Reconnaissance de dette : Jakobson et Lévi-Strauss
Michel Costantini
Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis
Laudatio memoriæ pour Claude Lévi-Strauss, à
l’occasion du cent-unième anniversaire de sa naissance
28 novembre 2009
- Note de bas de page 1 :
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Texte paru en octobre 2009 : Ivan Darrault-Harris. La rencontre Greimas/Lévi-Strauss : une convergence éphémère ?. Nouveaux Actes Sémiotiques [en ligne]. Recherches sémiotiques. Disponible sur : https://www.unilim.fr/actes-semiotiques/1693.
- Note de bas de page 2 :
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Le présent texte porte les marques de son exposition au Séminaire de sémiotique de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales le 28 janvier 2009.
Tout en m’appuyant en espalier sur le texte d’Ivan Darrault, qui, au mois de novembre 20081, confrontait les parcours de Greimas et de Lévi-Strauss au moment de leur première rencontre, et étudiait les modalités matérielles et intellectuelles de cette dernière, je m’en démarquerai nécessairement par la différence de nature des deux objets de discours, tout en donnant toutefois à entendre quelques similitudes2, et proposerai d’emblée de considérer la spécificité de la rencontre entre Lévi-Strauss et Jakobson. Ce dernier est l’aîné de douze ans du premier, quand Algirdas Julien Greimas était le cadet de neuf ans de Claude Lévi-Strauss ; Jakobson a une part non négligeable de son œuvre derrière lui, comme l’anthropologue rencontrant Greimas au début des années soixante, lequel alors, tel Claude Lévi-Strauss en 1941-1942, n’a que peu publié. Mais cela ne suffit pas pour une symétrie inversée, tout au plus indique l’intérêt de ce genre de considérations, l’intérêt de la biographie minutieuse, voire de l’anecdote, pour mieux saisir l’histoire de la pensée, et aussi, comme on aura aussi l’occasion de s’en apercevoir, leurs dangers.
- Note de bas de page 3 :
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C’est pourquoi je n’ai pas tenu compte, pour cette fois, des remarques judicieuses aussi bien qu’informées qu’a pu me faire lors de cette séance l’éminente spécialiste des formalistes russes, entre autres, qu’est Jacqueline Fontaine, remarques qui conduisent à écrire l’histoire autrement que Jakobson a pu le faire, évidemment.
Lorsque Lévi-Strauss et Jakobson font connaissance, à New York, en 1941, chacun est riche d’une expérience multiforme, qui présente aussi des points de ressemblance. Hors de question, dans cette présentation, d’établir un parallèle : le propos est ici de raconter les préliminaires de cette rencontre en adoptant non pas le point de vue de Jakobson (impossible évidemment), mais l’histoire reconstituée du côté de Jakobson3. Dans une première partie, donc, on constatera que Jakobson arrive à New York avec un certain bagage (« les bagages de Jakobson » sera le titre de ce premier temps), et on y envisagera successivement trois axes, les pérégrinations des Juifs de Courlande, le poids des travaux accomplis, et la chaîne des cercles créés, le tout se concluant par la traversée avec Cassirer et l’arrivée aux rivages américains, l’enseignement à l’Ecole Libre des Hautes Etudes en exil, et la fondation de la revue du cercle linguistique de New York. Dans une deuxième partie, le premier rôle actoriel fondamental de Jakobson sera mis en évidence, ce Jakobson cristallisateur, avec un texte de référence, celui de ses leçons, de ses Six leçons sur le son et le sens de 1942-1943. La troisième partie nous permettra de parler du Jakobson passeur, passeur du formalisme russe, mais surtout de Vladimir Propp, en l’occurrence, partie dont le texte de référence est évidemment l’article de Claude Lévi-Strauss « La structure et la forme. Réflexions sur un ouvrage de Vladimir Propp », publié en mars 1960. Une quatrième partie, absente, mais concevable dans une vue d’ensemble, même si son importance n’apparaît pas d’évidence, et au moins désignable donc, nous entraînerait enfin vers une troisième fonction actorielle de Jakobson, celle de collaborateur avec Claude Lévi-Strauss, et le texte de référence en serait, nécessairement, leur étude commune des Chats de Baudelaire.
Première partie : les bagages de Jakobson, ou le voyageur de commerce
Pérégrinations des Juifs de Courlande
- Note de bas de page 4 :
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Pour la transcription du cyrillique, on a adopté, dans la mesure du possible et du raisonnable (à l’exception par exemple de Jakobson), la translittération de la «Library of Congress», telle qu'elle est prônée et mise en œuvre par Régine Robin (1986: 29).
Parlons d’abord de ces pérégrinations sous trois aspects : les pratiques du milieu, les voyages en mission et finalement l’insertion tchécoslovaque. Léon Robel (1978: 34-39) écrit à propos du «milieu de la famille Kogan (sic, pour Kagan, il s’agit des parents de la future Lili Brik, égérie de Maiakovskii4, de la future Elsa Triolet), celle des Brik et des Jakobson» :
Ce sont des Juifs russes originaires de Courlande, des bourgeois aisés, qui voyagent beaucoup et emmènent les enfants à l’étranger, à Venise, à Paris, en Allemagne.
L’affirmation n’est pas correcte pour le jeune Jakobson, qui ne semble pas voyager hors de Russie avant l’âge de vingt-quatre ans. En revanche, il demeure en 1920 à Revel, Tallinn aujourd’hui, comme membre de la division commerciale du Glavtop, le département d’Etat chargé du combustible dans le nouveau régime, au temps du « communisme de guerre », et aussi comme «collaborateur du Rosta» (c’est-à-dire de l’Agence télégraphique de Russie). Bientôt il part, recruté par deux communistes… polonais comme interprète en Tchécoslovaquie pour la Croix-Rouge, chargé d’aider au rapatriement des soldats russes prisonniers (Jangfeldt 1992: 80-81). Nous pouvons tranquillement affirmer dès lors : si Roman Jakobson voyage en ce temps-là, ce sont voyages en mission du gouvernement de la future Union soviétique.
Au moment de leur rencontre, Jakobson et Lévi-Strauss sont bien tous deux en exil, hors de leur pays d’origine, et chacun au sein de ces parcours nombreux qui furent perturbés, notamment pour les Juifs, c’est le moins qu’on puisse dire, par la seconde guerre mondiale. Ne nous méprenons pas néanmoins, comme beaucoup de raccourcis nous y incitent. Jakobson est bien en exil mais pas de l’Union soviétique : il a bien fui, certes, non pas l’URSS (ou le gouvernement communiste qui en précède la naissance en 1922), mais la Tchécoslovaquie qu’il avait gagnée en 1920, et il l’a fuie chassé par la répression nazie qui pesait alors sur le petit pays où il était devenu professeur de littérature slave, comme Lévi-Strauss est amené à partir de France. L’erreur, au demeurant, pourrait paraître minime si elle était sans conséquence, mais plus grave est la faute quand elle se veut démonstrative :
Plus importants sont les transports de schèmes cognitifs d'une discipline à l'autre : ainsi Claude Lévi-Strauss n'aurait pas pu élaborer son anthropologie structurale s’il n'avait eu de fréquentes rencontres à New York, dans des bistros semble-t-il, avec R. Jakobson qui avait déjà élaboré la linguistique structurale ; de plus Jakobson et Lévi-Strauss ne se seraient pas rencontrés s’ils n'avaient pas été l’un et l’autre réfugiés d’Europe, l’un ayant fui quelques décennies auparavant la révolution russe, l’autre quitté la France occupée par les nazis. Innombrables sont les migrations d’idées, de conceptions, les symbioses et transformations théoriques dues aux migrations de scientifiques chassés des Universités nazies ou staliniennes.
Erreurs de fait et torsions de faits, généralisations hâtives, impropriétés scandaleuses, raccourcis fallacieux, tous les errements possibles semblent ainsi accumulés pour aboutir à la conclusion prévue d’avance :
C'est la preuve même (souligné par moi – M.C.) qu’un puissant antidote à la clôture et à l’immobilisme des disciplines vient des grandes secousses sismiques de l'Histoire (dont celles d’une guerre mondiale), des bouleversements et tourbillons sociaux qui au hasard suscitent des rencontres et des échanges, lesquels permettent à une discipline de diasporer une semence d’où naîtra une nouvelle discipline.
Le texte est signé Edgar Morin, « Sur l'interdisciplinarité » (Bulletin Interactif du Centre International de Recherches et Études transdisciplinaires n° 2 - Juin 1994).
Une fois à Prague, Jakobson obtient son doctorat à l’Université Charles, puis devient enseignant à Brno. Bref, il s’installe en Tchécoslovaquie. Mais, pendant ces années-là, il n’a nullement rompu avec ses amis devenus soviétiques, non seulement de fait, mais militants, et par exemple, à l’été 1921, il participe à Berlin à une soirée poétique en compagnie des Brik, de Maiakovskii et aussi de Théodore Nette, grand amateur de poésie russe et de poésie lettone, dont il avait fait la connaissance au cours d’un long voyage en train. Nette, qui avait lutté activement pour une Lettonie soviétique, était courrier diplomatique ; il fut assassiné quelques années plus tard, Maiakovskii le célèbrera dans un poème (à l’homme et au vapeur, car un navire porte son nom). Anecdotique peut-être, mais suggestif : c’est Théodore Nette qui entraîna Roman dans un petit café excentré de la ville où plus tard furent couchées sur papier, par le collectif du cercle linguistique, les fameuses thèses de 1929. Au cours de son long séjour, Roman Jakobson a revu Nette plusieurs fois à Prague, à Berlin ; il a revu aussi Maiakovskii, à Berlin aussi, et le couple Brik, et d’autres encore et ailleurs. Ainsi Roman Jakobson n’était-il nullement coupé de ses racines ni de ses amitiés russes, de Russes voyageant mais participant aussi aux activités du nouveau régime. D’ailleurs, certains ont expliqué, à tort ou à raison, la teneur de l’article « Über die heutigen Vorausschetzungen der russischen Slavistik / Sur les présuppositions actuelles de la slavistique russe », que Jakobson donne, à l’été 1929, sur commande de Trubetskoi, pour le Slavische Rundschau (1, 8), en prévision du premier congrès des philologues slaves qui devait se tenir à Prague en octobre,
par le fait que Jakobson aurait eu l’intention de quitter Prague pour rentrer en Russie, et qu’il lui fallait, par conséquent, maintenir de bonnes relations avec ce pays (il a mentionné ce projet de retour dans ses conversations d’après-guerre).
(Avtonomova 1997: 6).
En revanche, en 1939, après un séjour de près de dix-neuf ans pour Jakobson, donc, en Tchécoslovaquie, c’est bien d’exil qu’il s’agit. En mars, l’université de Brno ferme sur injonction des nazis au pouvoir dans le protectorat de Bohême-Moravie; Jakobson se rend à Prague, part pour le Danemark, sous couvert de conférence, fin août il part pour la Norvège, y commence une coopération avec Alf Sommerfelt et l’hébraïsant Harris Birkeland, coopération qui donne lieu à des études phonologiques sur les versets bibliques, interrompues à nouveau par l’invasion nazie. Le 9 avril 1940, Jakobson et sa femme Svatavá quittent précipitamment Oslo et bientôt passent en Suède. R. Jakobson enseigne à l'Université d'Uppsala, et publie son livre sur l’aphasie et le langage enfantin. En mai 1941, le couple embarque à Gothenburg (Gøteborg) pour New York.
La dissymétrie la plus notable entre Jakobson et Lévi-Strauss est donc, de ce point de vue, la répartition des voyages et leurs modalités pour l’un et pour l’autre : les milliers de kilomètres parcourus par le second entre France et Brésil, aller et retour, au Brésil même y compris en passant par la Bolivie, sont trop connus pour que j’y insiste.
