De la visualité

Luisa Ruiz Moreno

SeS/BUAP

https://doi.org/10.25965/as.1649

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Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : visible, visualité, visuel

Auteurs cités : Georges DIDI-HUBERMAN, Jacques FONTANILLE, Emmanuel KANT, Jacques LACAN, Jean-Luc Marion, Herman PARRET, François RASTIER, Ferdinand de SAUSSURE, Claude ZILBERBERG

Plan
Texte intégral

I. Orientation générale

Pour commercer, nous dirons que notre but est d’exposer un point de vue particulier sur l’une des sémiotiques non verbales que nous appelons traditionnellement « sémiotique visuelle ». Notre perspective implique l’approfondissement du contenu d’une telle dénomination au moyen d’une bipartition sémantique qui nous permettrait de mieux organiser notre matière : sémiotique du visuel et sémiotique du visible. Voici posés les deux axes d’une complexité tensive qui articule la signification visuelle dont la dynamique pointe en direction de la forme, soit : la visualité qui, grâce à l’orientation d’un tel dynamisme, acquiert une existence sémiotique.

Notre travail comprendra ces trois aspects pour rendre compte des textes visuels que nous nous proposons d’analyser. De tels textes, à partir d’un jeu de tension entre le visuel et le visible, manifestent cette orientation, en érigeant la visualité comme une valeur de la perception. Il est évident que cette proposition repose sur une sémiotique de la valeur qui permettrait de concevoir la visualité comme une valeur perceptive opposée et semblable à beaucoup d’autres. Bien que, dans ce domaine et peut-être par tradition culturelle, la verbalité, elle-même conçue dans cet exposé comme une valeur relative, s’oppose à la visualité de manière plus claire. Et pour cette même raison, la visualité est comparée à la verbalité dont elle se complémente souvent.

Ainsi, dans la consécution du processus valoratif, la visualité serait toujours susceptible d’être échangée contre autre chose de différent : un sentiment, une idée, un jugement, etc. Mais dans tous les cas il s’agit d’une question, d’une énigme qui fonctionne comme une valeur autre. L’émergence de cette « valeur équivalente » qui n’est pas une valeur de la perception mais qui est référée par elle, confirme la valeur des valeurs perceptives, elle fournie à chacune une identité sensitive dans leur registre et finit par les convertir en ses valences constitutives. De telle sorte que la « valeur équivalente » fait valoir les valeurs perceptives. Dans le même temps celles-ci lui permettent de prendre forme et malgré le fait de ne peut-être pas pouvoir être appréhendée, elle est néanmoins identifiable.

Il en va de même en ce qui concerne le processus de valoration vers l’intérieur de la visualité qui est constituée comme une valeur de la dynamique tensive régie ses valences : le visuel et le visible..

C’est alors que dans l’ensemble perceptif intégré par le visuel et le visible (valeurs relatives elles aussi et/ou valences, selon le point de vue) qui tendent vers la visualité, il nous faut considérer le sujet visualiste. Cette dénomination acquise par le sujet percevant (ou par son contraire : le sujet qui fait percevoir) est en accord avec ce micro-univers sémantique ; sujet qui, de fait, est un sujet implicite, ce qui va de soit dans une conception phénoménologique de la perception telle que celle-ci. Le sujet visualiste est à la fois le point d’articulation entre le visuel et le visible, et le centre des diverses corrélations.

Cette dernière précision renferme une structure actantielle autour de l’acte de perception visuelle (ou l’acte contraire : celui de perceptivisation) ; en effet, la visualité n’est pas seulement une valeur relative aux autres valeurs de la perception, mais aussi au sujet qui a en perspective la visualité comme un objet syntactique ; c’est-à-dire l’objet avec lequel le sujet se constitue en tant que tel, en une dépendance sémiotique, et en objet de valeur et de désir (d’obtention ou de dépouillement) qui anime la transformation des états d’existence.

Par conséquent, la visualité peut être un don, une valeur d’échange, un manque, un excès, etc., et peut pointer vers des valeurs équivalentes immergées dans un fond modal, éthique et phorique. Nous en tirons que le principe de narrativité trouve une nouvelle application dans la dynamique tensive de la signification visuelle où les structures élémentaires qui construisent les différentes valeurs permettent de les organiser en deux grands ensembles : les valeurs d’univers et les valeurs d’absolu.

Ceci étant dit, il est facile de noter que la visualité, posée comme une question perceptive et depuis une sémiotique de la valeur, nous invite à réviser aussi bien les sources traditionnelles que les réflexions actuelles de la théorie de la valeur en sémiotique. Le diagramme suivant offre une synthèse de ce que nous venons d’avancer :

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II. Une structure d’accueil

La théorie sémiotique de la valeur – saussurienne à l’origine, comme nous le savons- a bénéficié du point de vue tensif sur la signification qui s’est développé au cours de ces dernières années. Les schémas fournis par cette dernière perspective permettent de représenter la structure élémentaire de la signification par un modèle constitutionnel à la fois différent et complémentaire de celui du carré sémiotique classique. En effet, les simulacres tensifs se configurent selon les deux tendances vers lesquelles s’articule le sens : l’extensité de l’intelligible et l’intensité du sensible. Ainsi, la signification, dans ce cas précis la signification visuelle, peut être interprétée comme une valeur de la perception qui surgit comme étant ce qui est relatif à deux axes sémio-discursifs dont les abscisses et les ordonnées définissent les valences de la valeur ; axes qui vont dans des directions différentes. Le schéma tensif représente sur l’axe vertical les associations sur la profondeur sensible, et sur l’axe, horizontal les relations sur l’extension intelligible.

Ainsi, cette morphologie, possédant une syntaxe qui la dynamise, offre la possibilité d’élaborer une grammaire de la matière visuelle qui assure une observation rigoureuse. La caractéristique principale du dispositif de connections est qu’elle est régie par des fluctuations d’augmentations ou de soustractions, d’ascendances et de descendances, de rétractions et d’amplifications, et enfin de sélections et de mélanges. L’instabilité-même du sens dans le processus de signification marque les intersections des deux tendances dans l’espace tensif. Ces conjonctions établissent les valeurs qui, en étant projetées sur les axes, en déterminent les valences.

