Réflexions sur la complexité spatiale de l’art

Stefania Caliandro

Professeur invité, Universidade do Estado do Rio de Janeiro

https://doi.org/10.25965/as.1721

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : art, complexité, espace, perspective, spatialité

Auteurs cités : Omar CALABRESE, Ernst CASSIRER, Hubert DAMISCH, Martin Kemp, Paul Klee, Jean-François LYOTARD, Louis MARIN, Erwin Panofsky, Fernande SAINT-MARTIN, René THOM, Félix THÜRLEMANN, Margaret Wertheim

Texte intégral

L’art contemporain est souvent paru le berceau de nouvelles perceptions et conceptions esthétiques de l’espace. Développé, selon les déclarations des avant-gardes, presqu’en contraposition à la production de l’époque moderne, il a abandonné le modèle albertien de la représentation et on lui a attribué, par cela, le dépassement d’une organisation spatiale continue et homogène. Dans cette perspective, on pourrait même lui reconnaître la prérogative esthétique de la complexité spatiale de l’art. Or, dans les pages suivantes, je voudrais montrer qu’il est opportun de nuancer ces quelques points, ainsi que la prétendue rupture avec les réalisations précédentes. Si j’ai moi-même souligné que l’art contemporain implique une prise de conscience nouvelle de certains aspects de la création, notamment l’émergence d’une psychophysique de la perception de la fin du dix-neuvième siècle, je voudrais maintenant relever l’existence d’une continuité méconsidérée avec la spatialité moderne, au-delà des changements apportés.

Note de bas de page 1 :

 Une première version de ce texte s été l’objet d’une communication dans le Séminaire Intersémiotique du CeReS à la Maison de la Recherche, Paris, le 4 mars 2009. Je remercie tout particulièrement Jean-François Bordron, animateur de la séance, et l’éminent public de chercheurs qui y ont assisté pour leurs remarques précieuses, notamment, dans le désordre de ma mémoire, Claude Zilberberg, Anne Hénault, Bernard Bouteille, Ivã Lopes et Luisa Ruiz Moreno.

Note de bas de page 2 :

 Par images, j’entends, ici comme dans la suite de l’article, à la fois les perceptions et les reproductions (qu’elles soient ou non bidimensionnelles) des œuvres. Clairement cette acception met en avant dans les œuvres leur moment de perception et de réception.

À partir de cette question, je voudrais alors esquisser un petit parcours entre les théories spatiales en art pour rassembler quelques pistes disparates qui ont été formulées et qui pourraient contribuer à une analyse sémiotique de la complexité des œuvres. Il s’agit là d’un parcours de recherche à peine commencé, donc pas encore délimité, pour lequel, sans rhétorique de courtoise, je prie le lecteur de m’accorder sa tolérance. Ce travail1 présente en fait moins des résultats confirmés qu’il ne cherche à animer la réflexion sur la spatialité de l’art. Les œuvres, particulièrement par l’entremise des images véhiculées par elles2, articulent le plus souvent divers espaces. Non seulement elles occupent l’espace, ou mieux elles participent à le définir, mais surtout elles présentent et représentent différents espaces dans, par et à partir d’elles. Ainsi une et seule image peut activer plusieurs espaces et devenir le lieu nodal, par exemple, d’espaces physiques, perceptifs et/ou symboliques même inconciliables entre eux. Parler d’images à propos des œuvres ne signifie pas, de mon point de vue, les aplatir à une dimension uniquement visuelle. Cette perspective ne prétend pas éluder la question des diverses sensorialités sollicitées par les œuvres, ni amoindrir l’épaisseur de leur matérialité. Songer à l’image en ces termes revient à mettre en avant l’aspect médial dont l’art est porteur, voir son potentiel d’entrelacer des espaces même conflictuels.

Note de bas de page 3 :

 Fernande Saint-Martin, Les fondements topologiques de la peinture. Essai sur les modes de représentation de l’espace, à l’origine de l’art enfantin et de l’art abstrait, Montréal, Hurtubise HMH, 1980, éd. cons. 1989, p.131 ; voir notamment tout le chapitre VI sur « La perspective euclidienne ».

Il me semble crucial de commencer cette réflexion en retournant sur les fondements de la représentation moderne, censée avoir mis au point, à la Renaissance, une technique rigoureuse de construction de l’espace. La perspective linéaire, produite par l’adoption d’un point de vue unique et fixe et par le tracement d’un système en lignes de fuite convergentes, aurait engendré, dans le tableau, un espace organisé de manière homogène et mensurable. Cette interprétation, très répandue en histoire de l’art surtout d’après le travail d’Erwin Panofsky, se recoupe en partie avec l’attitude de maintes esthétiques contemporaines, pour lesquelles la représentation moderne a constitué un repoussoir pour fonder de nouvelles conceptions de l’espace. L’abandon du dispositif perspectiviste renaissant aurait même bouleversé la spatialité artistique, désormais libérée, selon Fernande Saint-Martin, d’« un espace géométrique, abstrait, qui ne correspond pas à l’expérience sensible, non plus qu’aux connaissances que les sciences physiques ont maintenant atteintes sur la nature du réel »3. Or, en analysant mieux les espaces en jeu à l’époque moderne, il faut néanmoins écarter l’idée d’un espace cohérent et rigoureux, qu’aurait déterminé l’emploi de la perspective linéaire. Il devient alors possible d’apprécier la complexité spatiale de cette production artistique et, en dépit des ruptures que les esthétiques avant-gardistes et même postmodernes ont voulu déclarer pour s’en démarquer, nous rencontrons une certaine continuité à cet égard entre l’art moderne et la création contemporaine.