La chaîne des Cercles
Jean-Pierre Faye, en marge d’un entretien avec Roman Jakobson en novembre 1966, [reproduit dans Jean-Pierre Faye, Le Récit hunique, Seuil, Paris, 1969, et cité dans Change 3, p. 9], notait ceci :
la chaîne Kroujok, Kroujek, Kredsen, Circle <Kroujok c’est Moscou, Kroujek c’est Prague, Kredsen, Copenhague, et Circle New York>: la trajectoire de Roman Jakobson —et celle de la science du langage— est faite de cette chaîne de cercles (…) Mais par l’effet même de cette chaîne, le terme ‘cher aux hégéliens’ va changer de sens (…). A l’opposé du Kreis fermé <façon Stefan George, Ernst Jünger>, les cercles en chaîne ont ouvert un champ de science. Et en même temps : un espace d’invention. (…) Partout où passe Roman Jakobson, de Moscou à Petrograd et à Prague, de Copenhague à New York et à Harvard, quelque chose s’invente. De ces étapes successives, il ne conserve pas la propriété » (souligné par moi —M.C.).
La remarque est importante et juste, soulignons simplement que le rôle de Jakobson est à chaque fois différent. Bertholet (2003:155) est assez exact, quoique minimisant sans doute l’impulsion donnée à chaque fois par Jakobson, écrivant pour l’année 1943:
Jakobson a contribué jadis à la création du Cercle linguistique de Moscou, puis participé à celle du Cercle linguistique de Prague. Il travaille maintenant à celle du Cercle linguistique de New York.
Roman Jakobson est assurément le principal fondateur du krujokdeMoscou, dont la première réunion se tint le 2 mars 1915, et il a expliqué lui-même la raison pour laquelle ce cercle ne s’appela « cercle » véritablement, officiellement qu’au printemps 1917. S’il y a un précédent dans le domaine linguistique, puisqu’on trouve de loin en loin l’expression Kazanskii lingvisticheskii krujok pour désigner la réunion, chaque samedi des années 1880sqq., de chercheurs et d’étudiants chez Baudoin de Courtenay, les krujki ont surtout joué, au sein de la vie littéraire et philosophique de la Russie des années 1820-1830, un rôle d’agitation politique voire de préparation de complot (comme celui des décembristes), qui faisait au terme (et à la chose) sentir le soufre à l’époque tsariste. C’est la raison pour laquelle les « conjurés » de la bonne cause linguistico-folkloriste demandèrent « asile » à D.N. Ushakov, qui l’obtint sans mal de la part du président de la Commission, F. E. Korsh, lequel fixa les directions de travail, dont l’étude de la versification et de la langue des bilynes et des recherches détaillées sur les dialectes et le folklore de Moscou et environs. Roman Jakobson devient le premier président de cette structure pas trop formelle tandis que son ami Chklovski devenait, un peu plus tard, celui de l’OPOIAZ (la SOLANPO) de Pétrograd.
Pour le kroujek de Prague, les choses se passent différemment. Jakobson rencontre une première fois le linguiste Vilém Mathesius, anticipant de quatre ans la réunion du 13 mars 1925, avec notamment Bohumil Trnka et Serge Kracevskii, qui débouchera le 19 octobre 1926 sur la fondation proprement dite. Si l’initiative et la mise en marche reviennent à Mathesius, « homme de programme », selon le mot de Jakobson (Cahiers Cistre 5 Roman Jakobson, p. 16), qui s’attache à « préparer le terrain pour un cercle à Prague, similaire à celui de Moscou », si à partir de là le cercle de Prague est animé par des Tchèques et des Slovaques —V. Mathesius, B. Havránek, J. Mukarovsky, Bohumil Trnka, et plusieurs autres—, la participation étrangère la plus marquante fut indiscutablement celle de trois Russes, S. I. Karcevskii, N. S. Trubetskoi, et R. O. Iakobson. Ce sont ces derniers par exemple, qui, en 1928, présentent au premier congrès international de linguistique de La Haye, les thèses qui devaient désormais être connues sous le nom de thèses « du cercle de Prague », voire « thèses des Pragois », et alimenter ses publications, les fameux TCLP (Travaux du cercle linguistique de Prague), de 1929 à 1939. Roman Jakobson a souligné, d’ailleurs, dans une version révisée et augmentée de sa contribution à l’hommage au professeur roumain Alexandre Rosetti, citée en bibliographie; combien fut forte l’opposition au terme kroujekévoquant plutôt l’action philanthropique ou des divertissements d’ordre franchement ludique et peu scientifiques, mais Mathesius y tenait suffisamment pour inventer même un mot dérivé qui désignât le cercle restreint de ses collaborateurs les plus proches, kroujeçek.
Au Danemark, pour le kredsende Copenhague, l’influence de Roman Jakobson n’est pas moindre, mais encore différente. Quand, à son début d’exil, il arrive à Copenhague, il retrouve en particulier Viggo Brøndal et Louis Hjelmslev. Le premier, né en 1887, de près de dix années donc l’aîné de Jakobson, s’est fait remarquer par Nicolas Trubetskoi lors du Congrès de La Haye, en 1928, et Roman Jakobson, dans les années soixante, se souvenait de cette première rencontre. Quand nous sommes allés, disait-il,
le grand linguiste Trubetskoi et son collaborateur… c’est-à-dire moi, présenter les thèses nouvelles devant la communauté internationale, le prince était très inquiet : « Comme on se moquera de nous ! ». Or, les choses se passèrent tout autrement, en particulier dans les couloirs, qui sont souvent « vous le savez, la partie la plus importante de la maison ».
Les plus jeunes des linguistes du monde se rassemblèrent autour des Pragois, plus organisés que les autres, et Trubetskoi repartit avec, dans sa valise, une plaquette qu’il découvrit bientôt, et trouva particulièrement proche de ses thèses : elle était signée Rasmus Viggo Brøndal. Les contacts de couloirs et de valise sont prolongés, amplifiés, les liens qui se nouent sont de cordiale, réciproque et durable estime: rendus tangibles par la participation de Brøndal aux travaux du cercle de Prague dans les années qui suivent, par la fondation en 1931, sur le modèle de ce dernier, du Cercle de Linguistique de Copenhague. Jakobson, dans sa Prefatory letter to studies in honor of Eli Fischer-Jørgensen, 1970 (SW I 751-752) lit ainsi l’histoire qui s’ensuivit :
une active coopération, une discussion mutuelle liait les deux Cercles. La proposition de Prague de publier une revue commune fut acceptée et élaborée par V.Brøndal et L. Hjelmslev, mais les tragiques événements politiques de 1938 nous contraignirent à laisser les Acta linguistica, en préparation depuis longtemps, aux mains de nos amis danois.
S’il fallait résumer les divers rôles joués par Jakobson dans la naissance des divers cercles, on pourrait faire se succéder, peut-être, le meneur à Moscou, l’aiguillon à Prague, le modèle à Copenhague.
Du circle de New York, enfin, Jakobson nous apparaît plutôt comme une éminence grise : il en est vice-président, le responsable en titre étant le philologue spécialiste du latin mérovingien Henri-François Muller, qui, comme lui, appartient à la fois à la Columbia University, mais depuis fort longtemps (il était directeur de la section de philologie romane et de Français en 1929), et à l’Ecole Libre des Hautes Etudes, et qui, comme Lévi-Strauss, se nomme officiellement, là-bas, d’un « patronyme mutilé ».
Lévi-Strauss à Eribon (2001: 47):
Je suis allé me présenter à la New School où l’on m’a dit tout de go : Il n’est pas question que vous vous appeliez Lévi-Strauss. Vous vous appellerez ici Claude L. Strauss. » J’ai demandé pourquoi, et on m’a répondu : « The students would find it funny. » A cause des blue-jeans ! Je vécus ainsi plusieurs années aux Etats-Unis sous un patronyme mutilé.
Nous reviendrons bientôt sur un article de Henri F. Muller. C’est à ce cercle que, le 13 mai 1944, Claude Lévi-Strauss parle : « Application des méthodes de la linguistique moderne à l’anthropologie, particulièrement aux systèmes de parenté », conférence qui deviendra son premier article postérieur à la deuxième guerre mondiale, et surtout le premier explicitement « structural », puisque le titre cette fois en est « L’Analyse structurale en linguistique et en anthropologie ». Sans parler des articles de la prime jeunesse, ni des nombreux comptes rendus de l’expérience brésilienne, dont ceux de Renaissance, la revue trimestrielle de l’Ecole libre des Hautes Etudes, « Guerre et commerce chez les Indiens d’Amérique du Sud », en 1943, traduit de sa version portugaise parue antérieurement dans la Revista do Arquivo municipal de São Paulo (la Revue des Archives municipales de São Paulo), sans parler de celui de Renaissance, encore, sur l’art caduveo « et les arts qui offrent des analogies avec lui » (comme indiqué dans Tristes tropiques, p. 219), en 1945. Retenons la force d’impulsion de Jakobson, son art de susciter, sans nécessairement apparaître, recherche et travail collectifs.
Le poids des travaux
S’il y a une autre dissymétrie, que celle des voyages, entre Lévi-Strauss et Jakobson au moment de leur rencontre, c’est bel et bien dans la carrière entamée et les travaux publiés. En somme, quels que soient sa riche expérience et son acquis indéniable, le premier n’a que peu publié ou du moins il tient pour négligeable ce qu’il a pu écrire (Eribon 38).
D.E. : (…) quand vous êtes rentré en France [en 1939], vous aviez déjà plusieurs publications.
C.L.-S. : Oui, mais fort peu de chose à part l’article sur les Bororo. C’était plutôt du journalisme que de l’ethnologie.
Etrange écho déformé encore que l’on peut entendre dans les reproches de Trubetskoi à Jakobson que recueille une lettre du 25 janvier 1935.
La vie de bohême propre au métier de journaliste aboutit à une bohême spirituelle en tuant la réflexion scientifique ; vous avez toujours eu un faible pour la vie de bohême. Ce n’est pas grave, tant qu’on est jeune. Mais tôt ou tard, on doit atteindre « l’âge de raison ».
Le « bohême » aura quarante ans à l’automne. Et de poursuivre
Je ne crois nullement que vous souffriez d’une infécondité scientifique. Je suppose que vous êtes sujet à la même transformation, mutatis mutandis, que la mienne ; il s’agit du passage d’une jeunesse intellectuelle qui a un peu trop duré (souligné par moi —M.C.) à la maturité intellectuelle (…). Si vous vous consacrez au journalisme tchèque sous prétexte de cesser vos activités scientifiques, vous finirez effectivement par perdre votre don dans un proche avenir, vous tomberez bien bas dans la déchéance morale (…)
Le couple catégoriel à l’aune duquel Trubetskoi conseille son ami est une opposition journalisme/science strictement corrélée aux couples superficiel/essentiel, voire faux/vrai. Cette insouciance et cette mobilité, cette inconstance et ce savant papillonner —selon les qualifications dont a été gratifié Roman Jakobson— ne passèrent cependant pas avec le temps.
Les conseils de Troubetzkoy ont été donnés en vain. Jakobson n’a jamais « mûri »,
suppute Vladimir Plungjan (1997: 188).
Malgré tout, il n’est pas sans intérêt de comparer le premier texte publié de Jakobson et le premier de Lévi-Strauss. L’un, en 1919, écrit : «Le futurisme», pour la revueIskusstvo (L’art, n°7, 2 août). L’autre fait traduire en portugais un texte relativement ancien, qui sort en 1935 dans la Revista do Arquivo Municipal de São Paulo,volume XVIII, « O cubismo e a vida quotidiana ». Les deux manifestent plus l’intérêt de leur auteur pour l’art, et même l’art pictural principalement, que pour ce qui deviendra, est déjà devenu même leur spécialité académique, respectivement la linguistique et l’anthropologie. Mais précisément ils en indiquent peut-être le chemin.