La matière visuelle, qui aura toujours comme support le sens de la vue, est distribuée sur le schéma tensif et se diversifie sur les deux ordres, sensible et intelligible, pour devenir ainsi ce que nous pourrions appeler une substance visuo-sémiotique distribuée sur le visuel et le visible pour donner lieu à la forme, la visualité, grâce à la dynamique proportionnelle provoquée par les axes au moment d’avancer ou de reculer en sens opposé.

Si, comme le discours d’usage l’indique normalement, le visible (certain et évident au point de n’admettre aucun doute) est le domaine du différentiel, du discrétisable, de l’appréhensible et, par conséquent, susceptible d’être catégorisé, il occuperait alors la dimension de l’extensité représentée par l’axe horizontal sur lequel s’étend l’intelligible. Ainsi, les objets focalisables trouveraient sur l’extensité diverses positions qui les rendraient plus ou moins visibles.

Au contraire, le territoire du visuel (relatif à la vue mais de façon incertaine et générale) serait plutôt une profondeur insaisissable. La dimension de l’intensité, dont la représentation serait donnée par l’axe vertical du sensible sur lequel l’invisible trouverait même une place en étant le constituant de la visualité souhaitée, pourrait en rendre compte. L’invisible, bien que n’étant pas susceptible d’être articulé en une catégorie du visible, possède une grande intensité sur l’action, propre du visuel : le regarder dont l’organe d’exécution est le regard ; de même que l’organe d’exécution de l’action de voir est la vision sur l’axe du visible.

Le schéma suivant nous permet de faire le point en représentant une configuration visuo-graphique actualisée et nous permet de noter sur l’espace tensif les éléments qui trouvent leur place sur l’armature. À ce stade, nous n’avons besoin que de la géométrie du schéma en repos, c’est-à-dire sans sa syntaxe en mouvement qui, cependant, est ébauchée par les vecteurs en équilibre instable et la bissectrice prête à être mise en exécution.

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Quant à lui, le sujet visualiste, placé au sommet de l’angle formé par les deux axes tenseurs, peut avoir une visibilité zéro, comme c’est le cas d’un sujet non voyant. Sujet non voyant que les images du photographe aveugle Evgen Bavčar manifestent. Cependant du fait que cet aveugle possède également un fort degré d’intensité visuelle poussée par la même invisibilité, ce sujet, en possession de cette grande intensité qui lui permet de regarder en profondeur et face à la visualité comme valeur et comme désir, trouve dans une certaine mesure une corrélation entre l’intensité du regard et ce qui peut être capturé par la vue sur la dimension de l’extensité.

Ainsi, la visualité est définie par une valence intensive et une valence extensive. Le non-voyant, du fait de sa condition sémiotique, rend visible pour un autre ce qui est invisible pour lui et, par conséquent, la valeur en perspective a une résolution, dans la mesure où le désir devient réalisable. Et voici une autre condition de la visualité en tant que valeur : elle vaut dans la relation inter-subjective et dans le réseau des relations sociales qui reconnaissent et confirment aussi bien les valeurs perceptives que les valeurs équivalentes.

Selon ce que nous venons d’exposer, il est clair que lorsque nous parlons d’invisibilité, nous voulons faire référence à la fois à ce qui ne se voit pas et à ce qui ne peut pas voir, c’est-à-dire au non visible ou à ce qui est caché à la vue, ou encore à ce qui est aveugle, privé du sens de la vue mais qui peut cependant posséder une compétence modale et l’exercer : faire voir, telle que l’intentionalité implicite de la charge sémantico-phorique, ou, de même que l’aveugle qui travaille avec dévotion et discipline en prenant des photos pour que d’autres les voient. Par conséquent, l’invisibilité est aussi imprégnée de visibilité, en tant que condition constitutive de ce qui peut se voir, de l’intentionalité et du désir de l’image. Ainsi, les fonctions de la visibilité et de l’invisibilité dépassent les limites de l’oculaire et, en conséquence, elles doivent être assumées non seulement par une sémiotique du visible, mais encore par une théorie qui rende compte de ce que l’œil ne voit pas mais que le regard intègre pour constituer la forme visuo-sémiotique.

D’ailleurs, cette proposition trouve une bonne réception chez la sémiotique tensive, mais dans le but d’aller vers la lecture de textes visuels à partir d’un support plus dense, il est nécessaire d’apporter une justification de la démarche qui nous a conduite à ce schéma tensif comme structure d’accueil. Dans les points suivants, nous pourrons suivre les évolutions de ce processus explicatif.

III. L’invisible dans le visuel

Depuis la perspective d’une sémiotique du sensible, il est possible de concevoir une théorie du regard qui n’ait pas pour unique présupposé la visibilité, ce qui signifierait cesser de construire toujours et exclusivement des logiques du visible. En effet, on peut opposer à ces dernières une sémio-esthétique qui aurait pour base l’invisible et le non visible ; de là on peut tirer que les études sur la vision, qu’elles soient cognitives ou psycho-physiologiques, ne suffisent pas à rendre compte du phénomène du regard par rapport à celui de la vue. Ce sont davantage les réflexions sur les conditions sémiotiques du regard –qui appartient à la culture et non à la nature, c’est-à-dire qui est forme et non substance- qui contribueraient à rendre compte du voir et de ce qui fait voir. Il s’agirait d’une interprétation de ce que Jean-Marie Floch, dans le but de contribuer à une anthropologie culturelle et de saisir les formes de regard, appelait une sémiotique du visuel ; sémiotique qui serait construite sur une esthétique structurelle libérée de tout substantialisme. Cependant la recherche du rôle joué par les substances dans le processus de signification est inéluctable.

Note de bas de page 1 :

 Herman Parret, « De l’invisible comme présence », VISIO, Vol.7, Nos. 3-4, Université de Laval, Québec, 2002-2003, p. 65.

Et maintenant, en reprenant les termes d’Herman Parret1 extraits de son article « De l’invisible comme présence » publié dans la revue Visio, nous voudrions ajouter les réflexions que nous venons de faire sur les formes du regard qui ont lieu au-delà du phénomène de la vision et qui peuvent être saisies depuis une sémiotique qui n’ait pas exclusivement comme support la visibilité :

« Inondés d’images dans un monde où, aujourd’hui, une opticalisation extrême nous est proposée de toutes parts, il faut du courage pour reconnaître la spécificité des territoires du visuel et de l’invisible. Et pourtant ces territoires irrécupérables sont d’un intérêt vital pour la richesse existentielle de nos expériences esthétiques. Il convient dès à présent de penser l’invisible dans le visuel. »

Note de bas de page 2 :

 Jacques Lacan, « Maurice Merleau-Ponty », Les Temps Modernes, 1961, Numéro spécial sur Maurice Merleau-Ponty. Voir http://pagesperso-orange.fr/espace.freud/topos/psycha/psysem/merleau.htm.