Note de bas de page 4 :

 Cf. Erwin Panofsky, « La perspective comme forme symbolique », dans La perspective comme forme symbolique et autres essais, Paris, Éditions de Minuit, 1975, pp. 37-182.

Note de bas de page 5 :

 Fernande Saint-Martin, Sémiologie du langage visuel, Sainte-Foi, Presses de l’Université du Québec, 1994, p.141-184 spéc. 164-182.

L’appréhension sensorielle de l’espace et sa représentation et perception à travers une image sont deux moments distincts, que la théorie de l’art devrait nous aider à ne pas superposer d’une manière trop hâtive. Se l’optique et les sciences de la vision ont toujours fourni des repères pour la construction d’un espace en peinture ou, en général, dans les arts qui jouent, pour l’essentiel, sur deux dimensions (dessin, gravure, photographie, etc.), l’on sait depuis longtemps qu’existent plusieurs manières de représenter l’espace perçu, notamment pour y figurer la profondeur de la troisième dimension. Dans « La perspective comme forme symbolique », Erwin Panofsky a étudié cette question d’un point de vue historique, en considérant divers systèmes de représentation et construction de l’espace avant l’idéation de la perspective linéaire4. Reprenant ce travail d’un point de vue sémiotique, Fernande Saint-Martin a réuni davantage de manières pour rendre la profondeur dans l’image et a ainsi esquissé une synthèse de plus de vingt-cinq « systèmes perspectivistes », ressortis de cultures géographiquement et historiquement très variées5. En passant de l’art ancien à l’art contemporain, des arts dits mineurs à la production enfantin, de l’art oriental à la création aborigène, elle relativise clairement les solutions mises au point à la Renaissance et, dans son énumération, la perspective linéaire et la perspective atmosphérique ne sont que deux cas parmi d’autres.

Note de bas de page 6 :

Fernande Saint-Martin, Sémiologie du langage visuel, idem, p. 168.

Note de bas de page 7 :

Fernande Saint-Martin, Sémiologie du langage visuel, idem, p. 173.

Note de bas de page 8 :

Fernande Saint-Martin, Sémiologie du langage visuel, idem, p. 171.

Note de bas de page 9 :

Fernande Saint-Martin, Sémiologie du langage visuel, idem, p. 172.

Note de bas de page 10 :

Fernande Saint-Martin, Sémiologie du langage visuel, idem, p. 181.

Note de bas de page 11 :

 Fernande Saint-Martin, Sémiologie du langage visuel, idem, p. 177.

Note de bas de page 12 :

 Fernande Saint-Martin, Sémiologie du langage visuel, idem, p. 175.

Note de bas de page 13 :

 C’est à peu près ce que Fernande Saint-Martin a soutenu dans le cours de doctorat, tenu par elle à l’UQÀM en 1997-1998, suite à ma demande de précisions au moment de sa présentation de ces systèmes perspectivistes. À cette époque, elle avait par ailleurs apporté quelques petits changements à sa typologie parue dans Sémiologie du langage visuel en 1994.

Au même niveau que les perspectives déjà reconnues en histoire d’art, comme la perspective axiale, dite aussi en axe de fuite ou en arête de poisson, et la perspective inversée, et parallèlement à la perspective cavalière et à celle isométrique ou axonométrique, toutes deux très utilisées en architecture et dans le dessin géométrique et dont elle atteste aussi l’emploi en art, Saint-Martin s’inspire des intuitions plastiques et des écrits des artistes pour repérer d’autres techniques spatiales. Elle définit, par exemple, comme perspective optique la profondeur engendrée par la juxtaposition de divers couleurs, tons, vectorialités, dimensions, luminosités et/ou textures, qui provoquent une fluctuation perceptive des plans (« dans l’avant / l’arrière ») par rapport à ce qu’elle dénomme, d’après Kandinsky, le « Plan originel » du tableau6. D’autres formes se réfèrent plus directement à des styles ou des mouvements artistiques, telles la perspective baroque et la perspective cubiste, analytique et synthétique, au point que le travail particulièrement innovateur d’un artiste ou d’un groupe paraisse suffire à la définition d’un nouveau type, telle la perspective en damier, « [p]rivilégiée par Mondrian »7, celle uniste, « élaborée par W. Strzeminski » pour « produire “une masse homogène des formes” »8, ou celle tachiste, correspondante à une perspective optique qui s’applique « à des ensembles de régions informelles »9. Sans prétendre à l’exhaustivité, la typologie continue très riche et variée et mentionne : la perspective focale, centrée sur l’objet représenté qui occupe ainsi presque l’entièreté du champ ; la perspective sphérique développée sur un espace courbe ; la perspective parallèle, procédant par juxtaposition des objets en dépit de leurs distances effectives ; la perspective frontale, dérivée de celle parallèle mais par projection en plans verticaux ; la perspective de l’anamorphose ; etc. Dans cette liste néanmoins, certains types paraissent fonction uniquement du point de vue adopté, telles la perspective à vol d’oiseau, celle oblique et celle en hauteur « soit de très hautes montagnes ou encore des nuages »10. Quelques systèmes perspectivistes, en outre, résultent de la composition ou du rassemblement des autres, comme la perspective projective, où coexistent des éléments « engendrés par des points de vue ou des distances hétérogènes »11, ou la perspective de rabattement, où un point de vue frontal, de profil ou à plat « est rabattu sur le sol »12. On peut alors se demander jusqu’à quel point cette typologie constitue une véritable classification, puisque certains types sont dérivés d’autres (voir les perspectives frontale, parallèle et celle en étagements) ou se recoupent partiellement entre eux (comme la perspective à vol d’oiseau et celle en hauteur, la perspective de rabattement et celle projective). De son côté, l’auteur sera prêt à répondre que l’éventuelle coexistence de plusieurs systèmes dans une et seule œuvre ne fait pas problème, d’autant plus que, pour elle, suivant Freud, la contradiction n’existe pas et que tout peut quasiment coexister avec tout13. Pour surprenante que cette position puisse paraître, comme les conclusions de cet article voudraient aussi le montrer, c’est une voie, provocatrice mais quand même efficace, pour en terminer avec une pensée logique, souvent simplificatrice, de théorisations sur l’art.

