Le statut sémiotique de la culture

Ahmed Kharbouch

Faculté des Lettres, Oujda

https://doi.org/10.25965/as.1767

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Mots-clés : culture, sexualité, sujet

Auteurs cités : Émile BENVENISTE, Ernst CASSIRER, Jean-Claude COQUET, Denys Cuche, Émile DURKHEIM, Algirdas J. GREIMAS, Claude LÉVI-STRAUSS, Lucien Lévy-Bruhl, Tzvetan Todorov, Ludwig WITTGENSTEIN

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Texte intégral

Mise au point : la culture comme ensemble signifiant

Note de bas de page 1 :

 L. Wittgenstein, Tractatus  logico-philosophicus, Gallimard, 1961, 7, p.177

Cet exposé se justifie surtout comme un essai de clarification, car comme le dit l’aphorisme célèbre de Wittgenstein « Ce dont on ne peut parler [clairement, s’entend], il faut le taire [il ne faut pas en parler] ».1 Il a pour but avoué de poser ou de reposer, du point de vue qui est le nôtre, celui de la sémiotique ou de la théorie de la signification, la question : qu’est-ce que la culture ? Il peut s’avérer prétentieux et même non pertinent de formuler actuellement cette question, tant la notion de culture et le champ sémantique qu’elle recouvre constituent une évidence tant les termes « culturel », « multiculturel », « pluriculturel » ou, encore, l’inévitable « interculturel » font florès parmi les communautés des chercheurs en sciences humaines.

Note de bas de page 2 :

 Cité par N. Journet, « Que faire de la culture ? », La culture : de l’universel au particulier (ouvrage collectif), Editions des Sciences Humaines, 2002, p.7

Note de bas de page 3 :

 N. Journet, , « Que faire de la culture ? », idem, p.8

Nous croyons, pour notre part, que cet usage abusif du terme « culture » et de son champ dérivationnel est le résultat de l’influence globalisante anglo-américaine des « Cultural Studies » ou encore des « Postcolonialism studies ». En effet, comme le constate l’anthropologue D. Cuche, on ne peut que remarquer que « depuis quelques décennies, la notion de culture connaît un succès croissant » dans la mesure où ce mot « tend à supplanter d’autres termes qui étaient davantage utilisés auparavant, comme ‘ mentalité’, ‘esprit ‘, ‘ tradition ‘, voire ‘ idéologie’ »2. Ces termes ont été écartés de l’usage en sciences humaines car ils ne relèvent pas, me semble-t-il, de ce que les universitaires américains considèrent comme du « politiquement correct ». Par exemple, le terme « idéologie » a des relents marxistes qu’il n’est pas bon de susciter ou, encore, « mentalité » évoque trop la « mentalité primitive » de Lévy-Bruhl pour qu’il soit « politiquement correct ». Cependant, comme le relève l’introduction d’un ouvrage collectif de vulgarisation scientifique sur la culture, cette extension abusive de la notion de culture a eu pour corollaire qu’elle a dorénavant un « référent vague » et un rendement explicatif faible, même si on peut dire, sans risquer de se tromper, que le terme renvoie, dans la littérature scientifique actuelle, à « un ensemble de phénomènes envisagés pour leur valeur symbolique »,3 c’est-à-dire signifiante ou sémiotique.

Note de bas de page 4 :

 Cette notion, centrale en sémiotique discursive, est due à J.C. Coquet. Voir, par exemple, pour une définition générale, son ouvrage La quête du sens. Le langage en question, P.UF., 1997, p. 224

Note de bas de page 5 :

 E. Cassirer, Logique des sciences de la culture, Cerf, 1991 (1936-1939)

Note de bas de page 6 :

