Les poèmes comme des objets
Ou Eloge de l’anthologie

Vincent Metzger

Paris

https://doi.org/10.25965/as.1513

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : aspectualité, objet, poésie, rythme, syntaxe

Auteurs cités : Jean-Michel Adam, Michela DENI, Umberto ECO, Jacques FONTANILLE, Algirdas J. GREIMAS, Christophe Hanna, Ute Heidman, Louis HJELMSLEV, Alessandro ZINNA

Texte intégral
Note de bas de page 1 :

 Umberto Eco, L’expérience des images, Fr. Lambert (ed.), Paris INA, 2011, p. 26 ; citation extraite de La Guerre du Faux.

Il fut un temps où la sémiotique s’attachait volontiers à voir dans les objets des textes (« des discours sous les choses », dit Eco1). Mais on connaît le « tournant » qu’elle a pris - ou du moins qu’ont pris certains – et l’importance accordée désormais aux objets comme tels. A-t-on cependant mesuré les effets de ce tournant sur les divers corpus auxquels s’intéresse traditionnellement la recherche sémiotique ? Cette modeste contribution voudrait examiner de tels effets sur la poésie, considérer donc les poèmes comme des objets. Un parti pris certes, mais il n’est pas totalement arbitraire.

Note de bas de page 2 :

 Christophe Hanna, Nos dispositifs poétiques, Paris, Questions théoriques, 2010,  p. 106

 Cette étude prend en effet sa source dans la rencontre - improbable ? - de deux types de préoccupations que l’on pourrait d’abord juger bien éloignées. Dans le premier numéro de l’éphémère Revue de littérature générale, Olivier Cadiot et Pierre Alferi revendiquaient la recherche et l’usage d’« objets verbaux non identifiés ». Cette formulation est reprise notamment dans le livre de Ch. Hanna : Nos dispositifs poétiques. Mais dans ce livre - à bien des égards nécessaire - si l’objet est reconnu comme un terme définitoire de la littérature, voire comme une grandeur littéraire, c’est surtout dans ses manifestations pratiques, ses réalisations plus ou moins performancielles qu’il est convoqué. Ainsi la poétique a-t-elle pour ambition de déterminer « un type de place possible, auparavant inaperçu, qu’un objet peut prendre dans un réseau de pratiques… la reconnaissance y est moins question de perception que de compréhension d’usages. »2

Note de bas de page 3 :

J. Fontanille, «  Post-face. Signes, textes, objets, situations et formes de vie : les niveaux de pertinence sémiotique », Les Objets au quotidien (J. Fontanille et A.Zinna eds.), Limoges, PULIM, 2005, p.196

Note de bas de page 4 :

 Michela Deni,  « Les objets factitifs », Les Objets au quotidien,op.cit. p.80

Note de bas de page 5 :

Alessandro Zinna, « L’objet et ses interfaces », Les Objets au quotidien ,op.cit., pp.174-176

Note de bas de page 6 :

 J.Fontanille, « Post-face. Signes, textes, objets, situations et formes de vie : les niveaux de pertinence sémiotique », Les objets au quotidien, p.196

Note de bas de page 7 :

 Algirdas Julien Greimas, Sémantique Structurale, Paris, Larousse, 1966, p.186

Et, ici se produit la rencontre, dans un texte presque contemporain de celui qu’on vient de citer, la question de l’objet est posée par des sémioticiens. Il s’agit pour eux d’échapper à cette « dématérialisation du langage » que Fontanille déplore (en postface au recueil collectif, Les objets au quotidien3), dématérialisation qui a pu, note l’auteur, conduire à croire que « le support  et les pratiques associées n’avaient aucune incidence sur la structure même des énoncés produits ». Et, dans ce même recueil, les auteurs n’isolent pas ces deux termes -support et pratiques- mais proposent plutôt des voies de passage de l’un à l’autre. Les formulations diffèrent mais elles ont en commun de ne pas s’en tenir à une perspective purement pragmatique (qui ne s’intéresserait aux objets que dans leur fonctionnement). En effet on voit chez certains un point de vue nettement modal comme celui que met en œuvre Deni, parlant de la « factitivité » et de l’« affordance »4 comme d’invitations à l’usage que la pratique réelle peut réaliser ou non ; et dans ce dernier cas, il y a, dit l’auteur, « dysfonctionnement ». C’est aussi une forme de modalisation que propose Zinna5 dans sa conception des « interfaces », modalisation cognitive dans ce cas puisque l’interface « communique la fonction sociale de l’objet ». Fontanille élabore, pour sa part, un parcours génératif : il s’agit, à ses yeux, de formuler les règles de transformation qui font passer d’un niveau à un autre plutôt que d’un terme à son contexte (les lecteurs de cet auteur savent combien le « contexte » provoque chez lui de réticences et le mot est peut-être faible). Dans ce cadre les objets ne sont pas seulement des « structures plus ou moins matérielles », ils sont aussi dotés de « fonctionnalités » et « destinés à un usage ou à une pratique plus ou moins spécialisés »6. Sans examiner les procédures mises en œuvre, on voit assez qu’elles ont en commun de se préoccuper du passage de l’objet à la pratique ; et cela présuppose, le plus souvent, d’accorder à l’objet les compétences d’un actant, plutôt que d’en faire un terme vide auquel seule la pratique réalisée donnerait une épaisseur. A cet égard se trouve réaffirmée une spécificité déjà ancienne de la sémiotique de l’Ecole de Paris. Dès Sémantique Structurale, en effet, Greimas refusait de voir dans l’actant une position neutre séparée de la « fonction » : si l’actant se distingue de la fonction  c’est par « son caractère de force d’inertie » qui en fait une « possibilité de procès » là où la fonction est « définie comme un dynamisme décrit »7.

Or c’est peut-être cette épaisseur modale de l’objet qui pourrait donner une partie de sa valeur heuristique à la recherche sémiotique en poésie.