Note de bas de page 14 :

F. Saint-Martin, Sémiologie du langage visuel, idem, p. 170.

Note de bas de page 15 :

F. Saint-Martin, Sémiologie du langage visuel, ibidem.

Note de bas de page 16 :

F. Saint-Martin, Sémiologie du langage visuel, ibidem.

Note de bas de page 17 :

F. Saint-Martin, Sémiologie du langage visuel, idem, p. 179. La dernière citation est extraite de sa présentation de la perspective linéaire qui, d’après l’auteur, est parfois appelée « perspective centrale, légitime ou artificielle » (idem, p. 178). Or, le fait de lui donner le synonyme de construction « centrale » explique peut-être le besoin de différencier la perspective linéaire de la perspective oblique, basée, celle-ci aussi, sur la « convergence linéaire » et appartenant, comme la précédente, au groupe des perspectives à distance lointaine  (idem, p. 180). Enfin, ce classement dans les techniques aptes à représenter des objets dans la distance souligne la difficulté, pour la perspective linéaire, « de représenter non seulement la vision proxémique mais aussi les autres formes d’expériences sensorielles qui se déroulent dans le proche » (idem, p. 179).

Si la typologie de Fernande Saint-Martin peut soulever quelques perplexités en raison de cette coalescence hétérogène de techniques spatiales, il faut toutefois lui reconnaître une très grande sensibilité dans l’analyse des rapports topologiques et de leurs effets dans le champ perceptif. En outre, l’inclusion, dans cette liste, de systèmes perspectivistes composites et hybrides paraît considérable, alors que paradoxalement ceux-ci sembleraient confondre et affaiblir, à une première vue, la valeur de ce travail. En particulier, je voudrais évoquer, en dernière instance, la définition de ce qu’elle dénomme la perspective arabesque ou à entrelacs, où la profondeur optique de couleurs et textures interagit avec « des ondulations linéaires, parallèles ou croisées qui, alternativement, creusent et soulèvent la masse topologique du Plan originel, de l’avant vers l’arrière »14. Cette technique, « [s]usceptible de développements, de ramifications et de diversifications sans fin », « a été largement utilisée par l’art oriental, perse, égyptien et médiéval et les arts dits mineurs » ; la référence principale est cependant la peinture de dripping en all over de Pollock où, au dire de Saint-Martin, la perspective arabesque ou à entrelacs « est revenue, sans avoir été reconnue »15. Comme en d’autres occasions, on ressent ici une certaine acrimonie envers « l’art narratif de la Renaissance »16 qui, pour imposer son hégémonie, aurait écartée cette et d’autres perspectives, malgré sa propre impossibilité à rendre plusieurs « formes d’expériences sensorielles »17. Marquant une rupture – un peu préconçue – entre solutions renaissantes et contemporaines, l’auteur à la fois redimensionne l’importance de la perspective linéaire et valorise la richesse et la complexité de l’art contemporain en lui léguant l’héritage de civilisations différentes, passées ou de créations longtemps considérées comme mineures. Au-delà de ces quelques points passibles de discussion, son apport au sujet des perspectives composites et hybrides incite à la réflexion. L’idée d’une possible coprésence de plusieurs techniques perspectives mérite d’être approfondie, d’autant plus qu’elle pourrait nous aider à comprendre comment plusieurs espaces, ou un espace à n dimensions, peuvent s’articuler en une seule image.

Note de bas de page 18 :

 Erwin Panofsky, « La perspective comme forme symbolique », idem, p. 156.

Note de bas de page 19 :

 Erwin Panofsky, « La perspective comme forme symbolique », idem, p. 42.

La position argumentative de Saint-Martin s’approche, à certains égards, de celle d’Erwin Panofsky lorsque celui-ci explique que, par rapport aux systèmes de représentation antérieurs, la Renaissance parvient à « faire totale abstraction de la structure psychophysiologique » de l’espace pour « construire un complexe spatial univoque et cohérent d’extension infinie (dans le cadre de la “direction du regard”) »18. C’est la structure d’un espace « infini, continu et homogène »19 que Panofsky comme Fernande Saint-Martin repèrent dans la perspective linéaire. Tous les deux soulignent l’homogénéité de ce système spatial, le premier pour le définir en tant que forme symbolique relevant de la construction géométrique et des mathématiques euclidiennes, la seconde pour l’opposer à la conception hétérogène et articulée d’un espace hybride dans la création contemporaine. D’ailleurs, cette idée d’un espace géométrique homogène, Panofsky l’emprunte à Cassirer, qu’il cite longuement dans ses méditations :

Note de bas de page 20 :

 Tout le passage est de Ernst Cassirer, Philosophie der symbolischen Formen (1925), cité par Erwin Panofsky, idem, pp. 42-43.

L’espace homogène n’est donc jamais un espace donné : c’est un espace engendré par une construction. Ainsi donc le concept géométrique d’homogénéité peut très exactement être exprimé par le postulat selon lequel, à partir de chaque point de l’espace, il est possible d’effectuer des constructions semblables en tous lieux et dans toutes les directions. Dans l’espace de la perception immédiate, ce postulat ne peut jamais être satisfait. On ne trouve dans cet espace aucune homogénéité des lieux et des directions : chaque lieu a sa modalité propre et sa valeur. L’espace visuel comme l’espace tactile s’accordent sur un point : à l’inverse de l’espace métrique de la géométrie euclidienne, ils sont « anisotropes » et « inhomogènes »20.