Note de bas de page 3 :

Georges Didi-Huberman, Devant l’image, Les Éditions de Minuit, 1990.

Note de bas de page 4 :

 Jean-Luc Marion, La croisée du visible, PUF, Paris, 1991.

Ainsi, en s’appuyant d’une part sur Jacques Lacan pour fonder l’importance de sémiotiser « ce qui ne saurait se voir »2 mais qui peut être « nommé » et d’un autre côté sur les oppositions de Georges Didi-Huberman3 –qui distingue le visuel du visible- et celles de Jean-Luc Marion4 –qui établit une différence entre l’invisible et l’invu- Parret lui-même trouve quatre fonctifs qui pourraient être mis en relation pour rendre compte d’une phénoménologie du regard et d’une esthétique de la visualité. Les quatre fonctifs seraient : le visible et le visuel, l’invisible et l’invu.

Même si Parret n’organise pas à partir des quatre termes un carré sémiotique, il le suggère puisqu’il parle de « fonctifs », instances qui ne pourraient être pour nous que des fonctifs d’une fonction sémiotique, c’est-à-dire les termes d’une structure élémentaire de la signification de type catégoriel. De telle manière qu’en nous appuyant sur cette suggestion, nous pouvons, pour notre part, élaborer avec les quatre termes un carré sémiotique qui nous permette de réaliser une première articulation de la visualité ; car, dans le fond, ainsi que nous l’avons dit, c’est vers la visualité que pointe la direction du sens et il ne s’agirait que de la complexité propre au regard et à la vision.

Ainsi, en essayant d’articuler de manière provisoire une catégorie possible dont les relations fassent émerger la visualité, nous ébaucherons un carré sémiotique classique. Nous en utiliserons la logique et la syntaxe pour avancer dans notre proposition. Pour ce faire, le premier pas consisterait à suivre l’indication de Parret et de « penser l’invisible dans le visuel », soit d’essayer de trouver un lieu structurel de l’invisible dans le visuel pour pouvoir configurer ensuite la co-relation entre le visible et le visuel où le visuel contienne l’invisible de telle manière qu’il y reste impliqué.

De telle façon qu’en reprenant les fonctifs mentionnés, nous obtiendrons que le visible s’oppose au visuel, S1 vs S2.

Ainsi, le visible serait le domaine de ce qui peut être décrit, le différentiel, l’objet sémiotique face à son sujet ou posé comme un objet susceptible d’être capturé, tandis que le visuel resterait toujours dans la mire, avec une certaine imprécision qui ne permet pas de le focaliser, tel un territoire confus, inexplorable.

En tenant compte de l’autre couple de mots, l’invu et l’invisible, ceux-ci trouveraient leur place aux opposés négatifs ou sous-contraires, soit S2 négatif et S1 négatif respectivement. La dynamique de la structure nous permettrait alors de tracer le parcours qui va du visible à l’invisible, où ce dernier fonctionne comme un présupposant qui nous conduit au présupposé : le visuel. L’autre parcours serait celui qui mène du visuel –de ce qui reste toujours dans la substance de la visualité, ce qui ne deviendra jamais capturable pour l’œil- à sa paire contradictoire : l’invu. Celui-ci est susceptible d’abandonner son état provisoire pour être à la portée de la vue (c’est-à-dire ce qui n’est pas encore vu) et qui, par conséquent, peut se convertir en une implication du visible, final de la trajectoire. Voyons ces considérations sur le développement figuratif de ce modèle constitutionnel :

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Note de bas de page 5 :

 Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, Traduction et introduction d’Alexis Philonenko, Librairie Philosophique J. VRIN, Paris, 2000, Chapitres II et III de l’Introduction, pp. 30-38.

Si nous nous en tenons à la direction verticale des deixis et si nous séparons la zone régie par S1 de la zone régie par S2, l’espace du carré ainsi configuré resterait composé par le champ des domaines dont l’organe spécifique serait le sens de la vue et par le champ des territoires dont l’organe spécifique serait le sens non optique du regard. Je suis presque littéralement Herman Parret qui utilise les concepts de domaines et de territoires empruntés à Kant5 pour faire référence à ce que nous pouvons interpréter en sémiotique comme l’intelligible et le sensible.

En effet, du côté gauche du carré, soit du côté des domaines de l’invu au visible, nous serions dans une dynamique sémiotique dans laquelle les règles génératrices permettent de capturer l’objet et pointent depuis l’optique potentiel vers ce qui se laisse capturer par la vue ; mais du côté droit du carré, sur les territoires où la direction va depuis l’invisible vers le visuel, la directionnalité du sens conduit du non optique radical (la cécité, par exemple) à son présupposé, cette zone où règne le regard. Et c’est à ce sujet que Parret dit : « … une sémio-esthétique devrait accepter ses limites et se garder ainsi de tout geste triomphaliste. Un tel exercice de modestie est difficile… » puisque, ajouterions-nous, la visualité informe du visuel, ces zones, sous-jacentes pour Lacan, ne seraient jamais vues tout en restant constitutives de la signification et, par conséquent, la tâche de l’analyse dans ses aspects herméneutiques ne peut que les prendre en compte, bien que cette tâche, dans sa phase descriptive, ne soit pas capable ni de les focaliser ni de les préciser.

Avoir recours au carré nous aide à nous représenter ce lieu occupé par l’invisible dans la fonction sémiotique et de faire plus qu’un simple déplacement qui provoque une intrusion de l’invisible dans le visible. Ce qui reviendrait à impliquer simplement un terme dans l’autre, de façon à ce que la relation (fonction) ne soit pas une interdépendance mais une dépendance unilatérale (selon les termes d’Hjelmslev), étant donné qu’un terme en présupposerait un autre, mais non dans le sens contraire. Nous avons donc besoin d’assumer dans la catégorie visuo-sémiotique l’invisible absolument opposé au visible, ce lieu négatif par où passe, par coercition structurelle, la direction du sens.

