Dispositif-outil de la mise en scène
Ralitza Bonéva
Doctorante en cinéma, Université Michel de Montaigne Bordeaux3, EA MICA
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Mots-clés : cinéma, dispositif, énonciation
Auteurs cités : Giorgio AGAMBEN, Roland BARTHES, André Bazin, Alain Bergala, Jean-François Bert, Gilles DELEUZE, Jacques FONTANILLE, Michel FOUCAULT, Bernard Fusulier, Algirdas J. GREIMAS, Hans Robert Jauss, Abbas Kiarostami, Pierre Lannoy, Guy Lochard, François Niney, Andreï Tarkovski
- Note de bas de page 1 :
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Roland Barthes, « La Mort de l'auteur » (1968), in Le Bruissement de la langue, Essais critiques IV, Paris, Le Seuil, 1984, pp. 63-69, p. 63.
- Note de bas de page 2 :
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Roland Barthes, « La Mort de l'auteur », idem, p. 66.
- Note de bas de page 3 :
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Roland Barthes, S/Z, Paris, Le Seuil, 1970, p. 146.
- Note de bas de page 4 :
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Roland Barthes, S/Z, idem, p. 48.
- Note de bas de page 5 :
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Roger Odin, De la fiction, Bruxelles, De Boeck Université, 2000, p. 36, souligné par l'auteur.
- Note de bas de page 6 :
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Jacques Fontanille, Les Espace subjectifs : introduction à la sémiotique de l'observateur, Paris, Hachette, 1989, p. 17.
- Note de bas de page 7 :
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Jacques Fontanille, Les Espace subjectifs : introduction à la sémiotique de l'observateur, idem, p. 20.
- Note de bas de page 8 :
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Roland Barthes, S/Z, idem, p. 48.
- Note de bas de page 9 :
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Il ne faut pas le confondre avec le « dispositif cinéma » postulé par Jean-Louis Baudry dans son célèbre texte « Le dispositif : approches métapsychologiques de l'impression de réalité », Communications n° 23, Paris, Le Seuil, 1975, pp. 56-72.
- Note de bas de page 10 :
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Bernard Fusulier et Pierre Lannoy, « Comment « aménager par le management » in Le Dispositif, Entre usage et concept, Hermès n° 25, Cognition, Communication, Politique, CNRS Éditions, 1999, pp. 181-198, p. 189.
- Note de bas de page 11 :
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Jacques Fontanille, Les Espaces subjectifs : introduction à la sémiotique de l'observateur, idem, p. 105, souligné par l'auteur.
Dans son célèbre texte, « La Mort de l'auteur »1, Roland Barthes a lancé cette idée : « l’écriture est destruction de toute voix, de toute origine ». Dans cette perspective, l’auteur est remplacé par le scripteur moderne, dont la main « détachée de toute voix, portée par un pur geste d’inscription (et non d’expression), trace un champ sans origine »2. Dans son livre postérieur, S/Z, Barthes développe cette même idée : « l’être de l'écriture (le sens du travail qui la constitue) est d’empêcher de jamais répondre à cette question : Qui parle? »3, ce qui porte à : « Plus l’origine de l'énonciation est irrepérable, plus le texte est pluriel. »4. Barthes, on le sait, met l’accent sur l’accomplissement du texte dans la lecture. Pour nous, l’effacement de l’auteur, la disparition de sa voix, l’éclipse de sa présence sont des effets recherchés par l’auteur lui-même. Les procédés utilisés pour y atteindre sont divers, d’un refus de l’ubiquité de la représentation jusqu’à l'introduction d’un narrateur second et jusqu’à parfois un jeu avec les défaillances de l’énonciation. Ce jeu, sous des formes diverses, est persistant dans les films de Michael Haneke qui constituent l’objet prioritaire de notre étude. L'instance énonciative, chez Haneke, est une instance défaillante, marquée par les contraintes de la présence très physique de la caméra. La deïxis spatio-temporelle que comporte tout point de vue de la caméra, est accentuée, dans les films du réalisateur, par l'énonciation et exploitée pour des fins du discours. Se profile par instants un responsable de l'énonciation qui joue avec la durée et avec la composition des images et leur décalage avec l’action dramatique. Le responsable de l’énonciation intervient pour interrompre un fragment et pour lui juxtaposer un autre sans qu’il y ait de lien de causalité entre eux, il fait perceptible l’interstice entre les plans d'une même séquence, redirige le regard vers le moins essentiel, n'intervient pas et laisse à la caméra enregistrer ce qui se trouve devant elle alors que le récit est ailleurs, insiste sur le champ restreint de la caméra et ne fait rien pour que le hors-champ se transforme en contre-champ. L’instance énonciative, chez Haneke, se désigne plus défaillante qu’elle ne soit, manière de contester l'omniprésence du narrateur et d’atténuer la frontière entre monde diégétique et monde métadiégétique. Roger Odin a été amené à constater : « Tout récit finit de la sorte en discours, et toute intervention d'un narrateur se double de la construction d'un responsable du discours. »5. Selon la terminologie proposée par Jacques Fontanille, nous avons affaire à un Observateur : « L’observateur est, au moins, le simulacre par lequel l’énonciation va manipuler, par l'intermédiaire de l’énoncé lui-même, la compétence d’observation de l’énonciataire. »6. Et plus précisément, ce sera un Spectateur, selon la typologie élaborée par l’auteur, car