Note de bas de page 21 :

 Panofsky n’aurait cependant pas été le premier à proposer cette équivalence ; elle apparaît dans Pavel Florensky (père Paul Florensky), « La perspective inversée » [1919], dans La perspective inversée, l’iconostase et autres écrits sur l’art, Lausanne., Éditions L’Age d’Homme, 1992, pp. 67-120.

Et à Panofsky de poser l’équivalence entre l’espace géométrique euclidien et l’espace perspectif de la Renaissance21. Une construction homogène et quasiment mesurable serait à l’œuvre dans les créations de cette époque.

Note de bas de page 22 :

 Jean-François Lyotard, Discours, figure, Paris, Klincksieck, 1985, p. 156.

Note de bas de page 23 :

 Jean-François Lyotard, Discours, figure, idem, p. 157. Lyotard mentionne en note un long extrait d’A. Barre et A. Flocon, La perspective curviligne, Paris, Flammarion, 1968.

Note de bas de page 24 :

 J.F. Lyotard, Discours, figure, idem, p. 165.

Cette dualité entre un espace métrique construit rationnellement et un espace psychophysique inhomogène revient sous la plume de Jean-François Lyotard qui, lui, attaque « l’organisation gestaltiste de la perception visuelle » comme « le fruit d’une rationalisation secondaire »22. S’appuyant sur l’essai La perspective curviligne de Barre et Flocon, démontrant qu’aucune forme régulière, mis à part le cercle, peut réellement être vue telle quelle et que l’éducation et l’habitude amènent le cerveau à rectifier les distorsions de la perception, Lyotard soutient qu’« [a]pprendre à voir est désapprendre à reconnaître » et exhorte à laisser la place « au lieu figural par excellence, au champ de la vision que l’attention focalisée refoule et qui comporte autour de la petite zone de vision distincte (zone fovéale) une vaste frange périphérique à espace courbe »23. De cette « hétérogénéité irréversible de la zone focale et de la périphérie », l’auteur relève, davantage que l’importance de la marge, le surgissement de la différence, « spatialité dissymétrique » qui incorpore le déséquilibre dans un système structural24.

Note de bas de page 25 :

 Cf. E. Panofsky, « La perspective comme forme symbolique », idem, pp. 43-49.

Note de bas de page 26 :

 Cf. E. Panofsky, « La perspective comme forme symbolique , idem, p. 67.

Panofsky est tout à fait conscient de ce problème lorsqu’il affirme que la construction de la perspective de la Renaissance néglige ou ignore ces différences, non seulement que notre vision n’est pas le fait d’un œil unique et immobile, mais aussi que la dimension et la forme des objets sont affectées, dans l’image rétinienne, par des modifications apparentes. Ainsi, les déformations latérales, discutées pourtant par les théoriciens de la Renaissance, étaient rectifiées dans la projection géométrique sur une surface plane25. D’après Panofsky, les artistes auraient alors été amenés à dépasser la contradiction entre la perspectiva naturalis et la perspectiva artificialis en redressant ces incongruités26.

Note de bas de page 27 :

 Cf. Martin Kemp, The science of Art. Optical themes in western art from Brunelleschi to Seurat, New Haven et Londres, Yale University Press, 1990 (trad. italienne La scienza dell’arte. Prospettiva e percezione da Brunelleschi a Seurat, Florence, Giunti, 1994 ; éd. cons. 2005, p. 29).

Cette idéalité du système perspectif de la Renaissance ne se retrouve toutefois pas dans la production artistique de cette époque. Tout en remarquant l’élan constant pour le perfectionnement de la science de l’art, le livre de Martin Kemp ne manque pas de reconnaître les écarts substantiels entre le géométrisme théorique et les systèmes employés par les artistes afin de reproduire, de manière efficace, la perception humaine. Des premières recherches à l’aube de l’époque moderne aux œuvres qui appliquaient de manière sérieuse la nouvelle pratique de représenter la profondeur en surface, sans mentionner les créations qui déjouaient délibérément ce système, l’auteur ne cesse pas de rappeler les corrections instinctives et les ajustements empiriques que les artistes adoptaient pour s’approprier la technique et rendre les effets souhaités27.

Note de bas de page 28 :

 L’identité de l’auteur du Code Huygens, traité de la moitié du XVIe siècle en Italie du nord, semble avoir été retrouvée en Carlo Urbino da Crema ; cf. Martin Kemp, The science of Art. Optical themes in western art from Brunelleschi to Seurat, idem, p. 87.

Note de bas de page 29 :

 Cf. Martin Kemp, The science of Art. Optical themes in western art from Brunelleschi to Seurat, idem, pp. 55-64.

Il est vrai qu’ils cherchaient à éluder l’impasse de la déformation latérale : aussi bien Brunelleschi que Piero della Francesca songeaient, dans leurs expériences plastiques et leurs conseils théoriques, à ne pas dépasser un angle de vision oculaire de 53° ou, de toute façon, inférieur à 90°, du moins à l’horizontale ; pareillement, l’auteur du Code Huygens invitait à ne pas employer des points de vue trop rapprochés, afin d’éviter des raccourcis accentués à la verticale, surtout dans les extrémités supérieures et inférieures du corps28. Mais si ces considérations demeuraient attachés à la construction de la perspective linéaire, Léonard commençait déjà à la mettre en discussion en relevant que les angles de vision pour des objets équidistants entre eux diminuaient progressivement dans les parties éloignées du centre, suivant sa démonstration du plan courbe, et qu’ils provoquaient des déformations monstrueuses – et à éviter – pour un observateur qui ne se placerait pas exactement dans le lieu assigné au point de vue. D’ailleurs, à partir de 1507-08, avec son traité sur l’œil, Léonard démontrera également que la vision oculaire ne se résume pas en un point et que plusieurs pyramides de vision atteignent cet organe ; par conséquent, aucun bord d’objet peut être vu d’une manière nette, d’où l’opportunité de son sfumato dans les contours des formes29.