Ainsi, nous acceptons le défi de réaliser l’exercice auquel nous invite Herman Parret. En effet, il ne nous dit pas de rester paralyser face à l’insaisissable mais il parle de tenter une action, tout en sachant d’avance qu’elle ne conduira pas forcément à un succès certain. Alors, comment pouvons-nous progresser dans les territoires ? Comment assumer l’invisible dans le visuel ? Et finalement, comment assumer le visuel dans le visible ?

Une façon possible de poser le problème serait, par exemple : face à ces considérations selon lesquelles tout le protagonisme a été accordé à l’objet (visible, visuel, invu et invisible), nous pourrions commencer par nous demander quelle est la place qui a été accordée au sujet dans la fonction visuo-sémiotique. Si la valeur constituée est la visualité, où se trouve le sujet visualiste par rapport à ces domaines et à ces territoires, et surtout, en tenant compte du fait qu’il s’agisse d’introduire comme implicite le territoire du visuel dans le domaine du visible, par qui cette opération est-elle exécutée ?

En guise de réponse, nous nous proposons d’élaborer un autre carré sémiotique ; mais sans laisser de côté le carré précédent, puisque nous y faisons les réglages pertinents de telle façon qu’il puisse contenir et représenter l’interdépendance du sujet par rapport à l’objet. Ainsi, nous obtiendrons une figure sur laquelle la visualité serait la résultante complexe de deux complexités à leur tour :

a) celle de l’objet visuel intégré maintenant par S1, le visible, et S2, l’invisible qui ne sont plus contradictoires mais qui sont devenus simplement des contraires en occupant les termes positifs du carré. Nous avons donc S1 et S2 mis en relation par la conjonction [et], tel que le propose Merleau-Ponty dans le titre de son œuvre, précisément intitulée Le visible et l’invisible ; tous deux, S1 et S2, étant des phénomènes également constitutifs des propriétés méréologiques de l’objet, des comportements de l’objet face au sujet. D’un autre côté, nous pourrions aussi considérer que le visible et l’invisible sont des aspects de l’objet qui dépendent des positions du sujet et de ses différents points de vue : ces aspects qui peuvent se voir et ceux qui ne peuvent pas se voir.

b) celle du sujet visualiste intégré par les oppositions contradictoires de l’objet : S2 négatif, le non invisible (identifié comme l’optique potentiel), la voyance du sujet voyant, et S1 négatif, le non visible (le non optique absolu), l’invoyance du sujet non voyant.

De cette manière, les contradictions du visible et de l’invisible, c’est-à-dire le non visible et le non invisible seraient respectivement les propriétés de la non voyance (le non visible) ou de la voyance (le non invisible), de qui regarde au-delà des constrictions de l’oculaire, c’est-à-dire du sujet qui, de même que l’objet, présente également ses aspects visualistes ou assume différents rôles face à l’objet visuel (qui sera toujours de valeur et de désir). Objet visuel qui, ainsi compris, acquiert la définition d’objet du regard ou de l’action passionnelle du regarder. Cet objet regardable ou regardé (constitué par la complexité du visible et de l’invisible) est devant le sujet, et il s’agit de l’objet qui le transforme en sujet visualiste.

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Le sujet, également constitué par les oppositions aspectuelles du voyant [et] du non voyant (rôles, positions, compétences) occupe sur notre structure la partie des contraires négatifs. Le sujet se trouve en effet sur la zone négative, dans l’ombre où il installe la mire, il pointe et focalise l’objet à regarder et qu’il verra finalement, ou bien qu’il déictise de manière confuse vers ce qui est indifférencié, vers ce qu’il ne verra pas par manque du sens optique de la vue mais que son regard perçoit avec une grande intensité.

Nous croyons que grâce à ces réflexions, par l’intermédiaire de la sémiotique standard qui nous place à un niveau logico-sémantique de base, nous avons avancé sur la possibilité de postuler l’existence sémiotique de l’invisible dans le visuel. Pour cela, il a été indispensable de considérer la relation sujet/objet (sujet voyant ou non voyant ; objet invisible ou visible). Et c’est dans cette interdépendance que surgit la visualité en tant que valeur sémiotique sur laquelle, selon cette proposition, il nous faut finalement centrer nos recherches suivant une sémiotique dont la problématique serait celle des formes qui sont créées entre le voir et le regarder.

IV. Entre le visuel et le visible

Une fois incorporé l’invisible dans le visuel, une question s’impose en ce qui concerne l’ajustement de ces considérations : pourquoi, dans une théorie de la visualité en tant que valeur de la perception, est-il important d’inclure l’invisibilité ? La réponse renvoie également à une référence obligée aux sources saussuriennes : rien de sémiotique n’est possible sans la négativité constitutionnelle. Et l’invisibilité est l’instance négative de la visibilité. Entre l’une et l’autre, il est possible de concevoir la différence qui fonde le langage visuo-sémiotique, de telle façon qu’impliquer l’invisibilité dans le visuel nous permet de saisir cette différence qui devient complémentaire dans la constitution de la valeur. Et que serait la valeur si ce n’est ce qui fait la différence, différence qui, une fois perçue, est connotée par cette même valeur ?

Note de bas de page 6 :

 Ferdinand de Saussure, Écrits de linguistique générale, Gallimard, 2002, pp. 64-65.

Le défi est donc de maintenir l’équilibre relatif entre le visuel et le visible, en tenant compte du fait que l’un ou l’autre peut être négatif et/ou positif selon le point de vue à partir duquel ils sont évalués et selon les réalités auxquelles réfèrent leurs directions. Paradoxalement les affirmations de Saussure6 qui suivent, extraitesdes Écrits, nous conduisent à une positivité de la négativité :

« Il me semble qu’on peut affirmer en le proposant à l’attention : on ne se pénétrera jamais assez de l’essence purement négative, purement différentielle, de chacun des éléments du langage auxquels nous accordons précipitamment une existence : il n’y en a aucun, dans aucun ordre, qui possède cette existence supposée –quoique peut-être, je l’admets, nous soyons appelés à reconnaître que, sans cette fiction, l’esprit se trouverait littéralement incapable de maîtriser une pareille somme de différences, où il n’y a nulle part à aucun moment un point de repère positif et ferme. »

Les mots du paragraphe antérieur, d’une lucidité sans faille qui ne cesse de nous étonner, constituent un calembour qui s’affirme dans sa seule existence car il convertit en fiction tout ce que lui n’est pas. Et, en conséquence, nous sommes appelés à nous en remettre au domaine des valeurs absolues qui empêchent une conception sémiotique transformationnelle et dynamique du monde. Valeurs absolues chères au substantialisme positif dont tant la sémiotique que son fondateur visionnaire cherchaient à se défaire.

