le passage de l’isotopie visuelle à celle de la tactilité (« … le regard avance jusqu’à effleurer la peau tendue… », p. 26), ordre sensoriel des plus profonds, qui « … exprime proxémiquement l’intimité optimale et manifeste, sur le plan cognitif, le vouloir de conjonction totale ». (p. 30) Cet attouchement réalisé malgré la distance figure pour Greimas la réussite de la conjonction. Ce dernier terme, on le sait, ressortit à la syntaxe narrative bien connue.

Calvino étonne alors Greimas, quand il fait immédiatement se retirer le regard de Palomar, bien qu’en proie aux délices de l’attouchement, « … comme s’il appréciait avec un léger tressaillement la consistance différente de la vision et sa valeur particulière… » (p. 26). Et Greimas croit y voir, dans un premier temps, sans jeu de mots, le « tact » du sujet qui abandonne la conjonction tactile pour se rabattre vers un jugement cognitif de l’objet. Mais pour immédiatement renoncer à cette interprétation, le contenu sémantique de tressaillement le conduisant à analyser l’appréciation en question comme tactile et non cognitive, soit corporelle. Il y voit la « concrétisation de l’esthésie » (p. 31) et, bien davantage, comme ce tressaillement semble concerner et le sujet et l’objet, la preuve « d’une fusion momentanée de l’homme et du monde ». (Ibid.) On reviendra sur cette distribution du tressaillement sur le sujet et l’objet.

Greimas poursuit en comprenant le mot « vision » (Calvino parle de « … la consistance différente de la vision », p. 26) au sens de « représentation imaginaire », voire de « représentation d’origine surnaturelle ». (p. 32). Nous reviendrons également sur cette très discutable interprétation, qui opère une bifurcation irréversible de l’analyse.

Les étapes du parcours seraient donc les suivantes : la saisie esthétique, induite par le guizzo, se conclut par le tressaillement : elle est «  … une transfiguration du sein nu en une vision surnaturelle ». (Ibid.)

Greimas conclut son analyse en commentant ce qu’il appelle le « decrescendo », la disjonction progressive du Sujet et de l’Objet marquée par le retour à la dimension visuelle superficielle : le regard se contente de dessiner une ligne courbe épousant celle du sein mais en restant à bonne distance de l’objet. Rupture, ici, de l’isotopie esthétique, et retour à une réalité banale, commune, quotidienne.

Reprise de l’analyse

Reprenant maintenant sur nouveaux frais cette analyse, nous voudrions mettre au jour le fait que si Greimas repère précisément  les lieux stratégiques du texte de Calvino, et tout particulièrement la frontière, la fracture où émerge une vision extraordinaire du monde, il reste comme sur le seuil, en deça de l’analyse phénoménologique attendue, et qu’il semble entrevoir pourtant, celle du moment textuel où, précisément, le voile du paraître se déchirant, la réalité d’une expérience corporelle, sensorielle unique trouve son heureuse traduction dans le langage, capable, comme le suggère Benveniste, de nous redonner l’être du monde : quelque chose de la phusis pénétrerait victorieusement le logos.

Note de bas de page 15 :

 Il est impossible, ici, de ne pas penser à la réduction phénoménologique proposée par Husserl : « …je peux aussi, pendant que je perçois, porter sur la perception le regard d’une pure vue (…) laisser le rapport au moi de côté ou en faire abstraction… », E. Husserl, l’Idée de la phénoménologie. Cinq leçons, PUF, Paris, (1970), 6ème édition, 1994, Troisième leçon, p. 69.

Au moment même où Palomar, revenant sur ses pas, parcourt du regard la plage, en une sorte de travelling, il le fait « … avec  une objectivité impartiale… ». Greimas ne relève pas cette importante notation, qui manifeste pourtant, pour le phénoménologue du langage, une transformation nette de l’instance qui regarde15. L’impartialité renvoie en effet à la suspension de tout jugement, trait qui caractérise pour J.-C. Coquet l’instance non-sujet. Plus exactement, il faut noter ici un dédoublement : Palomar se contraint à cette objectivité impartiale et « fait en sorte que… ». Seule l’instance dite du sujet peut se contraindre à ne plus être qu’instance non-sujet, à abandonner les prérogatives liées au sujet qui, intrinsèquement, porte des jugements sur le monde. C’est sans doute ce dédoublement de l’instance qui permet à Palomar de revenir si vite à l’instance dite sujet.

Ce changement d’instance, non perçu, non relevé par Greimas, entraîne un changement dans la perception visuelle : Palomar ne parcourt plus la plage du regard, mais les objets entrent dans son champ visuel, s’imposent en quelque sorte maintenant à lui, à sa perception. C’est bien parce que la perception visuelle est maintenant celle du non-sujet que l’objet perçu, la poitrine, va provoquer des effets inattendus, extraordinaires. Relever le changement d’instance est donc, à nos yeux, déterminant.