Jakobson, lui, en revanche, est déjà connu, et souvent critiqué, par de nombreux articles et livres en russe, en tchèque, en allemand, en français. Inutile d’en faire la liste, mais nous pouvons signaler les principales parutions. En 1919-1920 il écrit en russe son opuscule Approches de Khlebnikov, qui, devenu La toute nouvelle poésie russe. Première esquisse. Viktor Khlebnikov, paraîtra en 1921 à Prague.Son étude rédigée à Prague sur le vers tchèque O cheshskom stixe, paraît à Berlin en 1922 (datée 1923). Signalons deux articles dont la pertinence ici apparaîtra bientôt, « Bedeutung und ihre Rolle in der Wort- und Syntagmaphonologie » en 1931 dans les TCLP 4, puis en morphologie, « Zur Struktur des russischen Verbums » l’année suivante, encore parmi des dizaines d’articles l’opuscule de 1931, traduit en français seulement en 2001, soixante-dix ans plus tard, La génération qui a gaspillé ses poètes, chez Allia. Et le dernier livre avant la traversée transatlantique, une plaquette éditée par la Société linguistique d’Uppsala : Kindersprache. Aphasie und allgemeine Lautgesetze, en 1940, sur le langage enfantin et l’aphasie. Cette élection vise à montrer simplement, et trop faiblement sans doute, l’étendue des domaines déchiffrés par Jakobson déjà à cette époque, de la métrique à la littérature, de la traduction à la médecine.
En guise de conclusions
La conclusion des cercles
Ce qui est remarquable avec le passage de Jakobson, et sa participation à la création de cercles, c’est en outre le débouché quasi automatique que son activité entraîne sur des publications, et surtout une publication régulière, autant que les circonstances le permettent. Ainsi, le cercle de Prague débouche certes sur les illustres TLCP, mais aussi sur la revue mensuelle du Cercle Slovo a slovesnost dont il est difficile de traduire, mais instructif de chercher à traduire le titre : outre le bien pauvre « Le mot et les textes », on trouve « Mot et mise en mots », mieux « Dit et discours » ; et, encore mieux, Ivo Osolsobe (1979: P1) a proposé un suggestif « Le mot et l’art du mot ». Comme l’a déclaré Roman Iakobson à propos du mot russe quasi homophone (slovesnost’):
<ce>terme qui s’emploie encore maintenant (i.e. dans les années soixante-dix du vingtième siècle) pour désigner la littérature en tant qu’objet d’étude et qui place celle-ci dans un lien étymologique solide avec le mot (souligné par R. I.), caractérise bien cette tendance (i.e. à corréler linguistique et littérature). Ce terme, par ailleurs, s’applique surtout au folklore, c’est-à-dire à la littérature orale ou populaire.
(Pomorska 1980: 15).
Pour ce qui est, maintenant, du cercle de Copenhague : Brøndal lecteur de danois à la Sorbonne, de 1925 à 1928, collabore à son retour aux Acta philologica scandinavica obtient à la demande de N. S. Trubetskoi la présidence de la section linguistique du Congrès de psychologie de Paris en 1937, co-dirige en compagnie de Louis Hjelmslev, la revue Acta linguistica, à partir de 1939, qui bientôt s’adornera d’un Hafniensia : dans le premier numéro de cette revue, on trouve quatre textes hautement significatifs, chacun à sa manière : l’obituaire du même Trubetskoi par Jakobson, une introduction rédigée et signée par Brøndal qui est paradoxalement devenu un classique de présentation de la linguistique structurale encore qu’elle se termine exemplairement par un point qui le différencie de son « frère ennemi » Louis Hjelmslev, un important article de celui-ci, « La notion de rection », enfin l’article d’Emile Benveniste sur « Nature du signe linguistique » qui devait constituer une des références les plus importantes de la sémiotique à venir, mais qui était déjà cité avec respect par Roman Jakobson dans sa sixième leçon « sur le signe et le sens », à New York en 1943 à l’Ecole Libre des hautes études (1971: 117).
Le plus profond des linguistes français modernes, Emile Benveniste, dans son étude intitulée « Nature du signe linguistique » parue dans le premier volume des Acta linguistica (1939), objecte à Saussure que, « entre le signifiant et le signifié le lien n’est pas arbitraire : au contraire, il est nécessaire ». Du point de vue de la langue française, le signifié « bœuf » est forcément identique au signifiant, à l’ensemble phonique b-ö-f. « Ensemble les deux ont été imprimés dans mon esprit », insiste Benveniste, « ensemble ils évoquent en toute circonstance. (…)».
Retour à Copenhague : si la conférence de Roman Jakobson donne au Cercle de linguistique de la même ville en juin est promise à un bel avenir, qui porte sur le signe zéro, celle qu’il propose à l’Université porte assez classiquement sur la structure du phonème, qui est sa pus belle conquête, en somme, pour la période écoulée.
Enfin dans le cadre du cercle de New York, c’est la création de la revue Word qui est le plus bel exemple de discrétion, quelle que soit la cause de cette dernière. Jakobson reste en retrait, il n’écrit pas dans la revue ; de même, et différemment, Claude Lévi-Strauss reste très discret, comme un vrai maître, dans la revue L’Homme qu’il lance en 1961, et
pendant les dix premières années d’existence de la revue, il ne lui donne que quatre textes, un hommage, une note et deux articles écrits en collaboration,
note Denis Bertholet (2003: 260). Dans le premier volume de Word, on mentionne Jakobson seulement pour l’hommage thanatologique à Franz Boas mort le 21 décembre 1942, hommage rendu au cercle linguistique de New York, le 18 décembre 1943. Dans son liminaire, Henri François Muller explique le choix du titre de la revue, dans lequel nous voyons une influence russe (word entendu au sens large de slovo, écho aussi du titre de la revue du cercle de Prague), mais lorsque pour finir, justement, il fait référence à un grand linguiste russe, c’est à Viktor Vladimirovich Vinogradov, le spécialiste de stylistique. En revanche, Jakobson est le dédicataire de l’article de Julien Bonfante, et si, dans son article, Claude Lévi-Strauss cite surtout Trubetskoi (huit fois), celui de Jakobson y apparaît quatre fois, comme chez Cassirer, qui cite également, soulignons-le, une fois Mathesius et quatre fois Brøndal, dont l’article de 1935 « Structure et variabilité des systèmes morphologiques » paru dans Scientia, sur lequel il nous faudra revenir.
La conclusion des voyages
De la traversée décisive de Jakobson sur le navire danois, quand Lévi-Strauss avait gagné les mêmes côtes depuis la France, en février 1941, sur le Capitaine-Paul-Lemerle, on retient les discussions avec Ernst Cassirer, comme on retient de Claude Lévi-Strauss ses conversations avec André Breton. Jean-Jacques Vincensini a, lors de son intervention au séminaire, souligné cette coïncidence, non pas ce hasard, qui fait que Claude Lévi-Strauss publie un de ses premiers articles dans la même revue, la même année que Cassirer publie son dernier, à la vérité posthume, et dans le second numéro (Word vol. I, n°2, pp. 97-120), quand celui du Français était paru dans la première livraison (Word vol. I, n°1, pp. 33-53). La conférence de Cassirer qui fut ainsi publiée avait eu lieu au Cercle de Linguistique de New York le 10 février 1945, peu avant la mort du philosophe. Thomas A. Sebeok, un des premiers auditeurs de Jakobson à l’Ecole libre des Hautes Etudes, et auteur, aussi, d’une note sur certaines formes adverbiales finnoises dans le même volume de Word (vol. 1, n°2, pp. 281-283), assistait au dîner qui suivit la conférence. Il consigne, dans Global Semiotics (Indiana University Press, 2001, son dernier ouvrage anthume) que les deux hommes, lors de ce dîner, se rappelaient avec émotion leurs conversations quotidiennes et transatlantiques, —Cassirer et Jakobson ont voyagé de Göteborg à New York sur le même navire pour l’exil, le Remmaren, du 20 mai au 4 juin 1941, et la femme de Cassirer fut très impressionnée par les discussions entre eux, en particulier sur les langues paléo-sibériennes. Sebeok jugeait que la fougue et la puissance de persuasion de Jakobson (les mots ici, il est vrai, sont de l’auteur) n’étaient pas pour peu dans l’intérêt porté par Cassirer au structuralisme, intérêt qui se traduisit donc par cet ultime travail, où il soulignait avec insistance « le mot et le concept de sémiotique » (c’est Sebeok qui est ici solllicité, mais il doit parler de la conférence, car on ne retrouve pas le terme dans l’article). Cassirer va se retrouver à New Haven jusqu’en 1945, date à laquelle il passera à Columbia University.
La conclusion des travaux
« Le jour venait où une seule carotte originale serait grosse d’une révolution », pense Lantier dans le roman de Zola, L’Œuvre. Jakobson arrivait à New York porteur lui aussi d’une idée originale, et même d’une révolution déjà accomplie, celle de la phonologie en l’occurrence, grosse de bien plus amples bouleversements. La conclusion naturelle de ses travaux, en somme, à cette date, était toute trouvée : c’est ce qu’il enseignera à l’Ecole des Hautes Etudes, non pas les questions de slavistique —donnés plus précisément à l’Institut de philologie et d’histoire orientale et slaves, notamment sur la poésie tchèque du IXe au XVe siècle—, qui en sont une autre issue, moins immédiatement pertinente pour notre propos, mais, bien sûr, son cours de linguistique générale, celui que suivirent Claude Lévi-Strauss et Thomas A. Sebeok, entre autres, et qui donna, bien plus tard, les Six leçons sur le son et le sens. Plus précisément la première qui, selon le préfacier de 1976,
critique les vues des néo-grammairiens pour qui le son et le sens relevaient d’ordres entièrement séparés. Elle fait leur place aux résultat des recherches phonétiques mais, par le biais d’une distinction entre phonétique motrice et phonétique acoustique, elle démontre qu’il est impossible de dissocier le son du sens, les moyens linguistiques de leurs fins.
Dans la deuxième
Jakobson prouve que la notion de phonème permet de résoudre ce mystère apparent ; il définit la notion, retrace sa genèse et discute les interprétations qui y furent proposées.
(…)
Poursuivant dans la même ligne, la troisième leçon aborde la théorie de la phonologie, fondée sur le primat de la relation et du système.
Admirable progression didactique, qui transforme le révolutionnaire en maître, admirable résumé, qui touche à l’essence même du transmis et nous éclaire trente-quatre années plus tard sur les raisons d’une fécondité, désormais attestée.
Deuxième partie : Jakobson et la cristallisation
Texte de référence : Roman Jakobson
[1942-3] Six leçons sur le son et le sens, « Arguments », Minuit, Paris, 1976.
Préface de Claude Lévi-Strauss
Roman Jakobson a raconté comment, lors d’une réunion d’organisation des enseignements à New York, il a identifié pour la première fois Claude Lévi-Strauss. Fortement impressionné par la pertinence et par le style d’une question posée un jeune enseignant, le « philologue russe » demanda son nom à un voisin. Et lorsque, bien plus tard, il racontait cette histoire à Stephen Rudy, éditeur de ses œuvres choisies et de sa bibliographie complète, il limitait de toute sa vie ce genre de choc et de réaction à deux, deux seulement, établissant un parallèle entre le « grand anthropologue de l’après-guerre » et le « grand linguiste de l’entre-deux-guerres », en l’occurrence Nicolas Sergueevich Trubetskoi. Lorsque, bien plus tard encore, en juin 2000, l’auteur de ces pages fut reçu par Claude Lévi-Strauss, celui-ci fit plus que confirmer ce qu’il avait de nombreuses fois écrit et dit, l’importance de sa rencontre avec Jakobson, son admiration pour le savant, son amitié pour l’homme, il utilisa les termes mêmes dont usait Jakobson pour parler de son ami le prince décédé en 1938 : « c’était un génie ». Entre les deux hommes une série de co-incidences et de correspondances pressenties autant que découvertes progressivement fondèrent
une amitié sans failles, une amitié de quarante ans
(Eribon 2001: 63)
Correspondance
Par-delà le regard que chacun portait sur l’autre, il y a le début d’une aventure scientifique, en premier lieu l’aventure didactique, « durant cette année 1942-1943 où nous commençâmes à fréquenter réciproquement nos cours » (Claude Lévi-Strauss dans sa préface aux Six leçons) et que rappelle Jakobson en ces termes (Cahiers Cistre 5 Roman Jakobson, p. 14).