 E. Cassirer, Essai sur l’homme, Minuit, 1975, pp. 43 et 44

A ce propos, on ne peut que constater que l’homme en tant qu’individu, membre d’une société, est nécessairement un être sémiotique ou, plus précisément, une instance énonçante4qui produit de la signification par ses comportements et qui interprète le sens qu’il rattache aux actions d’autrui. Dans cet ordre d’idées, E. Cassirer, qui envisageait la création de ce qu’il appelait les « sciences de la culture » (Kultur Wissenschaften)5, rappelle que l’homme ne vit pas dans « un univers purement matériel, mais dans un univers symbolique. Le langage, le mythe, l’art, la religion sont des éléments de cet univers ».  De cette manière, l’être social « ne peut plus se trouver en présence immédiate de la réalité » dans la mesure où « loin d’avoir rapport aux choses même, l’homme, d’une certaine manière, s’entretient constamment avec lui-même. Il s’est tellement entouré de formes linguistiques, d’images artistiques, de symboles mythiques, de rites religieux, qu’il ne peut rien voir ni connaître sans interposer cet élément médiateur artificiel » qui n’est autre que la culture de la société dont il fait partie.6

Note de bas de page 7 :

 E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, I, Gallimard, 1966, p. 30

Note de bas de page 8 :

 A. J. Greimas, « Entretien », Langue Française 61, 1984, Larousse, p. 121

Cette manière d’envisager la culture comme médiation sémiotique entre l’homme et la réalité est mise en avant par deux grands noms de la sémiotique moderne : E. Benveniste et A. J. Greimas. Le premier appelle « culture » le « milieu humain », à savoir tout ce qui, au-delà des fonctions biologiques, « donne à la vie et à  l’activité humaine forme, sens et contenu ». Pour lui, la culture, en tant que fait humain, est un phénomène « entièrement symbolique » dans la mesure où elle est un « ensemble très complexe de représentations » qui se manifestent sous forme de « traditions, religions, lois, politique, éthique, arts », et c’est par la langue que l’homme, en tant qu’être social, « assimile la culture, la perpétue ou la transforme »7.  La nature sémiotique de la culture est de même soulignée dans la définition que Greimas en propose. Pour lui, en effet, la culture, est « la société érigée en signification ». De ce fait, elle est la somme de « toutes les pratiques sociales signifiantes », à savoir « la totalité des discours que la société tient sur elle-même »8.

Note de bas de page 9 :

 L’expression « fait humain signifiant » est en fait un pléonasme : « Le monde humain nous parait se définir essentiellement comme le monde de la signification. Le monde ne peut être dit « humain » que dans la mesure où il signifie quelque chose », affirme A.J. Greimas dans sa Sémantique structurale, 1966, p.5

Note de bas de page 10 :

 Pour Lévi-Strauss, Anthropologie structurale deux, Plon, 1973 (1996), pp. 18-19 « anthropologie culturelle » ou « sociale » et sémiotique (dénommée par lui « séméiologie ») s’occupent de la même chose : la signification des faits sociaux et culturels. En effet, quand l’anthropologue envisage « tel système de croyances » ou « telle forme d’organisation sociale », la question qu’il se pose est « qu’est-ce que tout cela signifie ? »

Note de bas de page 11 :

 C. Lévi-Strauss, De près et de loin, Odile Jakob, 1988, p. 229

Note de bas de page 12 :

 Sur ce sujet, voir T. Todorov, Nous et les autres. La réflexion française sur la diversité humaine, Seuil, 1989, pp.132-234

