Cubes à sons/bruits/babils de Catherine Béchard & Sabin Hudon
une interface de redéfinition de l’écoute sonore et de production de soi
Louise Boisclair
Université du Québec à Montréal
Index
Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques
Mots-clés : corps, interface, objet, son
Auteurs cités : Bernard Andrieu, Alain BERTHOZ, Umberto ECO, Jacques FONTANILLE, Edward T. HALL, Ivã Carlos Lopes, Marvin Minsky, Bernard Steigler, Donald Winnicott
À mesure que nous accordons de plus en plus de compétences à l’interface, la frontière entre l’esprit et la machine devient floue. Qui est interface avec quoi ? Où est la limite entre le maître et l’esclave ? Et puis songeons que cette technologie pourrait même aboutir à une extension du cerveau.
Marvin Minsky, Art Press, septembre 1991
1. Production de soi par la connaissance ?
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Une notice biographique des artistes est disponible sur leur site Internet à l’adresse suivante : http://www.bechardhudon.com/index.html
Cet article propose d’examiner certaines modalités de production de soi dans le cadre de l’expérimentation d’une installation interactive, Cubes à sons/bruits/babils, des artistes québécois Catherine Béchard & Sabin Hudon1. À l’intérieur des limites de sa scénographie, la mobilisation du dispositif par la médiation corporelle de l’interface entraîne des résultats sensibles. Leur examen, lors du retour réflexif sur l’expérience, révèle une réorganisation sensorielle du schéma corporel, concurremment à la redéfinition de l’activité proposée. Ce processus réflexif renouvellerait la connaissance de soi qui contribue dans une certaine mesure à la production de soi. Il ne s’agit pas ici d’une connaissance de soi dans un sens psychologique ou biographique. Il s’agit plutôt d’une connaissance de soi par l’arrachement à nos habitudes que favorise l’expérimentation d’une œuvre interactive originale. En se confrontant à de l’inhabituel et à de l’inédit, la mise en relief de ces nouvelles modalités de perception favorise la connaissance de soi, elle-même productrice de soi. Pour Foucault, il s’agit de pousser à la limite la curiosité qui l’amène à réorienter sa pensée par l’expérimentation :
la seule espèce de curiosité, en tout cas, qui vaille la peine d’être pratiquée avec un peu d’obstination : non pas celle qui cherche à s’assimiler ce qu’il convient de connaître, mais celle qui permet de se déprendre de soi-même. Que vaudrait l’acharnement du savoir s’il ne devait assurer que l’acquisition des connaissances, et non pas, d’une certaine façon et autant que faire se peut, l’égarement de celui qui connaît ? (Foucault, 1984, 14)
Ainsi la connaissance de soi passe par un renversement de nos habitudes qui nous arrache à nous-mêmes un certain temps. Pourquoi la mobilisation d’une installation interactive, notamment Cubes à sons/Bruits/Babils, non seulement contribuerait-elle à la connaissance de soi mais aussi en favoriserait la production ? En premier lieu, parce que son expérimentation nécessite de la part du participant la mobilisation d’un objet technique par la médiation d’interfaces inusitées, et que le retour réflexif, en révélant l’investissement sensoriel et cognitif mobilisé durant cette expérience, produit par ricochet de la connaissance sur soi. En second lieu, parce que le geste interfacé (c’est-à-dire le geste relié à une interface) du corps en acte mobilise un schéma corporel inédit qui, en bout de ligne, participe à la redéfinition de l’écoute sonore à travers l’exploration ludique. Le schéma corporel, en général largement inconscient, fait l’objet d’une réorganisation sensorielle étroitement reliée au geste interfacé qui s’enchaîne à son retour sensible par les interfaces de sortie. L’ensemble de ce processus fondateur de la connaissance de soi, durant et après l’expérimentation, participerait à la production de soi.
1.1- Le soi : quel soi ?
En tant que pronom personnel, le soi revoie à une ou des personnes, c’est-à-dire représente « un sujet indéterminé » (Le Petit Robert, 2002, 2440). Il n’est pas question du participant du point de vue psychologique, mais plutôt d’un participant modélisé, qui s’apparente au lecteur modèle proposé par Umberto Eco dans Lector in Fabula, spectateur en cette occurrence. Alors qu’Éco inscrit son lecteur modèle dans la structure de l’œuvre, dans ce cas le sujet indéterminé s’inscrit dans le pôle de la mise en œuvre. Nous tentons de modéliser les caractéristiques sensori-motrices et actancielles du soi que l’expérimentation et l’observation de l’expérimentation d’autrui permettent d’approcher au plus près.La définition du soi mérite d’être éclairée par les distinctions du cadre conceptuel de l’actant en tant que corps proposé par Jacques Fontanille pour décrire les sujets sémiotiques. Le « Moi », selon lui, habite la chair vivante, remuée de tensions, de contradictions et de résistances, alors que le « Soi » s’apparente à « ce corps propre qui oriente, dirige, s’invente et s’identifie » (Fontanille, 2011, 13).