Nous sommes devenus les étudiants l’un de l’autre. (souligné par moi, M. C. – c’est d’une véritable interaction des prégnances qu’il s’agit). Je venais à ses cours d’anthropologie et il venait à mes cours de linguistique. Je pense qu’il a considéré l’approche linguistique comme enrichissante pour l’anthropologie et, pour ce qui me concerne, j’ai vu beaucoup plus nettement qu’avant la place de la linguistique par rapport à l’anthropologie. Je considère la linguistique comme l’un des domaines principaux de l’anthropologie culturelle.
De son côté, Claude Lévi-Strauss a répété, par écrit et par oral, les circonstances de ses premières rencontres avec Roman Jakobson, notamment la présentation par Alexandre Koyré qui, dit-il à Didier Eribon, « avait pressenti qu’il y avait entre Jakobson et moi une certaine communauté d’esprit ». Je distinguerais volontiers ici dans la « communauté d’esprit », et pour conserver dans les deux cas la métaphore du chemin, l’aspect périégétique et l’aspect méthodique. C’est ce dernier aspect que vise Lévi-Strauss dans la réplique suivante quand il déclare : « Je faisais du structuralisme sans le savoir ». L’aspect périégétique, une autre réplique qui se trouve encore un peu plus loin le met en évidence pour Roman Jakobson, mais on peut, mutatis mutandis, l’appliquer aussi à son auteur.
C’était un penseur d’une puissance intellectuelle qui dominait tout autour de lui. Il maîtrisait une dizaine de langues, il avait une érudition prodigieuse, qui allait des anciens linguistes de l’Inde jusqu’à Husserl… Il s’intéressait à tout, à la peinture, à la poésie d’avant-garde, à l’ethnologie, à l’informatique, à la biologie…
Voici à quoi ce portrait fait penser dans le souvenir rêveur que certains ont de leurs humanités : il n’est guère de plus beau titre que celui d’un ouvrage bien oublié du bien oublié Aulus Gellius, cet auteur latin « qu’on appelle communément Aulu-Gelle », comme l’écrit Voltaire dans son Dictionnaire philosophique. Ce titre, c’est Nuits attiques. Au livre onzième, chapitre seize, de ces Noctes atticæ écrites vers 150 après J.-C., l’auteur se propose d’expliquer en latin ce dont Plutarque parle en grec dans le Peri polupragmosunès, que l’on osera traduire en français par Sur l’affairement multiforme. Le grammairien latin sollicité de prendre position finit par répondre, en un constat d’impuissance :
Non videri mihi significari eam rem posse uno nomine
Il ne me paraît pas que la chose puisse être signifiée par un mot unique.
Et pourtant nous le faisons, qui rendons polupragmosunè par le latin curiositas, un mot il est vrai passablement polyvalent, au moins ambigu. Augustin, par exemple, pour qui la continence est une solution, savoir se retenir une vertu, fait rimer curiositas et scrupulositas, cette fâcheuse passion pour l’argumentation, le raisonnement sophistique, voire l’argutie. Mais il existe aussi, du propre aveu de l’évêque d’Hippone, une pia curiositas, celle qui vise à comprendre un énoncé dans toutes ses dimensions, dans toute son amplitude, celle qui entraîne le lecteur à « dévoiler » le signifiant et à « fouiller » les replis du signifié. Curiositas rime alors avec capacitas. Capax, en latin, qualifie qui possède un « espace ménagé pour recevoir »; par exemple l’homme qui, dans une compagnie, absorbe et supporte le mieux le vin, est un capacissimus vir. Capacitas : si je parle de la mienne, je me décris comme Objet, objet d’une opération de don venant d’autrui à la mesure de ce que je puis contenir, curiositas, si je parle de moi, c’est me décrire comme Sujet mesuré selon ce que je suis en mesure de quérir. La notion fondamentale, sous-jacente tant à capacitas que par ailleurs au verbe grec khôrein, est cette
la possibilité de recevoir une qualification qui rend ensuite (souligné par J.L.M.) à même d’opérer selon cette qualification.
(Marion 1969)
Proximité, dès lors, de cette capacité avec « une curiosité assidue et toujours en éveil, un appétit de connaître pour le plaisir de connaître », dont il est question dans La Pensée sauvage à propos du paradoxe néolithique (p. 28). Sénèque, dans le De otio (5, 2-4), déclare « curiosum nobis natura ingenium dedit / La nature nous a donné un caractère disposé à la curiositas». Peut-être, mais à certains plus qu’à d’autres…, comme l’expérience nous le montre à l’envi. Roman Jakobson et Claude Lévi-Strauss allient assurément à une capacitas très vaste une curiositas exceptionnelle, et c’est cette union-là, qui, par delà les modalités diverses dont elle se réalise en chacun d’eux, et par-delà l’efficacité les rapproche significativement, et représente, pour moi en tout cas et pour beaucoup de nos contemporains, un des aspects majeurs cette « communauté d’esprit » qu’Alexandre Koyré, selon Lévi-Strauss, leur reconnaissait.
Cependant, au moment d’aborder le cœur du sujet —le structuralisme—, il est difficile d’avouer, comme au demeurant de ne pas avouer, une évidence : Claude Lévi-Strauss est, à l’entendre ou à le lire, d’une telle précision et d’une telle clarté, en général —et plus précisément on le peut juger sur la question de ses rapports avec Roman Jakobson et ce dont celui-ci était porteur—, que l’on a et, pire, que l’on donne l’impression de le répéter, ou, dans le cas contraire, de manifester son incompétence et sa cécité.
Structuralisme : le mot et la chose
Ainsi, le rapport biographique de Claude Lévi-Strauss avec le « structuralisme » comme son rapport conceptuel, ont-ils été l’objet de sa part de nombreuses mises au point, dont le nombre précisément montre bien qu’elles ne furent pas toujours entendues, quoiqu’elles fussent toujours très explicites. Par exemple, Claude Lévi-Strauss peut parler d’un « prétendu structuralisme » (1988: 228-229)
qui fait du mot structure un usage arbitraire et le colle comme une étiquette sur n’importe quelle marchandise. Il me semble être victime d’une supercherie intellectuelle quand on prétend, ce qui arrive souvent, en choisissant des productions indigentes pour objets d’étude, les mettre au rang de chefs-d’œuvre (puisque c’est là qu’on va chercher des leçons).
Mais ce n’est pas récuser pour autant l’extension de la méthode à toutes les manifestations d’une « culture», comme la suite le prouve :
Dans la culture prise au second sens [« connaissances, croyances, art, morale, droit, coutumes et toutes autres aptitudes ou habitudes acquises par l’homme en tant que membre de la société »], tout est objet d’étude : les productions qu’au premier sens du terme [« l’enrichissement éclairé du jugement et du goût »] on jugera les plus basses comme les plus nobles.
Façon pour nous au passage de rappeler que l’objet de la sémiotique n’est pas l’œuvre d’art mais la production signifiante, quel que soit le jugement personnel ou collectif socio-historiquement déterminé que l’on porte sur le produit, et quelles que soient, par ailleurs, à un certain stade de la recherche et de l’analyse, les exigences particulières de méthode requises par des œuvres dont il faut, ou dont on veut cerner mieux la singularité, y compris dans leur valeur esthétique ou artistique.
Claude Lévi-Strauss peut aussi —et ses positions sont bien connues— parler d’un « structuralisme-fiction » (1971: 573), et de
maintes entreprises frelatées menées par des pêcheurs en eau trouble (…), dont les productions représentent à peu près, par rapport au travail des linguistes et des ethnologues, un équivalent de ce qu’offrent certaines revues aimées du grand public en matière de physique et de biologie : un dévergondage sentimental nourri de connaissances sommaires et mal digérées.
Il peut parler, versant négatif, et même s’emporter contre les amalgames entre rigoureux praticiens de l’analyse structurale, comme Georges Dumézil ou Emile Benveniste, et les autres, tels Lacan, Foucault ou Althusser, qui
ne sont compris dans le nombre que par l’effet d’une aberration.
(Lettre à Catherine Backès-Clément, 30 mai 1970).
Ou encore il peut, versant positif, dessiner des configurations d’esprits semblables — ainsi, recevant en 2005 le prix Catalunya, il reconnaissait des linéaments du structuralisme dans l’œuvre de celui « dont le nom se prononce en français Raymond Lulle ».
Car tout cela, c’est pour mieux soutenir que le bon, le vrai structuralisme est la chose la plus nécessaire au monde. Et ce structuralisme-là n’a rien à voir avec la mode, celle qui fait répondre à Lévi-Strauss, interrogé par Dominique-Antoine Grisoni (Magazine littéraire, hors-série n°5, 4e trimestre 2003, p. 17):
STRUCTURALISME. Comme on l’entend, une mode parisienne comme il en surgit tous les cinq ans, et qui a eu sa tranche quinquennale.
Et ce structuralisme-là, c’est, semble-t-il, dans ses fondements du moins, le structuralisme pragois, celui qu’a transmis Jakobson grâce à la rencontre, à cette coïncidence de la rencontre physique et à cette correspondance dans la rencontre des esprits.
On a souvent dit que dès 1930 l’idée de structure était courante dans les sciences humaines, outre sa présence dans les sciences dites dures. Par exemple, Claude Imbert, dans sa « Note C : Structures, schèmes, modèles et paradigmes », pages 103sqq de son Lévi-Strauss. Le passage du nord-ouest (L’Herne, 2008), écrit :
Dès les années 1930, le terme de structure était d’usage banal : en mathématiques, en physique, en psychologie où il rivalisait avec Gestalt, et en linguistique.
Assurément ; reste que vu de la sémiotique d’aujourd’hui, comme de l’anthropologie d’aujourd’hui, la naissance du structuralisme, la naissance d’un structuralisme, au moins, de ce structuralisme que nous disons le nôtre et que nous osons dire celui de Lévi-Strauss, remonte à Roman Jakobson. Ici, rappelons, s’il est besoin, que l’on ne traite pas du « structuralisme de Lévi-Strauss », selon l’intitulé de l’ouvrage que Mireille Marc-Lipiansky lui a consacré en 1973, mais qu’au contraire, on suppose connus les « principes essentiels de la méthode structurale » en question tels qu’exposés dans son chapitre II. Voici, pour rafraîchir la mémoire quelques formules qui émaillent ce chapitre, au titre de sous-parties ou de sections de sous-parties :
I L’exigence de totalité
I B 2 Une méthode exhaustive
II Priorité du tout sur les parties
II A La signification des termes est contextuelle
II B Le « primat des rapports sur les termes qu’ils unissent » (Structures Elémentaires de la Parenté 133)
III Le principe d’immanence
III B L’analyse structurale des mythes s’appuie cependant sur l’histoire et l’ethnographie
IV B Vers un dépassement de l’opposition synchronie/diachronie
V B Utilisation de la logique binaire
V C De la logique binaire à la logique dialectique
VII B 1« On atteint le niveau logique par appauvrissement sémantique » (La Pensée sauvage 140).