Comment relativiser la négativité tout en la postulant ? Peut-être la solution réside-t-elle dans une relecture de ces mêmes paragraphes et dans une herméneutique contemporaine de la théorie de la signification même qui a fini par en assumer les bases phénoménologiques d’origine. Nous avons alors une nouvelle lecture faite à partir de la dynamique tensive du discours, la praxis sémiotique, la sémantique interprétative et les sciences de la culture.

Note de bas de page 7 :

 François Rastier, « Le silence de Saussure ou l’ontologie refusée », L’Herne. Saussure, No. 76, Éditions de L’Herne, Paris, 2003, pp. 23-51. Voir tout l’article.
François Rastier, “Signo y negatividad: una revolución saussuriana”, Tópicos del Seminario, Vol. 18, BUAP, Puebla, 2007, pp. 13-55. Voir tout l’article.

Pour François Rastier7, le fondement scientifique de Saussure dans la négativité comme principe de l’unité linguistique a constitué, au-delà de l’inauguration d’une nouvelle ère pour les études du langage, une véritable révolution copernicienne dans la pensée occidentale ; dérangement épistémologique dont nous n’arrivons pas encore à nous charger, peut être parce que cela implique au fond le passage d’une ontologie à une autre, ou à une déontologie. C’est ce qu’affirme Rastier tout en admettant l’incohérence qui peut être imputée à Saussure d’avoir créé une nouvelle métaphysique (pour se sauver de l’autre) autour du langage, et qui surgit grâce à une personnification curieuse de la langue et de l’expression d’un sentiment tragique que l’on peut noter dans sa recherche. Selon Rastier, on peut tirer de ce virement deux conséquences que, de notre côté, nous considérons de grande utilité pour assumer pleinement la fonction de la négativité dans la signification visuelle :

Note de bas de page 8 :

 Ferdinand de Saussure, idem, note 2, p. 51. De la même manière, dans le Cours, Saussure parle du chaos hors de la relation signe.

a) La première conséquence est que, moyennant la forme, Saussure postule l’unité du langage. Unité comprise comme étant la propriété en vertu de laquelle une totalité ne peut pas se décomposer sans que sa condition ne soit détruite ; unité également comprise en tant que qualité ou paramètre grâce auquel cette totalité peut s’expliquer. La forme surgit alors de la négativité, qui est ce qui réunit, selon lui, le chaos de l’intelligible et le chaos du sensible8. Le lien est établi par ce qui n’est pas une substance visible et qui n’est pas non plus une substance intelligible. La forme est ainsi une relation pure et indissoluble, tout en étant contingente, génératrice de signification. Cette forme, qui n’est ni l’un ni l’autre chaos (une sorte de zone neutre ?) mais une combinaison à l’infini de l’un et de l’autre, qui avance toujours en profondeur et en extensité, établit un ordre, un sens, qui a coutume d’être appelé signe, parce que ce qui est placé au centre de la problématique du langage, c’est le sens et la signification. Mais une fois posée cette question, tout tourne autour de cette problématique et des différences sont établies, entre autres celles de la langue et du langage, de même que des ressemblances nées dans la nature sémiotique, comme par exemple entre les langues naturelles et les autres langages qui font le monde humain. Ce qui implique que la langue et les langages constitués négativement donnent de l’ordre et du sens à ce qui, hors de ces formes, n’en aurait pas puisque celles-ci sont les sources de cet ordre et de ce sens.

b) La deuxième conséquence découle de la première et prône que le langage (en tant que système ou processus), verbal ou non verbal, n’est pas un véhicule pour transmettre un contenu préexistant. Par conséquent, il n’y a d’autre signification que celle qui surgit dans la forme qui fait le langage. De moyen d’expression, le langage est passé à être l’actant producteur et transformateur du sens, ce qui est dit et redit dans les théories plus aisément de ce que nous arrivons à comprendre en totalité et plus encore de ce que nous faisons dans nos pratiques d’analyse.

Si l’en est ainsi, le sujet visualiste est un actant qui, à son tour, fait sienne la fonction actantielle du langage en mettant en corrélation le visuel et le visible et en construisant la signification grâce au surgissement progressif et tensif de la visualité. De cette manière, son actuation n’est pas le moyen de transmission d’un contenu qui est déjà donné autre part, sinon qu’un tel signifié y est créé. En effet, le contenu visuo-sémiotique (avec son plan de l’expression inhérent) se génère dans la concurrence avec d’autres valeurs de la perception tandis qu’il implique la capacité d’être changé (et confirmé) par une valeur équivalente qui, elle, serait bien ailleurs.

Les textes visuo-sémiotiques que nous analysons ne font pas une mise en image d’un sens qui a été déjà conformé et manifesté par une autre valeur de la perception. Même s’il est vrai que la visualité pointe vers une valeur qui peut être équivalente également pour d’autres valeurs de la perception et, dans ce sens, on pourrait dire que les différents langages parlent de contenus qui eux ne se construisent pas totalement, ceci ne veut pas dire que la signification générée par l’action du regarder et du voir soit la même que génèrent d’autres actions de la perception.

Ainsi donc, le fait d’inclure dans le visuel la négativité constitutionnelle de la visualité nous permet de poser, par opposition de miroir, que le visible contient également une négativité intrinsèque. Et, en effet, si nous tirons partie des possibilités d’analyse que nous offre le schéma tensif, nous constatons que l’action de voir traverse une zone négative avant de se convertir en positive. Cette zone, qui se trouve sous l’influence du symbole négatif (-) ou moins, est celle qui se trouve proche du point zéro d’où commence la direction de sens qui s’étend sur l’extensité. Précisément c’est là, où le visible est moindre, que la vision exerce les opérations de sélection et de rejet. Ce qui signifie que la concentration, voir peu, au niveau de la quantité, et bien, en qualité de visibilité, non seulement éloigne ce qui est diffus, mais encore laisse de côté ce qui par restriction ne se voit pas, en le faisant passer en négatif et dans un état toujours susceptible de devenir visible. De telle manière que ce qui passe au négatif n’est pas étrange au positif et compte également dans la signification puisque négatif et positif sont les produits d’une opération prévue dans la structure.