l’observateur dont il est question ici « est directement impliqué dans les catégories spatio-temporelles de l'énoncé »7, bien qu’il reste un corps virtuel. Chez Haneke, il dispose des moyens mêmes de l'expression cinématographique. Notre propos ici est de délimiter un procédé, utilisé par M. Haneke ainsi que par certains autres réalisateurs, dont la visée est d'homogénéiser jusqu'à un point ultime espace/temps/action/intentionnalité énonciative/énoncé/signe, et de masquer de la sorte l'instance énonciative et la voix auctoriale. Nous définirons ce procédé comme dispositif-outil de la mise en scène. Sa portée est donc d'empêcher de répondre à deux questions : Qui fait agir les protagonistes ?, Qui fait surgir le sens de l'événement dramatique ? Si dans le texte moderne, « le langage parle, c'est tout »8, dans le cinéma, nous retrouvons le dispositif-outil de la mise en scène qui engendre et conditionne l'agir des protagonistes. Ceci non uniquement dans le but de créer une (re)présentation réaliste ou « objective », un point de vue « neutre », le dispositif-outil de la mise en scène s'empare, pour ainsi dire, de la direction elle-même, cette fonction d'essence de l'instance auctoriale au cinéma, le réalisateur. Le dispositif dont nous envisageons de parler ici est un outil de la mise en scène9. Comme tout dispositif, il « libère en même temps qu'il régule, disent Bernard Fusulier et Pierre Lannoy10 ; autrement dit, il régule la liberté ». Le dispositif-outil de la mise en scène laisse le libre cours au déroulement d'une scène filmique, tout en la conditionnant. Le « travail », dans ce cas, du réalisateur consiste dans la découverte d'un dispositif convenable à la scène : celui justement qui lui offrira cette liberté qui la conditionne. Le dispositif est alors un programme sélectionné aux dépens d'un autre, par un sujet d'énonciation qui s'efface, ou plutôt qui désigne ainsi l'effacement de son intentionnalité énonciative, tout en donnant une clé de son fonctionnement. Par l'intermédiaire du dispositif- outil de la mise en scène, l'énonciation joue avec le code, le niant elle l'élargit, et le dispositif-outil se transforme ainsi en procédé métadiscursif car, selon la définition de J. Fontanille, « Le métadiscursif constitue un discours de second degré dont le propos est à la fois le code et la forme de l'énoncé. »11.
1. La notion de « dispositif ».
- Note de bas de page 12 :
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Giorgio Agamben, Qu'est-ce qu'un dispositif ? (2006), Paris, Éd. Payot & Rivages, 2007, pp. 22-26.
- Note de bas de page 13 :
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Giorgio Agamben, Qu'est-ce qu'un dispositif ?, idem, p. 26.
Nous allons tracer en bref le parcours qu'a poursuit la notion de « dispositif » afin de retenir certains traits qui la caractérisent. Ses racines pourront être cherchées, selon Giorgio Agamben, dans le terme d'oikonomia que les théologiens chrétiens adoptent au cours du deuxième siècle pour désigner « une césure qui sépare en Dieu être et action, ontologie et praxis »12 afin d'expliquer le « fonctionnement » de la Trinité divine, unitaire et trinitaire à la fois dans ses trois hypostasis. Le terme que les pères latins choisissent pour traduire ce terme grec fondamental, c'est dispositio. « Les "dispositifs" dont parle Foucault sont, d'une certaine manière, articulés à cet héritage théologique. », affirme G. Agamben13. Nous retenons d'ici cette séparation au sein d'un être, dont l'action est orientée vers un extérieur de lui, lequel extérieur est, en effet, dans une relative dépendance et liberté à la fois de l'être qui y agit.
En lançant le terme de dispositif, Michel Foucault a proposé quelques repères conceptuels :
- Note de bas de page 14 :
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Michel Foucault, Dits et écrits, Tome III : 1976-1979, texte n° 206, Paris, Gallimard, 1994, p. 299.
« Ce que j'essaie de repérer sous ce nom c'est, […] un ensemble résolument hétérogène comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques ; bref, du dit aussi bien que du non-dit, voilà les éléments du dispositif. […] Le dispositif a donc une fonction stratégique dominante […] il s'agit là d'une certaine manipulation de rapports de force, d'une intervention rationnelle et concertée dans ces rapports de force, soit pour les développer dans telle direction, soit pour les bloquer, ou pour les stabiliser, les utiliser. Le dispositif, donc, est toujours inscrit dans un jeu de pouvoir, mais toujours lié aussi à une ou à des bornes de savoir, qui en naissent, mais, tout autant, le conditionnent. »14.
- Note de bas de page 15 :
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Jean-François Bert, « Dispositif », in Abécédaire de Michel Foucault, Mons/Paris, Ed. Sils Maria/Vrin, 2004, pp. 38-40, p. 39, souligné par l'auteur.
Jean-François Bert attire l'attention sur le fait que pour Foucault, « tout l'intérêt de la notion de dispositif, est de lui permettre de penser les pratiques et, donc de substituer au « pourquoi ? » le « comment ? »15. C'est un point important pour nous, car le dispositif-outil de la mise en scène déploie précisément le « comment » dans l'événement dramatique sans prétendre répondre au « pourquoi ». D'où la suprématie du « ici et maintenant » lors du recours au dispositif-outil de la mise en scène.
- Note de bas de page 16 :
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Giorgio Agamben,Qu'est-ce qu'un dispositif ?, idem, p. 30-31.
