Représentation historiographique
récit et intentionnalité
Roberto Flores
Escuela Nacional de Antropología e Historia, México
Index
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Mots-clés : événement, histoire, intentionnalité, interprétation, lecture, récit
Auteurs cités : Mikhail BAKHTINE, Émile BENVENISTE, Per Aage BRANDT, Ernst CASSIRER, Jean-Claude COQUET, Paolo FABBRI, Algirdas J. GREIMAS, Edmund HUSSERL, Claude LÉVI-STRAUSS, Tzvetan Todorov
0. Introduction
Parler du passé pose de graves difficultés pour l’historiographie : étant donné leur caractère passé, les faits historiques sont directement irreprésentables ; nous n’avons accès au passé qu’à travers les sources primaires et secondaires qui trouvent leur mode privilégié de manifestation dans la narration d’événements. C’est alors que devient fondamentale la capacité du langage à représenter des événements de façon séquentielle. À la lumière des thèses phénoménologiques de l’intentionnalité, en particulier la double orientation, rétensive et protensive, de la conscience du temps (E. Husserl, 1964), il est possible d’examiner aussi bien les récits historiques comme suites d’événements que les interprétations implicites pouvant s’y trouver. L’analyse de la séquentialité narrative d’un fragment de l’Histoire Générale des Choses de la Nouvelle Espagne de Fray Bernardino de Sahagún montre comment le récit permet différentes interprétations des faits qui s’appuient sur des présupposés culturels spécifiques. Ces interprétations manifestent des formes alternatives quant à la façon de concevoir le devenir historique en fonction de modulations distinctes de l’intentionnalité historiographique. Dans ce travail, nous présentons le concept de représentation historiographique comme étant le lieu où s’établit le lien entre le récit historique, conçu comme la narration d’événements, et la connaissance des faits historiques. L’analyse est conduite dans le cadre de la théorie des espaces mentaux telle que proposée par P. A. Brandt (2004) dans ses recherches en sémiotique cognitive.
Du texte mentionné plus haut, nous analyserons le fragment sur la Conquête de Tenochtitlan narrant la situation hostile rencontrée par Cortés à son retour de Veracruz après le massacre réalisé par Pedro de Alvarado des assistants à la fête de Huitzilopochtli. L’épisode en question présente quatre pôles d’interprétation des événements narrés : les Indiens mexicains, les Conquistadores espagnols, le narrateur de l’histoire et finalement le lecteur. Les trois premiers correspondent à des simulacres d’interprétation qui sont attribués aux personnages-mêmes du récit et le dernier appartient à l’instance de l’énonciation.
De ces trois pôles correspondant à des simulacres d’interprétation, les deux premiers n’apparaissent pas directement mais au travers du récit-même et ils sont filtrés par les interventions du narrateur, acteur faiblement figurativisé, mais qui est susceptible de favoriser, minimiser et voire de déformer le point de vue de certains des autres acteurs du récit. Aussi bien les Espagnols que les Mexicains, acteurs du récit, sont assujettis à la façon dont le narrateur présente les événements auxquels ils participent. Mais ces acteurs sont également responsables de leur propre activité interprétative qui devient manifeste dans la programmation et l’ordonnance des actions lorsqu’ils définissent des tactiques et des stratégies dans le conflit qui les oppose : leur capacité à mettre en ordre les actions montre ainsi le principe de rationalité grâce auquel ils planifient et justifient leur propre action à partir du moment où ils anticipent et interprètent les actions de leurs adversaires.
Bien que le narrateur soit acteur, au même titre que les Espagnols et les Mexicains, dans la mesure où il fait partie de la représentation simulée de l’énonciation, appelée énonciation énoncée, il est le seul à présenter directement son point de vue au à travers la construction d’un récit grâce auquel il fait valoir ses opinions tant explicites qu’implicites. Son activité interprétative apparaît non seulement par les formules explicites avec lesquelles il signale son opinion sur les événements narrés ou sur l’existence et la valeur de ses sources d’information, mais aussi dans la rédaction même du récit, dans l’élection d’un vocabulaire et l’emploi de tournures syntactiques spécifiques.
Quant au lecteur, il se confond partiellement avec l’activité analytique ici entreprise, dans la mesure où d’autres lecteurs, y compris l’auteur de ces pages, sont susceptibles d’interpréter le récit. Cette source d’interprétation, considérée génériquement, est simplement virtuelle et sujette à méticulosité, l’acuité et la complétude des actes spécifiques de lecteur. Par conséquent, l’interprétation du lecteur qui sera prise en compte est celle qui est réalisée au cours de la lecture analytique ici entreprise et qui est de nature essentiellement descriptive et formelle ; des lectures alternatives ne seront pas prises en considération, ce qui veut dire que l’on n’essaiera pas de réaliser une herméneutique comparative de ce récit, ni une lecture à la lumière d’un quelconque autre horizon culturel différent de celui des principes phénoménologiques de l’analyse sémiotique et linguistique.
Il est fondamental, pour alimenter la description, de détecter, au fil du récit, les conflits d’interprétation entre les acteurs de l’énoncé. Il est possible que ces conflits se manifestent ouvertement par des interventions explicites, mais nous pourrions également les trouver refléter dans des actions dont l’ambivalence permettrait l’émergence d’interprétations divergentes. La différence de valeur peut être le fruit de l’agent même de l’action prise en compte (qui essaie de faire d’une pierre deux coups) ou de l’interprétation que d’autres acteurs, y compris le narrateur, feraient de l’action de quelqu’un d’autre. Par conséquent, les lectures possibles d’un événement se multiplient, de même que les interprétations du récit en question ; ces interprétations du récit seront aussi nombreuses que les acteurs cognitivement compétents qui y interviendront.
1. L’intégration discursive des espaces mentaux
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Nom donné à un épisode de la Conquête dans lequel Cortés s’est vu obligé à fuir Tenochtitlan au milieu de la nuit : la légende veut que le Conquistador a pleuré sa défaite au pied d’un arbre ancien.
L’analyse du fragment proposé suit le cours du récit et examine les scénarios que celui-ci construit, les mondes qui y sont créés et qui se confrontent tout au long de ce processus. Il s’agit d’espaces mentaux attribués par le récit lui-même aux personnages, aux simulacres de la réalité que l’histoire met en conflit telles des confrontations entre les protagonistes de l’histoire. Ainsi que nous l’avons déjà mentionné, le fragment de l’histoire qui sera analysé raconte l’un des épisodes de la Conquête ayant donné lieu à la célèbre Noche Triste1 : il s’agit du siège imposé aux Espagnols par les Mexicains à la suite du massacre des nobles ordonné par Pedro de Alvarado pendant la fête du dieu Huitzilopochtli, épisode obscur à en juger par le récit de Sahagún.
Les actions dans le récit sont des représentées et non d’actions réelles ; les participants sont des personnages de théâtre et non des êtres de chair et d’os. Il est donc clair que c’est un contenu sémantique et non la réalité qui est représenté de manière historiographique. Pour étayer cette thèse, nous devons en premier lieu distinguer trois notions étroitement liées : le fait historique en tant que tel, qui est inaccessible non seulement parce qu’il s’agit d’un événement passé, mais aussi à cause de la continuité du temps et du caractère non discret des événements (nous sommes face au vieux problème de l’arbitraire de toute périodisation historique) ; ceux-ci deviennent discrets par l’intervention de l’historien qui transforme l’événement temporal en un objet de connaissance, cette fois bien discontinu et discret. Et finalement, dans la mesure où l’histoire n’est accessible qu’à travers des sources primaires et secondaires, le fait doit être capturé comme le contenu sémantique du récit historique. En établissant ces distinctions, entre fait advenu, événement connu et effet de sens, nous assumons le principe voulant que le caractère proprement historique de ce type de récits soit le produit de la manipulation de leur contenu sémantique lorsqu’ils sont pris comme objets cognitifs discutés, évalués, modifiés et assimilés ou bien rejetés par la communauté des historiens et non le produit de leur soi-disant coïncidence avec la réalité.