Par conséquent, si une quelconque positivité du visible émerge d’un processus de signification, c’est parce que l’impulsion initiale du désir de visualité, qui anime le sujet visualiste, a eu lieu grâce à l’action de voir qui exerce une négation génératrice : commination négative de la vision sur le fond amorphe du sens, commination négative sur la première différence qui en résulte et commination négative sur l’opposé de cette différence qui a été générée par la première négation. Et c’est à ce moment-là, dans le contraste obtenu par le parcours des négations successives, que la première assertion est exercée. Cependant elle n’est pas encore une assertion définitivement positive, mais une affirmation implicative et conditionnelle, orientée vers l’apparition d’une catégorie du visible, c’est-à-dire une relation entre opposés qui, en tant que corollaire de tout le parcours, se présupposent mutuellement. Et c’est seulement là que nous serions face à une affirmation positive, bien que provisoire à l’évidence, car elle serait toujours sujette aux fluctuations, des plus et des moins, sur l’axe même de l’extensité et des plus et des moins sur l’axe de l’intensité où l’action du regarder, en suivant la dynamique du sensible, fait sa propre œuvre.

En conséquence, chaque valeur constituante de la visualité (V) qui est affectée par le symbole négatif aura une valence négative dans le visuel (vi) de même qu’une valence négative dans le visible (ve).

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Les deux distances, ordonnée et abscisse, entre le point zéro et les valences intensive et extensive, sont des magnitudes négatives de l’espace tensif qui montrent la négativité comme une fonction sémiotique étant capable de générer « l’essence purement différentielle » de la signification et conjurent, dans le même temps, la « fiction d’une existence supposée » de chacun des éléments du langage. Par cela, nous voulons dire que : ce qui empêche que la visualité en tant que phénomène signifiant soit un simulacre, « la fiction » à laquelle fait référence Saussure, c’est le fait qu’elle est imprégnée de négativité.

Une autre présence de la négativité dans la visualité est le vide : le regarder et le voir vers la vacuité. Mais nous ne sommes pas en train de revenir sur l’invisibilité et ses différentes présences dans la structure, ce dont nous avons fourni de nombreux exemples ; maintenant nous nous référons au vide sur lequel le regard et la vision exécutent leurs actions correspondantes sans que rien ne se voit ou soit regarder. Il s’agit du creux extérieur ou intérieur du sujet visualiste, qui fait finalement la signification de la matière du vide ou des deux vides en relation si nous associons la vacuité de sens aux « deux chaos » dont parle Saussure, quand il fait référence au sensible et à l’intelligible hors de leur relation de signe.

Note de bas de page 9 :

 François Rastier, idem., L’Herne, p. 34 et Tópicos del Seminario, Vol. 18, p. 16.

François Rastier note également9 un petit dessin qui apparaît dans Les Écrits et que Saussure appelle « Kénôme », désignation que Rastier interprète, à juste titre, comme le vide puisqu’elle proviendrait de kénos. La reproduction du dessin serait la suivante :

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Le vide de signification serait alors la concavité solitaire : uniquement le sensible ou uniquement l’intelligible. Quant à ce qui nous occupe en ce moment, le visuel sans le visible, ou le visible sans le visuel, ils seraient respectivement des « kénômes » et dans ce cas il n’y aurait pas de visualité comme valeur, ni de valences possibles qui le définissent ; bien qu’il y aurait l’affirmation d’un vide pour le regard et d’un vide pour la vision.

Note de bas de page 10 :

 Ferdinand de Saussure, idem, p. 93.

Au contraire, la visualité aurait droit à l’existence par l’intermédiaire du « sème associatif » que Saussure dessine après le « kénôme » pour représenter la présence de signification10. Le « sème associatif » est configuré par deux « kénômes » entrecroisés au niveau des fonds de chaque concavité, soit par les parties fermées de chaque « kénôme », tel que nous pouvons l’apprécier sur le diagramme suivant :

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Note de bas de page 11 :

 François Rastier, idem, L’Herne, p. 35. L’auteur propose d’appeler « kénôme » le signe dont il pense qu’il doit être conçu à partir des Écrits, c’est-à-dire le sème associatif et « plérôme » le signe traditionnel tel qu’il apparaît dans Le cours de linguistique générale. Cependant, en ce qui concerne ce travail, nous préférons considérer séparément, tel que Saussure l’expose, « kénôme » et le « sème associatif ».

Cependant, nous pouvons constater que, dans Les Écrits, Saussure lui-même a essayé diverses représentations visuelles de la signification en faisant varier la position des « Kénômes ». La représentation classique du signe, que Rastier nomme plérôme11et qui est reproduite en exclusivité dans Le cours, apparaît comme étant opposée et complémentaire à beaucoup d’autres. En effet, le signe traditionnel ne serait rien de plus qu’un autre dessin, un autre « sème associatif » dont les « kénômes » seraient réunis par leurs ouvertures et non par leurs concavités. Si nous voyons en même temps les deux graphiques, la constatation est immédiate.

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Si nous continuons dans la même dynamique de possibilités ouvertes par les différents dessins saussuriens, nous pouvons penser que le schéma tensif, même s’il constitue encore un dispositif plastique différent, ne serait pas tellement éloigné du « sème associatif », si nous nous autorisons à modifier la position des « kénômes » de telle manière que nous obtenions la figure suivante :

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Ainsi, les courbes qui forment cette nouvelle figure deviendraient des lignes droites pour donner lieu aux deux axes orientés tandis que les courbes internes se transformeraient en vecteurs indiquant les deux corrélations, inverse et converse. De telle façon que le « nouveau sème associatif » aurait pour expression rectiligne une nouvelle union de « kénômes », telle que nous la voyons sur le schéma tensif suivant. Nous présentons en guise d’exemple ces deux modèles :

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Note de bas de page 12 :

 Voir Luisa Ruiz Moreno, « Le creux et l’ajustement », traduction de Dominique Bertolotti, page web de l’Association « Horizon Sémiologique » : http://semiologie.net/page.php?page=31, initialement publié en langue espagnole en  Encajes discursivos. Estudios semióticos, sous le titre : “El hueco y el ajuste”,SeS/BUAP, Ediciones de Educación y Cultura, Mexico, 2008, pp. 17-57.