Giorgio Agamben donne une généralité encore plus grande à la notion : « […] j’appelle dispositif tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants […] »16.
- Note de bas de page 17 :
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Guy Lochard, « Parcours d'un concept dans les études télévisuelles, trajectoires et logiques d'emploi » in Le Dispositif, Entre usage et concept, idem,pp. 143-151, p. 149, souligné par l'auteur.
S'appuyant sur la sémantique structurale d'Algirdas Julien Greimas, Guy Lochard17, considère que :
« […] le potentiel de signification de cette unité lexicale (le dispositif) résulte de la conjonction de trois sèmes : -un sème de spatialité qui peut prendre forme sous les figures de la constellation, de la configuration ou de l'agencement ; -un sème de systématicité, renvoyant à l'exigence de cohérence entre différents paramètres ; -un sème d'intentionnalité agissante qui, rapprochant la notion de celle de stratagème, lui confère sa dimension dynamique, littéralement "stratégique" […] ».
2. Dispositif-outil de la mise en scène.
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Alain Bergala, Abbas Kiarostami, Paris, Éd. Cahiers du cinéma/les petits Cahiers, 2004, p. 49-51.
Le dispositif-outil de la mise en scène s'élabore sur un élément diégétique qui sert d'encadrement et d'ordonnancement des autres éléments diégétiques, y compris les comportements et les agissements des protagonistes. Il aménage un espace-temps dans lequel les protagonistes du film sont dotés d'une certaine liberté, bien que quoi qu'ils y fassent, ils sont conditionnés dans leur action par le cadre limitatif du dispositif gouvernant la scène. Ainsi, le dispositif-outil de la mise en scène homogénéise l'espace-temps du plan filmique et l'action, les réactions, les comportements, les paroles des personnes agissantes, agence, en systématisant, et rend cohérents tous ces éléments hétérogènes dans le signe qu'il produit et qui parachève sa stratégie. On pourrait dire que c'est le dispositif qui détient le sens de la scène : même si les comportements peuvent varier dans les limites qu'il impose, le dispositif-outil prédétermine et même implique un sens précis à la scène. Aussi, le cadre limitatif permet toute spontanéité d'agir à l'intérieur de lui. Le dispositif-outil de la mise en scène possède donc des fonctions dynamiques et stratégiques, ce qui pourrait amener à penser que celles de la personne dirigeante la mise en scène lui sont soustraites. Ce n'est donc plus le réalisateur qui dirige la scène, celle-ci se fait d'elle-même grâce au dispositif. C'est justement l'effet recherché. Plus l'effacement du réalisateur est adroit, plus le dispositif-outil qu'il a trouvé est ingénu et efficace. L'usage d'un dispositif semble soustraire l'événement dramatique à l'autorité et à la volonté personnelle du réalisateur ou des comédiens qui y participent ; leurs savoirs, affects, actes, paroles, comportements sont entrelacés dans un flot commun. Ainsi, l'événement dramatique s'empare, au moment du tournage, de quelque chose qui se passe réellement, il s'approprie un souffle du réel. D'où, la fonction documentarisante que tout dispositif-outil contient, à notre avis. Alain Bergala a remarqué : « C'est la vie elle-même que le dispositif essaie de piéger, sans l'arrogance réductrice de la mise en scène qui entend faire plier la réalité à sa volonté, et qui tue bien souvent cette vie... »18. Sans recourir au mot « dispositif », Abbas Kiarostami aborde cette même problématique :
- Note de bas de page 19 :
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Abbas Kiarostami, « La règle du jeu » in Abbas Kiarostami, Le cinéma à l'épreuve du réel (dir. Philippe Ragel), Université de Toulouse II – Le Mirail, Éd. Yellow Now/LARA, 2008, pp. 19-20, p. 20.
« Et je crois que cela devrait guider tout cinéaste, cette question de la vie, de la difficulté à la surprendre dans l'acte de création, avec sa part de mystère, d'énigme, d'incomplétude, de variations, de possibles. […] Pour ma part cela devait consister à m'affranchir du rôle de maître d'œuvre qui incombe obligatoirement au cinéaste, à m'effacer le plus possible pour laisser les choses advenir sans trop les contraindre […]. Mais dans le même temps, on n'ignore pas qu'on ne peut pas tout lâcher. C'est pourquoi le travail du cinéaste tel que je le conçois consiste, lorsqu'il tend vers le réel, en un art du retrait qui se tient à la frontière de la contrainte et de la liberté. Car, tout en restant à l'écoute de l'imprévisible, le cinéaste doit toujours créer des situations particulières pour que jaillisse cet extraordinaire dans l'ordinaire […] »19.
Garder la spontanéité du réel, ses aléas imprévus, et en constituer un événement, ces deux objectifs quelque peu divergents se rejoignent lorsqu'on arrive à encadrer l'événement par un dispositif. La volonté auctoriale trouve en lui, sinon sa correction, son ajustement de la part du réel.
3. Dispositif-outil de la mise en scène dans les films de Michael Haneke.
Nombreux sont les événements encadrés par des dispositifs dans les films de Michael Haneke. L'utilisation récurrente du dispositif-outil dans la mise en scène y dessine un enjeu documentaire qui coexiste, dans ses films, avec un esprit auctorial rigoureux. Leur réconciliation s'effectue dans le choix du dispositif efficace. Tout élément diégétique pouvant être utilisé comme dispositif, il est impossible, nous semble-t-il, d'élaborer une typologie quelconque. Les exemples que nous proposons ci-dessous démontrent cette diversité. D'autre part, nous attirons l'attention sur le fait qu'un même dispositif-outil, tel le jeu ou le visionnement, utilisé de manière différente par le réalisateur, participe de différentes opérations de mise en discours et manifeste ainsi la quête du sujet énonciatif.