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Le Soi se construit en revanche dans et par l’activité de production des sémiotiques-objets, et tout au long de leur déploiement syntagmatique […]
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d’un côté, une construction par répétition, par recouvrement et confirmation de l’identité de l’actant par similitude (le Soi-idem), et, de l’autre côté, une construction par maintien et permanence d’une même direction et d’un même projet d’identité, malgré les interactions avec l’altérité (le Soi-ipse) […]
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le Soi est cette part de l’actant que le Moi projette pour pouvoir se construire en agissant
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[…] le Soi procure au Moi cette réflexivité dont il a besoin pour se mesurer à lui-même dans le changement. (Ibidem)
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Pour une analyse détaillée des instances du sujet actant de Fontanille, voir l’article d’Ivã Carlos Lopes, « Jacques Fontanille, Soma et séma. Figures du corps, Paris, Maisonneuve et Larose, 2004 », in Nouveaux Actes Sémiotiques, NAS, 2006, N° 104, 105, 106, 22 janv. 2007 (en ligne, le 11 décembre 2011), https://www.unilim.fr/actes-semiotiques/2150
Ces extraits constituent autant d’éléments de définition qui permettent de situer le Soi au sein de la traversée du Cubes à sons/bruits/babils durant la connaissance du corps actant. Le « moi chair » correspond donc à cette part sensori-motrice du sujet à peine connaissable, puisque l’intérieur du corps relève en effet davantage de l’inconscient non seulement psychique mais corporel. Pour sa part, le « soi corps » englobe à la fois le Soi-idem qui fonde l’identité des rôles, ne serait-ce que par la répétition fondatrice de l’apprentissage, et le Soi-ipse qui poursuit la construction de son identité malgré les interactions avec l’altérité2 et, me semble-t-il, grâce à elles. Cette altérité transite ici dans un dispositif technique qui permet au corps actant de se mesurer à lui-même dans le changement auquel sa sensorialité associée au geste interfacé d’un dispositif technoesthétique sonore le confronte. Fontanille opérationnalise ce modèle du sujet sémiotique dans le récit et la narration à travers l’œuvre littéraire (Proust), cinématographique (Lars von Trier) et journalistique (Courrier International). Il procède aussi à l’analyse sémiotique de figures du corps telles « l’androgyne cocasse » (Passion de J.-L. Godard), le corps dit « post-moderne » (Marcel Duchamp) et la métaphore de l’horloge et du corps-machine (Claudel). Bien que son cadre conceptuel ne concerne aucunement les œuvres interactives ni leur expérimentation, il semble fécond de l’élargir au participant de la mise en œuvre interactive. Dans ce domaine, les sujets sémiotiques s’incarnent durant la constitution de leur objet sémiotique alors qu’ils prennent en quelque sorte du coffre. Les sujets actants englobent les sujets interacteurs de même que les sujets représentés dans le corps de l’œuvre, dans ce cas-ci les séquences sonores enregistrées des mots, des babils et des sons de leur environnement.
En interagissant avec le dispositif via l’interface, le sujet actant se dédouble donc en une instance sensori-motrice prolongée d’une extension corporelle, l’objet technique, et en une instance corporelle d’élaboration de la chaîne signifiante et dans la chaîne signifiante. Pour la production de soi lors de la traversée de l’installation interactive, ces notions permettent d’apporter des distinctions dans la modélisation du soi du côté de la réception dynamique, en tant que sujet actant interagissant avec un objet actant transformateur et en perpétuelle transformation. Ceci est d’autant plus pertinent que la mise en scène inclut dorénavant le visiteur d’une installation interactive comme un actant de la mise en œuvre, en quelque sorte co-énonciateur.
1.2- L’objet : quel objet ?
Avant d’en arriver à l’actant objet, il importe de présenter l’objet à la fois objet matériel, technique et interface. Cet objet sert de médiateur de production de soi dans la présente installation interactive.