Par conséquent, le schéma tensif donnerait lieu, sur l’espace compris par les deux axes, à une zone associée entre les deux « kénômes », sensible et intelligible, qui produit la signification. Néanmoins, cette zone n’élimine pas le vide. Au contraire, d’un côté, elle le projette vers la partie ouverte du schéma, qui envisage la possibilité du surgissement d’une valeur, c’est ce qu’il se passe au niveau des parties entrecroisées du « sème associatif ». De l’autre côté, l’espace tensif, déjà configuré, fait place au vide dans le creux de la dentelle12 qui s’y dessine. C’est-à-dire que la maille qui est conformée grâce aux intersections des deux différentes valeurs et leurs valences sur chaque axe, constitue toujours des creux pour élaborer le point avec un ajustement. Le point serait alors une coïncidence entre le creux qui rend manifeste sur la superficie la vacuité de fond, et l’ajustement entre le « plus » et le « moins ».

Note de bas de page 13 :

 Ferdinand de Saussure, idem, p. 36.

Ces considérations étant faites, la visualité, en tant que valeur de la perception, est une forme et, en tant que telle, relative, ce qui revient à dire, selon les propres mots de Saussure13 :

« FORME = Non pas une certaine entité positive d’un ordre quelconque et d’un ordre simple ; mais l’entité à la fois négative et complexe : résultant (sans aucune espèce de base matérielle) de la différence avec d’autres formes COMBINÉE avec la différence de signification d’autres formes »

À partir de là, sous l’influence de ces affirmations, nous pouvons approfondir dans les présupposés de « l’entité complexe » que constitue le regard et la vision, en ajoutant seulement la spécification suivante : « l’ordre », ici l’ordre visuo-sémiotique.

Note de bas de page 14 :

 Ce concept et ceux qui suivent en relation au corps sont extraits du livre suivant : Jacques Fontanille, Soma et Séma. Figures du corps, Maisonneuve & Larose, Paris, 2004.

Note de bas de page 15 :

 En effet, Jacques Fontanille oppose le corps chair au corps propre mais, quant à nous, nous préférons utiliser les termes de soma et de séma, respectivement, tel que le suggère le titre de l’œuvre de Fontanille (voir note 10) étant donné que ces termes sont également utilisés par Saussure dans les Écrits, avec une grande similitude (voir pp. 57-58 et 114-118). De plus, comme ces réflexions ont été d’abord rédigées en espagnol, dans cette langue, la traduction de « chair » a un seul vocable pour désigner à la fois la chair humaine et la viande. C’est pourquoi nous avons choisi d’utiliser le terme d’origine grecque qui passe mieux à l’espagnol.

Le premier présupposé est que ces organes d’exécution proviennent d’une action : le regarder et le voir ; le second présupposé est que ces actions émanent d’une source : le sujet visualiste qui, de même que n’importe quel sujet, constitue son Ego14 (une entité également complexe) dans l’action sémiotique même ; action qui dans le même acte fait du sujet un actant et décompose l’identité de Ego en Moi (de moi-même) et en Soi (de soi-même, qui se décompose à son tour en si ipse et si idem). Et si nous suivons la consécution des implications, un tel sujet –même « sans aucune espèce de base matérielle »- prend forme en se référant nécessairement au sens de la vue qui appartient au soma (corps chair)15. C’est-à-dire que le sujet visualiste donne forme aux corrélations du visuel et du visible au sens amorphe de la vue dont l’action est oculaire, somatique. Il n’est pas difficile de concevoir alors la valeur oculaire, optique, d’un soma comme un « kénôme » ou un vide de signification s’il devenait désarticulé de sème (corps propre). Un tel « kénôme somatique » serait le contraire ou le négatif de la visualité, « sème associatif » des deux kénômes : le visuel et le visible. Nous arrivons ainsi au besoin de comprendre comment la visualité est une valeur qui s’intègre à la fois à une complexité majeure, celle du corps du sujet visualiste.

IV. Le corps du sujet visualiste

Si nous revenons sur le graphique du « sème associatif » avec les « Kénômes » entrecroisés par les concavités fermées et après avoir opéré un virage, nous pouvons en extraire un autre enseignement : la zone commune aux deux vides de significations associés est le produit de la sémiosis qui instaure un ordre sur un aspect du sujet visualiste : celui du corps propre, au moyen duquel, tout en ne perdant pas de vue la visualité comme valeur et désir, le sujet conforme une partie de Ego, celle qui correspond au Soi (si ipse / si idem). Depuis le corps propre, le sujet visualiste peut projeter vers le soma, l’autre corps, un autre couple de « kénômes » entrelacés dont la représentation serait la suivante :

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Le graphique précédent montre une dentelle de « Kénômes ». Nous appliquons à cette dentelle une action transformatrice qui nous renvoie à une image rectiligne, tel que nous l’avons fait pour le « nouveau sème associatif », dans le but de le soumettre à une sémiotique tensive.

Le diagramme obtenu, après avoir mis la dentelle en lignes droites, est l’ensemble de deux schémas tensifs inversement orientés :

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Tel que le diagramme-même l’exprime, la complexité est devenue plus simple : de quatre « Kénômes », nous en avons maintenant deux. Les « kénômes », convertis en schémas, avec des orientations divergentes et articulés par leurs axes verticaux peuvent se résoudre en une association visuo-sémiotique qui a lieu dans le corps intégral du sujet visualiste. Cette association simplifiée est, d’une certaine manière, davantage manipulable et récupère, dans un certain sens, le dessin saussurien qu’il convient d’apprécier à nouveau :

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En compensation, le corps du sujet visualiste est devenu plus complexe étant donné qu’en tant qu’opérateur de la sémiosis, il a pleinement assumé le sens de la vue qui se trouve –en faisant du corps négatif le corps propre dans l’autre aspect de son Ego- dans son corps chair. Ce dernier, représenté dans la partie gauche de l’ensemble avec un schéma dont l’angle serait occupé par Sv (négatif), développe l’action oculaire en pure sensibilité optique et en pure référence optique, et se constitue ainsi comme une instance qui semblerait ne pas admettre de relativiser sa valeur ; instance qui, dans ce sens, s’impose comme une présence absolue. Par conséquent, le soma résiste la dynamique des corrélations que Sv mène à bien dans le corps propre entre le voir et le regarder, tout en en étant la matière et l’énergie. De même, le soma qui héberge le sens de la vue acquiert une existence sémiotique grâce à la conformation de la visualité qui a lieu dans le corps propre.