Note de bas de page 30 :

 Cf. Martin Kemp, The science of Art. Optical themes in western art from Brunelleschi to Seurat, idem, pp. 47-49.

Alors qu’en général, dans leurs traités, ces artistes étudiaient la manière la plus scientifique et rigoureuse pour appliquer la nouvelle technique perspective, leurs réalisations démentent une utilisation fidèle. Cela est évident non seulement dans les premières œuvres où l’on mettait encore au point cette construction de l’espace, comme par exemple dans le Banquet d’Hérode (1423) où Donatello place deux points de fuite distincts, l’un pour le sol et la scène au premier plan, l’autre pour l’architecture et la partie supérieure du bas-relief, mais aussi dans la plupart des représentations perspectives suivantes. Même Paolo Uccello, l’un des plus fervents peintres de figures en raccourci, paraît avoir dessiné deux points de fuite dans la lunette de la Nativité (environ 1450), dont le très mauvais état de conservation empêche malheureusement une compréhension adéquate. Il s’était également servi de cet expédient dans Le déluge universel (environ 1445) où la double construction perspective en deux points de fugue différencie la temporalité de deux scènes (durant et après le déluge) dans la même représentation30. Les artistes n’hésitaient en fait pas à rassembler divers systèmes de profondeur spatiale et à les amalgamer pour donner une impression perceptive efficace. L’Assomption de Saint-Jean Évangéliste, sculptée en bas-relief par Donatello, ou la fresque dans le plafond de la Chambre des Époux, de Mantegna, en sont des illustrations ultérieures : l’outil géométrique s’hybridait avec d’autres solutions disparates où des perspectives – frontales, décentrées, en contre-plongée plus ou moins accentuée, etc. – se partageaient l’espace, désormais pluriel, de l’image.

Note de bas de page 31 :

 Comme l’explique Martin Kemp, ces dessins, réunis dans les Vier Bücher von menschlicher Proportion (Quatre livres sur la proportion humaine) d’Albrecht Dürer, terminés autour de 1523 et publiés posthumes en 1528, concernent la stéréométrie du corps humain en relation à ses mouvements dans l’espace.

Note de bas de page 32 :

 Ludovico Cardi, dit le Cigoli, La Vierge de l’Immaculé Conception, 1510-12, Cappella Paolina ou Borghese dans l’église de Santa Maria Maggiore, Rome.

Les créations de la Renaissance et de l’époque moderne en général pratiquent alors une architecture spatiale déjà à entrelacs ou, du moins, une articulation telle que l’espace défini par Panofsky comme continu et homogène ne s’y trouve qu’exceptionnellement. Si du point de vue théorique ce type d’espace était étudié, voir envisagé, il n’est presque jamais mis en œuvre. On aurait tort de penser que cette absence d’un espace mensurable et isotrope découle d’une économie de moyens pratiques ou d’un manque de précision dans l’application du modèle. Tout d’abord, parce que l’intuition esthétique primait toujours sur la réalisation machinale du système géométrique. En second lieu, parce que l’on rencontre quelques traités prônant l’hybridation du modèle. Léonard, on l’a vu, questionnait la perspective linéaire et juxtaposait à cette solution l’idée d’une vision spatiale se modifiant au fur à la mesure que celle-ci s’approche des limites du champ ou, encore, une perspective atmosphérique fluidifiant les lignes et les contours et altérant les tons des couleurs pour signifier la distance. Mais il est tout aussi intéressant de regarder les croquis théoriques d’Albrecht Dürer31, dans lesquels celui-ci géométrise le corps humain en volumes, le projette dans l’espace selon différentes orientations perspectivistes et déforme ces blocs suivant une étonnante ondulation curviligne. La rigueur rectiligne de la perspective linéaire était donc infléchie au moment même où cette technique commençait à se répandre. L’adoption de plusieurs points de vue et, partant, de plusieurs systèmes perspectivistes dans le même espace, celui du tableau ou du champ, d’ores et déjà considéré comme hétérogène, ne posait pas de problèmes pour son appréhension esthétique. Ainsi la coupole de Lodovico Cigoli dans la Chapelle Pauline en Santa Maria Maggiore à Rome (1510-12)32 montre des figures en raccourci projetées en fonction d’un observateur placé au-dessous la fresque dans le centre de la chapelle, alors que les figures sur les bords de la scène subissent une distorsion apparente et sont représentées presque de face. Mais surtout l’image de la Vierge ne s’assujettit pas à la vision en raccourci de l’ensemble et prend, au contraire, toute sa hauteur lorsqu’elle est regardée d’un point de vue placé exactement à l’entrée de la chapelle. Il est clair que la peinture des surfaces architecturales, où le regard du visiteur suivait un parcours mobile en conformité avec l’accessibilité spatiale et effective du lieu, augmentait ces possibilités d’entrelacements perspectifs, que les plafonds baroques et l’utilisation de la squadratura allaient peaufiner et rendre de plus en plus articulées.