3.1. Dispositif-outil du lavage automatique de la voiture dans Le Septième contient.
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Bref résumé du Septième continent : les trois parties du film représentent trois jours de trois années consécutives de la vie d'une famille à laquelle, apparemment, il ne manque rien. Les événements se répètent : levers le matin, petits déjeuners, allers au travail, retours à la maison, lavages de la voiture, dîners avec des invités. Après une préparation bien réfléchie et un copieux repas qu'ils s'offrent, les trois protagonistes, père, mère, petite fille, se mettent, dans la troisième partie du film, à détruire tous les objets dans leur maison : meubles, vêtements, livres, disques, argent, pour finir par la destruction physique de leurs propres corps. Le suicide prend l'allure de meurtre.
Dans Le Septième continent (1989)20,le plan de générique de début ainsi que la dernière scène de la deuxième partie du film, sont encadrés par le dispositif-outil du lavage de la voiture à la station automatique. Les protagonistes semblent piégés dans l'espace étroit de leur voiture, balayée par d'énormes brosses du lavage. Les brosses se retirent et reviennent sans cesse et font en sorte que l'intensité de la lumière change : les protagonistes semblent ainsi participer à un voyage, au cours duquel ils n'avancent point. L'action du lavage passe par plusieurs étapes et dure. L'absence de toute réaction chez les protagonistes dans le plan de générique – laver leur voiture est un événement banal pour eux – intensifie paradoxalement la tension, en y introduisant l'idée que cet enfermement n'est pas du tout contesté. Aucune mise en scène, pour ainsi dire, aucune action de la part des protagonistes, aucune parole, c'est le dispositif lui seul qui impose et déploie cette sensation d'enfermement aussi suffoquant que consenti.
3.2. Dispositif-outil du service à la banque dans 71 Fragments....
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Bref résumé de 71 Fragments... : Ce sont des fragments de la vie quotidienne de 5 protagonistes sans aucun lien entre eux : un vieil homme grincheux qui cherche un contact affectif avec sa fille, un enfant roumain émigrant clandestin en Autriche, un couple qui tente d'adopter un enfant, un étudiant qui se soumet à des différents jeux-épreuves, un convoyeur d'argent qui ne sait pas exprimer son intimité. Leurs parcours se croisent tout par hasard dans la dernière séquence du film, dans une banque. L'étudiant, empêché par les circonstances de retirer de l'argent et de payer l'essence pour sa voiture, ouvre le feu dans la banque qui se trouve à proximité de la station d'essence, tue trois personnes lui inconnues et se suicide. Le hasard l'a emporté sur l'adresse de s'en sortir.
La rencontre entre père et fille dans la banque, dans 71 Fragments d'une chronologie du hasard (1994)21, est un événement encadré par le dispositif-outil du service à la banque. Le dispositif conditionne le comportement des personnages et détient le sens de l'événement. Un vieil homme de la file d'attente s'approche donc du guichet et de l'employée de la banque. Parmi les répliques concernant l'argent de sa pension qu'il est venu récupérer, se faufilent quelques-unes qui dépassent la politesse retenue et sonnent bizarrement, ce n'est pas un client habituel qui connaît l'employée, ils se tutoient, même plus, quelques mots s'échappent et trahissent : ce vieil homme est le père, l'employée sa fille. On assiste à cette rencontre insolite qui réfléchit leur drame d'un attachement perdu. Dans l'atmosphère austère de la banque, après avoir fait la file, le père pourra échanger quelques mots avec sa fille et s'excuser « pour le dérangement ». La scène est un condensé d'états, un nœud de maintes narrations possibles, sans être elle-même narrative. Les rapports des personnages, privés d'intimité, leur contact pareil à quelque service plutôt qu'à un échange émotionnel, sont révélés par le dispositif-outil de la scène.
3.3. Dispositif-outil de l'ascenseur dans La Pianiste (2001).
- Note de bas de page 22 :
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Bref résumé de La Pianiste : Erika est professeur de piano dans le conservatoire viennois. Sa vie est partagée entre des rapports troubles avec une mère dominatrice et des loisirs sombres, telles ses visites aux sexshops. Un amour inattendu se présente à Erika par la rencontre avec Walter. Son expérience intime nourrie par des films porno qu'elle visionne, Erika ne saura pas répondre adéquatement à l'amour de Walter. Dégôutée de son corps, elle lui refusera de jouer en concert, en plantant un couteau dans son épaule.