Après ce rappel rapide, qui n’a d’autre fonction que de renvoyer à la lecture de cet ouvrage de Mireille Marc-Lipiansky, sans doute discutable mais d’une grande clarté pédagogique, revenons-en donc à Roman Jakobson.
C’est lui, en effet, qui en 1929 a désigné comme die russische strukturale Wissenschaft (« la science structurale russe ») ce qu’il pratiquait et exportait, précisant par la suite à Jean-Pierre Faye, dans sa lettre du 4 décembre 1970, qu’il avait lui-même « pour la première fois lancé le terme de linguistique structurale dans les discussions du Cercle linguistique de Prague »(v. Change 10, p. 181). L’expression allemande, quant à elle, appartient à l’article déjà cité du Slavische Rundschau, « Über die heutigen Vorausschetzungen der russischen Slavistik / Sur les présuppositions actuelles de la slavistique russe ». Certes, on pourrait arguer à propos de cet article, comme le fait Nathalie Avtonomova (1997: 5) que son auteur « ne voulut pas le ‘revoir édité par la suite, ni même évoqué’», sinon qu’Avtonomova elle-même, en note, rappelle que du vivant de Roman Jakobson « des fragments succincts ont été traduits en français par J.-P. Faye ». Il s’agit des pp. 182-183 de Change 10. Or, p. 189 de la même revue, il est écrit : « les fragments retenus l’ont été sur la suggestion de Roman Jakobson, exprimée dans ses lettres à J.-P. Faye »…
Dans sa polémique avec Georges Mounin —ou plus exactement dans sa cinglante réplique aux critiques que le professeur aixois avait formulées lors du « Colloque baudelairien tenu à Nice en mai 1967 »—, Roman Jakobson reprend une question de terminologie voisine et attaque (Jakobson 1984: 148, repris de SW III):
Toujours aussi assuré, Mounin nie simplement les faits lorsqu’il affirme que « Jakobson parle de procédés parce que le mot structure n’était pas encore apparu dan le ciel des idées » (…) En réalité, les deux termes priem et struktura apparaissent simultanément dans mon premier article, Novejshaja russkiy poèzija, écrit en 1919.
C’est en tout cas lui encore, Roman Jakobson, c’est encore sous sa plume que, dix ans après ce qu’il nomme son premier article, son premier opuscule plutôt, le 31 octobre 1929 apparaît, dans la revue tchèque Action, pour le compte rendu du congrès pragois des philologues slaves précisément, le terme allemand de Strukturalismus, introduit de ce fait même en tchèque.
Si nous voulons caractériser brièvement la pensée directrice de la science actuelle dans ses manifestations les plus variées, nous ne trouverions pas d’expression plus juste que structuralisme,
dit la traduction française.
La révélation
Ce structuralisme-là, emporté dans ses bagages par Jakobson, a fait mouche chez Claude Lévi-Strauss précisément parce qu’il correspondait à une coïncidence conceptuelle entre une aspiration, une intuition et une méthode constituée. L’une des formulations de cette coïncidence et de cette correspondance, qui fut une « illumination », un « émerveillement », apparaît dans la préface que Claude Lévi-Strauss a donnée en 1976 aux Six leçons sur le son et le sens.
(…) Je me promis d’acquérir auprès de Jakobson les rudiments qui me manquaient. En fait, son enseignement m’apporta tout autre chose et, est-il besoin de le souligner, bien davantage : la révélation de la linguistique structurale, grâce à quoi j’allais pouvoir cristalliser en un corps d’idées cohérentes des rêveries inspirées par la contemplation de fleurs sauvages, quelque part du côté de la frontière luxembourgeoise au début de mai 1940 (…).
Cette idée de cristallisation réapparaît ailleurs, à l’écrit et à l’oral, qui a pour horizon rétrospectif la ligne Maginot ou les couches géologiques du causse languedocien, et retient pour chef d’orchestre de l’opération Roman Jakobson. De quoi donc Jakobson était-il porteur ? Du mot et de la chose, dirons-nous pour résumer vigoureusement. Le mot, nous en avons vu la protohistoire. La chose, nous essaierons de la dire en quatre temps, évoquant rapidement l’extension de l’objet de la phonologie à tous les phénomènes signifiants, la cohésion sous-jacente et sa mise au jour requises par le structuralisme, le binarisme qui en fonde la recherche et le souci de le tempérer, enfin la double attention, étroitement une à mon sens, au concret et au Sujet. C’est parce qu’il était porteur d’un structuralisme de ce genre que Jakobson —je fais bien sûr ici abstraction de toutes les qualités propres à l’homme— a pu jouer à la perfection ce rôle de cristallisateur, à tout le moins de puissant adjuvant de la cristallisation.
Extension de l’objet
Corrélation, marque : c’est dans le texte rédigé en français au temps du congrès de La Haye, les « Remarques sur l’évolution phonologique du russe comparée à celle des autres langues slaves », que Roman Jakobson approfondit la notion de corrélation, dans le domaine phonologique en l’occurrence. Même s’il ne devait plus l’utiliser, semble-t-il, au-delà de 1932, il en a posé définition et fondement, tous deux de grande conséquence pour l’avenir.
Une corrélation (…) est constituée par une série d’oppositions binaires (souligné par moi —M.C.) définies par un principe commun qui peut être pensé indépendamment de chaque couple de termes opposés.
Mais c’est à Trubetskoi qu’il est loisible de faire remonter la notion phonologique de marque, très précisément à la lettre qu’il envoya à Roman Jakobson le 31 juillet 1930.
L’un des membres de la corrélation est obligatoirement positif, actif, et l’autre négatif, passif. Au moins si l’opposition est binaire (…). Il ne faut pas parler de variantes fondamentales et accessoires des archiphonèmes, mais de marques de corrélation actives et passives ou positives ou négatives.
Le « déclencheur » de toute l’affaire de l’extension —entendons de l’extension de l’objet de la phonologie à tous les phénomènes signifiants—, est bien cette lettre de juillet,où se trouvent opposés priznakii, « marqué » et bezpriznakii, « non-marqué ». A ce stade, à la fin des années vingt, nous devons tenir pour acquise l’existence d’un instrument efficace d’analyse, qui nous contraindra à rechercher et à repérer les oppositions binaires ainsi que leur organisation hiérarchique dans les phénomènes signifiants, quelle que soit la taille de ces derniers.
En effet, c’est à partir de là que Jakobson songe à étendre explicitement ce couple conceptuel phonologique, c’est dès ce moment qu’il s’avise qu’il est loisible de l’appliquer, comme l’écrit Françoise Gadet (Gadet 1994: 94-95):
au-delà de la phonologie : d’abord à la prosodie (« Bedeutung und ihre Rolle in der Wort- und Syntagmaphonologie », 1931 in 1962), puis en morphologie (« Zur Struktur des russischen Verbums », 1932, in 1971), puis dans les phénomènes culturels (comme il l’expose dans Jakobson et Pomorska, 1980: 95)
Cette dernière extension, qui intéresse particulièrement la sémiotique, est effectivement évoquée dans les conversations avec Krystyna Pomorska, sous la forme de la lettre de novembre(qui remonte à 1930) —une réponse de Jakobson à Trubetskoi—:
Quant au fait que la corrélation est toujours un rapport entre les catégories du marqué et du non marqué, je suis toujours plus convaincu que c’est l’une de vos idées les plus remarquables et les plus productives. Je pense qu’elle aura une importance non seulement pour la linguistique, mais aussi pour l’ethnologie et l’histoire des cultures. Les corrélations relevant de l’histoire de la culture, telles que la vie—la mort, la liberté— l’oppression, le péché—le bienfait (<?>), les jours fériés—les jours ouvrables, etc., se résument toujours à un rapport du type a—non a. Il est important d’établir pour chaque époque, groupe, peuple, etc., ce qui constitue la catégorie du marqué. Je suis convaincu que beaucoup de phénomènes ethnographiques, conceptions du monde et autres, qui, à première vue, semblent identiques, se distinguent souvent par le fait, précisément, que ce qui pour un système constitue la catégorie du marqué est conçu dans un autre comme l’absence de marque .
Précisons, en vue d’une éventuelle objection, qui évoquerait Saussure ou tout bonnement… Jakobson lui-même, dans l’article « Futurizm » de 1919: il ne s’agit pas ici d’une extension de la visée générale, mais aussi et surtout de celle d’un instrument précis, qui a fait, qui vient de faire ses preuves dans un domaine très particulier, avec toutes les questions que pose sa transposition, questions qu’a soulevées souvent et résolues aussi Claude Lévi-Strauss —et dans un autre ordre, un autre domaine, que nous connaissons bien, Algirdas Julien Greimas.
En 1994 des Travaux pratiques de sémiologie générale ont été publiés à Toronto : il s’agit d’un recueil posthume de textes de Georges Mounin —lequel possédait, malgré tout, deux qualités qui eussent pu paraître essentielles aux yeux de Jakobson, son intimité avec la poésie et les poètes, sa merveilleuse capacité de « transmetteur », voire une troisième, sa veine prolifique—, et ce recueil regroupe toutes les hésitations, tous les retards, toutes les bonnes et mauvaises objections, toutes les cécités et toutes les lucidités de la sémiologie fonctionnelle. D’une modestie affichée et respectable, celle-ci semble tout de même avoir une vision étriquée du monde de la signifiance. Mounin écrivait par exemple :
(…) Je n’ai jamais rien lu d’exhaustif (…) sur les codes dits à répertoires, codes télégraphiques commerciaux, codes militaires non classifiés, codes des numérotations téléphoniques, codes postaux, codes administratifs du type de ceux de la sécurité sociale, codes (car ils sont divers) de la circulation, codes des signaux ferroviaires, ou des aérodromes (p. 2).
Quand on considère le manque ressenti par les tenants de cette approche, tous ceux qui, à la suite de Buyssens leur inspirateur, ont posé une fois pour toutes que ne relèveraient de la quête du sens que les codes rigides de l’administration des choses, on en vient aisément à se demander ce qu’il en serait des sciences de la signification si l’on n’avait pas, notamment avec Jakobson et Lévi-Strauss, notamment par l’effet de leur rencontre et ensuite de leur collaboration, largement ouvert le champ des possibles.
La cohésion sous-jacente
L’expression « la cohésion sous-jacente » est de Claude Lévi-Strauss, elle ne remplace pas mais éclaire ce qui généralement est appelé « système », en impliquant qu’il y a, pour la décrire, nécessité de la découvrir, au sens littéral, et pour la découvrir, de la rechercher. Cohésion sous-jacente, système, donc.
Dans un état de langue donné, tout est systématique ; une langue quelconque est constituée par des ensembles où tout se tient : systèmes de sons (ou phonèmes), systèmes de formes et de mots (morphèmes et sémantèmes). Qui dit système dit ensemble cohérent : si tout se tient, chaque terme doit dépendre de l’autre. Or on voudrait connaître les modalités de cette cohérence, les degrés possibles et variables de cette dépendance mutuelle, en d’autres termes, il faudrait étudier les conditions de la structure linguistique, distinguer dans les systèmes phonologiques et morphologiques ce qui est possible de ce qui est impossible, le contingent du nécessaire.
Ce texte de Viggo Brøndal, daté d’août 1935, est cité en bonne place par Ernst Cassirer dans l’article posthume de 1945 déjà évoqué.
L’image rebutante de la multitude chaotique posa avec nécessité le principe antithétique, celui d’une unité organisatrice,
dit Roman Jakobson au moment de clore, en 1942, la première de ses six mémorables leçons de l’Ecole Libre des Hautes Etudes à New York (p. 38). Ainsi se nouent en ce milieu des années quarante, des fils d’une haute signification, dont l’anecdote de la valise est le symbole : c’est Jakobson (ou, dans d’autres versions, comme on l’a vu, Trubetzkoi) rentrant chez lui après un congrès et découvrant dans sa valise une plaquette qu’on y avait glissé et où s’exprimait assez exactement sa propre pensée. C’était l’œuvre de Brøndal.