Certes, appliquer à l’étude de la poésie les termes que l’on emploie pour l’étude des « objets au quotidien » peut surprendre ; ce n’est pourtant pas  un exercice de provocation ni une entreprise de métaphorisation un peu vaine.

Note de bas de page 8 :

 « Celui qui se dit modestement fabricant de poèmes », dit de lui Christian Prigent, dans Christophe Tarkos, Ecrits poétiques, Paris, POL, 2008, p. 15

Cette étude s’apparente à un travail de corpus constitué à partir de données empiriques. Des exemples multiples comme les OVNI, déjà évoqués, ou  les poèmes « fabriqués » de Christophe Tarkos8, et déjà les poèmes américains « objectivistes », attestent de ces données. Pour reprendre les termes de Ch Hanna, et sans me hâter vers sa conclusion (les « types de pratiques »), mon ambition dans cette étude serait de suivre, voire d’établir, un parcours capable de conduire de la « perception » à la « compréhension d’usages », de l’objet à la pratique sans nécessairement les opposer l’une à l’autre.

Il sera donc question ici de formes plus ou moins identifiables, plus ou moins articulées, et de la manière dont elles invitent à certains usages ; mais on parlera aussi, dès lors que les invitations ne sont pas toujours reçues comme des ordres absolus, des usages que les poèmes permettent même s’ils ne les appellent pas et peut-être de ceux qu’ils excluent.

Formes visibles

Note de bas de page 9 :

 J. Fontanille, « Post-face. Signes, textes, objets, situation et formes de vie : les niveaux de pertinence sémiotique» Les objets au quotidien,op.cit., p. 196

Voici comment se présentent les poèmes : « des structures plus ou moins matérielles, dotées d’une morphologie, d’une fonctionnalité et d’une forme extérieure identifiable »9. Acceptons de lire cette définition dans le désordre en accordant la primeur au dernier segment ; celui de la « forme extérieure identifiable ». Et distinguons alors deux modes d’identification, l’une par saillance, différence, rupture ; l’autre par assimilation de l’occurrence à une forme type. Le premier mode est largement utilisé dans toute conception apparentée aux systèmes « modélants secondaires » ; ainsi  Yuri Lotman dans une perspective ouvertement génétique :

Note de bas de page 10 :

 Yuri Lotman, La structure du texte artistique, trad. française, Paris, Gallimard, 1973, p. 149.

Il est significatif que pour l’enfant la première forme d’art verbal est toujours la poésie c’est-à-dire un discours qui n’est pas semblable au discours ordinaire…l’art prend conscience de sa spécificité dans la tendance à une dissemblance maximale avec le non-art.10

Note de bas de page 11 :

 Cité par Ch. Hanna, Nos dispositifs poétique,op.cit., p. 28

Note de bas de page 12 :

 Cité par Jean-Michel Espitallier, Caisse à outils, Paris, Pocket, 2006, p. 178

Note de bas de page 13 :

 E. Bertin, « Construire un objet de sens (ation) : sémiotique du sensible et nouveaux produits » in J. Fontanille et A. Zinna (eds.), Les objets au quotidien,op.cit., p. 13

Note de bas de page 14 :

E. Bertin, in Les Objets au quotidien, op.cit., p.15

Dans ce cadre il n’est de dénomination possible du poème que fondée sur une différence et une opération de différenciation ; l’intensité est la mesure de cette apparition plus ou moins forte selon que la distance entre prose et poésie est plus ou moins marquée. Dans cette forme de perception, la prose est renvoyée à l’insignifiance. Olivier Cadiot parle de « choc »11 opposé à la routine et l’on pourrait multiplier les références. La valeur négative de cette émergence  est indiquée par le poète Claude Royet-Journoux qui affirme « écrire d’abord une grande quantité de prose sans valeur… afin de faire le vide et de commencer ensuite la taille ou la mise à nu »12 ; valeur doublement négative, en l’occurrence, puisque le poème n’existe que comme négation de la prose qui est elle-même négation de la valeur, au sens axiologique. Et pour montrer que nous ne sommes pas loin de ce que l’on reconnaît habituellement comme objet, il serait aussi possible d’adjoindre aux références précédentes celle d’Erik Bertin :  lorsqu’il présente comme un programme l’opération consistant à « créer de la différence et donc de la valeur »13 dans la production d’un nouveau café. Et le même donne les modérations nécessaires de cette différenciation : « une saveur trop forte neutralise le goût car elle se ramène à un simple contact, une sensation, de même qu’une saveur trop faible. »14Voici l’une des raisons qui expliquent les limites dans lesquelles s’est trouvé enfermée assez vite la poésie lettriste, qui marquait sans doute une trop forte rupture avec la prose faible.

L’autre mode d’identification se fait par l’assimilation du poème occurrence à une forme type. La perception distingue alors formes fixes plus ou moins closes que la mémoire à long terme identifie - « sonnet, c’est un sonnet » dit Trissotin - et suites de strophes virtuellement infinies (comme dans les Odes d’Horace). La perception de ces objets obéit, selon une formule presque prototypique, à des ajustements de l’objet ou des procédures d’accommodation du sujet. Les sonnets de sonnets de Jacques Roubaud adaptent  à une suite de poèmes la forme de chacun isolé ; et quand Saint Amant interrompt un sonnet au treizième vers : « puisque tu sais la rime tu peux bien l’achever », l’identification ne fait pas problème, ni quand Tristan Corbière donne avec « Le Crapaud » un sonnet inversé. En dehors de ces formes reconnues dans la mémoire collective les identifications sont plus incertaines mais la recherche même de formes définies ou de genre est une quête d’identification ; ainsi Verlaine présentait à l’éditeur Lemerre les Illuminations de Rimbaud comme des poèmes en prose, là où d’autres ont voulu y voir des vers libres.