Illustration 1. Catherine Béchard & Sabin Hudon, Cubes à sons/bruits/babils, 2006-2008. Image : Denis Farley
Ni boîte décorative, ni domino cubique, ni haut-parleur traditionnel, Cubes à sons/bruits/babilsfavorise un rapport novateur entre l’émission sonore et son écoute. Je l’ai expérimentée durant l’événement Temps d’images, à l’Usine C en janvier 2010. Il s’agit tout simplement de décrocher un des huit cubes, de le rapprocher de son oreille et d’écouter les sons variés que notre manipulation active selon l’angle de son maintien et enfin de le raccrocher. Le cube en bois possède une dimension de 15 cm x 15. Le bois constitue l’enceinte de résonnance dans laquelle le métal et le plastique servent de surface de stockage et d’enveloppe de circulation du son. Chaque cube, muni de haut-parleurs, contient un dispositif électronique de six canaux indépendants, un sur chaque côté. Il est muni d’un chargeur de piles au lithium. Chaque canal dispose d’un lecteur MP3, de cartes-mémoires SD, de cartes d'amplificateurs et de mixages. Un accéléromètre permet de lire la position. La grande accessibilité de l’objet masque la complexité du dispositif électronique de l’interface. Contre toute attente, la spatialisation ne se joue pas dans la pièce à divers endroits, mais à l’intérieur même du cube, grâce, entre autres, à la miniaturisation des composants mais aussi à l’intentionnalité des artistes.
Les cubes sont des objets multi faces et multicanaux permettant une spatialisation de différents types : omnidirectionnel pour les sons diffusés vers tous les haut-parleurs en même temps, unidirectionnel pour ceux propagés vers un haut-parleur à la fois ou pluridirectionnel si plusieurs sont spatialisés sur tous les haut-parleurs. […] Le microcontrôleur interne détermine l’envoi à partir des potentiomètres numériques montés sur chacune des plaques mp3. À l’aide de ce dispositif, il nous est possible de simuler des mouvements sonores uniques au cube. Par exemple, le son d’une bille qui roule et se déplace d’une face à l’autre pour créer un mouvement circulaire entre les haut-parleurs (Catherine Béchard & Sabin Hudon, 2011).
Ainsi la spatialisation externe à laquelle on est habitué avec les appareils de sons traditionnels se retrouve contenue dans chaque cube, comme les appareils sonores sur l’oreille, se transformant en une enveloppe productrice de son entre les mains du visiteur. Cet objet offre diverses pistes d’action (décrocher, prendre, tourner, maintenir, raccrocher) au participant qui met en branle diverses potentialités de l’objet (segments sonores distincts selon l’angle de position). L’objet technique interface devient alors un objet actant mobilisé par le sujet actant, instaurant ainsi le circuit interactif, avec d’innombrables conséquences. L’expérience du visiteur et le déploiement de l’œuvre se caractérisent par l’interpénétration des deux instances sujet et objet, dans un circuit humain-machinique, lieu de production de soi dans un milieu renouvelé d’écoute sonore. Nous verrons maintenant comment cette mobilisation de soi s’opère.
2. Mobilisation de soi : comment ?
L’immersion dans Cubes à sons/bruits/babils sollicite autrement la sensorialité et entraîne ce qu’Andrieu appelle une déshabituation (Andrieu, 2011, 7). La production de soi qui en résulte prend racine dans la mobilisation de soi par la médiation du geste interfacé. L’engagement corporel se voit également mobilisé par le rapport entre l’habituel et l’inhabituel causé par le déploiement du dispositif. L’habituel se trouve en grande partie sous le seuil de la conscience, normalisé par des procédures motrices mémorisées tandis que l’inhabituel provoque une tension qui interpelle l’attention sur un point de jonction reliant l’actant sujet et l’actant objet. La connexion entre sujet et objet se révèle tout d’abord comme une extension corporelle, qui bientôt produit l’effet d’une augmentation. Non seulement le corps est-il ainsi mobilisé, mais de surcroît toute son attention. L’analyse de ce processus alimente à son tour la connaissance de soi, porteuse des traces de cette connexion. Comme l’explique Steigler, la connaissance se résume dans un processus cumulatif, où « la sociogenèse des connaissances doit être une technogenèse. »(Steigler, 1994, 197) Cela signifie que la connaissance se produit de façon dynamique immanente, non pas résultat d’un donné pré-constitué, mais davantage en tant que processus de transformation. Elle repose sur un travail qui, dans le cas de Cubes à sons, transite de la médiation d’une interface mémorielle sonore à l’expérience de cette médiation. En travaillant sur le dispositif pour actualiser ses potentialités, le participant travaille sur ses modalités d’écoute sonore qui l’amène en bout de ligne à une redéfinition de l’écoute sonore. La configuration du dispositif ne reproduit pas en vase clos l’écoute quotidienne, elle l’inscrit dans des modalités inédites dans un trajet constitué d’étapes particulières.