Cohésion sous-jacente, système, unité organisatrice : la relation des parties au tout –la méréologie– en est le point essentiel :
La langue n’est pas un conglomérat accidentel et mécanique, mais un tout ; ses composantes individuelles ne peuvent être comprises que par leur relation au tout.
Et ce qui lie les membra disjecta, c’est la visée. Soit l’importance capitale de deux notions solidaires : l’élément, produit de la déconstruction du donné par l’analyse de l’analyste, ou base de la construction de l’œuvre par le créateur, et la visée, par quoi se rassemblent en un tout l’ensemble des éléments qui de ce fait deviennent des parties, qu’il s’agisse des segments concourant à la continuité d’un procès ou des métatermes contribuant à l’organisation du système.
La communication présentée par Roman Jakobson au Congrès international de poétique qui se tint à Varsovie en 1960, et publiée remaniée en 1968, bien connue sous le nom de « Poésie de la grammaire et grammaire de la poésie », conclut un développement consacré tout entier à la description des relations entre éléments, concordances, parallélismes, dissymétries et symétries, consacré tout entier aux comparaisons par ressemblance et comparaisons par dissemblance, etc., en posant pour finir, donc, la « question fondamentale » :
Comment une œuvre poétique, face aux procédés en honneur dont l’inventaire lui est légué, les exploite-t-elle à une fin nouvelle, et leur donne-t-elle une valeur neuve, à la lumière de leurs fonctions nouvelles ?
Elément et visée saisis dans une même réflexion, composition, décomposition des mécanismes et dynamique mécanique du fonctionnement, objets conjointement ou successivement poursuivis par la démarche heuristique, priem (procédé) et ustanovka (visée) —pour réactiver les termes des « formalistes russes », et considérant que le procédé est un agglomérat organisé d’éléments (structure) qui tend vers une fin (visée), élément et structure étant de l’ordre du système quand procédé et visée seraient de l’ordre du procès—, voilà qui constitue le juste tableau d’une entreprise qui serait mal inspirée d’oublier l’un ou l’autre de ces biais, et s’amputerait alors dangereusement, comme le fit peu ou prou la vulgate « structuraliste » des années soixante en France.
Ainsi Jakobson écrivait en 1929 :
Chaque ensemble de phénomènes (…) est envisagé non comme un assemblage mécanique, mais comme une unité structurale ; comme un système, et la tâche fondamentale est de découvrir des lois intrinsèques —aussi bien dynamiques que statiques. Ce n’est pas l’impulsion extérieure, mais les conditions intérieures de l’évolution, ce n’est pas la genèse sous son apparence mécanique, mais la fonction qui sont au centre de l’actuel intérêt scientifique.
En écho, quelque quarante années plus tard, et avec un approfondissement de la réflexion sur la temporalité, Claude Lévi-Strauss, dans le Finale de L’homme nu (p. 561).
On concédera volontiers que les structures ont une genèse, à condition de reconnaître aussi (…) que chaque état antérieur d’une structure est lui-même une structure. « On ne voit pas pourquoi il serait déraisonnable de penser que la nature dernière du réel est d’être en construction permanente au lieu de consister en une accumulation de structures toutes faites » (Piaget, p. 58). Certes, mais ce sont déjà des structures qui, par transformation, engendrent d’autres structures, et le fait de la structure est premier. Moins de confusions se seraient produites autour de la notion de nature humaine (…), si l’on avait pris garde que nous n’entendons pas désigner un empilage de structures toutes montées et immuables, mais des matrices à partir desquelles s’engendrent des structures qui relèvent toutes d’un même ensemble, sans devoir rester identiques au cours de l’existence individuelle depuis la naissance jusqu’à l’âge adulte, ni, pour ce qui est des sociétés humaines, en tous temps et en tous lieux.
De quo satis dicitur.
Du binarisme tempéré par le dynamisme
Le manuel de sémiotique de Nöth (Handbook of Semiotics 1990, tr. angl. de l'original all. 1985, Winfried Nöth, Handbuch der Semiotik, Mertzlersche V., Stuttgart) donne comme parmi les plus grandes leçons de Roman Jakobson dans le domaine de la recherche sémiotique les principes suivants :
1) pertinence
2) binarisme
3) sélection / combinaison
4) métaphore/métonymie
5) code/message
6) la théorie des fonctions
7) la théorie du non-marqué
Qui ne voit que le binarisme (2) régit aussi bien (3) et (4), au demeurant les deux faces d’une même problématique, et (5) aussi, qui ne voit que (7), « appelé « théorie du non-marqué » repose sur un opposition binaire ? Le binaire —je préfère dire comme cela plutôt que de parler de « binaire »— est bien au cœur de la méthode de Jakobson, la corrélation et la marque étant les deux principaux concepts d’application du principe, si l’on peut dire.
La nature de la marque, la question de la symétrie, même la terminologie exacte sont loin, on le voit, d’être claires alors. Mais un énorme chantier s’ouvrait là, qui n’est pas encore terminé, quoique nous en mesurions déjà la fécondité, puisque, grâce à lui, bien des années après, bien des transmissions après, bien des conversions après, pouvait se fonder rien de moins que la sémiotique. Que le seul passage de Sémantique structurale, distinguant « phèmes » et « sèmes », articulant les sèmes entre eux et aboutissant à la définition du sémème (Greimas 1966: 30-45) nous en soit une preuve, et aussi la reconnaissance du formidable fondement donc que constitue —fût-ce pour la dépasser immédiatement,— la position jakobsonnienne (Greimas 1966: 23):
Pour les partisans du binarisme (logique ou opérationnel), tels que Jakobson et ses disciples, un axe sémantique s’articule en deux sèmes, que l’on désigne, d’une façon qui prête d’ailleurs à des ambiguïtés, comme
marqué vs non marqué.
Un texte de Claude Lévi-Strauss repris dans Anthropologie structurale deux, « Le sexe des astres », d’ailleurs écrit en l’honneur de Roman Jakobson pour le soixante-dixième anniversaire de ce dernier, et publié d’abord en 1967, expose clairement la position à tenir vis-à-vis du fameux binarisme.
(…) Le modèle binaire que nous avons esquissé ne suffit pas (souligné par moi —M. C.). Il permet de définir abstraitement des valeurs offrant un caractère de limite, mais non de traduire des propriétés concrètes et de mesurer des degrés de proximité. Pour y parvenir, il faudrait élaborer un modèle analogique où les positions initiales et finales de chaque mythe viendraient s’inscrire dans un espace à plusieurs dimensions, chacune de celles-ci fournissant un paramètre le long duquel s’ordonneraient, de la façon la plus convenable, les variations d’une même fonction sémantique. En termes de distance, les astres peuvent être conjoints, proches, à bonne distance (souligné par moi —M. C.), éloignés ou disjoints. En termes de sexe, ils peuvent être tous deux masculins, homme et femme ou hermaphrodites, femme et homme, ou tous deux féminins. En termes de genre autrement définis etc.
Ainsi, le modèle binaire est maintenu comme socle inévitable tout autant que dépassable ; il y a un manque à s’y borner, manque qui porte principalement sur le domaine de la proximité ; le projet, le vœu d’un autre modèle, ici qualifié d’analogique, permettant l’ordonnancement des variantes le long d’un parcours, l’esquisse d’une graduation à cinq termes, enfin, rejoignent, ou plutôt sont rejoints par les modèles de la sémiotique continuiste. Jean-Claude Coquet a justement souligné le rôle de Roman Jakobson et de Viggo Brøndal, que nous retrouvons ici, dans ce dépassement d’un binarisme qui serait celui de Saussure plus ou moins bien compris par ces disciples.
Si l’on veut atteindre à ‘la réalité linguistique totale’, dit Jakobson, projet assurément ‘métaphysique’, c’est-à-dire insensé pour Hjelmslev, on ne peut en rester au ‘modèle saussurien de la langue considérée comme un système statique et uniforme de règles obligatoires’. Le débat est ainsi bien situé : d’un côté ceux qui adoptent le point de vue statique, combinatoire de Carnap, comme Hjelmslev, de l’autre ceux qui sont attachés à la notion de dynamique (souligné par moi —M. C.). Jakobson est de ceux-là (…)<et il> avait un allié à l’Ecole de Copenhague, Viggo Brøndal.
Le dépassement s’opère sinon avec, du moins autour de la notion de fonction, terme à ne pas entendre comme l’entend la vulgate jakobsonnienne des « six fonctions du langage » mais plutôt au sens de la « visée » des formalistes russes, qu’on a évoquée ci-dessus. Pour citer un texte ancien, publié dans LEF n° 2 (1923), et fort éloigné apparemment, puisqu’il est dû à une enseignante de la Faculté de textile des VKHUTEMAS, Barbara Fiodorovna Stepanova, peintre et graphiste issue de l’Ecole d’art de Kazan, mais qui indique bien le genre de préoccupations des chercheurs de ce temps-là :
De même qu’une machine est difficilement concevable en dehors de la fonction qu’elle doit remplir, le vêtement ne peut exister en dehors de l’usage qu’on en a. « Un vêtement pratique et adapté à une fonction déterminée » —voilà un slogan qui réduit à néant tout caractère décoratif ou ornemental.
Ainsi, le mécanique est inconcevable « en dehors de la fonction qu’<il> doit remplir ». Il ne faut pas le réduire à l’addition, à l’empilement des procédés, ni à l’absence de finalité. Je suis obligé de passer ici sur la longue histoire du mot « mécanique » et de ses emplois négatifs chez Jakobson, dont il serait facile de montrer qu’ils ne deviennent négatifs sous sa plume qu’après être assimilés aux emplois d’automatique, d’automaticité, mais que fondamentalement c’est par la mécanique bien conçue, comme mouvement articulé en vue d’une fonction, que le figé du binarisme pur et dur est tempéré, plus que tempéré, dépassé, plus que dépassé, rendu efficace et opératoire.
C’est pourtant, objectera-t-on peut-être, ce même Lévi-Strauss qui, dans sa leçon inaugurale au Collège de France, le 5 janvier 1960, prônait une «méthode qui soit plutôt de transformations que de fluxions (souligné par Cl. L.-S.)». Il est clair que la distinction renvoie, plus ou moins métaphoriquement, à quelque débat scientifique, spécialement à celui qui eut lieu, selon Fontenelle, « entre l’Angleterre et l’Allemagne », en fait entre Newton et Leibniz, où s’opposent deux conceptions dans le repérage des étapes, des sauts, des différences, et tout un pan de notre réflexion théorique devrait se pencher sérieusement là-dessus. Mais, par-delà son fondement historique, la préférence affichée de Lévi-Strauss nous engage à beaucoup de circonspection dans la démarche, même si elle ne doit pas nous interdire la recherche de renouvellement méthodique (v. Michel Costantini [dir.] 2003).
Quoi qu’il en soit, c’est cette histoire —courant d’une idée passablement générale de dynamique à la notion passablement précise de transformation, et de la procédure pratique patiemment mise au point à la quête de la fluxion difficile à cerner—, qui constitue le filon le plus fécond de la sémiotique en son évolution dans le dernier quart du vingtième siècle. A ce stade, l’établissement des scansions constitue une dynamique mécanique —justiciable des transformations—, celui des fluxions une dynamique organique —qui requiert d’autres instruments. C’est par ce prolongement dynamique du binarisme, que, sans paradoxe, s’opère la double ouverture, requise absolument, vers le concret et vers le Sujet.
Le concret et le Sujet
Jean-Claude Coquet (2007: 174).
L’émergence (…) de courants de pensée dont le dénominateur commun était la notion de dynamique. Ainsi, en linguistique, Roman Jakobson déplorait que le modèle saussurien de la langue conduisît à élaborer un « système statique et uniforme de règles obligatoires ».