A reprendre la définition appliquée audacieusement au poème et dans l’ordre défait que l’on a adopté, on note la place de la « morphologie », c’est-à-dire ici la méréologie, puisque le poème est immédiatement ou très vite perçu comme agencement de parties : strophes, distiques, vers, pieds, syllabes. On pourrait peut-être dire que les strophes et le vers assurent la visibilité du poème à distance. Les strophes donnent ainsi des limites verticales, strophes enchâssées du rondeau ou strophes partagées du sonnet, strophes suivies de l’ode, strophes contrastées (« Le Lac » de Lamartine par exemple) indiquent une clôture que les variations de longueur dans les strophes de tel poème de Corbière (il n’est que de lire dans cette perspective « Le poète contumace ») rendent beaucoup plus incertaine. Les vers donnent des limites horizontales immédiatement repérées (vers longs, vers courts avant même de parler de vers simples ou complexes). Les distiques imposent une vision plus rapprochée puisqu’ils sont (en français) le plus souvent porteur de rimes et indiquent ainsi l’organisation interne de la strophe. On pourrait enfin désigner les syllabes comme des instances de contrôle ou de validation – vers simple, 8s, vers complexe, 11s etc.

La morphologie est donc le moment de l’examen de ce que la perception a identifié.

Quant aux « structures plus ou moins matérielles » qui ouvraient la définition proposée plus haut elles permettent d’abord de se protéger d’un jugement étroit qui réduirait le poétique au visuel, à l’écrit d’écran, et négligerait les éléments sonores. Mais surtout, dans sa formulation continue - le recours au « plus ou moins » - cette définition renvoie sans y insister aux formes de publication du poème, celles qui permettent les usages, voire les « pratiques ».

Modulation

Note de bas de page 15 :

 Gérard Genette parle dans Bardadrac de « l’inusable » urinoir de Duchamp

Note de bas de page 16 :

 Cité par Varela, Thompson, Rosch, L’inscription corporelle de l’esprit, traduction française, Paris, Seuil, 1993. Notons les réticences de ces auteurs qui opposent à l’affordance, leur propre conception de l’enaction.

Sans doute cette typologie élémentaire ne suffit-elle pas à rendre compte des pratiques dans lesquelles les objets sont engagés. Mais elle n’y est pas étrangère ; et le contre-exemple du « ready-made », s’il n’est plus tout à fait un hapax15, n’a cependant pas pris la valeur d’un prototype. Le plus souvent les relations entre objet et pratiques ne sont ni celles d’une application immédiate ni celles de l’exclusion et d’une rencontre improbable. Cette relation entre objet et pratique a déjà reçu diverses formulations : ainsi, l’affordance est définie par Gibson comme « les occasions d’interaction que fournissent les choses de l’environnement par rapport aux capacités sensori-motrices de l’animal…. Par exemple par rapport à certains animaux certaines choses telles que les arbres se prêtent à ce que l’on grimpe sur elles »16

Note de bas de page 17 :

M. Deni, « Les objets factitifs », Les objets au quotidien, op. cit., pp. 80-81

Note de bas de page 18 :

 Algirdas Julien Greimas et Jacques Fontanille, Sémiotique des passions, Paris, Seuil, 1991, p. 36

C’est explicitement à cette même notion que se réfère Deni dans son étude, déjà évoquée, sur « les objets factitifs » en insistant sur les formes d’« invitation à l’usage » ou de « virtualité d’usage »17. Mais il est assez clair  que cette relation entre l’objet et les pratiques n’est pas fixée non plus par la forme de l’objet. Si l’on accepte -et comment faire autrement ?- que ces relations sont soumises au devenir, il faut indiquer quelque chose comme une orientation, que donnent les poèmes avant de définir des formes de pratiques provisoirement fixées. A cet égard on voudrait se référer ici à une formulation proposée naguère par les auteurs de Sémiotique des passions. En distinguant les « segmentations » qui favorisent la constitution d’unités discrètes et les « démarcations » qui produisent les « modulations du devenir » Greimas et Fontanille insistaient sur ce à quoi ces dernières « donnent lieu » : « des phases d’accélération et de ralentissement, des origines et des fins, des ouvertures et des fermetures, des suspensions et des délais »18. De telles « phases » sont plus ou moins prises en charge  par les catégories modales dans la suite de l’ouvrage mais la manière dont elles sont dénommées montre leur caractère mobile. Les modulations sont dites, en effet, ponctualisantes, ouvrantes, cursives et clôturantes. Et je vois dans de telles dénominations une manière heuristiquement profitable de rendre compte de ces « invitations à l’usage » dont parle M. Deni.

Note de bas de page 19 :

 Il s’agit bien sûr de ce classement médiéval des discours, sublimis, mediocris, humilis, des œuvres de Virgile qui leur sont liées Enéide, Géorgiques, Bucoliques, et des usages auxquels elles sont réservées.

Ainsi les modulations seraient une manière d’examiner les usages et les pratiques entre ces deux termes polarisés que sont le ready-made (c’est alors la pratique qui décide de tout) et un classement fixe des usages (comme la roue de Virgile en donne idée19) qui met la pratique sous la dépendance totale de l’objet.

Dans le vaste corpus sur quoi cette étude prend appui,  les modulations  permettent de rendre compte avec souplesse des orientations que prennent de telles invitations. L’orientation ponctualisante est une négation que l’on peut dire instauratrice, elle se fonde sur une limite définie correspondant au genre ancien de l’épigramme :

Note de bas de page 20 :

  Cyrillos, Anthologie grecqueLa couronne de Philippe, traduction française D. Buisset, Paris, La Différence, 1993, p. 68

L’épigramme parfaitement belle, c’est le distique, passé

Les trois vers ce n’est pas une épigramme, c’est une épopée20

Note de bas de page 21 :

 Faut-il absolument citer Aristote ? Poétique Chapitre 24 « l’épopée a un trait particulier qui lui permet d’accroître son étendue… » Traduction française Dupont-Roc et Lallot, Paris, Seuil, 1980, p.122

Texte emblématique en ceci qu’il indique le centre du genre et en montre aussi la fragilité ; refus par négation de tout allongement, il indique en même temps combien cet allongement menace. L’épigramme est au bord du fragment, entre deux et trois vers. Mais très explicitement le fragment, qui s’ouvre sur l’épopée (le texte original emploie le verbe rhapsôdein) est la négation de l’épigramme. Et si l’on suit le texte il apparaît que si l’épigramme a une limite supérieure, la suite de trois vers serait la limite inférieure de l’épopée qui, pour sa part, n’a pas de limite supérieure à son étendue21. Ainsi l’épopée participe de la « modulation » ouvrante, celle qui produit des suites de vers infinies. La division en « chants » de l’Iliade a parfois été même contestée comme si l’oralité spécifique de l’art du rhapsode supposait l’absence de seuil ou de limite autres que celles de la performance effective.