Nous aimerions exprimer ce qui précède d’une façon plus plate : les yeux voient ce que les formes de la visualité leurs font voir et la visualité se configure par les conditions de possibilité fournies par les yeux, y compris la cécité ou la vue dans toute sa capacité, étant donné que la sémiosis a lieu grâce à la perception que le sujet a de l’une et de l’autre. Cette double présupposition entre le sens de la vue, du corps chair, et de la visualité du corps propre, intègre l’Ego du sujet visualiste comme une double entité dans un seul corps, sentant et percevant. Et quand nous disons double identité, nous voulons dire : indépendance relative –dans la coexistence et dans l’action- de deux univers de sens distincts qui, par œuvre de la présupposition mutuelle qui les unit en Ego, établissent un jeu de ressemblance et de différence.

Ce qui précède explique en partie le paradoxe insolite, déjà noté antérieurement, de l’aveugle qui est photographe. Mais ce qui est encore plus paradoxal, c’est que, étant donné le fait que ce photographe obtienne des prises qui peuvent parfaitement se mesurer au niveau de leur qualité plastique à celles obtenues par d’autres photographes artistes et professionnels jouissant pleinement du sens de la vue, le photographe non-voyant a gagné un prestige professionnel qui lui a même valu d’être juré dans un concours photographique.

Note de bas de page 16 :

 Voir Claude Zilberberg, entrée /phorème/ dans le glossaire du livre Éléments de grammaire tensive, Pulim, Limoges, 2006, p. 225.

De même, le fait de pouvoir assumer pour la réflexion sémiotique la double identité du corps du sujet visualiste offre une réponse à la question que nous pose l’énoncé d’un photographe mexicain voyant : « les photos sont également prises avec le corps ». Everardo Rivera a émis cet énoncé tandis qu’il préparait son appareil, ses lentilles et autres accessoires. Que veut dire « les photos sont également prises (nous devons comprendre, en sus de la technique) avec le corps » si ce n’est ce qui est dit en toute et avec toute complexité, la conjonction de soma et séma, que nous avons tenté de représenter sur les diagrammes précédents ?  Il est nécessaire de préciser que séma veut dire, bien évidemment, sens et signification mais non seulement de l’ordre communément « sémantique » qui fait référence au domaine du cognitif, du mental, mais aussi à l’ordre du « phorico-sémantique », car il est également propulsé par l’énergie phorique16.

Il est clair que les textes que nous étudions, appelés « visuels » -comme pourraient l’être, par exemple, entre autres images, les prises de l’un ou l’autre des photographes que nous venons de citer- manifestent cette complexité. La relation de présuppositions mutuelles qui provoquent intimité et étrangeté, manque ou excès, que ce soit dans le corps intégral ou dans ses parties constitutives, se produit tant au niveau de l’énonciation qu’au niveau de l’énoncé, avec leurs actants et acteurs respectifs, et tant au niveau des processus de perception qu’au niveau de perceptivisation. Mais, quant à nous, les sémioticiens, nous n’appréhendons seulement que les formes de la visualité et à partir de là en tout cas, nous essayons de comprendre leurs implications avec le sens de la vue auquel elle donne forme.

Il découle de ce qui précède que toutes les acquisitions possibles pour notre étude proviendront du schéma tensif qui, dans le graphique du corps du sujet visualiste, se trouve sur la droite.

De telle manière que ce schéma nous servira d’outil pour l’analyse des textes qui érigent la visualité comme une valeur de la perception. Et grâce aux éléments qui lui appartiennent, nous saurons rendre compte des proportions du visuel et du visible qui entrent dans la composition de la visualité. Les possibilités de combinaison de telles proportions sont très diverses et cette grande gamme de corrélations nous confirme toujours et encore que la visualité ne nous est pas uniquement donnée ni par le regarder, ni non plus par le voir. Il en va toujours ainsi : sur cette composition est assemblé un peu ou beaucoup de chacune de ces deux valences.

Dans l’éventail des possibilités, on ne pourrait pas affirmer qu’il existe une visualité plus réussie que l’autre, ou meilleure qu’une autre, puisqu’on ne pourrait que décrire le style de visualité vers laquelle pointent les deux vecteurs : soit les corrélations qui la constituent sont converses et inverses. Alors, l’avantage d’avoir opposé à ce schéma de base son terme négatif à gauche est que, outre le fait d’avoir gagné davantage de lucidité, nous pourrons toujours compter sur la possibilité d’y projeter ses contrastes.

La vertu de tout l’ensemble se manifeste dans un fait crucial : celui de récupérer pour les processus de signification la fonction constitutionnelle du vide et celle de l’association des vides qui, en intégrant l’Ego, tendent néanmoins vers des directions contraires. De cette association émane un grand pouvoir génératif puisqu’avec la même énergie où d’un côté elle réunit les vides, la visualité et le sens de la vue, d’un autre elle les sépare et les projette vers d’autres corps, favorisant ainsi la chaîne des interactions intersubjectives.

En effet, les « kénômes », dans le corps du sujet visualiste, sont liés et fortement entrelacés dans la partie fermée de la cavité, et d’un autre côté ils sont ouverts sur l’extensité où ils s’attirent -par effet de vacuité et par le besoin de la conjurer- avec d’autres corps constitués de la même manière. Les cercles dans lesquels nous avons enfermé les « kénômes » transformés en schémas tensifs et le cercle qui les comprend en Ego sont présents pour indiquer l’identité et la cohésion de chaque micro-univers, mais ils peuvent être tracés par une ligne pointillée si l’on veut signaler ainsi la susceptibilité à l’attraction et l’influence mutuelle des autres corps.

De plus, nous remarquons un autre bénéfice allant dans le sens de notre propos : la visualité, impliquée ainsi dans une double corporalité peut elle-même être mieux appréciée sur sa tension interne, étant donné qu’elle émerge des valences contraires générant le corps propre, et, en outre, d’une négativité inhérente à la propre structure. Grâce à cette double essence, la visualité se constitue de la même manière que les autres valeurs de la perception : motif pour lequel ces valeurs peuvent être comparées entre elles, par ressemblance et en égalité de conditions. Il ne nous reste donc qu’à nuancer cette généralité, d’une part grâce aux particularités offertes par chaque texte et de l’autre, grâce à celles-ci, conduire l’analyse vers l’émergence de la valeur équivalente.

Traduction par Dominique Bertolotti

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