2.1- Trajet-type en trois étapes
Trois étapes principales composent le trajet-type de Cubes à sons/bruits/babils : premièrement l’entrée, deuxièmement l’exploration d’un cube et troisièmement la transition vers la sortie. L’étape deux peut se répéter autant de fois que le visiteur désire explorer d’autres cubes ou revenir sur l’un ou l’autre d’entre eux. Le choix du premier cube suivi de celui d’autres cubes détermine l’itinéraire d’exploration d’un visiteur. L’itinéraire personnel marquera l’expérience de la qualité du son du visiteur mais aussi lui permettra de redéfinir son écoute sonore par les modalités vécues. Si les étapes un et trois marquent chacune un seuil d’entrée et de sortie, elles n’en demeurent pas moins importantes dans le trajet du spectateur et se répètent chaque fois qu’on explore un autre cube.
a) première étape
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Dans la brochure du Festival Temps d’images, l’expérience du visiteur à travers Cubes à sons/Bruits/Babils est qualifiée d ’« expérience exploratoire » de construction de « fiction sonore révélée et construite à chaque manipulation » du visiteur (FTI, 2009, 19).
La première étape correspond à l’entrée du participant dans la salle et son arrêt sur le seuil. Elle se démarque par le balayage visuel du lieu et de l’ensemble des cubes avant de se fixer sur l’un d’eux. Dans un laps de temps court, en station debout immobile, le visiteur projette sa vision dans l’ensemble de la salle. Il localise la fenêtre murale, remarque la hauteur du plafond et la délimitation des cloisons de plus de deux mètres. Il aperçoit le filage électrique et remarque que chacun des huit socles porte un cube identique. Il note la présence ou l’absence de visiteurs et normalise la rumeur des alentours. Une fois le lieu apprivoisé, il arrête son choix sur un cube dans l’espace. Ce choix n’est pas innocent quant à son investissement du lieu. Il peut en avoir entendu parler ou avoir lu les informations de la brochure.3 Au besoin il peut demander l’assistance de la préposée à l’entrée.
b) deuxième étape
La deuxième étape débute avec le déplacement vers le cube sélectionné lors de la prise de décision à l’étape un. Une fois à proximité de ce cube, un temps d’observation permet de s’informer sur le design du cube. À nouveau en station debout immobile, on observe le cube, ses matériaux, sa couleur et sa forme. Une nouvelle décision de préhension nous amène à prendre le cube dans nos mains après l’avoir décroché. On le soupèse et le tourne dans tous les sens. Pour explorer la sonorité et les modalités de son émission, on rapproche le cube d’une oreille. On porte soigneusement notre attention auditive dans un angle donné, suivi d’un autre positionnement, et ainsi de suite, jusqu’à s’en détacher une fois cette exploration arrivée à son point de saturation. Cette étape peut durer quelques secondes, plus rarement quelques minutes, selon l’intérêt et la capacité de concentration du visiteur. L’étape deux comprend trois sous-étapes principales, a) le déplacement vers le cube sélectionné et son observation, b) la préhension et l’écoute sonore, c) le raccrochage du cube sur son socle, avant la transition finale vers un autre cube ou vers la sortie.
Les trois sous-étapes de la deuxième étape peuvent s’effectuer une seule fois ou plus d’une fois, dans un nombre croissant de cubes différents jusqu’au maximum de huit cubes différents, sans oublier le retour possible plus d’une fois à un même cube. L’étape du balayage visuel de l’entrée se répétera à la fin de l’étape deux, dans l’intervalle qui mène au choix de destination vers un autre cube. La combinatoire de l’étape deux variera donc grandement d’un visiteur à l’autre, en autant de permutations possibles que de cubes explorés. Des visiteurs très ordonnés exploreront un cube après l’autre successivement dans la même rangée et répèteront l’ordre de succession dans la seconde rangée. D’autres visiteurs opteront pour le cube le plus éloigné ou le plus proche, selon un choix en apparence anodin ou aléatoire. La sélection peut porter sur l’un ou l’autre des huit cubes tour à tour selon des motivations très subjectives. Les motivations varient de la recherche d’une position vers la sortie, de plus ou moins de lumière, jusqu’à la succession projetée mentalement des cubes à expérimenter, etc. On peut aussi répéter l’exploration de l’un ou l’autre cube plus d’une fois, avec un aller-retour pour comparer sa sonorité avec la précédente ou se remémorer une sonorité oubliée. Les permutations possibles sont innombrables, le choix de cube s’échelonnant de un à huit, la combinatoire d’un cube à l’autre croissante, décroissante ou aléatoire, la répétition variable d’un ou de plusieurs cubes. On remarque cependant que la plupart du temps, l’intérêt du visiteur décroît après quelques minutes, selon les efforts de la manipulation, de l’écoute et de la mémoire.