Note de bas de page 22 :

 Notamment Hegel, Esthétique, troisième section, chapitre III, paragraphe 3 A La poésie épique, traduction française Bénard, Paris, Livre de poche, 1997.

Note de bas de page 23 :

 Il faut lire Jocelyn de Lamartine pour voir combien la forme de l’expression produit un objet dont le contenu hésite entre l’épopée postrévolutionnaire et le roman à la première personne

Note de bas de page 24 :

A.J. Greimas et J. Fontanille, Sémiotique des passions,op.cit., p.37

Mais l’histoire de l’épopée comme genre, à très gros traits, montre deux orientations ; d’une part le récit épique, comme d’autres l’ont indiqué pour la forme du contenu22, devient de plus en plus roman en vers23, de l’autre l’épopée, lorsqu’elle revendique sa nature écrite, se donne une forme composite. La Jérusalem délivrée du Tasse n’est plus un ensemble de longues laisses, mais les chants sont composés de strophes de huit vers. Tout se passe comme si le prolongement durable du poème, dès lors qu’il n’est plus soutenu par l’oralité comme dans les récits homériques, demandait une incessante relance telle celle que produisent les strophes.  C’est ainsi que l’on distinguera ouverture et cursivité : l’ouverture qui est seulement fondée sur l’absence de limites, est sous la menace es « forces dispersives » 24 voire du chaos si elle n’est pas soumise au contrôle de la cursivité.

Mais alors, dans cette suite de strophes, il suffit que l’une se trouve isolée pour faire apparaître une autre orientation. La Délie de Maurice Scève est une suite de dizains que l’on peut lire ou bien selon une orientation cursive dans un ordre plus ou moins cumulatif, ou bien comme la réunion de poèmes clos – double clôture : dix vers de dix syllabes – et isolables les uns des autres, ce qui correspond à une modulation que l’on peut clairement dire clôturante.  Ainsi la modulation clôturante conduit-elle à privilégier les formes brèves et fixes comme le  dizain, le rondeau ou le sonnet. Elle se distingue de la ponctualisation en ceci qu’elle n’est pas fondée sur une exclusion et ne possède pas de limite externe : le poème est ici une totalité intégrale.

Il faut y insister : ces quatre orientations ne viennent pas s’ajouter à d’autres typologies des formes poétiques ; elles ne prétendent pas s’imposer aux genres constitués ni en constituer de nouveaux. Elles donnent des orientations de lectures avec lesquelles les usages effectifs doivent négocier. On pourrait y voir des instances de médiation entre les objets et les pratiques

Les usages

On accepte ici de considérer que ce qui constitue le sens, ce qui fait sens –comme on dit– prend appui sur un défaut de sens, une imperfection qui est au centre de la quête.  Cela veut dire que les questions liées aux usages se posent inévitablement dès lors qu’il est question de sens.

Et si l’on veut bien admettre aussi que le sens n’est pas donné une fois pour toutes dans l’objet mais qu’il est construit notamment dans des négociations entre actants dans le déroulement de pratiques on peut proposer une distinction très générale. 

Fontanille écrit dans Pratiques sémiotiques :

Note de bas de page 25 :

 J. Fontanille, Pratiques sémiotiques, Paris, PUF 2008, p. 136

...certaines pratiques paraîtront plutôt auto-adaptatives, et d’autres plutôt hétéro-adaptatives ; les premières seront principalement intensives car elles présupposent…du point de vue de l’engagement de l’actant une évaluation de la pression d’ajustement qu’il exerce sur sa propre pratique ; les secondes seront principalement extensives dans la mesure où elles peuvent être réglées globalement à grand traits comme des totalités ou dans le détail, par étapes.25

Et le même auteur poursuit :

Note de bas de page 26 :

 J. Fontanille, Pratiques sémiotiques, op.cit., p.136

L’éclat, l’intensité sont du côté de la valence d’ajustement et d’ouverture, alors que la contrainte, la stabilité dans l’espace et dans le temps sont du côté de la valence de programmation et de fermeture26.

Ce modèle rend compte des usages que je me suis proposé de repérer. On examinera ainsi des pratiques fondées sur la programmation et qui maintiennent la stabilité de l’objet (ici, la récitation et le recueil poétique) alors que d’autres ouvrent sur des adaptations dans lesquelles le sujet s’engage plus ou moins fortement avec une résistance plus ou moins forte de l’objet et de la programmation qu’il cherche à imposer.

Il va donc être question d’usages de deux ordres, les uns plutôt hétéro-adaptatifs du point de vue de l’actant-sujet, ici la récitation et le recueil, usages dans lesquels l’actant objet maintient son unité et gouverne la pratique, les autres plutôt auto-adaptatifs, citation et « livre de poésie » dans lesquels l’actant est engagé fortement dans la pratique ce qui peut mettre à mal l’autonomie de l’objet.

La récitation VS la citation.