Note de bas de page 33 :

 Cf. Hubert Damisch, Théorie du nuage. Pour une histoire de la peinture, Paris, Éditions du Seuil, 1972 (trad. ital. Teoria della nuvola. Per una storia della pittura, Gène, Costa & Nolan, 1984),

Note de bas de page 34 :

 Cf. Hubert Damisch, « Narcisse Baroque ? », in AAVV, Puissance du Baroque. Les forces, les formes, les rationalités, Paris, Éditions Galilée, 1996, pp. 29-42.

En revenant à l’organisation gestaltiste de la perception que Lyotard dénonçait, il paraît alors que ce soient surtout la critique et la théorie de l’art à avoir voulu repérer une bonne forme, une sorte d’ordre idéal fondé sur la perspective linéaire, dans la complexité des espaces travaillés par l’art moderne. Si une rationalisation secondaire a eu lieu, elle relève plutôt de l’histoire de l’art que des œuvres ou, même, des réflexions des artistes de cette époque. Par ailleurs, dans son étude sur le nuage, Hubert Damisch a montré comment les peintres parvenaient à intégrer des espaces incommensurables dans une œuvre et comment, par l’utilisation du nuage – l’élément le moins aisément mesurable et le plus confondant dans tout système perspectiviste –, les artistes introduisaient la transcendance du figurable dans la représentation figurative33. En outre, le même auteur admettait l’idée de pli dans l’espace pictural lors de son analyse du Narcisse du Caravage, comparé au tableau de Poussin sur le même sujet34. En ce sens, la complexité spatiale n’est pas une prérogative de la contemporanéité et de son art, elle ne se retrouve pas seulement dans les œuvres médiévales et antiques à cause d’une inexpérience à projeter un espace continu et homogène, mais elle traverse la production de toutes les époques. Dépeindre la spatialité est un défi ancien comme actuel et seulement une abstraction géométrique simplificatrice pourrait réduire ses articulations à une perception purement linéaire.

Note de bas de page 35 :

 Cf. Omar Calabrese, La macchina della pittura. Pratiche teoriche della rappresentazione figurativa fra Rinasciemento e Barocco, Rome-Bari, Laterza, 1985, pp. 268-269. Calabrese fait référence à l’article de Félix Thürlemann, « La double spatialité en peinture : espace simulé et topologie planaire », Actes Sémiotiques. Bulletin, 15, Paris, 1981, pp. 34-46 (trad. ital. « La doppia spazialità in pittura : spazio simulato e topologia planare », in Lucia Corrain et Mario Valenti (éds), Leggere l’opera d’arte. Dal figurativo all’astratto, Bologne, Esculapio, 1991, pp. 55-64).

Note de bas de page 36 :

 Cf. Omar Calabrese, « Problèmes d’“énonciation abstraite” », Actes Sémiotiques. Bulletin, 44, Paris, 1987 (trad. ital. « Problemi di “enunciazione astratta” », in Lucia Corrain et Mario Valenti (éds), Leggere l’opera d’arte. Dal figurativo all’astratto, Bologne, Esculapio, 1991, pp. 161-164 spéc. 162).

Quant à la localisation du point de vue, qu’il soit fixe ou susceptible de se déplacer suivant un parcours préfiguré par l’œuvre, sa détermination contribue sans doute à enrichir davantage la complexité spatiale de l’image, puisqu’elle met en relation les espaces présentés et/ou représentés avec l’espace de l’observateur. Dans La macchina della pittura, Omar Calabrese accroissait la double spatialité que Félix Thürlemann repérait en peinture, à savoir celle de l’« espace simulé » dans la représentation et celle de la « topologie planaire » ou surface plane du tableau, avec un troisième type d’espace, l’espace en deçà de la représentation, où se situe l’observateur35. Cette triple spatialité permettait ainsi de établir une triple correspondance, selon Calabrese, respectivement : entre la dimension sémantique et l’espace simulé (ou espace virtuel, de la profondeur, au-delà de la représentation), entre la syntaxe et la topologie planaire (espace de la surface) et entre la pragmatique et l’espace de la réception. Cette articulation à trois pôles, avec son évident renvoi aux fonctions sémiotiques principales, a été revue peu d’années plus tard par le même auteur qui proposa de différencier plutôt quatre types d’espaces en peinture36. Aux trois espaces mentionnés précédemment – 1. la profondeur de la perspective au-delà du tableau, 2. la profondeur en deçà du tableau, 3. la surface du tableau comme superficie géométrique qu’il continue à nommer topologie – Calabrese ajoute 4. la surface matérielle ou épaisseur du tableau. Bien évidemment, il éclaire toute de suite que cette distinction n’est que théorique, ces espaces pouvant être séparés seulement pour les buts de l’analyse. On peut cependant discuter de l’opportunité de discriminer cette quatrième dimension, une fois que celle-ci s’incorporerait bien dans la topologie de l’œuvre, du moins si, au lieu de considérer cette topologie comme purement planaire, comme le faisait déjà Thürlemann, l’on employait ce terme en accord avec son acception physique et mathématique. Par ailleurs, cette distinction entre la surface du tableau et la surface matérielle ou épaisseur du tableau n’amène pas non plus à différencier, suivant la visée de l’article de Calabrese, l’art abstrait de l’art figuratif ou de la représentation moderne. À mon avis, cette distinction dérive d’une réflexion, assez subtile et moins schématisable, développée par Louis Marin et dont Calabrese s’est peut-être inspiré. En tout cas, reprendre le lignage de la réflexion de Marin nous aide à comprendre comment la même articulation spatiale suggérée par Calabrese ne peut être entendue d’une manière trop tranchante, comme la clarté académique de son article pourrait amener à croire, et qu’au contraire il tente de démêler les fils d’un écheveau bien complexe.