c) troisième étape
La troisième étape s’entreprend après avoir raccroché le dernier cube exploré et terminé l’observation des autres. Elle mène vers la sortie du lieu suivie du début de la réflexion. Celle-ci donne lieu à des commentaires sur l’expérience vécue, à la prise de notes, à une recherche plus ou moins poussée sur l’œuvre et sa fabrication technique. Parfois le participant se renseigne sur l’évaluation de la critique, le circuit d’exposition de l’œuvre et ses affinités avec d’autres œuvres sur le plan formel ou opérationnel.
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La notion de distance a fait l’objet d’un examen détaillé par Hall, dans un chapitre intitulé « Les distances de l’homme », dans son ouvrage La dimension cachée, pp. 143-168.
Durant l’ensemble des postures s’effectuent des décisions du sujet actant, choix du cube à explorer, choix de l’angle d’écoute et de sa durée. Dans l’intervalle entre les deux postures de l’immobilité à la mobilité s’effectue la nouvelle décision de destination vers un autre cube. Il peut également vouloir se rapprocher d’un autre visiteur connu ou inconnu si on sent une ouverture à échanger des commentaires. La plupart du temps, cependant, il observera l’autre à distance sociale4. Le trajet s’inscrit dans l’espace et la durée, actualisant l’un des trajets virtuels. Chaque trajet d’un visiteur actualise une virtualité du trajet potentiel. Il combine la marche et l’orientation dans l’espace vers un arrêt plus ou moins long d’exploration d’un des cubes. Plutôt libre, le trajet se voit toutefois contraint par le nombre de socles et leur emplacement fixe. On peut donc parler pour cette installation de trajet semi dirigé. Toutefois chaque sujet actant balisera un parcours personnel, d’une durée relativement courte. Comme le volume décroit avec la durée, si le cube n’a pas été suffisamment rechargé, le volume sera plus faible et s’éteindra plus rapidement. Ces postures de déplacement et d’immobilité correspondent à des sensorialités plus ou moins intenses qui tranchent avec le quotidien. Les différences marquées par la mise en œuvre du dispositif facilitent la comparaison entre le schéma corporel normalisé de l’écoute au quotidien et le schéma corporel révélé avec la redéfinition de l’écoute sonore.
2.2- Réorganisation du schéma corporel
Le sujet actant — visiteur et co-énonciateur — vit donc une expérience esthétique qui mobilise son schéma corporel d’une manière inédite. Le schéma corporel désigne « des capacités motrices, des aptitudes et habitudes qui à la fois rendent possibles et contraignent le mouvement et le maintien de la posture (le schéma proprement dit) » (Berthoz et Andrieu, 2010, 85). Lors de l’exploration de Cubes à sons, il redéfinit l’écoute sonore d’une part par la redistribution dynamique du toucher, de la vision et de l’audition et d’autre part par l’augmentation (extension) d’une mémoire de séquences sonores hétéroclites provenant de milieux inconnus, délocalisés, décontextualisés. Lors de sa manipulation d’un cube, le sujet actant concentre son audition sur l’émission sonore du cube que sa manipulation dirige en modulant les séquences sonores du dispositif. Son écoute varie du registre d’une écoute vague de la rumeur ambiante à celui d’une écoute focalisée du son émis par la manipulation du cube. La rumeur et les bruits parasites de l’extérieur se trouvent normalisés, à moins que trop intenses à certains instants ils ne provoquent des interruptions dans l’attention. S’il ne survient pas d’excès provoquant une irritation, l’écoute poursuit son travail. Les bruits des autres visiteurs, leur déplacement, leur manipulation d’un cube et leurs chuchotements ou commentaires à voix haute produisent pour certains une distraction, un dérangement, pour d’autres une émulation, une motivation additionnelle, une provocation.