Adopter une perspective fondamentalement narrativiste et interprétative de l’histoire ne veut pas forcément dire assumer une position radicalement subjectiviste dans laquelle les contours de l’histoire s’effacent et se perdent dans un océan d’opinions divergentes. Contre la dissolution de l’histoire, le récit s’érige comme le garant de la permanence des contenus sémantiques et cognitifs de l’histoire (nous rappelons que ce mot renvoie aussi bien à la narration qu’à ce que nous assumons comme étant la connaissance du passé) ; ce sont les propriétés sémantiques du récit qui nous permettent de réaliser la confrontation des interprétations et leur manipulation en tant que connaissances. Même si les interprétations sont divergentes, la structure du récit, tout spécialement l’armature logico-présuppositionnelle qui correspond à l’espace régulateur que nous présenterons plus avant, se maintient et offre une base stable à l’analyse narrative.
Le problème auquel nous sommes confrontés consiste à pouvoir reconnaître la structure d’un récit caché derrière les phrases qui le composent et à pouvoir inférer un sens historique contenant cette structure. On assumera initialement que les différentes phrases conforment les différentes séquences du récit, bien que la relation ne soit pas biunivoque : il est possible de composer une séquence à partir de plusieurs phrases et une même phrase peut s’inscrire dans plusieurs séquences. L’hypothèse de base est que les phrases s’intègrent en séquences à partir du moment où elles forment un réseau d’espaces cognitifs intégrés. Ce processus est également connu sous le terme de blending (Fauconnier, 1984 ; Brandt, 2004).
L’intégration s’opère de deux manières : elle est soit réalisée par composition, soit par mélange. Les mots forment des phrases, de même que certaines séquences sont formées par l’addition de différentes phrases. Mais la constitution d’une séquence discursive suppose également des opérations narratologiques qui mettent en jeu la constitution de magnitudes sémiotiques vagues ou ambivalentes, voire de caractère métaphorique. Pour décrire la structure séquentielle du récit, on utilise un modèle conformé de quatre espaces mentaux servant d’input pour intégrer les phrases en récit : l’espace de base, l’espace de présentation, l’espace de référence et l’espace de schématisation.
Nous commencerons par un espace de base qui correspond au contexte énonciatif ample dans lequel ce discours d’inscrit. Il correspond, en première instance, à la situation à partir de laquelle le récit a été écrit et, en deuxième lieu, à la situation de réalisation de la lecture. La compréhension de chacune de ces situations conformant l’énonciation n’est obtenue que par inférences et non pas au moyen de la description directe, description qui seule est possible pour le contenu du récit qui correspond à l’énoncé. Les conditions particulières de facture du récit en question rendent difficile la description de ces situations : en effet, nous sommes en présence d’une traduction non littérale d’un récit écrit en nahuatl et qui comporte en outre une complexité au niveau de l’auteur. Jusqu’à quel point Sahagun intervient-il dans la narration ? Dans quelle mesure le récit est-il le résultat d’une « vision des vaincus » ? Cette situation rend difficile les interprétations et suggère une première source d’ambivalence en ce qui concerne le contenu du récit. Les conditions de réception sont aussi problématiques car non seulement elles touchent notre acte personnel de lecture mais encore le lecteur pour qui l’auteur a écrit.
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Nous n’entrerons pas ici dans le débat sur la valeur de cette caractérisation et, donc, sur le point de vue Indien qui serait contenu dans ce texte : pour nous, il s’agît de simulacres de l’énonciation, des effets de sens qui échappent à des jugements en termes d’authenticité. G. Rozat (2009 : 133) reconnaît dans la figure de ces « informateurs » une fonction rhétorique d’authentification dont il faut se méfier et qu’il faut questionner.
S’agissant d’un épisode où l’on cherche à décliner des responsabilités par rapport au déchaînement des hostilités, il convient de questionner cet espace de base. Cependant il serait peut-être plus fructueux de procéder à une étude comparative du texte en nahuatl du Codex de Florence (connu comme le texte des « informateurs » de Sahagún2) et de la version de 1585 dont Sahagún assume explicitement la responsabilité et la paternité. Néanmoins, puisqu’à ce stade il s’agit d’une étude préliminaire, il conviendra de s’en tenir au fragment de l’Histoire Générale sélectionné afin de délimiter les termes du conflit interprétatif posé : qui a déclenché la guerre ?
L’espace de présentation contient le fragment choisi qui sera soumis à analyse, non pas en tant qu’échantillon partiel de la totalité de la chronique, mais en tant que corpus, c’est-à-dire en tant qu’objet intègre et discret préparé pour cette analyse. Cette caractéristique suppose que le fragment soit considéré comme un récit à part entière, présenté selon l’ordre logique des séquences des événements qui le composent. D’autres types d’analyse exigeraient une autre manière de présentation du corpus ; dans le cas qui nous occupe, nous avons besoin à la fois de l’ordre logique présuppositionnel (un exemple est présenté ici dans le diagramme à la fin de la deuxième partie) et de la distinction entre ce qui nous est présenté comme des faits effectivement passés et les interventions interprétatives du narrateur. Et ce, parce que le texte ne présente pas une structure narrative unique mais des interprétations alternatives à différentes formes d’organisation du récit.
Afin de pouvoir identifier les interprétations en jeu, il est nécessaire de faire appel à un espace de référence évoqué par les mots eux-mêmes : les événements et les actions mentionnés dans le récit présentent une ordonnance logique mais, de surcroît, ils conforment des suites stéréotypées d’actions qui font l’objet d’un savoir encyclopédique, suites qui s’inscrivent dans des domaines thématiques spécifiques, tels que la terreur, le malentendu ou encore la menace, pour n’en citer que quelques-uns, présents dans le récit qui nous occupe pour justifier la montée des hostilités entre Mexicains et Espagnols. Tant l’espace de base que l’espace de référence sont responsables de la production du discours étant donné qu’ils convoquent les différentes thématiques et qu’ils les appliquent à une situation spécifique. Dans ce récit, et de manière cruciale, il s’agit de conjuguer deux acceptions distinctes du mot temor (peur) dont les différences donnent précisément un sens à des interprétations divergentes. C’est ainsi que l’espace de référence n’est pas convoqué de manière rigide et dans un sens univoque mais qu’il est susceptible d’être resémantisé ou spécifié dans son contenu.
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Cette dénomination est une suggestion de P. A. Brandt (communication personnelle) : par conséquent les expressions espace de schématisation, espace régulateur et espace de régulation schématique sont interchangeables, en anglais l’expression relevance space est employée.