Dans la scène de la première rencontre entre Erika Kohut et Walter, dans La Pianiste22, c'est l'ascenseur qui fonctionne comme dispositif organisateur de la scène. Les caractères des deux protagonistes s'exposent spontanément, sans que les interprètes recourent à une interprétation particulière, ils se soumettent simplement aux circonstances dictées par le dispositif. Erika, accompagnée de sa maman, en apercevant l'homme qui entre dans l'immeuble et vient après elles vers l'ascenseur, ferme la portière devant lui. Elle a un instant à choisir : lui laisser du temps pour ouvrir la portière, et « voyager » ainsi ensemble tous les trois, ou appuyer sur le bouton et mettre l'ascenseur en marche. Elle appuie sur le bouton. L'ascenseur commence son élévation, Walter l'escalade de l'escalier. À chaque palier, l'homme se retrouve au même niveau que l'appareil, face à face avec ses passagères imperturbables. Leur imperturbabilité est accentuée par la caméra fixe qui se trouve derrière leurs dos. Ainsi, dans un plan-séquence fixe, tous les trois protagonistes montent deux étages de l'immeuble pour se rendre à un même endroit par deux parcours parallèles mais distincts. Le caractère désinvolte de Walter s'esquisse, il ne lâche pas tout de suite prise. Quant à Erika, c'est son opiniâtreté qui la pousse à opter pour la compagnie de sa maman au détriment de celle d'un homme attirant. Le dispositif de l'ascenseur est l'organisateur de la scène de cette première rencontre où se profile déjà le drame de deux parcours en décalage.
Dans ces trois exemples, le sujet de l'énonciation s'efface, c'est le dispositif-outil de la mise en scène qui organise l'événement et le fait s'exprimer. Cependant, si on se rappelle le sens initial du terme d'oikonomia que nous avons mentionné au début de notre étude, l'être du réalisateur apparaît séparé en deux : une intériorité qui tend à se communiquer, actionnant sur une extériorité. Se dessine ainsi cette relative dépendance d'une réalité extérieure, se déroulant selon ses propres lois à elle, par rapport à l'être d'une instance auctoriale qui s'exprime au travers. Car le dispositif est préalablement cherché, pensé et réfléchi comme tel par le réalisateur. Dans les exemples qui suivent, par excès ou par défaut, l'instance énonciative devient plus facilement repérable.
3.4. Dispositif-outil du jeu.
3.4.1. Funny Games (1997).
- Note de bas de page 23 :
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Bref résumé de Funny Games : Paul et Peter, deux jeunes hommes en tenus de golf, viennent demander des œufs à Anna, arrivée avec sa famille dans leur résidence secondaire pour le week-end. Maladroit, Peter casse les œufs mais ne renoncent pas à redemander d'autres. La maladresse, l'impolitesse et l'insolence se mélangent et s'échangent entre les protagonistes, rassemblés soudain ensemble. Les deux jeunes hommes refusent de repartir. La famille se retrouve séquestrée, le pari est lancé par Paul : « Nous, on parie que demain matin à 9 heures vous ne serez pas vivants, d'accord ? ». Les membres de la famille sont contraints à parier sur le contraire. Sur quoi parie le spectateur ? Le spectateur est amené à s'interroger sur le processus de déréalisation du vécu, propagé par les médias et le cinéma conventionnel, et sur sa responsabilité lors de la réception des images.
- Note de bas de page 24 :
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Il y a des regards à la caméra qui ne sont pas adressés au spectateur, voir Marc Vernet, Figures de l'absence, Paris, Cahiers du cinéma, 1988.
Le dispositif-outil du jeu apparaît comme encadrement de plusieurs événements dans Funny Games23. Sa dynamique est amplifiée du fait que ce qui se présente comme jeu pour deux des protagonistes, Paul et Peter, sort du cadre du jeu pour les personnages de la famille, dont la vie est mise en gage. Ainsi, représentatif pour ces différences d'implication au jeu apparaît l'événement dans lequel Paul conduit Anna à retrouver le chien qu'il a tué, en la faisant jouer à « chaud-froid ». Le personnage d'Anna se soumet à contre-cœur à ce jeu à la fin duquel elle n'aura rien à gagner. Le désinvolte du jeu de l'un des joueurs contraste avec la finalité terrorisante qui ne concerne que l'autre. Paul se retourne et adresse ici son premier regard à la caméra et au spectateur24, prenant ce dernier en complice. Ce jeu que tout un chacun connaît de son enfance, se joue dans le film sur le lent rapprochement de la découverte, aussi repoussante qu'inévitable. Les adresses de Paul à la caméra aidant, le dispositif-outil du jeu rappelle au spectateur sa position du spectateur, de quelqu'un qui est hors du jeu qui se joue dans la diégèse. Le spectateur est amené ainsi à se questionner sur sa position et sur sa responsabilité.
- Note de bas de page 25 :
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L’auteur remercie Wega-Film et Mme Julia Heiduschka pour l'autorisation d'utiliser des images des films de Michael Haneke.
Fig. 1 Première adresse de Paul au spectateur, Funny Games, © WEGA-Film25.
3.4.2. 71 Fragments d'une chronologie du hasard.
Dans 71 Fragments d'une chronologie du hasard, les jeux-épreuves auxquels jouent les protagonistes du film, absorbent littéralement l'événement dramatique. Et pourtant, le même dispositif-outil participe de différentes opérations de mise en discours.
La figure à reconstituer.
- Note de bas de page 26 :
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Hans Robert Jauss, « Petite apologie de l'expérience esthétique » in Pour une esthétique de la réception (1974), Paris, Gallimard, coll. Tel, 1978, pp. 123-157, pp. 151-153.