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Ces termes, soutien et maintien, renvoient aux notions de handing et de holding développées par le psychanalyste Donald W. Winnicot dans un ouvrage intitulé Le bébé et sa mère, Payot, 1992.
Au début de l’exploration du cube dans nos mains, le toucher opère de façon plus fine. Dans la proximité intime de la prise de l’objet, les mains ressentent sa température, son fini, examinent sa texture tout en pesant son poids. Une fois ces paramètres normalisés, l’écoute sonore gagne en acuité et en profondeur. Les sensations kinesthésiques, tactiles et visuelles sortent du champ de la conscience alors que toute l’attention se dirige sur la sonorité d’abord selon son croisement avec un angle précis, ensuite selon la composition des unités de son contenu. Pour bien entendre, le sujet actant doit préférablement rapprocher le cube de son oreille gauche ou droite. Avec l’aisance corporelle, l’écoute peut prendre toute la place. Durant ce laps de temps, le cube fait partie du corps, devenant une extension des mains et des oreilles. Alors la vision flotte presqu’éteinte, portée au loin sans reconnaissance précise. Le toucher se concentre sur l’orientation du cube dans un angle donné en s’efforçant de rester immobile le temps d’identifier le son, son contenu et sa provenance mais aussi le temps de le ressentir dans l’espace externe et interne de la mise en œuvre. Si le toucher, comme révélateur, fournit des indications sur le design du cube, c’est le geste, comme démarreur et embrayeur, qui opère la révélation des couches sonores stockées dans la mémoire du dispositif. Le geste proprement dit utilise tour à tour les fonctions de préhension, de traction, de manipulation dans différents angles de soutien et de maintien5 plus ou moins long d’une position et de l’écoute qui lui est associée. De manière simultanément active et passive, il alimente et interprète le centre de décision de façon à la fois volontaire et viscérale dans la mesure où les données kinesthésiques et proprioceptives nourrissent le milieu interne connecté avec le centre décisionnel cérébral et la mémoire.
Graduellement, l’écoute cherche à reconnaître la provenance et le type de son émis par le cube dans un certain angle. Petit à petit, le sujet actant identifie avec un certain étonnement un bruit de craquement, le son d’un souffle, un mot précis ou le rythme de la vocalisation d’une phrase. Il lui faut vraiment porter attention, le volume de moyen à faible permettant de maintenir le cube près de l’oreille. En effet, le volume suit une courbe décroissante avant de s’éteindre quand la charge électrique s’épuise. De bonne qualité et presque sans bruits parasites d’enregistrement, en aucun temps le son ne devient un irritant. Tout l’effort se porte sur la reconnaissance du son. Quel est ce bruit, un craquement de porte, quel est son lien avec le son précédent ou suivant ? La séquence sonore induite par l’angle de localisation du cube entraîne-t-elle une signification précise ? Les séquences de chaque angle ont-elles une signification rattachée l’une à l’autre ? Bien que le sujet actant identifie le type de bruit, comprenne l’enchaînement de mots, une certaine étrangeté surgit de l’expérimentation de la proposition. Quelle est la finalité de cette expérience ? Y a-t-il quelque chose à comprendre ou simplement une suite incongrue de sonorités à entendre, un collage ? Au fur et à mesure de l’expérimentation, le sujet actant engramme des couches sonores associées à une posture kinesthésique passive et à une gestuelle spécifique et active, qui monopolisent la mémoire courte. L’exigence de reconnaissance sonore en relation à une gestuelle particulière mobilise un effort d’attention singulier. L’écoute des sons conjugue ses sensations aux sensations kinesthésiques rattachées à la position debout et au geste tactile et manipulatoire du cube. La manipulation alimente des sensations qui, à leur tour, se croisent aux ressentis corporels. Celles-ci finissent par influencer la qualité de l’écoute. Associé au sens kinesthésique, le geste proprement dit mérite d’être précisé en détails. La kinesthésie ressentie par la manipulation de l’objet n’est pas du même registre que celle ressentie dans la station debout et durant la marche. Elle correspond à mouvoir précisément une partie du corps actant, les deux mains, dans une visée volontaire et exploratoire, dont les limites et les capacités se trouvent en partie dans l’objet technique intermédiaire. Le tableau suivant résume la mobilisation du schéma corporel du sujet actant en fonction du geste et de la sensorialité. L’odorat et le goût restent au neutre.