Le dernier espace, servant d’input, est celui de la schématisation3. Il est clair que l’espace de présentation renvoie à l’espace de référence dans un but de compréhension. Néanmoins, il ne faut pas oublier qu’inscrire des mots dans une thématique n’est pas un processus automatique, quand bien même ces mots sont employés dans leur sens large, soit leur sens le plus habituel. Alors, et avec juste raison, lorsque des jeux sémantiques se produisent à partir de la composition syntactique –ainsi que nous le verrons plus avant dans la phrase complexe suivante : « ils commencèrent à tirer de joie pour ceux qui venaient d’arriver et pour effrayer les adversaires »–, l’association des mots dans une situation déterminée laisse une grande marge interprétative. C’est pourquoi nous avons besoin d’une régulation qui fournisse les principes de relevance et de pertinence qui seront appliqués au discours afin de le lire. En reconnaissant les différentes phrases du récit et en les renvoyant à différents scénarios stéréotypés d’action, il est alors possible de les transformer en séquences narratives dans la mesure où le récit obéit aux formes schématiques de narrativité. Il n’y a pas lieu, pour le moment, de présenter ces schématisations ; il suffira de dire qu’elles permettent aux termes employés d’acquérir un sens contextuel spécifique qui les autorisent à se constituer en récit. Par conséquent, l’espace de schématisation correspond à un espace dans lequel le sens du texte se trouve régulé a partir de formes schématiques spécifiques.
Et finalement, l’instauration d’un espace d’intégration est le résultat de l’interaction entre les espaces qui servent d’input. Dans cet espace, la contextualisation des mots du récit s’opère, de même que la sélection des scénarios thématiques qui serviront de base à l’interprétation du récit et au calcul du nombre des interprétations. À partir de cet espace, le lecteur peut réaliser des inférences et en extraire les conclusions qu’il considèrera pertinentes.
2. Les interprétations du récit
L’épisode, fort connu, extrait du livre 12, chapitre XXII, de l’Histoire Générale de Sahagun (1988 : 839), faisant référence aux conséquences de la tuerie de nobles mexicains aux mains des Espagnols au début de la Conquête, permettra d’illustrer ce que nous avons exposé jusqu’à présent.
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Estando las cosas como arriba se dixo, vino nueva cómo el capitán don Hernando Cortés venía con muchos españoles y con muchos indios de Cempoalla y de Tlaxcalla, todos armados y a punto de guerra, y con gran priesa. Y los mexicanos concertaron entre sí de absconderse todos, y no los salir a recebir ni de guerra ni de paz. Y los españoles, con todos los demás amigos, fuéronse derechos hacia las casas reales donde estaban los españoles. Y los mexicanos todos estaban mirando y ascondidos que no los viesen los españoles. Y esto hacían por dar a entender que ellos no habían comenzado la guerra. Y como entró el capitán con todo la otra gentre (sic) en las casas reales, comenzaron a soltar los tiros en alegría de los que habían llegado y para atemorizar a los contrarios.
Y luego comenzaron los mexicanos a mostrarse y a dar alaridos ya a pelear contra los españoles, echando saetas y dardos contra ellos. Y los españoles, ansimismo, comenzaron a pelear, tirar saetas y tiros de pólvora. Fueron muertos muchos de los mexicanos. (Nous respectons l’orthographe de l’édition consultée)
Les choses étant comme nous venons de le dire, il s’en produisit une nouvelle, à savoir la venue du Capitaine don Hernando Cortes qui arrivaient avec de nombreux Espagnols et de nombreux Indiens de Cempoalla et de Tlaxcala, tous armés et sur le pied de guerre, et très pressés. Et les Mexicains se mirent d’accord pour se cacher tous et ne pas avoir à recevoir les Espagnols ni par la guerre ni par la paix. Et les Espagnols, tous ensembles, se dirigèrent directement vers les maisons royales où se trouvaient leurs compatriotes. Quant aux Mexicains, ils épiaient les Espagnols sans pour autant se faire voir. Et ils faisaient ainsi pour faire comprendre qu’ils n’avaient pas commencé la guerre. Et comme le capitaine était rentré avec les autres gens dans les maisons royales, ils commencèrent à tirer des coups d’allégresse en honneur des nouveaux arrivants et aussi pour faire peur à leurs adversaires.
Et ensuite les Mexicains ont commencé à pousser des cris et à se battre contre les Espagnols, en tirant des flèches et des dards contre eux. Et les Espagnols, de leur côté, commencèrent à se battre, lancer des flèches et effectuer des tirs de poudre. Beaucoup de Mexicains moururent.4
L’épisode s’inscrit dans le contexte historique suivant : une fois arrivé à Tenochtitlan, Hernán Cortés est reçu par Moctezuma qui le prend pour le dieu Quetzalcoatl revenu réclamer son trône. Cependant, peu de temps après, Cortés apprend l’arrivée de Pánfilo de Narvaez sur les côtes du Golfe et décide d’aller à sa rencontre en laissant à sa place Pedro de Alvarado.
À l’occasion de la fête du dieu Huitzilopochtli, les nobles mexicains se réunissent et Alvarado en profite pour déclencher un massacre. Les Mexicains se soulèvent et les Espagnols sont obligés de se réfugier dans les « maisons royales », c’est-à-dire le palais d’Axayacatl en emmenant Moctezuma avec eux. Cortés trouve à son retour la ville en armes, les Espagnols assiégés, et Moctezuma pris en otage. C’est justement ce retour de Cortés qui est narré dans le fragment choisi et qui correspond au début des hostilités ouvertes entre les deux parties adverses. Alors, au-delà des circonstances matérielles du conflit, le texte de Sahagun met l’accent sur les croyances et les interprétations des adversaires.
Le conflit interprétatif se déroule entre deux formes stéréotypées d’action qui se manifestent par des structures logiques en I : tant l’arrivée des Espagnols que celle de l’information sur l’autre arrivée et le combat final. Dans l’espace de présentation, ce type de structures se forment par un enchaînement unilinéairement des actions antécédentes et conséquentes : la réalisation de chacune des actions dépend seulement d’un unique antécédent, sans digressions ni alternatives. Il est ainsi possible de reconnaître une telle ordonnance dans les actions de « venir », « se diriger vers les maisons royales » et « rentrer ». De la même manière, vers la fin du fragment, les actions de « commencer à pousser des cris et à se battre » réalisées par les Mexicains, opposées à « commencer à se battre, lancer des flèches et effectuer des tirs de poudre » réalisées par les Espagnols, actions qui culminent par la mort de nombreux Mexicains, conforment une série unilinéaire qui ne présente aucune bifurcation.
Les enchaînements en I constituent normalement la base permettant de faire appel à des stéréotypes d’action qui sont en général lus comme faisant partie du sens commun, tel que nous pouvons le voir, par exemple dans la dernière séquence mentionnée qui s’articule selon les termes suivants : attaque > contre-attaque > mort. Une telle séquence ne présenterait aucune difficulté de compréhension ni d’effort interprétatif spécifique étant donné qu’elle pourrait être considérée comme le résultat d’une cause, si elle ne devait pas tenir compte du contexte dans lequel elle s’inscrit. Il n’est possible d’évaluer si la première attaque est justifiée ou bien si la contre-attaque a été une juste riposte, ou bien encore d’évaluer l’importance des morts qui en ont résulté qu’en tenant compte du reste du fragment.
À son retour, Cortés se trouve confronté à une situation tendue : les Mexicains refusent de se montrer mais surveillent étroitement la situation. D’autre part, apparemment dans le but d’éviter un assaut, les Espagnols essaient d’effrayer leurs adversaires, croyant que ces derniers manquent de détermination. Cependant les Mexicains sortent de leur cachette pour répondre à ce qu’ils considèrent une attaque ; les Espagnols contre-attaquent et le conflit se généralise.