Note de bas de page 37 :

 Cf. Louis Marin, « L’espace Pollock », Cahiers du Musée National d’Art Moderne, 10, 1980, pp. 316-327 (trad. ital. « Lo spazio Pollock », in Lucia Corrain (éd), Semiotiche della pittura. I classici. Le ricerche, Rome, Meltemi, 2004, pp. 207-224).

Note de bas de page 38 :

 Cf. Louis Marin, « L’espace Pollock, idem, p. 210-211.

Note de bas de page 39 :

 Cf. Louis Marin, « L’espace Pollock, idem, p. 217.

Dans « L’espace Pollock », analysant l’œuvre de ce peintre américain, Louis Marin distingue au préalable, d’une part, l’espace de l’observateur qui, lui, regarde le tableau d’un point de vue fixe ou mobile et, d’autre part, l’espace du tableau, entendu comme le support ou moyen qui véhicule ce qui est montré, en l’occurrence le plan37. À ces deux, il juxtapose aussitôt l’espace de la peinture ou espace dans le tableau, c’est-à-dire celui qui se construit, par exemple, à travers la représentation : c’est l’espace illusoirement profond que le dispositif de la représentation creuse dans la surface du tableau grâce à la perspective38. En tout cas, ces trois espaces sont conçus de manière dialectique, voir par une dialectique dynamique entre la position de l’observateur et son possible parcours, par une dialectique spatiale entre la toile et le plan et par une dialectique matérielle entre la surface et la profondeur. C’est cette articulation poly-dynamique qui est intéressant de rehausser, puisqu’elle garde à tout moment une interrelation stricte entre ces trois instances spatiales. Mais il est aussi important de prêter attention à ce flottement entre la toile et le plan, duquel la distinction de Calabrese entre la surface topologique du tableau et son épaisseur matérielle me paraît découler. Pour Marin, la toile, en général, ne se voit pas, puisqu’elle est occultée par le fond, couche ultime de l’espace représenté. En même temps, le plan est traité comme s’il était transparent, voile entreposé sur la fenêtre de la représentation. Ainsi, même un tableau non figuratif, comme l’œuvre de Jackson Pollock, flotte perceptivement entre la toile et le plan ; il ne se résume pas dans le plan transparent de la fenêtre albertienne mais il n’est pas non plus un simple support peint : c’est l’épaisseur translucide d’un espace interstitiel dans lequel, comme l’éclaire Marin, le regard entrevoit, c’est un monde d’intervalles spatio-temporels où fourmillent d’innombrables différences39. Au lieu de tenter de distinguer, même théoriquement, cet entrelacement d’espaces concomitants, je crois que la force de la réflexion de Marin réside exactement en les avoir conçus dans leur complexité. D’une manière similaire à la perspective à entrelacs proposée par Saint-Martin, ce n’est pas la somme des simples ramifications ou développements perspectifs qui définit la spatialité de l’ensemble, mais le fait même que ces espaces sont intrinsèquement emmêlés.

Note de bas de page 40 :

 Paul Klee, Journal, Paris, Grasset & Fasquelle, 1959, et Paul Klee, Das bildnerische Denken, textes recueillis et édités par Jürg Spiller, Bâle & Stuttgart, Schwabe & Cie Verlag, 1956 (trad. franç. Théorie de l’art moderne, Paris, Denoël, 1964, éd. cons. 1985). Cf. aussi Stefania Caliandro, “Le point gris de Paul Klee”, Visio, 6, 4, Québec, hiver 2001-2002, pp. 21-41 spéc. 31.

Note de bas de page 41 :

 Cf. Margaret Wertheim, The Pearly Gate of Cyberspace: a history of space from Dante to the Internet, New York et Londres, W. W. Norton, 1999 (trad. port. Uma história  do espaço de Dante à Internet, Rio de Janeiro, Jorge Zahar Editor, 2001, p. 150).

Pour conclure, du moins temporairement, ce parcours entre les théories visuelles et les sémiotiques de l’art, je voudrais revenir à Lyotard, mais en passant brièvement par Klee. Dans une étude précédente sur l’œuvre de cet artiste, il y a quelques années, je montrais que, pour la pensée plastique de Paul Klee, l’une des manières pour rendre la « forme vivante » était de forcer « la troisième dimension à entrer dans la surface », non pas de représenter la troisième dimension tout court, mais de dépeindre la coexistence, même conflictuelle, entre celle-ci et la bidimensionnalité de l’image40. Dans les termes de René Thom, cela revenait à la possibilité d’envoyer un espace dans un autre de dimension plus petite. Ce mathématicien en donnait une illustration en montrant la manche de sa veste : lorsqu’il la comprime, le tissu laisse apparaître des plis ; c’est-à-dire que le tissu accepte cette contrainte spatiale sauf dans un certain nombre de points qui manifestent la singularité de leur propre dimension. La difficulté de songer à plusieurs types d’espaces en simultané, voir des espaces de dimensions variées dans un seul espace, peut être simplifiée par l’exemple que donne Margaret Wertheim, dans son ouvrage divulgateur sur l’histoire des conceptions de l’espace, et que je reprends ici librement. Pour elle, d’après les réflexions du mathématicien de la moitié du XIXe siècle Bernhard Riemann, un monde conçu comme une feuille de papier, où vivent des êtres bidimensionnels, ne cesserait pas d’être tel si on plissait le papier et l’amassait en boule. Pour ces êtres, connaissant seulement la deuxième dimension, leur monde continuerait à paraître plan, néanmoins il ne se comporterait plus comme tel41.