Le jeu inclus dans un récit provoque, selon Hans Robert Jauss26, une identification « associative » chez le spectateur, lui-même reprenant un rôle parmi ceux des autres participants. Cette identification associative est favorisée, dans les séquences de la figure à reconstituer, par l'énonciation qui recourt aux plans rapprochés, évacuant de l'image les corps et les visages des joueurs. Dans les plans rapprochés, on ne voit que les pièces découpées de la figure, dont l'unité est à reconstituer, et les mouvements oscillants et imprécis des mains du joueur, pressé par le temps qui s'écoule. Le temps réel du jeu-épreuve devient temps filmique, mais les 60 secondes, remplies par des tentatives infructueuses, passent vite. L'énonciation renonce à toute mise en scène, c'est les règles du jeu et son déroulement qui la dicte ; celle-ci est une seconde fois réduite au minimum par les plans rapprochés. Le spectateur est placé devant et de près, comme si c'était à lui de jouer. Mais la séparation qu'opère l'écran rend ses efforts encore plus pénibles que ceux du joueur qui se trompe et recommence. On finit par échouer, personnage et spectateur ensemble, les 60 secondes écoulées. Le temps qui presse et passe, cette contrainte essentielle du jeu est transmise directement au spectateur par le dispositif qui organise la scène.
Le jeu au ping-pong contre l'automate.
- Note de bas de page 27 :
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Entretien avec Serge Toubiana, bonus DVD, 71 Fragments d'une chronologie du hasard, éd. WEGA Film, Les Filmes du Losange, 2005.
Le plan-séquence du jeu au ping-pong contre l'automate, dans le même film, est un cas ultime d'événement encadré par un dispositif-outil. La mise en scène est complètement emportée par le dispositif : le joueur est placé à répondre aux balles qu'un automate lui renvoie. L'interprétation du comédien est conditionnée, limitée et guidée par l'automate ou, de notre point de vue, par le dispositif. La durée du plan, 2 minute 49 secondes environ, permet à une réalité de s'étaler, telle quelle. Sans aucune intervention au cours de son déroulement et dans une excessive durée, cette image fixe une action telle qu'elle se serait déroulée dans la réalité, la caméra absente. Le personnage joue littéralement dans les circonstances de l'imprévu. Il se crée devant nous un rythme tout à fait réel sur l'effort de cette personne d'être ad hoc dans ses mouvements-réponses aux coups relancés sans cesse par l'automate. Ce plan-séquence comporte l'état de cette personne, sensible et manifeste, tel qu'il aurait été si nous assistions à cette scène de sa vie. On pourrait y retrouver bien sûr un sens codé, se faire une idée d'un personnage entrelacé dans un jeu qui le dépasse, ses réponses n'étant pas toujours adéquates aux lancers mécaniques de l'automate. Derrière le filet, les mouvements de son corps agissant rappellent ceux d'un poisson qui aurait bondi vainement après s'être retrouvé pris dans le filet. Mais parfois, c'est l'automate qui retarde la balle, ne disposant pas à l'instant évidemment, et dans ces cas, les réponses du joueur, automatisées, viennent en avance et retombent dans le vide. Or, il rate la balle du fait que face à lui il y a un automate qui de surcroît n'est pas tout à fait autonome, mais dont les lancers dépendent d'une certaine façon des lancers de balle du joueur. Notre interprétation est donc possible, elle aurait pu bien se faire sur une scène de la vie réelle. Le plan-séquence du jeu au ping-pong dans le film n'incite pas à être interprété, il est à l'écart de toute histoire, de tout récit. « Le secret, c'est la durée. », dit Michael Haneke27 :
« Au début, je vois : ce garçon il joue. Après, je m'amuse. Après, je deviens furieux. Après, je suis fatigué et après, à un moment, je commence à regarder. Avoir la respiration de la durée juste, c'est le secret. C'est la difficulté. Mais c'est une question musicale. »
Fig. 2 Max joue au ping-pong contre l'automate, 71 Fragments d'une chronologie du hasard, ©WEGA-Film.
- Note de bas de page 28 :
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François Niney, L'Epreuve du Réel à l'écran (2000) Bruxelles, De Boeck Université, 2002, p. 9.
- Note de bas de page 29 :
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André Bazin, « Théâtre et cinéma » (1951), in Qu'est-ce que le cinéma ? (1945-1958), Paris, Cerf, pp. 129-178, p. 151.
- Note de bas de page 30 :
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Gilles Deleuze, L'Image-temps, Paris, Ed. de Minuit, 1985,p. 358.
- Note de bas de page 31 :
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Andreï Tarkovski, Le Temps scellé, Paris, Ed. Cahiers du cinéma, p. 77-79.