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D’autres chroniqueurs ce la Conquête partagent le malaise de Sahagún quant à la responsabilité des Espagnols dans les faits : fray Diego Durán (1990 : 325) parle de trahison envers les Mexicains et désigne les Espagnols comme « disciples d’iniquité » ; Joseph de Acosta (1940 : 368-369) parle de « manque de modération et de discrétion » de la part de Pedro de Alvarado et fait état de la « rage furieuse » et du désir de vengeance des Mexicains.
Sahagún semble hésiter sur la lecture à donner sur cet épisode – il est important, par ailleurs, de ne pas oublier que le texte se présente comme un récit que Sahagún reçoit de ses « informateurs » indigènes 5. Il signale que les Mexicains s’étaient cachés non pas pour tendre un piège mais pour indiquer qu’ils n’avaient aucune responsabilité quant au commencement des hostilités. Il signale, en outre, que la tentative d’effrayer l’adversaire réalisée par les Espagnols avait également pour finalité de montrer la joie qu’ils éprouvaient de savoir que Cortés avait provisoirement rompu le siège et avait réussi à se réunir avec leurs compagnons. Nous observons donc que le chroniqueur considère les faits comme deux malentendus puisqu’il semblerait que les deux bandes adversaires souhaitaient plutôt éviter le conflit.
Cependant son interprétation n’est pas franche ; en effet, sa façon de rapporter l’intention des Mexicains est réalisée au moyen d’un discours référé qu’il n’assume pas entièrement lui-même : « et ils faisaient ainsi pour faire comprendre qu’ils n’avaient pas commencé la guerre». D’un autre côté, les actions des Espagnols pourraient être taxées pour le moins d’imprudentes étant donné la tension existante. À tel point que l’attitude du chroniqueur donne lieu à des spéculations au niveau de la responsabilité des protagonistes par rapport au déclenchement de la guerre. Cette interprétation hésitante de l’épisode se produit au niveau des faits qui sont de toute façon déjà des interprétations : celles faites par les Mexicains sur les intentions des Espagnols et vice-versa. Ce travail cherche à éclaircir le conflit des interprétations tant des protagonistes que du chroniqueur lui-même.
Une première ambiguïté du récit fait référence à l’attitude des Mexicains de se cacher, ce qui pourrait être interprété comme une possible embuscade. Et c’est à ce stade qu’un dédoublement véridictoire du récit entier se produit, dédoublement qui appartient à l’espace de régulation et fait le distinguo entre les actions et leur apparence : depuis le point de vue mexicain, leur action est une occultation, transformation véridictoire qui consiste à nier l’apparence tandis que du côté des Espagnols, cette occultation a toute l’apparence d’une tromperie consistant en la production d’une illusion.
La deuxième ambiguïté fait référence aux tirs que réalisent les Espagnols ; en fait, si l’on suit ce qui est dit par le narrateur, plus qu’une ambiguïté, il s’agit d’une ambivalence, puisque, selon ses dires, ces tirs sont effectués tant pour terroriser que pour montrer leur allégresse. En revanche, si l’on s’en tient à la réaction agressive des Mexicains, ils nous fournissent une troisième interprétation à partir du moment où ils prennent ces tirs pour une attaque : ces tirs sont à la fois considérés comme une démonstration émotive, un essai de dissuasion ou une attaque, impliquant par conséquent trois différentes structures narratives de régulation qui sans être complètement incompatibles entre elles, rendent très improbable leur articulation. La réaction violente des Mexicains est la preuve d’un échec cognitif de la part des Espagnols qui n’ont pas réussi à faire partager par leurs adversaires leur point de vue tout en ne se laissant pas davantage intimider. Le combat qui en résulte est une attaque pour les Espagnols et une contre-attaque pour les Mexicains ; une embuscade pour les premiers et la réponse à une provocation pour les seconds. Du point de vue de la catégorie modale regulatoire de la factitivité (faire que quelqu’un fasse quelque chose), la réponse mexicaine consiste en un faire-ne pas faire dans leur essai d’empêcher une éventuelle attaque espagnole. Et en fait, paradoxalement, ce même essai de dissuasion est également interprété comme une provocation, l’éventuel empêchement devient son contraire, une incitation (faire-faire).
L’essai de dissuasion ne repose pas tant sur la compétence des Espagnols que sur celle des Mexicains. Les Espagnols tentent de provoquer la peur chez les Mexicains, ils tentent de les effrayer en leur faisant savoir les conséquences d’une éventuelle agression, voulant ainsi les décourager. Par les tirs d’intimidation, les Espagnols cherchent à ce que les Mexicains ne fassent pas et pour y arriver, ils s’appuient sur une faiblesse qu’ils croient voir chez leur adversaire, et qui renvoie aux vertus cardinales, ce qui nous oblige à opérer un retour sur l’espace thématique de référence.
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Le dictionnaire dit « que se teme o rézela ». Le recelo peut être traduit comme méfiance, mais dans le contexte de la définition il ne convient pas, pour cette raison le terme pressentiment a été choisi, étant donné que c’est l’anticipation d’un mal á venir. Par contre, dans le schéma qui suit on optera par le terme méfiance.
Le Dictionnaire des Autoritésnous dit que temor (crainte) est une « passion de l’âme qui fait fuir ou qui fait rejeter les choses qui sont considérées nuisibles, risquées ou dangereuses (…), c’est une espérance et une expectative (…) du mal ». Son synonyme, miedo (peur) est défini comme une « perturbation de l’âme qui trouve son origine dans l’appréhension d’un quelconque danger ou risque qui est craint ou qu’on pressent6 (rezelar)». Nous pouvons également citer le Trésor de la langue castillane de Sebastián de Cobarrubias qui, à l’entrée miedo signale : « Il y a une peur que subissent les hommes peu constants et couards ; il y a une autre peur qui peut tomber sur un homme constant, prudent et circonspect ». La compétence mexicaine, sur laquelle tablent les Espagnols, pourrait être considérée comme un manque de force ; elle contraste avec la prudence dont les Mexicains semblent faire preuve en refusant l’affrontement :
Manque de force vs. Prudence
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Est-ce qu’on pourrait lire le passage d’une perspective indienne ? Il faut répondre par la négative : le texte nahuatl, supposé manifester la « vision des vaincus » thématise l’occultation comme une attente avant le combat. « Cependant, ils [les Mexicains] les attendaient blottis derrière les ouvertures et derrière les trous des murs, et derrière les trous qu’ils avaient peut-être percés dans les murs pour y regarder. […] Et s’ils avaient vu quelque part combien il y en avait, combien de vaillants guerriers étaient rassemblés, alors dans leur cœur, les Espagnols auraient su que les Mexicains, eux, allaient attaquer, qu’eux allaient commencer, eux, le début de la guerre » (Baudot et Todorov 1983, p 96).
Les interprétations catholiques7 de la peur peuvent se faire en termes de vertus cardinales, elles semblent s’appuyer sur Saint Bonaventure refondateur de l’ordre des franciscains. Tout d’abord, la retraite mexicaine peut être considérée comme une inconstance : pour le Docteur Séraphique la force (ou courage) est un don divin et non pas un attribut de l’homme ; cette vertu traduit la dépendance de l’homme envers la divinité ; elle est surnaturelle, bien qu’elle met en jeu la passion de l’irascible pour affronter et surmonter les entreprises ardues. De ce point de vue le manque des Mexicains traduirait la rupture du lien avec Dieu : c’est sur ce manque que les Espagnols fondent leurs actions.