(…)
La dynamique est bien un caractère distinctif de ce nouveau paradigme, mais il lui faut associer les notions avancées par Jakobson faute de quoi seront déclarées « dynamiques » toute opération du calcul algébrique ou les changements de position comme les transpositions de niveau à niveau dans un système clos.
Ainsi, dans les TCLP 2, soit, en 1929, l’article « Remarques sur l’évolution phonologique du russe comparée à celle des autres langues slaves », Jakobson écrit :
Un entassement mécanique dû au jeu du hasard ou de facteurs hétérogènes —telle est l’image de l’idéologie européenne prédominante de la seconde moitié du dix-neuvième siècle. L’idéologie contemporaine met en relief (…) au lieu d’une addition mécanique un système fonctionnel. (souligné par moi —M. C.).
Par le 17 mai 1932 Trubetskoi écrit à Jakobson :
Pour chercher de l’inspiration, j’ai relu de Saussure, et il faut dire qu’à la seconde lecture il m’a fait une bien moindre impression. En fait, on y trouve fort peu de choses valables, l’essentiel n'est qu'un tas de vieilleries. Et ce qui est valable est terriblement abstrait, il y a peu de concret. On comprend la direction que prend l’activité de ses élèves. Ils pérorent à n’en plus finir sur la notion de système, alors qu'aucun d'entre eux (à l’exception du Système du verbe russe de Karcevskij) n’a été capable de décrire le système d'une langue vivante, ne serait-ce que du français.
S’il est un reproche que l’on fait de façon récurrente au « structuralisme », c’est, ce serait sa déconnexion d’avec le concret. Ce n’est cependant pas l’avis de Claude Lévi-Strauss pour « son » structuralisme. Ainsi que le souligne Bertholet (2003: 225):
(selon Lévi-Strauss) le structuraliste commence par collecter des données brutes, sans préjuger de celles sur lesquelles l’analyse structurale aura prise, alors que le métaphysicien, lui, se contente de projeter des schémas abstraits sur le monde réel.
Après « le métaphysicien », on pourrait ajouter « le prétendu structuraliste ». C’est que le formalisme de Jakobson, par exemple, est très conscient au contraire du danger qui le guette s’il s’en tient au statique, ce danger a un nom redoutable, la perte du concret.
Partons cette fois d’un article du président du Cercle Linguistique de New York, Henri F. Muller publié dans Word, numéro 2 de 1945, et intitulé « Phénomènes sociaux et linguistiques. Un cas démontrable de concordance entre phénomènes d’ordre social et phénomènes d’ordre linguistique». J’ignore si cet article correspond à l’intervention de Muller au Cercle, le 22 avril 1944, où il parla de « L’Epoque mérovingienne vue par un linguiste », mais j’ai été frappé d’emblée à la lecture de cet article par le réseau de renvois, qui indique bien comment fonctionnait, et fonctionnait bien, le cercle en question. Ainsi le savant médiéviste utilise-t-il une communication d’Alfred Métraux, le même jour que celle de Claude Lévi-Strauss son ami, pour comparer la restauration d’une déclinaison ou plutôt l’instauration d’une déclinaison simplifiée au neuvième siècle dans la lingua romana rustica sous l’influence des prédicateurs et l’influence de Jésuites latinisants sur le guarani qui aurait modifié définitivement la langue populaire parlée. Ainsi, de même, Henri Muller note-t-il que Roman Jakobson a conforté une de ses remarques en lui signalant des organisations similaires en bulgare et en roumain.
Et c’est justement cette remarque, centrale pour l’article, qui nous intéresse ici. C’est l’idée d’une liaison de plus en plus forte historiquement ente le substantif et le locuteur. Mais revenons à la démarche générale de cet article qui commence d’une façon que ne récuserait pas Jean-Claude Coquet lorsqu’il écrit (Coquet 2007: 107):
L’analyste (…) a le souci constant d’articuler le logos avec la phusis.
Muller :
L’existence d’un rapport entre le langage et la vie est l’hypothèse directrice qui gouverne, consciemment ou subconsciemment, la recherche linguistique.
Certes,
manifestement, quand il s’agit de vocabulaire, le rapport entre la langue et la vie ne peut être méconnu.
Mais, dans d’autres domaines, les choses sont plus difficiles à faire passer, à faire entendre en sémiotique aujourd’hui, comme en 1945 :
Les phénomènes d’ordre phonétique et morphologique ne se prêtent pas à une interprétation aussi aisée ou aussi évident.
Et pourtant c’est cela l’enjeu, d’étendre la question et de le montrer concrètement : selon Muller, il s’agissait, pour le dire vite, de trouver un langage qui rendît compte d’un changement radical dans la prise en considération de la personne humaine, que mettait en avant la doctrine chrétienne. Et la marque, au sein du langage, de cette évolution, apparaît dans
deux phénomènes, l’avènement de l’article et la perte de la déclinaison <qui> sont non seulement synchroniques, mais en fonction l’un de l’autre
Où se rejoignent donc la question du concret et la question du Sujet, sous la forme des rapports entre la morphologie et la personne humaine.
Si l’on veut conclure ce point sur le rôle de Jakobson en se demandant : pour quelle cristallisation ?, on répondra pour celle d’une intuition de structuration nécessaire qui ne se coupe ni du concret ni du Sujet, et vise à en organiser avec précision les places, dans leur variation et dans leur invariance.
L’invariance dans la variation : c’est là le thème dominant, mais aussi l’outil méthodologique sous-jacent, de mes travaux certes divers, mais homogènes ; et depuis mon premier essai d’étudiant, en 1911, sur les propriétés formelles des anciens iambes russes, les relations de l’invariance et de la variation ont attiré de plus en plus mon attention,
écrivait Roman Jakobson au soir de sa vie (« Mes thèmes favoris », chapitre paru en français en 1984:155). On sait, et on évitera de multiplier les citations, que ce motif de l’invariance dans la variation revient constamment dans l’œuvre de Claude Lévi-Strauss. Laissons donc le dernier mot de cette partie à celui-ci, qui n’a pas manqué à plusieurs reprises de fustiger ceux qui ont dévoyé la distinction de Pike, légitime et opératoire une fois correctement appliquée, une distinction qui aide à situer correctement la méthode structurale dans sa connexion simultanée avec le concret et avec le Sujet.
Alors que Pike avait lucidement défini les termes de l’opposition —etic, description menée du dehors, au moyen de catégories préétablies, en usage dans la discipline ; emic, description des catégories réelles sous-jacentes, qui régissent les opérations mentales du sujet—, les anthropologues américains se sont empressés de prendre la distinction à contresens. Pour eux, emic connote ce que le sujet pense ou croit qu’il fait, etic, ce qu’il fait effectivement au jugement de l’observateur. Cette confusion apparaît sous des modalités diverses selon les auteurs, mais elles reviennent toutes à prendre l’objectif pour le subjectif, l’apparence pour la réalité et inversement. C’est méconnaître le sens et la portée de la distinction induite par Troubetzkoy et Jakobson entre phonétique et phonologie et stériliser son extension à d’autres domaines.
Troisième partie : Jakobson passeur
Textes de référence :
Claude Lévi-Strauss« La structure et la forme. Réflexions sur un ouvrage de Vladimir Propp », Cahiers de l’Institut de science économique appliquée, n°9, mars 1960 (Série M, n° 7), ISEA, Paris, pp. 3-36, repris dans Lévi-Strauss 1973: 169-173.
Vladimir Propp
Morphologie du conte, Seuil, Points, 1970 [1928].
Jakobson et l’ethnologie
On se souvient que Jakobson a commencé sa carrière de chercheur par le folklore, même si la formule de Didier Eribon est un peu imprécise, quoique corrigée par la réponse de Claude Lévi-Strauss.
D. E. : Il avait été ethnologue dans sa jeunesse.
C.L.-S. : Il avait commencé sa carrière, presque adolescent encore, par des enquêtes sur le folklore dans la région de Moscou, avec Bogatyrev, le [futur] grand ethnologue russe.
On le sait, avec ses amis de la Faculté d'histoire et philosophie de Moscou, Jakobson obtient un statut pour leur groupe : protégés par D.N. Ushakov, ils constituent au sein de la commission de dialectologie un cercle de réflexion sur la langue et le folklore russes, approuvé par l'Académie des sciences, et qui, après la révolution d’Octobre, recevra le soutien financier du Commissariat du peuple pour l’Education, le Narkompros obtenant son audience maximale dans les années 1919-1923. Mais la première grande enquête sur les valeurs populaires qu'entreprend Jakobson avec ses amis commence dès juin 1915. C'est là que Pierre G. Bogatyrev, Nicolas F. Iakovlev, « caucasologue magnifique » aux dires de Roman Jakobson, et lui-même faillirent périr : ces citadins qui posaient trop de questions semblaient des espions dans ce contexte pré-révolutionnaire. Jakobson etBogatyrev son « ami intime », dont Claude Lévi-Strauss rappelait le rôle futur (on lira l’article de Jakobson « Petr Bogatyrev: Expert in Transfiguration » recueilli dans le septième volume des œuvres choisies, SW VII: 293-4), se sont connus au moment de s'inscrire en Faculté, à l'automne quatorze. Ils ont entrevu d'emblée leur intérêt commun pour la langue dans sa richesse populaire et la richesse ethnologique de la langue. Au retour de leur quête à deux heures de voiture de Moscou, ils exposèrent leur collecte dans de nombreuses conférences auprès des sociétés et comités savants, malheureusement la trace semble en être à ce jour perdue, à tout le moins considérablement diminuée par la forte déperdition qu’elle a subie. Quand Roman Jakobson, en effet, rédige sa postface aux Selected Writings consacrés en grande partie au folklore (c’est le tome IV, paru en 1966), il note que des « volumineuses notes de terrain » et autres études il ne reste plus qu’un « fragment du rapport présenté par Bogatyrev et <lui>-même à la commission » du Folklore, à l’automne 1915.
Ce qui nous intéresse ici particulièrement est la remarque que fit à ce sujet Jakobson, dans ses entretiens avec K. Pomorska :
J’ai été dès l’abord étonné par le fait que les savants allaient surtout dans les contrées éloignées du pays chercher les œuvres de poésie populaire, alors qu’il existait une tradition folklorique vivante aux alentours de Moscou, et même dans l’enceinte de la ville.
Leçon : le nouveau n’est pas découverte du plus exotique, mais de ce qui fait sens dans un banal où l’on ne voyait rien d'autre que du familier, à tout le moins du « normal ». Il est difficile de ne pas entendre comme un écho dans cette remarque de Claude Lévi-Strauss à Françoise Zonabend, suite à l’exposé que fit cette dernière sur les noms de personnes à Minot-en-Châtillonnais au cours du séminaire sur l’identité :
Vous nous avez donné une passionnante leçon d’exotisme. L’exemple que vous avez choisi démontre d’une façon saisissante à quel point on peut retrouver dans une société quelconque tout ce qui existe dans d’autres, mais sous forme de projections, tantôt macroscopiques, tantôt microscopiques ; parce qu’au fond, quand nous nous étonnons de voir dans les récits des Indiens Kwiakiutl des individus qui changent de nom vingt fois au cours de leur vie (de sorte qu’il est terriblement difficile de suivre l’intrigue), nous constatons que tout à côté de nous, chez nous, des phénomènes du même genre existent, et qu’il faut simplement savoir les discerner à une échelle microscopique, alors qu’ailleurs, ils apparaîtront à plus grande échelle.
Roman Jakobson opérait une coupure parce qu'il ne cherchait pas le nouveau discours plus loin, mais le trouvait dans le discours lui-même, dans l'objet négligé jusqu’alors, ou collationné sans méthode.