Dans un film daté de sa période polonaise Le couteau dans l’eau, Roman Polanski fait donner en gage à un de ses personnages cette instruction ; « dire un poème ». Ce qui fait sens ici ce n’est pas le contenu du texte récité c’est la segmentation qui fait du poème un objet clos, insécable –une récitation réussie dit tout le poème- dans la syntaxe propre du défi et de la manipulation (il y a le « gage » et la situation des trois personnages). Certes on change de « niveau de pertinence » en engageant de nouveaux acteurs dont le corps du récitant et celui de son auditoire. Mais l’exigence de clôture n’est pas indifférente au niveau de l’objet texte : ou bien en effet le récitant privilégie une forme fixe et brève ou bien il constitue à partir d’un matériau plus cursif un objet dont il détermine plus ou moins la clôture (un dizain de Scève ou une strophe de La Jérusalem délivrée).  A cette seconde pratique l’objet texte, selon la force de la modulation dominante,  peut opposer une plus ou moins grande résistance : difficile de réciter une seule strophe si elle est liée à une autre par un enjambement interstrophique, comme souvent, par exemple, chez Tristan Corbière. Mais la pratique de la récitation fait aussi sens par ce qu’elle exclut ; le défi –dire un poème– n’implique pas une performance théâtrale, la mesure de l’intensité est strictement limitée à l’exécution du programme imposé.

Note de bas de page 27 :

 Faut-il préciser que je ne m’occupe ici que de citations poétiques, poèmes ou fragments ?

Note de bas de page 28 :

 Si le vers complexe avec césure clairement identifiable est reconnu assez facilement, le vers simple (de moins de neuf syllabes dit-on habituellement pour le français) est beaucoup plus incertain.

Si la récitation utilise en l’accommodant plus ou moins, la modulation clôturante,  selon une pratique élective, la citation27 met en œuvre une modulation ponctualisante, selon une pratique détaillante (ou spécifiante). Mais la procédure doit être décomposée. D’abord l’élément cité est un fragment détaché d’un ensemble, une unité partitive ; mais ensuite ce fragment est susceptible de deux orientations contraires : ou bien il se constitue en unité intégrale : un vers est une partie du poème avant d’être présenté comme vers (bien souvent il faut même l’autorité de celui qui cite pour décider qu’il s’agit d’un vers)28. Ou bien la citation se dissimule dans le texte d’accueil. Mais ici encore l’intégration ne se réalise pas dans des conditions stables. Parfois la citation n’a plus d’autre existence que celle que lui reconnaît le discours d’accueil : ainsi le poème « Centon » de Jude Stéfan

Note de bas de page 29 :

 Jude Stefan, Aux chiens du soir, Paris, Gallimard, 1971, p. 112

Li tens qui s’en va nuit et jor dit
Lorris et Villon je congnois tout
Fors que moy-mesme et Belleau celui
De l’avril ! les yeux cavez et la peau vuide
Nous traisnerons tous au trépas29

Note de bas de page 30 :

 Référence choisie presque au hasard parmi une centaine d’autres.

Note de bas de page 31 :

 On peut préciser un peu : la citation est une fin de vers dans le chant II de l’Eneide de Virgile, mais le syntagme complet n’est lisible qu’en prolongeant la lecture avec l’enjambement « ab illo/Hectore »  ce que J. Perret traduit : « combien changé de cet/ Hector.. » Eneide Chant 1 à VI Paris, Les Belles Lettres 1977 (les barres obliques sont de moi).

Ici les contours du texte d’accueil masquent, jusqu’au dernier vers non inclus, les octosyllabes qu’indiquent les noms d’auteurs et la graphie adoptée. Mais la citation retrouve son accent quand elle se manifeste comme corps étranger : Dans le Journal d’Amiel on trouve en mai 1880 un commentaire sur l’échec d’un traitement médical  subi par l’auteur qui lui rend tout effort pénible : « quantum mutatus ab illo »30. Il faut l’interprétation du lecteur pour reconstituer le syntagme cohérent qui permet d’intégrer la citation au discours d’accueil31.

Ainsi voit-on récitation et citation comme deux pratiques assez polarisées : l’une suit l’orientation que propose le texte avec très peu d’ajustements venant de l’objet, c’est à l’interprète de s’accommoder à l’objet dès lors que « dire un poème » est une pratique reconnue et qui reconnaît a priori la clôture de l’objet poétique. Cela se manifeste par la claire segmentation qui souligne les frontières séparant le discours social et le poème. Et cela a pour conséquence que le poème se mesure en extension mais ne marque qu’une intensité faible puisqu’elle n’est fondée sur aucune surprise et que les contours du poème interdisent la porosité de l’enveloppe.

La citation au contraire force le fragment extrait du poème à s’ajuster –avec des résistances plus ou moins fortes - au discours d’accueil. La délimitation nette -qui assure sa clôture à la récitation-  s’oppose aux frontières plus incertaines de la citation. Et celle-ci peut alors occuper tous les degrés sur l’échelle de l’intensité, manifester avec éclat son étrangeté ou s’intégrer au discours d’accueil jusqu’à passer inaperçue.

Ajoutons que ces deux usages se distinguent par le mode de présence qui est le leur : la récitation met nécessairement l’accent sur la discontinuité qui sépare l’usage quotidien et la diction poétique (il y a très peu de degrés dans la récitation sinon peut-être, dans certains cas, celui de l’original et celui de la traduction). La citation gère les fluctuations de l’éloignement selon une variation de degrés. On aurait comme l’une des positions extrêmes, la citation affichée comme telle, d’abord extérieure à l’usage qui est fait d’elle. L’autre extrême serait la citation dissimulée, voire le plagiat.

Le recueil et le livre

Je voudrais aussi comparer deux autres usages, le recueil et le livre.