La culture est donc avant tout un fait sémiotique ou symbolique (elle « veut dire quelque chose » ou elle « signifie ») et, dans ce cas,  pour l’aborder judicieusement, il faut avant tout interroger son statut de fait humain signifiant.9 A ce sujet, il faut dire que c’est l’anthropologie culturelle qui la première a posé le problème du statut de la culture en termes de signifiance.10 Selon la définition anthropologique « classique » de la culture, celle-ci est constituée par « les connaissances, croyances, art, morale, droit, coutumes, et toutes autres aptitudes ou habitudes acquises par l’homme en tant que membre de la société ».11 La culture serait ainsi une « compétence » que présuppose le comportement social de tout individu. Elle est « acquise » et non innée, à la différence de ce qu’on appelle la « race » censée déterminer les individus en dehors de toute immersion sociale12. Elle a aussi deux versants : un versant intellectuel lié au savoir sur le monde, fait de connaissances et de croyances et un versant praxique, relatif à la manière de se comporter en société aussi bien vis-à-vis de choses (l’art, les différents métiers) que vis-à-vis des autres (morale, droit, coutumes). De cette manière, la culture s’oppose à la nature et est constituée donc d’un ensemble de représentations (ordre cognitif) et de comportements (ordre pratique) acquis par l’homme socialisé. Par exemple, la pulsion sexuelle relève de la nature, mais les représentations et les comportements variables dans le temps et l’espace d’une société à l’autre pour justifier, canaliser et satisfaire cette pulsion relèvent de la culture. Dans un autre registre, si le besoin de se nourrir est naturel à l’homme, les manières de table ainsi que les interdits alimentaires et les prescriptions qui accompagnent l’usage des aliments relèvent de plein droit de la culture.

Note de bas de page 13 :

 C. Lévi-Strauss, De près et de loin,  p. 121 ; nous soulignons.

La culture a aussi un aspect affectif ou passionnel pour les membres d’une société. En effet, pour l’anthropologie culturelle, « une société ne peut se maintenir si elle n’est pas attachée inconditionnellement à des valeurs, lesquelles, pour être inconditionnelles, doivent avoir un aspect sensible qui les protège du travail de sape de la raison »13. C’est ce qui explique, par exemple, l’attachement, parfois injustifié sur le plan pratique et rationnel, à certaines traditions culturelles comme le maintien de calendriers peu pratiques ou le retour périodique de fêtes et de rites collectifs au rendement nul sur le plan utilitaire.

Note de bas de page 14 :

 E. Durkheim,  Les règles de la méthode sociologique, Quaridge / P.U.F., 1987 (1937), p. 4

Il ressort de tout cela que la culture est faite de trois dimensions sémiotiques : cognitive, pratique et affective (ou passionnelle). Tous les faits culturels sont lisibles sur ces trois plans de signification. Cependant, ces dernières années et surtout sous l’influence du cognitivisme en sciences humaines, on s’est mis à nuancer et même à rejeter la conception que nous venons de présenter de la culture faisant d’elle seulement un « savoir » collectif sur le monde, oubliant ainsi que l’un des pères reconnus de l’anthropologie sociale, E. Durkheim, considérait la notion de « représentation collective » créée  par lui et qui semble relever principalement de l’ordre intellectuel, comme ce qui permet d’interroger la façon dont une société détermine, chez chacun de ses membres, « des manières d’agir [dimension pratique], de penser [dimension cognitive], et de sentir [dimension passionnelle] qui présentent cette remarquable propriété  qu’elles existent en dehors des consciences individuelles »14.

Note de bas de page 15 :

 L’opposition entre « sujet autonome » et « sujet hétéronome » a été introduite en sémiotique par  J. C. Coquet, Le discours et son sujet, I, Klincksieck, 1984. Voir l’index à la page 219, entrée « sujet ».

Dans cet ordre d’idées, la sémiotique des cultures (et non de la culture qui envisagerait, comme le fait l’anthropologie culturelle, les invariants universels de « l’esprit humain » liés au  passage de  la nature à la culture) aurait pour programme de répondre à la question centrale : comment les sociétés dans leur diversité se pensent et se présentent à travers leurs productions signifiantes, aussi bien verbales que non-verbales ? Il s’agirait pour elle de poser le problème de l’identité collective (qui sommes-nous ?) et des projets d’action individuels  qui découlent de cette identité (étant membre d’une société, que dois-je faire ou ne pas faire ?). Pour ainsi dire, l’homme, en tant qu’ « instance énonçante » (il énonce son identité à travers ses comportements signifiants), est le siège d’un jeu,  toujours inégal, entre ce qu’il peut être, avoir et faire, et ce qu’il doit être, avoir et faire. Autrement dit, l’homme socialisé doit concilier sa présence simultanée aussi bien dans le domaine des obligations et des contraintes qui font de lui un sujet hétéronome que dans la zone, très étroite, il est vrai, où il s’affirme comme sujet autonome et prétend faire valoir, vis-à-vis des obligations sociales, la liberté de ses choix.15