Ensuite, il faut considérer que, aussi bien la force que la prudence régissent les rapports entre les hommes, mais la force s’appuie sur la non autonomie des hommes, tandis que la prudence fait appel à la compétence cognitive du savoir-faire, un savoir pratique orienté vers la action : c’est une vertu considérée intellectuelle puisque elle exige discernement, bien que pour être efficace elle doit s’allier à la force d’esprit : son contraire traduit un manque de modération dans l’action (voir à ce propos la note 3) et surtout dans l’exercice des autres vertus. La prudence se manifeste soit comme une faculté de prévision, soit comme une retenue dans l’action : il devient alors notoire que, dans le texte analysé, le narrateur attribue aux Mexicains ces deux capacités dans la phrase « qu’ils n’avaient pas commencé la guerre».
La phrase opère un embrayage énonciatif, un retour partiel à l’instance d’énonciation et installe le narrateur dans le discours comme un délégué de l’énonciateur et comme interprète des actions. Mais son interprétation n’est pas complète puisqu’il se limite à référer les intentions des Mexicains sans produire un jugement de valeur. De cette façon il laisse ouverte la possibilité que le refus des Mexicains d’assumer leur responsabilité dans le déclenchement de la guerre soit un subterfuge pour culpabiliser les Espagnols. D’autre part, la référence à la guerre est vague puisqu’elle pourrait faire référence aux faits de violence déjà advenus et qui ont contraint Pedro de Alvarado à trouver refuge dans les maisons royales ou bien remettre à la violence qui va s’ensuivre dans le récit. Ce dernier cas est intéressant puisqu’il accorde aux Mexicains la faculté de prévoyance et, en accord avec elle, la capacité de retenue, ce qui devient une preuve de leur prudence. Ainsi, la guerre apparaît comme un fait inévitable qui est le résultat d’une injustice dont les Espagnols sont responsables en misant sur le manque de force des Mexicains –un avis que le narrateur ne partage pas. Il faut néanmoins se souvenir que cette opinion reste implicite puisque le narrateur restreint son interprétation.
Ces indications nous permettent de situer les deux formes distinctes de la peur dans un syntagme complexe que nous présenterons de la manière suivante :
Sur ce diagramme, s’inscrivant sur l’espace de présentation du récit, chaque nœud fait référence à une action ou un événement élémentaire selon un ordre logique se lisant de gauche à droite : les nœuds de la gauche sont des conditions nécessaires à la réalisation de celles de droite, et les nœuds de droite représentent une condition suffisante. Ainsi, la peur est la condition nécessaire de la fuite, mais la fuite n’est qu’une condition suffisante. Cette formule est valable pour tous les nœuds, à exception de la prudence et du manque de forteresse qui constituent des trajets alternatifs ne pouvant se réaliser dans le même récit. Leur présence trahit donc l’existence de récits alternatifs qui, au sens strict, devraient avoir été représentés par deux graphes distincts mais qui, pour des raisons d’économie, nous avons englobés en un seul.
3. La représentation historiographique
C’est ici qu’apparaît le concept de représentation historique que nous utiliserons. Le verbe representar (représenter) est polysémique ; parmi les sens qu’on peut reconnaître on trouve les suivants :
a) Simulacre : il a besoin de quelque chose qui lui serve de modèle : il a représenté (exprimé) son rejet d’un geste.
b) Récréation : il s’agit d’un processus par lequel quelque chose arrive à l’existence non pas une fois mais en de nombreuses occasions, tel un morceau de musique qui est joué de multiples fois pour exister, étant donné que son existence en tant que partition n’est pas suffisante : cet opéra a été représenté (joué) « n » fois.
c) Figuration : il suppose quelque chose d’étranger qui octroie des qualités sensibles à une entité : comment est-elle représentée la justice ?
d) Être : ton attitude dédaigneuse représente (est une véritable) une pantomime (il s’agit vraiment d’une pantomime et non pas d’un rejet).
Si les sens a) et c) ont été traditionnellement privilégiés en philosophie du langage, surtout de langue anglaise, seul le sens b) convient à la récréation d’une expérience : une œuvre théâtrale ou musicale possède l’existence virtuelle d’un livret ou d’une partition et n’est mise à exécution que lors de la représentation. Cette réalisation est susceptible d’être multiple même si une seule fois lui suffit pour être. Cependant il n’est pas possible de réduire l’être de l’œuvre à une quelconque de ses représentations. Si l’on trace un parallèle avec l’histoire, elle existe virtuellement dans les textes qui la relatent ou qui apportent des informations nécessaires pour la constituer ; chaque récit est singulier et nécessaire à l’existence de l’histoire, mais aucun d’eux n’en épuise le sens. L’acception b) correspond à un sens non réaliste de la représentation ; en l’adoptant, on part du principe qu’il n’existe aucune représentation neutre de l’événement historique, au contraire, on assume que cette représentation est toujours liée à un intérêt, à un point de vue partiel, ce qui revient à dire qu’elle est sujette à des perspectives particulières, dépendantes des convenances des interprètes eux-mêmes. En ce sens, les diverses interprétations du récit analysé correspondent à différentes représentations historiographiques d’un même épisode de la Conquête. Mais, en réalisant une existence qui autrement resterait virtuelle, il ne faut pas pour cela évincer les autres sens que l’espagnol retient, puisque la réalisation attribue à l’objet ainsi constitué des qualités sensibles et intelligibles (c) et fait de cet objet une proposition qui prétend au statut de vérité (d).
Un objet de connaissance tel que l’événement historique est posé comme un entité symbolique de nature particulière : d’un côté, il ne fait pas l’objet d’une perception directe mais d’appréhension par l’intermédiaire d’un écrit et, éventuellement, de vestiges matériels ; d’un autre côté, il ne parvient pas à avoir le statut de connaissance conceptuelle à part entière. La première appréhension est celle du contenu sémantique des sources documentaires, mais à condition que ce signifié soit celui qui permette l’accès à la connaissance des événements. Le fait particulier est que nous sommes en présence d’un paradoxe. En effet, l’écrit, de par la langue employée mais aussi de par les préjugés qui président à la fois à son élaboration et à sa lecture, interdit aussi bien que permet l’accès à la connaissance : à cause des événements narrés, l’existence des substrats ontiques et épistémiques des faits historiques, qui ont bien eu lieu et en tant que connaissance véritable, est postulée. C’est seulement ainsi que nous pouvons poser que la narration représente des événements. Pour arriver à avoir ce statut de connaissance (nous laisserons de côté le délicat problème du statut de vérité qui met en cause le substrat ontique), il faut soumettre le récit à une critique, car avant celle-ci la valeur dudit récit n’est qu’intuitive ; de cette manière lorsque le contenu du récit est lu, c’est-à-dire lorsqu’il est appréhendé, il se convertit en connaissance pressentie, une connaissance limitée qu’il est nécessaire de transformer en concept. À ce stade, deux chemins s’offrent à nous pour effecteur ce passage : d’une part, la voie du consensus entre la communauté des historiens, et de l’autre, la voie de la récréation individuelle de l’expérience historique de l’événement. Ce travail explorera la deuxième voie.
- Note de bas de page 8 :
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Il convient d’être prudent et de ne pas confondre le mythe avec une forme discursive caractéristique des sociétés « primitives » avec l’emploi fait par Cassirer en tant que forme de connaissance : bien que ces deux formes soient liées sans l’ombre d’un doute, ces deux notions ont, cependant, un domaine d’emploi bien spécifique.