Cette image ne s'intègre pas dans une structure classique, elle demande une structure différente, elle appelle une autre manière de raconter. Comme le remarque François Niney : « […] le film devient pour le spectateur non plus une représentation mais l’expérience d’une traversée des conditions humaines. Ainsi s’inaugure un trait persistant du cinéma moderne. »28. L'image devient expérience. Cette image est le prolongement de l'idéal d'André Bazin29 pour qui le propre de l'image cinématographique est d'être une empreinte de l'objet dans sa durée. Une image dans laquelle « c'est le temps en personne qui surgit », d'après l'idée de Gilles Deleuze30. Andreï Tarkovski y inclut, comme condition nécessaire, le déroulement d'un fait31. Nous rappelons ici, sans pouvoir entrer en détail, le plan-séquence de la traversée de la piscine par Gortchakov dans Nostalghia (A. Tarkovski, 1983) car c'est le précurseur, nous semble-t-il, le plus proche de l'événement hanekenien gouverné par un dispositif. Dans le plan-séquence du jeu au ping-pong dans 71 Fragments..., le jeu change d'une manière aléatoire, dictée par l'automate qui lance les balles et non pas par l'instance auctoriale qui aurait pu tenter de le mettre en scène. Le jeu passe par des étapes et par des rythmes différents, il a ses ruptures, ses pauses, reprises et détours. Le personnage, lui-aussi, traverse plusieurs états : satisfait parfois de ses réponses, découragé d'autrefois de ses manques, irrité contre l'automate, carrément brouillé, désespéré, décidé de ne pas renoncer au jeu. Les balles restées sur la table rappellent tous les coups ratés de Max. Toute la richesse du plan provient du réel et le constitue en même temps, un réel qui est en train de se faire devant nos yeux, grâce au dispositif qui remplace la mise en scène. L'interprétation du comédien s'efface au profit de la condition humaine, son interprétation se déploie, grâce au dispositif, sur la limite de contrôle conscient. Toute tentative de mise en scène aurait fini par appauvrir l'événement, alors que le dispositif lui permet de se constituer tel un extrait du réel. Bien entendu, ce n'est pas le Réel, tout au plus, c'est une image à son image, une image-pastiche du réel. Le signifié semble expulsé au profit d'une collusion directe entre signifiant et référent. L'instance énonciative se désigne « absente » dans cette image, mais l'image désigne la quête de cette instance énonciative.
3.5. Dispositif-outil du visionnement (Benny's Video, 71 Fragments..., Caché).
- Note de bas de page 32 :
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Bref résumé de Caché : quelqu'un prend des images de la maison de Georges et lui envoie les cassettes avec ces images où il n'y a pas grand-chose à voir. Georges est amené à s'interroger sur sa vie et sur ses rapports avec les autres, mais au lieu de prendre conscience de ses actes et de sa responsabilité, Georges s'obstine à chercher le « filmeur », l'accusant de le terroriser.
Nous dirons que le dispositif-outil du visionnement est mis en place lorsqu'un personnage apparaît sur une image diégétique, explicitement ou implicitement visionné par d'autres personnages. Ce dispositif a pour effet de distancier du personnage, l'écran doublé aiguise le regard au détriment de l'effet du fusionnement avec le (re)présenté qui se produit normalement lorsque l'on regarde un film. Le dispositif-outil du visionnement agit comme une sorte d'« emballage » de la « réalité ». « Emballée », cette réalité devient étrangère même à celui qui y est fixé, celui à qui elle appartient. C'est cet effet qui terrorise le couple dans Caché (2005)32 : les extraits de leur vie fixés sur les cassettes vidéo leur sont soustraits, ne leur appartiennent plus. Ils les a-liènent d'eux-mêmes, notamment parce que image et réalité sont distinctes.
3.5.1. Le documentaire sur l'enfant roumain dans 71 Fragments....
Dans d'autres cas, la distanciation visée par le dispositif-outil du visionnement produit un effet contraire : elle engendre un désir de revoir le personnage agir à nouveau dans la diégèse. Comme si, avec le dédoublement de l'écran (explicitement quand on voit l'écran diégétique ou implicitement quand on ne le voit pas mais le sous-entend), on avait perdu la « vraie » présence du personnage. Cet effet apparaît lorsqu'on perd de vue le convoyeur Hans Nohal pour continuer à suivre ses déplacements sur les écrans des caméras de surveillance de la banque ; et au contraire, le personnage « revient », lorsqu'il sort des champs des caméras de surveillance et réapparaît « réel » dans le plan du film-cadre. Ce même effet est très prononcé lors du visionnement du film documentaire sur l'enfant roumain. Contrairement au film-cadre, où on ne le voit presque jamais parler mais agir dans des situations toutes différentes, dans le film diégétique, l'enfant roumain parle et s'exprime assez adroitement. Il raconte sa vie d'enfant de la rue qu'il a menée en Roumanie et la manière dont il a émigré en Autriche. Le film diégétique révèle donc des informations jusqu'ici inconnues de la vie du personnage, il aurait fallu que l'on ressente sa personnalité enrichie grâce aux détails biographiques révélés. Paradoxalement, on a la sensation d'une perte. Ce sentiment de perte provient, à notre avis, du visionnement qui sépare et éloigne du personnage. La femme du couple Brunner, qui regarde le film à la télé, fond en larmes. Il y a plusieurs causes pour sa crise de nerfs dans cette scène, mais une parmi elles, à notre avis, c'est cette séparation d'avec l'enfant, creusée par l'écran qui rend infranchissable la distance, transforme le sujet en objet. Dans les deux séquences postérieures avec l'enfant roumain, une surface transparente est placée entre l'enfant et la caméra et sépare celle-ci de celui-là : l'enfant est derrière un mur vitré, dans la séquence où le couple Brunner le rencontre, derrière le pare-brise de la voiture, lorsque la femme vient avec lui devant la banque. Bien qu'il y ait cette surface qui sépare du personnage, l'effet de distanciation n'est pas si aliénant que dans le cas où le personnage est visionné sur un écran. Nous entrevoyons ici une preuve de l'idée que c'est justement le dispositif du visionnement, et non pas simplement la surface séparatrice, qui produit la sensation de distanciation.