Note de bas de page 16 :

  « En sémiotique, on désigne du nom d’axiologie le mode d’existence paradigmatique [virtuel] des valeurs par opposition à l’idéologie qui prend la forme de leur arrangement syntagmatique et actantiel [réalisé dans des pratiques signifiantes] », A. J. Greimas et J. Courtés, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Hachette, 1979, p. 26

Analytiquement parlant, la culture est un « ensemble signifiant » dont le plan de l’expression est formé par les pratiques, surtout verbales, des membres d’une société, la plupart, quoi qu’on en dise, codées et ritualisées, et dont le plan du contenu est un système de valeurs organisé comme un étagement de « codes » (« code », car c’est ce qui permet de rendre un comportement intelligible) homogènes relatifs à différents secteurs de la vie sociale : code alimentaire, code de l’organisation économique, code de parenté, code de la sexualité… Chaque code a une organisation paradigmatique qui fait de lui une « axiologie ». Celle-ci s’actualise comme « idéologie » lorsqu’elle s’investit dans les comportements particuliers des membres de la société16. L’axiologie peut être entendue comme relative à l’être de la société, à son identité qui permet de la reconnaître parmi les différentes communautés humaines,  tandis que l’idéologie concerne le faire social (ce qui doit être fait ou ne pas être fait par les membres de la société).

Etude d’un cas : la culture sexuelle dans les Mille et Une Nuits

C’est en envisageant ainsi la culture, à la manière du sémioticien, comme un univers de valeurs doté de deux modes d’articulation et d’existence paradigmatique et syntagmatique que nous allons nous arrêter brièvement sur une dimension de la culture arabo-musulmane classique, celle qui a vu naître ce chef d’œuvre de la littérature populaire méditerranéenne : les Mille et Une Nuits. Cette dimension culturelle est relative à la sexualité. Pourquoi la sexualité ?  Simplement, parce que nous pensons que c’est le domaine d’expérience où, dans une société, se marque justement la frontière entre la mesure, permettant la pérennité de l’ordre social et l’excès qui met cet ordre en danger.

Note de bas de page 17 :

 Nous nous référons à l’édition de Bûlaq (le Caire, 1252 H, deux tomes) considérée par les arabisants comme la version vulgate des Mille et Une Nuits.

Note de bas de page 18 :

« Ce qu’une culture interdit la caractérise au moins autant que ce qu’elle prescrit », affirme E. Benveniste, , Problèmes de linguistique générale, idem, p. 30

Note de bas de page 19 :

 Le mot arabe Zinâ recouvre à la fois la fornication et l’adultère.

Note de bas de page 20 :

 Il s’agit d’une « force externe qui règle par adhésion ou par imposition le comportement de toute instance fonctionnelle », comme l’est, dans notre cas, le « croyant » musulman (J.C. Coquet, Phusis et Logos. Une phénoménologie du langage, P.U.V., 2007, p. 10

Note de bas de page 21 :

 « Dans la société musulmane, le mariage fécond est une obligation religieuse », affirme R. Charles, Le droit musulman, P.U.F, 1982 (1956), p.41

Note de bas de page 22 :

 F. Mernissi, Sexe, Idéologie, Islam, Tierce, 1983, p.85

Note de bas de page 23 :

 Abou H’âmid Muhamma ibn Muhammad al-Ghazâlî, ‘ih’ya’ culûm ad-dîn, Beyrouth, Dar al-Macrifa, 1982, p. 24

Note de bas de page 24 :

L’adultère de l’épouse représente, pensons-nous, dans l'économie générale du conte, la « fonction » capitale de « méfait » qui selon Propp (Morphologie du conte, Seuil, 1970, p. 42) enclenche le mouvement narratif dans sa totalité.