Note de bas de page 42 :

 Lyotard se réfère encore à la « courbure périphérique » de la vision oculaire, analysée supra. Cf. Lyotard, Discours, figure, idem, p. 182.

Note de bas de page 43 :

 Sigmund Freud cité par Lyotard, ibidem, note 61, pp. 184-185. Lyotard fait référence directement au texte allemand : Das Unbehagen in der Kultur (1930), G. W., XIV, S.427-428.

Note de bas de page 44 :

 Sigmund Freud cité par Lyotard, idem, p. 184.

Sans recourir à l’appui des sciences non euclidiennes, Lyotard soutient que cette censure de la courbure de l’espace, effectuée par une rationalité qui impose le bon point de vue, peut être saisie à travers la métaphore de l’espace inconscient, donnée par Freud42. Dans Malaise de la civilisation, Freud fait « l’hypothèse fantasmatique » que Rome ne soit pas un lieu habité mais « un être psychique au passé non moins long et non moins rempli de richesses, dans lequel rien de ce qui est advenu une fois n’a disparu, dans lequel toutes les premières phases du développement persisteraient encore auprès des plus récentes. »43 Il donne notamment l’exemple de l’emplacement du Panthéon, sur lequel il se trouverait alors non seulement ce monument tel qu’il est aujourd’hui, mais la construction originelle de celui-ci faite par Agrippa, l’église de Santa Maria sopra Minerva réalisée plus tard, de même que le temple antique sur lequel il a été bâti. « Et ainsi il n’y aurait peut-être besoin chez l’observateur que d’une modification (Aenderung) dans la direction de son regard ou dans son point de vue pour faire surgir tel aspect ou tel autre. » Si pour Freud il n’y a aucun sens à poursuivre cette vision, « ce fantasme », qui « conduit à l’irreprésentable, disons-le : à l’absurde », c’est parce que dans notre perception spatiale d’une relation historique, nous ne parvenons pas à nous figurer la concomitance spatiale de formes différentes : « le même espace ne supporte pas d’être occupé simultanément de deux manières. »44 Or, pour Freud, comme pour Lyotard, celle-ci est la spécificité de l’espace inconscient.

Note de bas de page 45 :

 Sigmund Freud cité par Lyotard, ibidem.

Note de bas de page 46 :

 Les fouilles furent plutôt sporadiques dans l’arc des siècles et avancèrent essentiellement au vingtième siècle. Ensuite le monument fut fermé longtemps pour travaux depuis le début des années 1980 et rouvert à peine il y a quelques années. Les visites, limitées à de petits groupes et sur réservation, ont été de nouveau interrompues tout récemment pour des problèmes de mise en sécurité des lieux.

Sans poursuivre nécessairement dans l’approche psychanalytique des auteurs ici mentionnés (Freud, Lyotard, mais aussi Saint-Martin et, dans son style, Damisch), il est intéressant de rappeler aussi une phrase, désormais inactuelle, écrite par Freud juste avant la citation donnée : « Et là où se dresse le Colisée, nous pourrions admirer également la Domus aurea de Néron, qui a disparu »45. Dans son hypothèse fantasmatique, le psychanalyste n’imaginait pas que cette architecture était toujours là, enterrée sous une colline face du Colisée, et qu’elle aurait été accessible au publique à une période récente. La chance a voulu qu’après avoir fréquenté pendant des années ce quartier de Rome, j’ai visité ce monument historique46 et vécu le changement que sa redécouverte a produit dans la perception de la ville. La Domus Aurea a en fait conservé toute sa grandeur monumentale et elle plonge littéralement le visiteur en un monde dont les conditions pour l’habiter sont tout à fait différentes des contemporaines. Ainsi, comme beaucoup de romains, j’ai ressenti la difficulté de ces deux types d’espaces inconciliables et néanmoins coexistant : la colline dans son milieu urbain actuel et l’énorme architecture cachée dans son ventre. À la différence du Panthéon qui dans son état actuel, contrairement à ce que fantasmait Freud, affiche les stratifications culturelles et les transformations subies dans le temps, la perception du site de la Domus Aurea impose une double perspective inusuelle et, même, improbable. Il n’empêche que ces deux types d’espaces sont interdépendants au site et que, peut-être par une vision anisotrope à entrelacs ou en procédant par un saut discontinu dans la direction du regard, il serait désormais impossible de penser l’un sans l’autre.

Cette coupure que les avant-gardes puis la postmodernité ont prétendu marquer avec le passé ne concerne alors pas tout à fait la spatialité de l’art. Celle-ci a bien laissé évoluer ses formes, ses systèmes perspectivistes et ses diverses manières d’interrelation avec le sujet. Mais il y a une continuité entre l’art moderne et celui contemporain à l’égard de la complexité des espaces en jeu. Bien que des historiens de l’art aient décrit l’espace perspectif de la Renaissance comme continu et homogène, voire euclidien, l’analyse des réalisations et des théories artistiques de cette époque montre, au contraire, une mise en œuvre spatiale hétérogène et articulée. Il appartient à un problème d’ordre méthodologique d’avoir simplifié cet aspect pour accroître l’intelligibilité de quelques éléments ou phénomènes historiques. Or, certains théoriciens et sémioticiens de l’art ont esquissé des pistes intéressantes pour penser la complexité comme moment essentiel non seulement à la manifestation et l’appréhension esthétique de l’œuvre mais aussi à la compréhension de son sens. Il est souhaitable que les recherches parviennent à mettre au point une théorisation susceptible d’analyser des espaces concomitants, même quand inconciliables, sans que les exigences explicatives ou descriptives de l’analyse arrivent à effiler les enchevêtrements variés que la spatialité de l’art produit à travers ses images.

bip