Jakobson transmet Propp
En publiant en anglais l’ouvrage de Vladimir Propp paru à Leningrad en 1928, Morfologia skazki,
Mme Pirkova-Jakobson, auteur de l’introduction, le traducteur, M. Laurence Scott, et le Research Center de l’Université d’Indiana, ont rendu un immense service aux sciences humaines par cette publication, dans une langue accessible à de nouveaux lecteurs, d’un ouvrage trop négligé.
C’est ce qu’écrit Claude Lévi-Strauss dans ses « Réflexions sur un ouvrage de Vladimir Propp », réflexions reprises dans Anthropologie structurale 2 (Lévi-Strauss 1973: 169-173); notant que s’il est faux d’affirmer qu‘il a lui-même « appliqué et développé la méthode de Propp » (comme le suggère Svatava Pirkova dans son introduction), il admet (p. 141) que « par l’intermédiaire de Roman Jakobson, quelque chose lui était parvenu de sa substance et de son inspiration ». Influence donc du Pétersbourgeois, de son esprit plus que de la lettre, par le seul biais du Moscovite.
Lévi-Strauss avant de publier cet article, consacré son cours de l’Ecole pratique des Hautes études, l’hiver 1959-1960, à Morphology of the tales, cette traduction du livre de l’« honnête folkloriste soviétique », selon le mot de Harry Morgan (site The Adamantine). Dans son article, il résume minutieusement, même s’il entend passer rapidement, les principaux acquis de Propp en matière de fonctions, passant en revue ce qui est devenu un classique de toute narratologie, de quelque obédience qu’elle soit, et quelques critiques que cette première formulation ait pu entraîner, quelques avancées qu’elle ait pu susciter sous forme, même si cela paraît présomptueux, de « correction ».
Greimas présente avec un rare aplomb sa réduction des fonctions de Propp à des catégories sémiques comme un corrigé du travail du Russe (‘La première partie de l'analyse, qui constitue une sorte de corrigé de la réduction des fonctions, se trouve ainsi achevée...’, Sémantique structurale, p. 202).
De ces avancées, de ces corrections nécessaires, nous en connaissons bien une, évidemment, la transformation greimassienne qui donnera le modèle actantiel, à partir de l’ensemble des sept personnages de base de Propp, et le modèle fonctionnel (décrivant la structure du récit lui-même). Mais nous devons aussi évoquer ici les débuts tout au moins de la correction lévi-straussienne, précisément parce qu’elle est liée à la transmission par Jakobson.
En effet, après l’hommage rendu à Propp et à ses découvertes fondamentales, vient le moment de marquer les insuffisances de ses propositions. L’hommage, d’abord : il faut relire toute la page (152 de notre édition), dont je cite ici un long passage, où, de ce point de vue, on entendra sonner des mots comme « stupeur », « admiration », et « dévotion », comme plus loin (p. 161), il sera question de la « gloire » de Propp, pour avoir découvert que « le contenu des contes est permutable » :
Ceux d’entre nous qui ont abordé l’analyse structurale de la littérature orale aux environs de 1950, sans connaissance directe de la tentative de Propp antérieure d’un quart de siècle, y retrouveront, non sans stupeur, des formules, parfois même des phrases entières, qu’ils savent pourtant ne pas lui avoir empruntés. La notion de « situation initiale », la comparaison d’une matrice mythologique aux règles de la composition musicale (p. 1), la nécessité d’une lecture simultanément « horizontale » et « verticale » (p. 107), l’utilisation constante de la notion de groupe de substitutions et de transformation pour résoudre l’antinomie apparente entre la constance de la forme et la variabilité du contenu (passim), l’effort —au moins esquissé par Propp — pour réduire la spécificité apparente des fonctions à des couples d’opposition, le cas privilégié qu’offrent les mythes à l’analyse structurale (p. 82), enfin et surtout, l’hypothèse essentielle qu’il n’existe, à strictement parler, qu’un seul conte (pp. 20-21) et que l’ensemble des contes connus doit être traité comme « une série de variantes » par rapport à un type unique (p. 103) – de sorte qu’on découvrira peut-être un jour par e calcul des variantes disparues ou inconnues « exactement comme on peut, en fonction des lois astronomiques, inférer l’« existence d’étoiles invisibles » (p. 104)— ce sont là autant d’intuitions dont la pénétration, le caractère prophétique forcent l’admiration, et qui méritent à Propp la dévotion de tous ceux qui furent, d’abord, ses continuateurs sans le savoir.
Les insuffisances ensuite.
Rien ne peut mieux convaincre de l’insuffisance du formalisme que l’incapacité où il se trouve de restituer le contenu empirique d’où, pourtant, il était parti.
Et cette fois, ce n’est plus de gloire qu’il est question, mais de fausse déduction. Reprenons la page où nous l’avions quittée :
Propp a découvert —et c’est sa gloire— que le contenu des contes est permutable ; il en a trop souvent conclu qu’il était arbitraire, et c’est la raison des difficultés qu’il a rencontrées, car même les substitutions sont astreintes à des lois.
Nous voici dans le premier cas de figure : le travail de Propp est exemplaire, à condition qu’on le dépasse. Encore faut-il que ce soit dans le bon sens : il est nécessaire donc de déceler la racine de la faute, avec ce corollaire : il ne faut pas se tromper sur le manque, comme Propp semble le faire dans ses travaux postérieurs.
Deuxième cas de figure, qui consiste à ne pas se donner les moyens de penser correctement le retour au concret après s’être laissé aspiré par les vertiges de l’abstraction (et par parenthèse on reconnaîtra là un fâcheux défaut, non structurel, mais conjoncturel, de bien des écrits sémiotiques, pas nécessairement « formalistes »):
A moins de réintégrer subrepticement le contenu dans la forme, celle-ci est condamnée à rester à un tel niveau d’abstraction qu’elle ne signifie plus rien, et qu’elle n’a pas davantage de valeur heuristique.
Le tout culminant dans la phrase trop souvent répétée isolément :
Le formalisme anéantit son objet.
Cette phrase, je la gloserais volontiers, au vu de ce que j’ai dit et dirai :
Le pur formalisme, le formalisme caricatural, le formalisme dont ne voulaient pas les formalistes russes, et encore moins Jakobson, anéantit son objet.
Claude Lévi-Strauss écrit, page 162 d’Anthropologie structurale II :
On définira ainsi progressivement un « univers du conte » analysable en paires d’oppositions diversement combinées au sein de chaque personnage, lequel, loin de constituer une entité, est à la manière du phonème tel que le conçoit Roman Jakobson, un « faisceau d’éléments différentiels ».
Il est tout à fait remarquable, mais point surprenant, pour des raisons tant conceptuelles que biographiques que ce dépassement de Propp passe par Jakobson, il n’est pas moins remarquable, peut-être légèrement plus surprenant, qu’il y ait là en germe, dans cet article de 1960, pour nous qui le relisons rétrospectivement, la théorie greimassienne de la triade « actants, acteurs, figures » (article de 1973 repris dans Du sens II. Essais sémiotiques en 1983) et la théorie modale du Sujet : trois ans après, en 1976, Ivan Darrault organisait le numéro de la revue Langages consacré aux Modalités, logique, linguistique, sémiotique (vol. 10, n°43), où se trouve en particulier l’article d’Algirdas Julien Greimas « Pour une théorie des modalités » (pp. 90-107) et celui de Jean-Claude Coquet « Les modalités du discours » (pp. 64-70).
Formalisme et structuralisme
Il semble qu’il existe un malentendu dans la question lancinante des rapports entre « formalisme » et « structuralisme ». Et d’une certaine façon l’article de Claude Lévi-Strauss sur la traduction anglaise de Morfologiaskazki y a contribué, dans la mesure où certains passages pouvaient en être lus trop rapidement. On sait d’ailleurs que cet article a suscité une réponse très vive de Propp, visant un autre malentendu, et que l’auteur de l’article n’a pas souhaité répliquer autrement qu’en expliquant cela : c’était mal lu, trop rapidement lu. Lisons donc rapidement tel ou tel passage de l’article de 1960, et l’incipit pour commencer :
Les tenants de l’analyse structurale en linguistique et en anthropologie sont souvent accusés de formalisme. C’est oublier que le formalisme existe comme une doctrine indépendante, dont, sans renier ce qu’il lui doit, le structuralisme se sépare en raison des attitudes très différentes que les deux écoles adoptent envers le concret.
Jakobson écrit dès 1929 (tr. fr. Change 10, pp. 182-193):
Une des manifestations caractéristiques du structuralisme (…), dans la science russe d’aujourd’hui, est l’école formaliste (all. formalistische Schule) dans la science de la littérature. Elle considère l’histoire des formes artistiques comme une évolution immanente, réglée par des lois, et elle récuse la problématique de la genèse déployée hors du système (c’est-à-dire la tendance à établir une relation causale entre des faits hétérogènes).
Il est pour ainsi dire absurde de ne pas lier formalisme et structuralisme (la question pendante est de penser ce lien), comme de ne pas admettre que dans son essence, ou, si l’on récuse le mot, dans sa juste définition, le structuralisme est en grande partie différent, mais non parce qu’il serait « dynamique ». Le formalisme déjà est, en un sens, dynamique, mais il n’a pas poussé assez loin sur cette voie : ne serait-il pas possible de retrouver une articulation semblable entre sémiotique standard des années soixante-soixante-dix (et perpétuation) et la sémiotique des instances par exemple ?
En soit témoin la réponse de Jan Mukarovsky lors d’une discussion au cercle de Prague fin 1934 (publiée dans Slovo a slovesnost en 1935, et traduite en français dans Change 3, pp. 54-60). Pour Mukarovsky, le courant que représente le CLP est parti
à la fois des prémisses locales et des impulsions du formalisme. Il s’est donné lui-même le nom de structuralisme, son concept fondamental étant la structure, conçue comme un ensemble dynamique.
En écho, Roman Jakobson :
Le structuralisme puise beaucoup dans le formalisme, mais ne doit pas conserver celles de ses thèses qui n’ont été qu’une maladie infantile de cette nouvelle tendance de la science littéraire. Le formalisme évoluait vers la méthode dialectique, tout en restant fortement marqué par l’héritage mécaniste.
Roman Jakobson oppose ainsi « dialectique » à « mécaniste » comme la démarche (ou « l’esprit ») de l’évolution, des changements dans le rapport entre « partie » et « tout », « individuel » et « collectif », entre « œuvre » et contexte, finalement entre « littérature » et « structure sociale ». Ce rapport est fondamentalement changeant (promenlivy), de telle façon que même le concept de négation, transgression, « déformation » vis-à-vis de la convention comme principe d’explication du nouveau, de la « création », même ce concept « ne doit pas être absolutisé ».
Pour clore provisoirement ce débat, on devra d’abord se rappeler, que, pas plus que Lévi-Strauss ne se dit « structuraliste » au sens trivial, Jakobson ne se reconnaît « formaliste » au sens obtus.En 1978, il déclare à Robert et Rosine Georgin (Cahiers Cistre 5 Roman Jakobson, p. 14) :
Vous m’avez demandé pour quel motif on a parlé à notre propos d’école formaliste. Ce nom déplacé nous a été donné par nos adversaires. Nous détestions ce nom. Nous l’avons accepté comme on accepte l’étiquette dont vous affuble le parti adverse, par exemple l’étiquette « impressionniste ».
Et ensuite, souvenons-nous que ce n’est pas un Jakobson nouveau ou détaché de ses sources par l’exil qui s’exprimerait ainsi. Son ami Boris Mikhailovich Eikhenbaum décédé le 24 septembre 1959, dont il fit l’obituaire (tr. fr. Jakobson 1986: 55-63) n’avait pas dit autre chose quand il déclarait préférer qu’on nommât nos « formalistes », parce qu’attachés à cerner, à décrire, à expliciter le spécifique des formes qu’ils étudiaient, les « spécifistes » ou « spécificateurs », spetsifikatori.