Au sujet du système de valeurs constitutif de l’axiologie sexuelle telle qu’elle apparaît à travers l’ensemble des contes des Mille et une Nuits17, on peut dire qu’il s’articule, comme dans n’importe quelle société, sur la base de l’opposition entre comportements sexuels prescrits et comportements sexuels interdits18. Le mariage fécond est prescrit alors que le zinâ19est interdit. Mais quelle est l’instance culturelle qui a suffisamment d’autorité pour édicter ces prescriptions et ces interdictions, instituant ainsi une « axiologie sexuelle » ? Il ne s’agit de rien d’autre que de cette composante de tout univers sémiotique qu’est le « tiers transcendant » (la « force » sociale face à laquelle l’individu ne peut rien)20 et qui n’est autre, dans le cas de la société arabo-musulmane, que la religion. En effet, les termes déontiques « prescrit » et « interdit » relatifs aux comportements sexuels peuvent être corrélés facilement avec les deux catégories de la jurisprudence musulmane (fiqh) : al-halâl et  al-harâm. De cette façon, en s’inscrivant dans les objets de quête (ce qui doit être recherché et ce qui doit être évité), l’axiologie devient une  idéologie qui sous-tend aussi bien le comportement individuel que les rapports intersubjectifs entre les membres de la société. Sachant que l’homme dans la société musulmane doit surtout rechercher comme seule valeur désirable le halâl, il n’est donc pas étonnant de constater que plusieurs contes des Mille et Une Nuits montrent sans ambages que seul le mariage fécond21 permet à l’homme de constituer la famille qui est  « la cellule-clé » de la société musulmane dans la mesure où elle est « bien plus  appropriée que la tribu pour assurer la socialisation du (…) croyant »22. En effet, le mariage, comme le rappelle l’Imam Ghazali, a comme premier « intérêt » la procréation,  dans la mesure où la pulsion sexuelle n’a été inspirée par Dieu aux hommes que pour remplir cette fonction essentielle23. C’est pourquoi, pour prendre un exemple, l’adultère de l’épouse comme forme de zinâ apparaît dans les contes des Mille et Une Nuits comme le lieu où se réalise la transformation négative24 qui fait passer du bonheur au malheur  les protagonistes masculins du récit et, au-delà, de la société en général.

Si, en sémioticien, nous interrogeons, à travers les contes des Mille et Une Nuits, l’identité dont fait état la femme adultère en tant qu’instance énonçante, nous constatons qu’elle se ramène à deux caractéristiques fondamentales qui ont fait couler beaucoup d’encre chez les auteurs classiques et qui continuent, dans une certaine mesure, à déterminer les représentations relatives à la femme dans les sociétés musulmanes modernes. Ces deux traits sont chahwat an-nisa’ et kayd an-nisa’. Si le Kayd  est une sorte de « savoir-faire » inné chez la femme et qui, généralement, nuit à l’ordre social,  la Chahwa (désir sexuel intense et incontrôlable) est au contraire une force naturelle investissant la femme et circonscrivant sa nature. Voilà d’ailleurs comment un personnage féminin des Mille et Une Nuits, une jeune fille très belle, compagne d’un génie très puissant,chante les « qualités » de ses semblables :

Note de bas de page 25 :

 La traduction est de Charles Mardrus, Les Mille et Une Nuits, I, Bouquins-Robert Laffont, 1985 (1899-1904), p. 10