Illustration 2. Sensorialités et gestes aux trois étapes de Cubes à sons/bruits/babils
Ce tableau regroupe les diverses modalités des sensorialités et des gestes mobilisés à chaque étape. Les étapes périphériques 1 et 3 correspondent à l’entrée dans le milieu de l’expérience et à la sortie suivie d’un premier retour réflexif. Nœud de l’expérimentation, l’étape centrale d’exploration 2, croise d’abord vision fovéale rapprochée et préhension de l’objet, ensuite manipulation et audition, la vision passant alors à un regard flou et vague. La production de connaissance de soi, à travers la posture et le geste liés à l’écoute, passe précisément par la médiation que le participant effectue durant l’expérience, et par la suite, en revivant l’expérience et en la modélisant.
3. Expérience de production de soi
Cette analyse du processus sensoriel associé au geste interfacé durant la traversée de Cubes à sons/bruits/babils démontre la mobilisation du schéma corporel soutenu de la polysensorialité qui alimente la perception. Au lieu de presser un bouton ou d’opérer une télécommande, le corps actant tourne le cube pour passer d’une plage sonore à une autre. De nouvelles modalités d’écoute du Soi-ipse se mobilisent à travers un circuit de manipulation de l’objet actant, en station debout pour écouter d’une oreille élargie. Un circuit tactilo-visuo-auditif du moi chair s’inaugure de la préhension de l’objet par sa manipulation jusqu’à l’écoute des sons produits. Le regard dirige notre déplacement vers un cube et ensuite sa manipulation près de notre oreille attentive à l’émission. Le sujet actant saute d’une plage sonore à une autre, grâce au tressage du toucher, de la vision et de l’écoute. Tenir le cube enclenche une séquence sonore et le tourner en embraye une autre. L’installation propose un jeu exploratoire original où le visuel camouffle le sonore, le manipulatoire l’enclenche et l’auditif le soutient. La manipulation orientée de l’objet actant influence directement l’écoute par le sujet actant d’une mémoire sonore.
Faire face à cet inédit éveille la conscience d’opérations en général normalisées au quotidien, redistribuées de façon inédite. Cette distinction nous amène à mieux connaître la physiologie du geste actant dans son aspect sensori-moteur tel qu’assisté d’une extension. Les dimensions visuo-tactile-sonore élargissent l’appareil auditif et mémoriel d’une mémoire dure localisée dans un petit cube, rendant par ailleurs la mémorisation de l’écoute dépendante de son extension. Cette écoute sollicite une énergie inhabituelle associée au schéma corporel mobilisé dans ce circuit entre préhension, manipulation et écoute. Si l’expérience du corps actant est aboutie, c’est-à-dire qu’elle fait du sens, elle s’enrichit d’une dimension esthétique qui s’enracine dans l’expérimentation et produit un sentiment d’accomplissement :
lorsque la dimension esthétique intervient, celle-ci fait un tel contraste avec l’image que l’on s’est forgée de l’expérience qu’il est impossible de combiner ses qualités particulières avec les caractéristiques de cette image et, par suite, la dimension esthétique se voit attribuer une place et un statut extérieurs (Dewey, 2010, 88).
Cette dimension esthétique produit dans son sillon un éclairage qui met en relief la rencontre de l’actant sujet et de l’actant objet, selon la terminologie de Fontanille précisée auparavant. La démarche esthétique du participant résulte en une redéfinition de l’écoute sonore par sa manipulation d’un objet à la fois objet technique et interface. Une fois la traversée terminée, le participant porte en lui les empreintes expérientielles. Celles-ci vont de l’incongruité à manipuler, dans un lieu public, un objet proche de son oreille, qui diffuse des sons à la fois étrangers et intimes, à la difficulté de mémoriser le son distinct d’un cube à l’autre, apparemment identiques. Le corps vivant se voit assisté d’un appareil sonore externe qui dédouble l’appareil auditif, l’ensemble créant un corps sonore augmenté. Avec le recul réflexif, le sujet actant départage ce qui appartient à l’écoute augmentée d’un appareil externe, tout en remettant en lumière l’écoule usuelle de l’appareil auditif, autrement normalisée. Le participant non seulement expérimente la proposition ludique de manipuler une série d’objets sonores, mais il distingue les caractéristiques propres à l’écoute assistée que la confrontation de l’écoute externe et interne construit.