Note de bas de page 32 :

 Jean-Michel Adam et Ute  Heidmann, « Entre recueil et intertextes », revue Semen  Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, novembre 2007, pp.123-144

Note de bas de page 33 :

 Cité par J.M. Adam et U. Heidman, revue Semen, op.cit., p. 136

Note de bas de page 34 :

 J. M. Adam et U. Heidman, in revue Semen, op.cit., p. 137

Note de bas de page 35 :

 J. M. Adam et U. Heidman, in revue Semen, op.cit. p. 139

Note de bas de page 36 :

 «…l’enquête gagnerait à être poursuivie » disent en conclusion les auteurs de l’article, revue Semen, op.cit., p.141)

Dans leur présentation du fonctionnement intertextuel d’un « recueil » Adam et Heidmann32 insistent, en prenant l’exemple des Fleurs du Mal, sur une définition du recueil comme « espace de regroupement non aléatoire de poèmes » et renvoient au témoignage de Barbey d’Aurevilly utilisé lors du procès de 1857 : « Les Fleurs du Mal…sont moins des poésies qu’une œuvre poétique de la plus forte unité. »33. Dans leur analyse les auteurs se réfèrent moins à un ordre syntagmatique qu’à une forme faites de cercles « co-textuels » : à partir de « Sonnet d’automne » poème 64 du recueil de 1861 ils repèrent la présence plus ou moins anagrammatique de Faust et Marguerite dans les vers du poème puis dans le poème précédent, « Le Revenant », c’est-à-dire dans les deux poèmes situés au centre du recueil. L’enquête s’élargit ensuite à divers poèmes. Cette procédure cumulative est d’abord activée par des rappels sensibles : « l’amant se glisse dans l’alcôve à la manière de Faust… la « brune »  rappelle le « brune comme la nuit »… un réseau isotropique manifeste… »34. Mais elle est doublée d’une recherche de « confirmation » : « notre analyse est confirmée…des collocations qui font système…Baudelaire ne place pas par hasard… »35. Dans ces conditions la lecture des poèmes comme partie d’un recueil devient une pratique cumulative contrôlée et le recueil lui-même est une totalité partitive. A cet égard la lecture du recueil est à la fois un foisonnement de citations et une manifestation de leur reprogrammation à l’intérieur du texte d’origine : ici en effet rien n’est isolable, dès lors que tout a vocation à intégrer le réseau isotropique36. Les instances de confirmation sont un élément de la pratique elle-même. Et la pratique est ici  à la fois hétéro-adaptative -puisque c’est l’objet qui guide le programme- et fondée sur l’étendue du recueil dès lors que c’est lui qui définit des limites infranchissables.

Note de bas de page 37 :

 Franck Venaille, La Descente de l’Escaut, Paris, Gallimard, collection Poésie, 2010

Distinguons du recueil ce qui se nomme assez souvent aujourd’hui livre de poésie. La Descente de l’Escaut de Franck Venaille37 est un ensemble poétique dont les pages n’ont ni titres, ni textes numérotés et se groupent selon quelques types formels plus ou moins récurrents ; vers et prose d’abord puis, dans chaque groupe, organisation massive (suite de vers libres, pages en paragraphe unique) ou espaces plus aérés, vers ou lignes séparés, distiques, courts paragraphes ; ces formes se rassemblent elles-mêmes en courtes suites (de trois à cinq textes). Et le livre est irrégulièrement ponctué de segments citationnels explicitement indiqués.

Tout cela compose un objet qui n’est pas un assemblage d’unités isolables mais un ensemble doté de parties. Ce « volume » ne se constitue pas selon une pratique cursive qui permettrait à chaque unité de se prolonger ou se poursuivre dans une autre avec simple reprise de segments formellement identiques mais plutôt une pratique englobante.

Si je me suis donné comme terminus a quo la récitation c’est qu’elle représente un point d’équilibre entre le texte-objet qui garde son statut d’unité intégrale et le programme extérieur que propose la pratique. Dans ces conditions c‘est à partir d’elle que se dessinent les deux orientations directrices : la pratique de la citation brise l’intégralité de l’objet mais donne au fragment isolé la présence sensible d’un corps étranger hors programme. Et le recueil indique une orientation inverse. Ici l’étendue croissante est rendue possible par la qualité du réseau constitué, mais les objets restent intacts. Le livre est alors au croisement de ces deux orientations. Il possède l’étendue du recueil mais en refuse la composition : loin de se présenter comme une accumulation, il impose une durée et un ordre de sorte que la totalité produite n’est pas un réseau mais une amplification.

J.M. Espitallier se réfère à Emmanuel Hocquard :

Note de bas de page 38 :

 J.M. Espitallier, Caisse à outils, op.cit., p. 155.

« Défendu le livre de poésie contre le recueil de poèmes ». Le livre est « un bloc cohérent de langage-durée, à parcourir à sens unique entre ses deux butoirs, les premiers mots et le mot de la fin »…une entité homogène, construite, articulée, jouant sur la durée (contre le catalogue de plans fixes généralement proposés par le recueil)38.

Ce qui est ici décrit en termes de durée pourrait peut-être se dire aussi bien par le croisement de la durée et de l’intensité : le recueil est composé d’une suite de confirmations qui reproduisent, en l’étendant à la totalité du corpus pris en compte, l’isotopie d’abord repérée. Le livre au contraire est un déploiement qui se diffuse selon une forme d’amplification. Les segments se renforcent les uns les autres selon un procès d’anticipation et de rétrospection alors que dans le recueil la force motrice est bien celle de la confirmation. Il semble alors que l’intensité dans la constitution du recueil suive une courbe descendante -de l’invention à la confirmation-  et une courbe ascendante, dans celle du livre. A propos de La descente de l’Escaut, le présentateur ne s’y est pas trompé.

Note de bas de page 39 :

 Jean-Baptiste Para in Franck Venaille La Descente de l’Escaut,  Paris, Gallimard, 2010, pour cette présentation, p. 14

Dans la dynamique du poème, le mouvement ininterrompu du fleuve et l’évocation d’une longue errance sur ses rives permettent de travailler par contraste les ruptures de ton, la mutabilité des séquences et le ebb and flow de la prosodie qui préfigure le flux et le reflux de la marée en Zélande39

La préfiguration ici décrite installe la lecture dans une « dynamique » d’amplification, contradictoire de la dynamique d’atténuation que provoque la lecture du recueil puisque,  dans La descente de l’Escaut, les segments sont intégrés dans le tout par la forme du contenu  -la « source » est nommée en troisième séquence et la « mer » en dernière- c’est-à-dire que la lecture reconnaît le livre comme totalité intégrale sans l’intervention d’une instance de contrôle..