Greimas, on l’a vu, note un « … changement d’isotopie qui intervient entre la vue « ordinaire » et la vision  « extraordinaire » du monde » (p. 27) : ce n’est plus Palomar qui regarde la plage, mais la poitrine qui entre dans son champ visuel. Et le regard de Palomar devient un acteur autonome, séparé de lui, qui avance jusqu’à effleurer le sein nu. Repérer un changement d’isotopie revient à réduire la transformation sur le plan sémantique de l’énoncé et non sur celui des instances énonçantes.

Nous dirions que seule une instance non-sujet peut être le siège d’une telle perception en discontinuité avec la perception du sujet, manifestant un écart, et le fameux guizzo. Le syncrétisme sémantique du terme accentue la nouvelle, inédite capacité perceptive liée au statut de non-sujet : mouvement itératif, lumière éclatante, couleur argentée sont indissolublement liées. De plus, et dans le même temps, la distance qui sépare Palomar de la jeune femme est effacée, et celle-ci réduite, en une fulgurante méronymie/métonymie, à sa seule poitrine nue. Observons la difficulté, pour la dimension de la phusis, de trouver sa traduction dans le logos, ce qu’approche justement, voire imparfaitement, le terme si complexe de guizzo.

Plus encore, la séparation des ordres sensoriels cède : le regard effleure, vision et quasi-toucher se rejoignent donc, confirmant la survenue d’une expérience sensorielle d’exception que seule l’instance du non-sujet autorise.

Ce que Greimas analyse en termes de syntaxe narrative, comme une conjonction entre le Sujet et l’Objet, devrait être interprété à un tout autre niveau, et non point ramené à celui du logos, où disparaît sa charge de phusis. J.-C. Coquet propose justement de substituer à ces dénominations d’actants syntaxiques celles de quasi-sujet et quasi-objet.

« Le regard… se retire, comme s’il appréciait avec un léger tressaillement la consistance différente de la vision et sa valeur particulière… » (p. 26). L’effleurement par le regard s’interrompt et la perception visuelle extraordinaire redevient une perception ordinaire : l’instance non-sujet cède la place à l’instance sujet. Après, dirait J.-C. Coquet, le temps de la prise sur le monde, celle de la reprise, de l’appréciation de ce qui est advenu, soit la consistance particulière de la vision ayant permis l’effleurement par le regard dans l’anéantissement de la distance. Ce retour vers l’instance sujet s’accompagne d’un tressaillement du regard, si lié au corps qu’il est comme lui agité, dans cette prise de conscience de ce qui est arrivé, et qui était irréductiblement autre, particulier.

Parvenu à ce point de notre approche phénoménologique de ce texte, nous nous séparerons radicalement de Greimas et de son interprétation  du terme de « vision », qu’il lit comme « représentation imaginaire », « vision surnaturelle ». (p. 32)

Nous aboutirons à une conclusion toute contraire : ce n’est point une vision, antonyme de la réalité, qui surgit dans le champ visuel de Palomar, mais bien au contraire, dans sa perception modifiée (comme il y a des états modifiés de conscience), l’essence même de la réalité, quelque chose de l’être même de la phusis : le voile du paraître s’est effectivement déchiré, l’espace d’un instant, grâce à la réussite de cette expérience de dédoublement permettant de se faire non-sujet.

Qui ne voit qu’il ne peut s’agir ici d’une saisie esthétique, incompatible avec le statut du non-sujet. La saisie esthétique appartient en propre au sujet qui, maintenant à bonne distance du sein par son regard revenu à la normale, maîtrisant à nouveau son regard et en jouant, dessine une ligne courbe qui épouse la ligne du sein. Performance d’esthète, de protecteur des arts.

Si la saisie esthétique a bien eu lieu, elle est postérieure à l’essentiel de l’expérience sensorielle de Palomar – trop brièvement non-sujet - et en signe sa malheureuse interruption.

La saisie esthétique du monde ramène inexorablement Palomar vers le quotidien, « … comme si de rien n’était ». (p. 26).

*

L’aventure phénoménologique de Greimas, on le constate, s’est trop vite interrompue, même si le texte de Calvino, excellemment choisi, mettait en scène une fracture si signifiante, si heuristique.

Cette aventure, pourtant heureusement initiée, ne dure guère que le temps fulgurant de l’expérience même de Palomar.

Le voile du paraître s’était pourtant déchiré, l’être du monde, de la réalité apparaissait enfin. Il faut croire que, tout comme le soleil et la mort ne se peuvent contempler en face, l’être demeure insoutenable.

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