« Sachez que cet éfrit m’enleva la nuit de mes noces, me plaça dans une boîte (...) et me mit alors au fond de la mer (...). Mais il ne savait point que lorsqu’une femme d’entre-nous désire quelque chose, rien ne saurait la vaincre. Et le poète dit, d’ailleurs :
‘Ami! ne te fie point aux femmes et souris à leurs promesses ! car leur bonne ou mauvaise humeur dépend du caprice de leur vulve !
Elles prodiguent l’amour mensonger, alors que la perfidie [kayd] les emplit (...).
Souviens-toi avec respect des paroles de Youssouf. Et n’oublie point qu’Eblis fit expulser Adam à cause de la Femme‘ ».25

Arrêtons-nous un moment sur ce discours. Disons d’abord que, si la jeune fille se conçoit comme formant partie d’un actant collectif ("une femme d'entre nous") : les femmes,  nous pouvons dire, par conséquent, que le génie, lui-aussi, fait partie d’un autre actant collectif : les hommes.  Ce discours est ainsi la mise en scène d’un conflit impliqué par le prédicat ghalab, « vaincre ».  La femme a un projet d’action principal à mener à bien ; l’homme entrave cette réalisation, mais il est vaincu car il a, à cause de ses connaissances lacunaires sur la nature de la femme, mal estimé  la compétence de son antagoniste (« il ne savait point que lorsqu’une femme d’entre nous désire quelque chose,  rien ne saurait la vaincre »). On peut dire que le point de départ du conflit est une « logique des places » à caractère culturel où, par définition, l’homme domine la femme (le génie enferme sa compagne, par exemple). Mais, en s’affrontant à la femme, sans être muni du savoir nécessaire, l’homme essuie une défaite, ce qui donne lieu à une seconde « logique des places » où c’est la femme qui l’emporte sur l’homme. Notons que, dans le discours de la compagne du génie, la première « logique des places » basée sur la domination de l’homme est pure illusion, alors que la victoire de la femme est, elle, bien  réelle : la compagne du génie exhibe d’ailleurs une « marque » (au sens proppien du terme) pour le prouver : les 570 bagues des différents amants qui ont copulé avec elle malgré la surveillance très rapprochée du génie !

Mais quelle est cette compétence féminine que l'homme n’estime pas à sa juste valeur et qui cause sa défaite ? Il ne s’agit de rien d'autre que du kayd au service de la réalisation de la chahwa. La femme est, en effet, dotée par le Coran (Sourate XII, verset 28) d’une ruse destructrice : «Inna kaydahunna la caz'îm » (« leur [celle des femmes] ruse perfide est grande [ou grandiose] » qui se trouve enracinée, de par cette origine sacrée, dans la mémoire collective des musulmans comme la qualification féminine par excellence.

Note de bas de page 26 :

J. E. Bencheikh, Les Mille et Une Nuits ou la parole prisonnière, Gallimard, 1988,  p. 29 et note.

Note de bas de page 27 :

 Voir  Ahmad calabî, Thawrat a-zzinj wa qâ’idehâ calî ibn Muhammad, Beyrouth, Maktabat al h’ayât, 1961

Quant à l’autre caractéristique « idéologique » de la femme, chahwat an-nisa’, elle se trouve elle aussi mise en avant dans les Mille et Une Nuits. Ainsi, le fait que l’amant choisi le plus souvent par la femme soit un esclave noir, est un procédé figuratif retenu par le conte pour mettre en avant la Chahwa débordante de la femme dans la mesure où elle ne peut être assouvie que par celle, débordante elle aussi, du Noir. C’est ainsi que dans un conte où il est question de l’adultère de l’épouse, un Noir, amant de la femme d’un roi, jure par futuwwat ‘assûdân (la puissance sexuelle des hommes noirs) et leur supériorité par rapport aux hommes blancs, al-bîd’ân (Bûlâq, I, p.19). A ce sujet,  on ne peut qu’être d’accord avec Bencheikh qui note fort justement que, dans les Nuits, « la croyance en la puissance sexuelle du Noir accompagne toujours les mentions du désir insatiable de la femme ».  A ce sujet, il faut dire que, dans l’imaginaire arabo-musulman du moyen âge, les Noirs sont généralement dotés d’une puissance sexuelle extraordinaire et on peut, en mettant en parallèle les textes d’al-Djâhiz, d’al-Mascûdî, d’Ibn al-Wardî  et de bien d’autres auteurs arabes classiques, constituer  « une liste des représentations du Noir dans la littérature arabe », car, malgré la variation des portraits, « trois traits sont communs à tous : animalité, sexualité, infantilisme »26. Cette image peu reluisante du Noir pourrait être, nous semble-t-il, une séquelle de la fameuse « révolte des nègres » (thawrat a-zzinj) en 255 H durant le règne des derniers califes abassides.27