Le récit historique présente une complexité formelle qui conjugue intuitions et conceptualisations, contenus sémantiques et inférences, information et préjugé. La tâche de l’historien (qui pourrait tout aussi bien être celle de n’importe quel lecteur) consiste à effectuer la suture entre ces pôles dans le but de valider une connaissance. Selon E. Cassirer (1998), le mythe et la connaissance sont conjugués8 par un acte de lecture, synonyme de reproduction ; ce qui revient à dire, en termes généraux et pour revenir au langage du texte historique, que cette conjugaison est obtenue en posant l’énonciation comme une reproduction.
Il est possible de relier l’acception retenue de représenter à celle de reproduire, non pas dans le sens de copie ou imitation, sens référentiel, mais dans le sens de produire à nouveau la même chose. Selon les termes de Benveniste (1966 : 25) :
Le langage re-produit la réalité. Cela est à entendre de la manière la plus littérale : la réalité est produite à nouveau par le truchement du langage. Celui qui parle fait renaître par son discours l’événement et son expérience de l’événement. Celui qui l’entend saisit d’abord le discours et à travers ce discours, l’événement reproduit. Ainsi la situation inhérente à l’exercice du langage qui est celle de l’échange et du dialogue, confère à l’acte de discours une fonction double : pour le locuteur, il représente la réalité ; pour l’auditeur, il recrée cette réalité. Cela fait du langage l’instrument même de la communication intersubjective.
Commentant un livre récent de Jean-Claude Coquet, Paolo Fabbri (le texte auquel nous faisons référence se trouve en ligne) signale que l’analyse de la notion de représentation est décisive pour sa phénoménologie du langage par rapport à la philosophie du langage. Il est nécessaire de transformer l’existence du monde en expérience de l’événement et en récréation de l’expérience par les formes que le langage crée. À titre d’exemple, cette perspective est susceptible d’être transférée au discours historique qui apparaîtra donc comme une forme sémiotique à travers laquelle on essaiera d’évoquer de nouveau l’expérience de l’événement passé. À ce sujet, il est possible de s’en remettre à l’historien mexicain Edmundo O’Gorman (1949) qui nous dit que cette récréation n’est possible que pour l’individu puisqu’en effet il s’agit, d’un côté, d’un acte personnel, non partagé, et de l’autre, ce qui est recréé est singulier, ce qui est recréé possède les traits de la particularité et non pas de la généralité : c’est ma propre version de l’histoire, telle que je viens de la comprendre, grâce à mon acte de lecture, qui me permet de recréer l’expérience de l’événement. Voici ce qu’écrit O’Gorman (page VII) en faisant référence aux lettres de Colomb :
…que le lecteur lise cette passionnante histoire sur les paragraphes encore mouillés par l’eau salée de la Mer de Chine et du Golfe de l’Inde (…) et oubliez les monuments et les commémorations, les discours officiels et les histoires ennuyeuses. En ouvrant les pages qui suivent, oubliez ce que vous pensez savoir, et, en lisant ces quatre navigations majestueux ; peut-être changerez-vous ce que vous savez pour ce que vous ignorez encore.
Il est possible d’apprécier sur ces lignes comment, à partir du contenu intelligible du récit, « l’histoire passionnante », un passage est opéré vers l’expérience corporelle du lecteur, dans les « paragraphes encore humidifiés d’eau salée ». Selon Coquet (2007), le lecteur re-prend, de cette expérience de lecture, la prise de contact expérientielle du navigateur, il s’agit d’une re-présentation. Nous concluons par conséquent que cette re-prise a deux conséquences cognitives : d’une part, l’oubli d’un savoir exclusivement intelligible, c’est-à-dire d’un récit historique conçu comme un simple récit informatif et l’intervention complète du lecteur, corps et âme, soit l’incorporation en tant qu’expérience propre, revécue jusqu’à la moelle, d’un savoir jusqu’ici ignoré.
L’expérience de l’événement historique est captée à travers l’expérience de lecture dans la mesure où l’une est contenue dans l’autre. C’est ce pouvoir magique du mot pour la pensée mythique dont Cassirer fait état dans Langage et Mythe (1946: 58) :
- Note de bas de page 9 :
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« …the word which denotes that thought content is not a mere conventional symbol, but is merged with its object in an indissoluble unity. The conscious experience is not merely wedded to the word, but is consumed by it. Whatever has been fixed by a name, henceforth is not only real, but is Reality. » M.-J. Borel 1991, p. 43 cite aussi un passage proche : « Le mot a alors ce pouvoir qui n’a presque pas de limite. Il n’y a rien à côté ou en dehors de lui avec quoi il pourrait être comparé […] ou « mesuré » : sa stricte et simple présence contient en elle la somme entière de l’être. Le mot n’est pas seulement quelque chose de réel, il est le réel. »
…le mot qui dénote la pensée n’est pas un simple symbole conventionnel, mais une unité indissoluble qui s’établit avec son objet. L’expérience consciente n’est pas simplement mariée au mot mais réalisé par lui. Ce qui a été fixé par un nom non seulement es réel, il est la Réalité. » 9
C’est grâce à cet effet que le récit historique, de même que le mot, devient auto-référentiel ; sa fonction principale ne renvoie plus à quelque chose d’extérieur pour faire référence de manière exclusive à lui-même et acquiert ainsi la valeur du « réel » : l’expérience de la lecture s’identifie alors à celle de l’histoire.
Et finalement, il nous reste à montrer le caractère intentionnel des événements narrés qui conforment ce petit récit, et qui se centre autour de la figure passionnelle de la peur, permettant d’aborder la question du devenir historique.
4. Intentionnalité
Les événements de l’histoire reçoivent leur sens et deviennent présents dans le récit et par le récit. Il est possible de concevoir l’acte de lecture comme la délimitation d’un champ de présence à l’intérieur duquel les événements prennent peu à peu leur place. Selon cette perspective, nous sommes face à une grande difficulté d’analyse sémantique qui réside dans le double caractère des événements : d’une part leur ordonnance en une série continue, et de l’autre, leur caractère discret quand nous les prenons de manière individuelle. À ce point, il convient d’anticiper un malentendu : la continuité à laquelle nous faisons référence n’est pas la continuité de la lecture quand bien même celle-ci soit réalisée à travers cette dernière ; il s’agit de la continuité séquentielle qui est établie par l’ordre logique du récit. Dans certains cas, il est possible de trouver des anticipations ou des rétrospections qui dissocient l’ordre de la lecture, mais qui s’appuient sur un ordre séquentiel logique sous-jacent. Cette précision étant faite, nous devons préciser que la continuité du récit découle de deux sens : en premier lieu, de manière traditionnelle en narratologie, un principe d’unité et de continuité est établi qui a son origine dans les structures globales du récit (cf. le récit de quête chez Greimas ou la structure du mythe chez Lévi-Strauss : les schémas narratifs évoqués plus haut) ; en deuxième lieu, elle découle des événements narrés considérés individuellement et en tenant compte de leur caractère discret. C’est précisément cette seconde phase de continuité qui fait appel au concept d’intentionnalité.