La souplesse de l’anthologie

Note de bas de page 40 :

 Henri Deluy, Poésie en France, 1983-1988, Une anthologie critique, Paris, Flammarion 1989, p. 10.

De ces usages du poème, il faut encore distinguer l’anthologie. Mais l’analyse de corpus demande quelques précisions. Il arrive que l’anthologie soit sélective en se fondant sur un critère explicite qui en assure la représentativité (que l’on songe à l’anthologie « thématique »  donnée par Jean Rousset de la poésie baroque). Mais, très souvent, l’auteur insiste sur l’ouverture voire l’arbitraire qui préside à ses choix de sorte que les poèmes ne sont plus alors que des occurrences particulières : « Arbitraire comme toute anthologie… mais aussi l’envie de lire ailleurs »40. On pourrait dire que l’anthologie procure à ses lecteurs ou bien des parangons, ou bien des échantillons. Entre le poème-parangon et le poème-échantillon, les usages sont très différents : dans le premier cas, l’usage relève d’une pratique sélective  et clôturante, qui implique parfois - pour le producteur - des négociations difficiles, dans le second, il s’agit d’une pratique particularisante dont l’effet est une ouverture ;  ouverture active puisque l’anthologie est une invitation à rechercher d’autres textes.

Note de bas de page 41 :

 Henri Deluy, Poésie en France, 1983-1988, Une anthologie critique, op.cit., p.10.

A ces deux cas, il faut ajouter un usage stratégique. L’anthologie n’est pas seulement une pratique représentative ou particularisante. Elle contribue parfois à donner une unité à ce qu’elle rassemble. Rendant compte d’un ouvrage antérieur, H. Deluy note : « L’anthologie arbitraire d’une nouvelle poésie souhaitait donner une consistance commune aux mouvements qui, me semblait-il, avaient agi sur la poésie en train de se faire »41. Aux entreprises sélectives que l’on vient d’évoquer cette autre forme d’anthologie ajoute une pratique du mélange : le préfacier insiste sur la « rencontre » (entre surréalistes, formalistes et poètes d’Amérique du Nord, notamment) et plus encore, usant d’un terme auquel Landowski aura recours plus tard, sur la « contamination », des uns par les autres. Cela a pour conséquence que les anthologies ne se présentent pas sous forme d’une typologie de termes discrets mais selon une gradualité : de la sélection absolue de l’anthologie représentative à l’alliage que forme l’anthologie que l’on pourrait dire consistante on passe d’une pratique élective à une pratique englobante. In fine, cette dernière forme peut assez légitimement revendiquer le statut de livre : « que cette anthologie soit un livre » dit encore H. Deluy (et l’impératif montre assez qu’il s’agit ici plus d’une exigence que d’un constat d’évidence).

Il  faudrait encore examiner comment les habitudes et les comportements qu’elles produisent offrent diverses façons de « vivre en poésie » selon la formule de Guillevic. Dans ce domaine il me semble que ceux qui pratiquent les quatre premiers usages que je viens d’évoquer (récitation, citation, composition de recueil ou livre) sont conduits à gérer des régimes d’intensité : le producteur (ou le récepteur) du recueil réduit sans cesse le degré d’intensité au profit de l’étendue : il s’agit pour lui d’élargir le territoire couvert par les « réseaux » et d’éviter par là qu’un seul poème affiche son isolement. Le récitant isole certes un poème mais il n’a rien à négocier, dès lors que la démarcation que forme le poème avec le discours qui le sollicite est programmée par le statut même de poème tel qu’il est reconnu dans l’aire culturelle où il est produit. La situation du citationniste -si l’on veut bien lui donner ce nom- est, au contraire de celle du récitant, l’occasion d’un engagement  qui s’établit entre ces deux polarités que sont la démarcation forte de la citation qui s’affiche comme corps étranger, et  l’effacement de la citation dissimulée, voire imperceptible.

Note de bas de page 42 :

 Jean-Marie Floch, Identites visuelles, Paris, PUF, 1995, pp. 204-205

Note de bas de page 43 :

 André Gide, Si le Grain ne meurt, Paris, Gallimard, 1955, p. 272.

On dirait volontiers que, comparé au producteur de recueils, le citationniste est dans la position du « bricoleur »  cher à Jean-Marie Floch42, laissant au faiseur de recueils celle de l’ingénieur. Mais confronté au récitant le même citationniste met de l’intensité parfois là où on ne l’attend pas. Le jeune André Gide, invité à entendre un poème dit dans le salon du maitre parnassien Hérédia, devant un public respectueux des lignes de démarcations, remarque le dernier vers entendu : « Passe aussi son chemin, ma chère ». Dans le silence imposé par le rituel il murmure à son voisin inconnu « Ne craignez-vous pas le SE AUSSI SON …? » Et il ajoute : «  tout le monde se regarda ; et ce qui me sauva c’est qu’on ne comprit pas d’abord »43.

Note de bas de page 44 :

La comparaison avec l’analyse musicale est ici éclairante Marta Grabozc, dans son examen de la sonate Waldstein  de Beethoven, se réfère à Charles Rosen : « Il voit le premier mouvement comme proche de la démarche haydnienne qui consiste à faire croître la musique d’un petit noyau ou d’une idée centrale » et elle cite son auteur de référence : « Autrement dite les thèmes semblent naître les uns des autres ». Marta Grabozc Musique, narrativité, signification, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 175

Quant au livre de poésie il demande une tenue de la trajectoire capable d’assurer la progression converse. Il semble que, dans ce cas, le producteur va de la concentration au déploiement, et le récepteur de l’attente au souvenir44. Ce mouvement d’amplification est nettement décrit par Georges Poulet à propos de Maurice Scève :

Note de bas de page 45 :

 Georges Poulet, Mesure de l’instant, Paris, Plon, 1968, pp. 16-17.

La Délie de Scève est ce poème quatre cent quarante neuf fois répété, ou revient inlassablement le même ensemble de pensées…Pourtant un certain excès se marque, le total réel dépasse le total prévisible. Tout se passe comme si la vie frénétique de l’esprit était semblable à un nombre qui grossirait par une multiplication perpétuelle de lui-même45.