L’intériorisation de ce corps sonore augmenté provoque une accentuation et une altération de l’audition, avec les tensions et la résistance qui lui sont associées, avant que l’analyse ne distingue les modalités habituelles et les modalités assistées, révélatrices de la redéfinition de l’écoute sonore. Un autre aspect percutant réside dans le croisement dans un lieu public d’un geste d’intimité, habituellement réservé à l’espace privé. Il n’est pas innocent pour un sujet actant de tenir et maintenir un objet près de son oreille, d’y écouter attentivement une émission sonore inconnue, des chuchotements, des babils, des mots et des sons de la nature et de la vie animale. Les frontières s’estompent entre l’oreille et le cube, entre la main et le son. Le geste instrumente l’objet actant à la manière de l’interprétation d’un instrument dont les résonnances proviennent de la greffe temporaire d’une mémoire artificielle. Tout le corps actant alimente l’expérience purement auditive, dont la manipulation tire sa force de l’enracinement des pieds au sol. Le retour réflexif éclaire le rapport au son et à l’objet transporté par les mains. Par la suite, la réflexion révèle l’importance de l’écoute pour comprendre et se comprendre.
3.1- De l’objet mémoriel comme production de soi
Extension spatio-temporelle du corps, de l’audition et de la mémoire, avec le retour réflexif l’objet d’expérience devient un objetmémoriel interne qui confronte l’audition, avec ou sans appareil de réception. Cubes à sons/bruits/babils s’avère une expérience esthétique sonore d’un dispositif technique mémoriel qu’on internalise en quelque sorte. Comme son expérimentation dépend des capacités sensorielles et mémorielles de chacun, la recherche et l’analyse de la connaissance de soi dépendent du bassin d’expériences et de la propension à la réflexivité de chacun. Ici la connaissance du processus sonore d’un corps actant s’enrichit de la greffe de l’interface qui fusionne en quelque sorte humain et technologique, brouillant les frontières. Parce que, nous dit Andrieu, « [l]’extérieur n’est pas indépendant dans un monde corporel ; il appartient à un système corporel dont le monde est l’environnement du corps. L’interaction avec l’environnement corporel fonde une interactivité des fonctions neurocognitives avec nos possibilités d’action. » (2010, 14).
Le rapport entre corps et objet actants mobilise la polysensorialité, non plus seulement vision ou audition comme dans les œuvres classiques. Avec Cubes à sons/bruits/babils, il s’agit donc de la connaissance de soi en fonction du processus d’écoute sonore à deux niveaux. Premier niveau : en fonction de la relation du corps actant à l’altérité transporté par le son enregistré d’un cube à manipuler, et deuxième niveau : en fonction de la relation au monde en général, celui où le son désiré ou imposé témoigne d’une présence au monde et vice versa.
En prolongement du sentiment d’existence lui-même, le corps se déploie à travers des ‘’prothèses’’ et des ‘’interfaces’’, sous forme d’objets ou de parties d’objets qui gardent la mémoire de leur origine et/ou de leur destination corporelles, et qui résultent de la projection des figures du corps sur le monde ». (Fontanille, 2004, 16)
En termes sémiotiques, la connaissance de soi passe par la mobilisation du corps actant à travers un dispositif techno-artistique, un objet actant. Cette mobilisation rencontre l’inhabituel qui, une fois le brouillage sensoriel négocié, sert de révélateur d’un schéma corporel renouvelé et d’une polysensorialité reconfigurée par le corps appareillé. Elle permet de se déprendre de soi et de s’arracher à nos habitudes, le temps d’un égarement propre à la connaissance, comme l’appelle Foucault. Par le retour ou le détour de la réflexion, l’expérience révèle des interprétants variables d’un sujet actant à un autre, qui puisent à même le corps sentant, c’est-à-dire, dans ce cas-ci, le corps in operans. Un spécialiste de l’intégration sensorielle accueillera l’expérimentation de cette œuvre différemment d’une mère d’enfant autiste, d’un musicien, d’un ébéniste, d’un fabricant d’orthèse auditive ou d’un visiteur culturel. Le profil de chaque participant caractérise la connaissance de soi, mobilisée dans une relation singulière avec le moi chair et l’objet matière. L’expérimentation de Cubes à sons/bruits/babils rend possible ultimement une certaine production de soi, à travers le rapport triadique corps /objet /environnement actants, mais elle ne peut favoriser la connaissance de soi sans que le sujet actant ne s’attarde aux dimensions esthétiques constitutives de l’expérience. Dès lors les questions de Minsky en exergue ne demeurent-elles pas alors aussi actuelles que vint ans plus tôt !