Face au déferlement passionnel incontrôlable constaté chez la femme dominée par la chahwa, l’homme, dans les contes des Nuits, ne peut adopter que l’une des trois attitudes suivantes :

Note de bas de page 28 :

 Le sociologue marocain F. Mernissi constate, idem.,  pp. 119-120 que « le devoir d’un homme de commander sa femme s’incarne dans on droit de la corriger en la battant. On trouve dans le Coran lui-même le terme Nušuz, qui veut dire la rébellion de la femme, et le livre sacré recommande une attitude ferme de la part du mari, qui doit inclure le châtiment physique mais seulement en dernier ressort [Coran, IV, 34] ».

  • Soit il « fuit le contact » avec la femme. C’est la position adoptée par exemple par le roi Chahriyâr à la suite de l’adultère de sa femme. C’est aussi la solution qu’adoptent certains maris trompés qui jurent de ne plus se remarier, ni d’avoir un quelconque rapport avec les femmes ;

  • Soit il « domestique » l’épouse adultère en affirmant face à son nuchûz (rébellion) sa domination institutionnelle d’homme28. C’est ce que fait par exemple le troisième vieillard (Bûlâq, I, p.9) qui, par la magie, transforme sa femme qui le trompait en mule !

  • Soit enfin il « neutralise » définitivement la femme adultère en la tuant. C’est la possibilité retenue par le roi Châhzaman, par exemple ou les divers protagonistes masculins qui punissent par la mort leurs épouses adultères.

Note de bas de page 29 :

 J. C. Coquet, Phusis et Logos, idem., p. 10

Dans tous les cas, la chahwa des femmes apparaît ainsi comme un « tiers immanent » (une force naturelle sur laquelle l’individu n’a pas de prise)29 faisant face et s’affrontant au « tiers transcendant » qu’est la religion. De cette façon, l’épouse adultère qui a recours au kayd pour satisfaire son désir sexuel, apparaît commet un agent à l’agir négatif qui rend impossible la construction de la famille.  De ce point de vue,  elle est l’incarnation, vis-à-vis de la mesure caractéristique de  l’épouse-mère (figure positive de la femme dans les Nuits), de l’excès destructeur de l’ordre social.

Note de bas de page 30 :

 J. C. Coquet, Ibid., p. 225

Note de bas de page 31 :

 E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, I, op.cit. p. 30

Pour conclure et récapituler l’essentiel de notre bref exposé, nous devons dire que la culture apparaît à travers son fonctionnement sémiotique comme un « discours » axiologique et idéologique dont l’instance énonçante n’est autre que la société. C’est bien elle, en effet, qui « en se sémiotisant, produit ces ensembles signifiants que nous appelons ‘culture’  ou ‘discours social’»30. Il s’agit d’un discours diffus qui traverse l’ensemble des comportements verbaux et non-verbaux des membres d’une communauté pour leur donner, comme le dit Benveniste, « forme, sens et contenu »,31aussi bien sur le plan cognitif qu’affectif, mettant ainsi en avant un rapport au monde singulier propre à une collectivité d’hommes et de femmes qui vivent ensemble pour le bien et pour le mal…