Pour sa part l’anthologiste est plutôt confronté à des régimes d’aspectualité. L’anthologie représentative est terminative dans son orientation : les sommations auxquelles se livre ici l’anthologiste virtualisent tout ce qu’elles excluent comme inutile : pendant plusieurs années des générations d’étudiants français n’ont su de la poésie dite baroque que ce qu’en montrait l’anthologie déjà évoquée de Jean Rousset. On voit assez aisément comment, pour sa part,  l’anthologiste invitant –celui qui veut donner à son lecteur « l’envie de lire ailleurs »- met en avant l’inchoatif ; ce qui est exclu est explicitement actualisé dès lors que la lecture prend sens en allant en dehors du  livre dans les directions qu’il indique. Quant à l’anthologie consistante –celle qui veut « donner consistance » aux mouvements épars et par eux mêmes évanescents de la poésie « en train de se faire »– elle réalise et installe dans la durée ce qui sans elle passerait de l’inchoatif, à peine actualisé, à un état dangereusement potentialisé (enfermé dans les rayons de la bibliothèque nationale). A cet égard l’anthologiste travaille dans le duratif.  Et pour faire le lien entre cet aspect et une forme de vie, il n’est que de lire la préface d’Eric Houser à une anthologie personnelle :

Note de bas de page 46 :

 Eric Houser, Poèmes en langue vulgaire, Action poétique éditions, Ivry, 2009.

Etre l’anthologiste de soi-même (comme un autre), voilà qui m’est apparu à un certain moment comme une évidence que je pouvais faire mienne. Poesia della vita : la vie ne serait-elle pas une collection de « morceaux d’anthologie » ? Une compil, finalement.46

Pour donner une récapitulation de ce propos il faut évidemment assumer son orientation téléologique. Car insister sur la dimension objectale des poèmes c’est se donner aussi les moyens de les mettre en cohérence avec les usages auxquels ils se prêtent, et les pratiques qu’ils occasionnent.

Note de bas de page 47 :

 Louis Hjelmslev, « La notion de rection », Essais Linguistiques, éd.française, Paris, Minuit 1971, pp. 148-160

Note de bas de page 48 :

 L. Hjelmslev, « La notion de rection », Essais Linguistiques, op.cit., p. 156

Note de bas de page 49 :

 L. Hjelmslev, « La notion de rection », Essais Linguistiques, op.cit., p. 154

A cet égard il est utile, voire franchement heuristique, de se référer à ce que dit Hjelmslev de la  rection. Dans un article traduit dans les Essais linguistiques47, l’auteur note : « Il apparaît que la  rection se définit comme un appel nécessaire, ce qui explique la nécessité de distinguer un appelant et un appelé »48. Et l’appelant est très évidemment le terme secondaire de la chaîne : le terme primaire peut exister sans le terme secondaire, ce qui n’est pas le cas de ce dernier. Cette relation est dès lors une « détermination » le terme primaire « a la faculté d’être déterminé par (ou de régir) » le terme secondaire. On voit assez comment l’usage, dans ce qu’on vient de lire, constitue le terme appelant qui détermine le poème-objet comme terme appelé. Mais le maître danois élargit son enquête : « La détermination est une dépendance  unilatérale et obligatoire. Mais on pourrait concevoir, par contraste, d’une part une interdépendance ou dépendance bilatérale et obligatoire et d’autre part une constellation ou  dépendance facultative »49. Un tel partage n’est pas sans effet sur notre corpus : il semble par exemple que la récitation ou la composition du recueil –c’est-à-dire les formes d’usage qui privilégient l’étendue– sont des dépendances unilatérales, alors que le livre de poésie relève de l’interdépendance et l’anthologie (dès lors qu’elle ne s’affiche pas comme représentative) de la constellation.

Note de bas de page 50 :

 L. Hjelmslev, Essais Linguistiques,op. cit., p. 156

Note de bas de page 51 :

 Partie centrale, mais aussi la plus fragile : affordance (voire enaction), élément identique et modulations, ces concepts ne se recouvrent pas et indiquent plutôt le caractère très programmatique de cette étude.

Ce n’est pas tout ; l’étude sur « La notion de rection » ne se limite pas à noter les rencontres entre les termes. Hjelmslev ajoute par exemple : «  Il convient … de constater qu’il y a dans la préposition un élément casuel et dans la conjonction un élément modal qui régissent un élément identique renfermé dans leur régime »50 Dans cet « élément identique » je ne peux m’empêcher de retrouver ce qui constitue la partie centrale de l’étude qu’on vient de lire, celle concernant les modulations51, qui empêche de considérer face à face un objet et un usage et contribue à l’orientation du procès.

Quelles que soient les difficultés que soulèvent ces convergences, elles indiquent au moins et in fine combien cette étude est plus syntaxique (installée dans un procès) que générative. Ce qui n’est pas sans poser problème et rendre inévitables des orientations de recherche, notamment celles-ci : faut-il penser les usages dans le cadre d’une paradigmatique et dans ce cas établir la possibilité d’une définition déductive (que faire par exemple de ce qu’il est convenu de nommer « performance » ?) ? Et dans quelle mesure un parcours syntaxique peut-il -sans introduire des niveaux de pertinence- rendre compte des pratiques, des stratégies et des « formes de vie » telles qu’elles sont apparues ?

Reste que le propos ici tenu serait justifié s’il montrait un chemin situé à l’écart de ceux qu’empruntent aussi bien les défenseurs de la textualité que les sociologues de la lecture. Aux premiers qui, partant du texte se sont dirigés, avec un vaste vocabulaire de préfixes, vers un élargissement sans rivages : prétexte, contexte, cotexte, intertexte, etc, il oppose une téléologie affichée qui veut répondre à des critères de simplicité. Aux seconds, il demande de ne pas s’intéresser aux seules pratiques mais de considérer que la question des relations entre objets et pratiques concerne les pratiques elles-mêmes.

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