L’intentionnalité est le concept qui renvoie aussi bien à la relation que l’esprit établit par rapport au monde qu’au contenu même de la conscience, dans la mesure où il est possible d’avoir une conscience de la conscience. Il s’agit du concept le plus remarquable de la phénoménologie, étant donné que cette discipline se définit comme une description des contenus de la conscience. Bien que l’on puisse en suivre les origines dès Saint Augustin dans ses célèbres thèses sur la temporalité contenues dans le Livre XI des Confessions, son insertion dans la pensée contemporaine date du début du XXème siècle, en particulier dans la psychologie de F. Brentano et la phénoménologie de Husserl. Selon la perspective de ce dernier, tout événement narré apparaît dans la conscience du lecteur à partir du moment où il est inscrit dans un champ de présence, raison pour laquelle il a une existence intentionnelle. Le champ de présence dans lequel il s’inscrit est traversé par des tensions fortement temporelles qui sont le produit de son mode intentionnel de présence, ce qui permet de distinguer entre rétention et protension.
Le couple rétention/protension renvoie à la durée minimum d’un acte intentionnel, c’est-à-dire à la durée minimum de l’acte de conscience. Il s’oppose à la notion d’instantanéité et il se présente comme une distension ou un déploiement temporel qui affecte le moment présent. Chaque acte de conscience dure et par conséquent chaque contenu de conscience peut être examiné à la lumière de cette durée qui est organisée autour du présent. On appelle rétention l’empreinte du passé dans le présent, c’est-à-dire l’orientation de la conscience vers le passé, tandis que la protension désigne une orientation inverse, mais non symétrique, vers le futur. La dissymétrie a son origine dans le fait que la rétention a pour objet ce qui n’est plus mais qui reste encore, tandis que la protension renvoie à ce qui n’est pas encore tout en étant déjà présent. À titre d’exemple de ces relations, nous pouvons mentionner, en rhétorique, les rimes et les allitérations, de même que les gradations, les répétitions et les amplifications, pour n’en citer que quelques-unes. La séquentialité narrative comprise comme un ordre logique manifeste des relations rétensives et protensives entre les événements, par rapport à l’ordre, le tempo et la durée de leur mention : ce couple de concepts est le responsable, entre beaucoup d’autres choses, du suspens dans les narrations.
Un événement peut se présenter dans le champ de présence de trois façons :
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L’événement possède une permanence ou reste en vigueur et, éventuellement, une dynamique interne responsable de son évolution. Ce cas a pour titre le devenir.
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L’événement interrompt par surprise le champ de présence pour modifier les contenus posés antérieurement : le survenir.
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L’événement a son origine dans un au-delà indéterminé dont il provient et à partir duquel il s’annonce : l’advenir.
Nous pouvons considérer ces trois formes de la catégorie générale du devenir en relation avec les conceptions du destin chez les grecs :
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Destin (moira) : inévitable, résultat de la concaténation des causes efficientes, sans sens ou finalité ni possibilité d’évaluation. Devenir.
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Fortune (tyché) : elle n’a pas de sens, elle est le produit du hasard, contingente, arbitraire, elle n’admet aucune explication (du moins pas depuis l’immanence). Survenir.
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Providence (pronoia) : cause divine ou scatologique, elle émane d’un certain type d’entité transcendante ou immanente, elle n’est pas gratuite et fait l’objet d’un don. Advenir.
Si nous considérons une transformation narrative et que nous en représentons les relations de présupposition, d’une façon semblable à celle que nous avons utilisée pour le syntagme de la peur dans ses deux interprétations –en tant que prudence et en tant que manque de force-, nous pouvons considérer que l’état initial s’inscrit dans le devenir et qu’il possède une orientation temporelle rétensive : c’est sur ce devenir que survient le faire transformateur, ni rétensif, ni protensif, qui fait advenir l’état final.
Une dynamique des forces s’établit entre les trois formes de devenir. Lorsqu’elle a lieu entre le devenir et le survenir, la dynamique présente une interruption de ce qui était déjà là et sa substitution abrupte par un nouvel état de choses ; tandis que lorsqu’elle a lieu entre l’avenir et le survenir, il se pose une relation propitiatoire ou d’empêchement entre deux événements qui s’installent simultanément dans le champ de présence, l’un déjà annoncé et l’autre sous le mode de l’irruption. Enfin, la relation entre le devenir et l’avenir équivaut à la substitution prévue d’un état de choses préalablement posé par un autre moyennant un événement progressif qui annonce sa transformation.
Ces dynamiques correspondent à des jeux à l’intérieur de l’intentionnalité. La protension anticipe ce qui sera introduit dans le champ de présence (elle l’actualise) et correspond à une attente qui devient plus ou moins intense. Dans le récit qui nous occupe, la prudence est cette attente, et c’est pourquoi l’événement attendu se profile à l’horizon de la protension ; le sujet anticipe son arrivée, son installation dans le centre du champ de présence. L’événement craint advient depuis un au-delà indéterminé, bien qu’anticipé et qui doit donc être identifié avec la prudence.
En revanche, la peur qui découle du manque de force et sur laquelle parient les Espagnols, est une peur qui s’inscrit contre le devenir de l’histoire. En accord avec cette interprétation, les Mexicains manquent de constance, c’est-à-dire que leur état d’esprit s’affaiblit et, ce faisant, il se perd, il cesse de retenir la force nécessaire pour l’obtention de leurs fins. La dynamique est retensive étant donné qu’il n’y a rien qui n’ait été anticipé par les faits antérieurs : depuis cette perspective, le siège des Espagnols était déjà une garantie de conflit et la surprise n’a pas lieu d’être.
Alors, il s’avère curieux que les tirs des Espagnols prennent les Mexicains au dépourvu : soit un mode de présence ni rétensif ni protensif. Ni la prudence, ni le manque de forteresse ne donnent lieu à la surprise : d’une part parce que dans le régime de la prudence tout événement est considéré d’une certaine manière comme étant actualisé, anticipé, en cours d’avènement ; et de l’autre, parce que dans le régime de l’inconstance, le sujet inscrit dans le cours naturel des choses l’ouverture sur un quelconque événement, si extraordinaire soit-il. La surprise dans le récit est présente à deux moments tout aussi cruciaux qu’opposés : tout d’abord lorsque les Espagnols entrent au beau milieu d’une ville déserte et silencieuse ; et ensuite lorsque les tirs « d’allégresse » font sursauter les assiégeants. Mais de ces deux surprises, seule la première est imprévue ; en effet, nous avons vu que la seconde s’inscrit dans l’ordre même des événements.
Au sens strict, il n’y a rien qui ne survienne lorsque les Espagnols entrent dans Tenochtitlan, sauf le silence et l’attente.
5. Scénarios alternatifs de l’histoire
En guise de synthèse et de conclusion, il est possible d’examiner le récit et le conflit implicite d’interprétations comme une confrontation de scénarios antagonistes. Le premier scénario se compose des tirs objets d’un malentendu : ils représentent une démonstration d’allégresse réalisée dans le cadre de la rencontre entre deux groupes Espagnols. Cette réception est mal interprétée par les Mexicains qui la considèrent apparemment comme une provocation, ce qui fait qu’ils deviennent responsables de la violence. D’ailleurs, l’existence de la provocation n’est pas indispensable étant donné qu’il pourrait s’agir d’un simple prétexte dont les Mexicains auraient profité pour attaquer injustement leurs adversaires. Plus avant dans le même récit, les cris des Mexicains contrastent avec les tirs d’allégresse dans la mesure où nous sommes en présence, dans les deux cas, d’expressions émotives. Cependant, dans ce contexte, ces cris peuvent être considérés plus que l’expression d’une intensité émotive, comme l’élément audible d’une agression.
Le deuxième scénario est plus complexe : il fait des tirs une menace lancée par les Espagnols dans une tentative d’inhiber les actions des Mexicains. La réponse de ces derniers trouve une justification en ce qu’elle représente l’échec de la tentative et, au contraire, son interprétation est considérée comme une provocation. Si nous suivons le récit en amont, nous voyons alors que la rencontre entre les Espagnols a dû être resémantisée à la lumière du scénario global : il ne s’agit plus de la simple bienvenue entre les membres d’un même bord, mais leur rencontre dans le contexte d’un état de siège, c’est-à-dire la rencontre qui se réalise sous l’ombre d’une menace représentée cette fois par les Mexicains. De telle manière que les menaces et les contre-menaces se confrontent sur cette scène.
Le narrateur ne semble pas proposer un scénario interprétatif cohérent. D’une part il n’a pas omis de signaler le moment venu la responsabilité de Pedro de Alvarado quant au détonement du conflit. Et d’autre part, à plusieurs endroits dans son histoire, il signale la crainte qu’éprouvaient les Mexicains et de surcroît il n’assume pas comme étant la sienne l’interprétation donnée par les Mexicains à leurs propres actions. Ce qui revient à dire que son interprétation consiste à faire porter aux uns et aux autres la responsabilité de la violence.
Quel scénario est privilégié par le lecteur ? Son attitude ne peut que correspondre á un détachement sceptique puisqu’il ne peut assumer comme sienne aucune version des faits. Il convient de signaler que l’adoption de n’importe laquelle des versions de l’histoire a des répercutions sur l’ensemble du récit : en ce qui concerne le malentendu, ce sont les conséquences qui doivent être réinterprétées –un cri se transforme en agression- et, dans le cas de la menace, ce sont les antécédents qui doivent l’être –la rencontre initiale entre les Espagnols devient la rupture d’un siège. C’est au lecteur de créer sa propre histoire, de construire son propre scénario interprétatif.
La valeur cognitive de l’histoire réside dans cet acte créatif, mais pour bien le saisir il faut rejette l’idée qu’il existe, d’un côté, les événements, de caractère objectif, et de l’autre, les interprétations des faits : les interprétations ne sont pas secondes, mais le moyen par lequel les événements racontés sont construits. De cette façon, pour les Espagnols les tirs sont une expression émotive (et une tentative d’effrayer), mais pour les Mexicains c’est une attaque : il n’y a pas un fait unique (les tirs) interprété de deux façons, mais deux événements distincts qui s’inscrivent dans des suites narratives distinctes. Étant donné que les interprétations divergentes coïncident dans un même récit et que les interprétations construisent les événements, il faut alors concevoir le récit commun une construction ambivalente, de même que les tirs pour les Espagnols. Le texte n’a donc pas un sens unitaire mais articule des séquences narratives antagoniques.
L’analyse entreprise conçoit l’histoire comme une représentation dans laquelle le récit des faits, ainsi que sa lecture, produisent continuellement des nouvelles histoires. L’activité de reproduction s’appuie sur un blending qui fait de chaque acte d’écriture et de lecture, non pas une simple répétition d’un récit de base fondé sur des faits immuables, mais un acte plein de production narrative qui recrée la réalité. Le blending intègre deux espaces mentaux d’une façon précise : ce ne sont pas les faits qui s’intègrent dans le récit, mais les récits qui deviennent des faits. O’Gorman présente cette fusion figurativement dans « les paragraphes encore mouillés par l’eau salée » qui transportent le contenu textuel vers la Mer de Chine et le Golfe de l’Inde : c’est ainsi que, suivant Cassirer, les mots deviennent « la Réalité ».
La représentation narrative des événements n’est pas une question de référence mais renvoie vers les facultés humaines de conceptualisation et de recréation de la réalité : la re-présentation qui fait du discours historique la production d’une réalité ne dépend pas de critères de vérité inhérents au récit, mais de l’interprétation et confrontation de sources documentaire qui permettent l’élaboration d’un version qui pourra être assumé comme propre par son créateur, comme faisant partie de son expérience personnelle de vie.
Ce qui vient d’être dit dépasse la lecture du fragment choisi en termes d’idéologie. Il ne s’agit pas d’expliquer le récit à partir d’intérêts de groupe ou de visions du monde qui ont présidé à son élaboration ou, éventuellement, à sa lecture ; il s’agit plutôt de montrer l’imbrication de perspectives différentes sur l’histoire et que les interprètes représentent comme une expérience unique. Ces points de vue ne sont pas seulement l’apanage des personnes mais aussi des personnages : c’est ainsi qu’il a été possible d’examiner la mise en scène du conflit entre les Espagnols et les Mexicains comme un conflit d’interprétations vécues et expérimentées et non seulement connues : le discours historique ne possède pas seulement une valeur informative mais véhicule aussi un contenu expérientiel.
La description entreprise a montré que, sous l’unité du récit, se cachent des ordres narratifs divergents et en conflit, qui présentent des zones d’ambiguïté et d’ambivalence. La polysémie s’inscrit au cœur de l’Historia, non pas comme une pluralité de sens, mais comme une lutte qui a comme enjeu la nature même des événements. Cette lutte ne s’engage pas entre personnes ni entre cultures, idéologies, intérêts ethniques ou nationales mais se produit à l’intérieur d’un texte profondément unitaire du point de vue idéologique et culturel : il s’agit d’une chronique franciscaines qui trouve ses principes directeurs dans la pensée médiévale et dans l’espagnol du XVIème siècle. Les divergences constatées s’inscrivent sur ces principes d’unité : de sorte que, dans l’Historia, il n’y a pas un point de vue indien mais strictement franciscain et espagnol. Il est donc surprenant que le texte offre une pluralité de perspectives et non pas un point de vue monolithique, comme si la vérité échappait au récit unique pour trouver refuge dans la diversité d’interprétations.
Unité idéologique et culturelle s’étend à l’ensemble du Códice Florentino : on retrouve le lien entre le contenu sémantique du récit et sa valeur cognitive, responsable de l’expérience de l’histoire, dans les rapports entre les différents textes qui le composent. Il est pertinent de rappeler que l’Historia general de las cosas de Nueva España, compose le volet espagnol du Códice Florentino, qui comporte aussi une version en langue náhuatl, attribuée aux informateurs de Sahagún. Le rapport entre les deux textes a été présenté comme une traduction ou une paraphrase (ainsi par exemple León-Portilla 1999 parle de « transvasement »), ce qui rend polémique l’identité des deux textes, la fidélité du contenu en espagnol par rapport au texte en náhuatl, les points de vue rapportés et son inscription culturelle. Il faudrait une étude sémiotique comparative pour caractériser les deux textes et la comparaison devra inclure le texte connu comme La Conquista de la Nueva España. La revisión de 1585 (Sahagún 1989).
Bref, à strictement parler , dans l’Historia il n’est pas possible de parler de polyphonie, bien que ce soit tentant (Bakhtine 2000, pp. 9-56) : sous la diversité d’ordres narratives et derrière le conflit des interprétations, on ne trouve pas des voix distinctes qui énonceraient leur propre version de l’histoire mais l’ambivalence des actions. C’est la nature même des événements qui est en jeu et non pas une différence d’opinion ou de dénomination. Pour cette raison il n’est pas possible de s’approcher à ce texte en termes de dialogisme. Le choix s’est porté vers une analyse en termes d’espaces mentaux, qui ne se confond pas avec une théorie des idéologies, ou des mondes possibles ou de la pluralité de voix : nous postulons une théorie des espaces de représentation, dans le sens défini ici, construits dans et par le discours.
Traduction par Dominique Bertolotti