3.5.2. Le meurtre dans Benny's Video.
- Note de bas de page 33 :
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Bref résumé de Benny's Video: Benny, un adolescent qui aime filmer avec sa caméra, invite chez lui une fille, rencontrée par hasard, et lui montre ses secrets : l'abattage d'une truie qu'il a filmé et le pistolet d'abattage qu'il a volé. S'engage un jeu entre eux avec le pistolet d'abattage ; dans ce jeu, le premier coup est tiré. Contrairement aux attentes des personnages, la fille s'effondre, blessée. Ses cris de douleur affolent Benny, ne sachant pas que faire, il lui assigne encore deux coups de pistolet. Le cadavre de la fille gisant dans sa chambre, Benny essaie de poursuivre sa vie quotidienne. Cela s'avère impossible, il y a beaucoup de sang, il faut nettoyer, le cadavre gêne. Benny avoue ce qui s'est passé à ses parents. Le père se charge de faire disparaître le cadavre, pendant que la mère et Benny partent en excursion en Égypte. De retour de cet « exil », à l'initiative de ses parents, Benny doit reprendre une vie toute neuve et différente. Les changements lui rappellent justement ce qu'ils visent à occulter. Benny se rend à la police pour dénoncer son crime, mais aussi les efforts de ses parents de le dissimuler.
- Note de bas de page 34 :
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Jean-Louis Povoyeur, Le Cinéma de Robert Bresson, Paris, L'Hamattan, 2003, p. 241, souligné par l'auteur.
- Note de bas de page 35 :
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André Bazin, « Théâtre et cinéma » (1951), idem, p. 160 : « L'écran n'est pas un cadre comme celui du tableau, mais un cache qui ne laisse percevoir qu'une partie de l'événement. », souligné par l'auteur. Et aussi, « Peinture et cinéma », idem, pp. 187-192, p. 188 : « Les limites de l'écran ne sont pas, comme le vocabulaire technique le laisserait parfois entendre, le cadre de l'image, mais un cache qui ne peut que démasquer une partie de la réalité. », souligné par l'auteur.
Dans les événements du meurtre de la fille et des aveux dans Benny's Video (1992)33, la distanciation opérée par le dispositif-outil du visionnement incite à réfléchir non uniquement les événements mais aussi le fait de leur représentation sur l'image. La représentation est remise en cause dans les deux événements, l'accent est déplacé vers le regard et la responsabilité d'exposer une image au regard. L'image du plan-séquence du meurtre de la fille est prise par une caméra impersonnelle, une caméra qui ne sait pas « composer ». C'est une image « hasardeuse », « automatique », car la caméra qui la prend, la caméra de Benny, mise simplement en marche, ne choisit pas le champ qu'elle filme ni celui qu'elle laisse en hors-champ. Ainsi, ce que l'image capte de l'action, sera la partie la plus « inutile », le « déchet »34 du récit : un intérieur vide. Alors que dans ce même intérieur, dans cette même pièce une action importante se déroule : un meurtre. Le son qui se produit dans le hors-champ, les cris de la fille qui est en train de mourir, insiste sur l'existence de ce hors-champ et sur l'action qui s'y déroule. Ces cris, qui dévoilent la fausseté de cette image, affolent Benny et le poussent à se dépêcher pour les faire taire. Ainsi la frontière entre ce champ et ce hors-champ est à plusieurs reprises brouillée par les allers-retours de Benny qui vient deux fois dans le champ pour prendre des balles et revient vers le hors-champ pour achever le meurtre. Ainsi que par les mouvements de la fille qui, dans ses tentatives désespérées d'échapper à la mort, tend à entrer dans le champ d'où Benny la repousse. Le meurtre achevé, Benny s'assoit, exténué, juste sur la limite entre le champ et le hors-champ pour l'anéantir une fois de plus. Le cadre est un cache35, la formule célèbre d'André Bazin, est littéralement mise en place dans ce plan- séquence. Ce n'est pas seulement l'insupportable à voir qui est refoulé de l'image. C'est la représentation qui est mise en question, voire l'acte de création et l'artefact. De surcroît, le plan du film n'est pas le plan même de la caméra de Benny, qu'on pouvait reprendre et inclure dans le film. La caméra de l'énonciation première, après une légère correction au début du plan, se fige, à la manière de la caméra diégétique, et ne capte sur son image que l'écran de la télé et une petite partie de l'intérieur vide. Comme si elle avait d'un coup renoncé à énoncer, devenue « muette », elle s'est « figée » devant cet acte qui dépasse toute énonciation. Elle redouble l'énonciation impersonnelle de la caméra diégétique, devenue narrateur second. On regarde à travers deux objectifs sans que cela élargisse du tout la vue : l'image de la caméra première apparaît tautologique par rapport à l'image de la caméra diégétique : c'est toujours un intérieur vide. L'énonciation du film premier s'efface au profit du témoignage, une vue aléatoire de la caméra seconde : c'est cette vue aléatoire qui compte, telle quelle, et non pas la représentation. Alors que, tel un visionnaire, le spectateur voyait tout jusqu'à ce plan tantôt d'un point de vue externe tantôt du point de vue subjectif de Benny, dans ce plan-séquence, il se voit obligé de regarder d'un point de vue quelconque, dépourvu d'instance, automatique. C'est une image « déplacée ». En effet, pourrait-il y avoir une instance énonciative si l'acte meurtrier se passait en réalité : du coup, l'acte même est chargé de plus de réalité par le fait que cette énonciation est défaillante. Ce plan-séquence est construit sur un grand écart entre ce que l'image « montre » et ce qu'elle « (re)présente » : elle montre une chambre vide pour (re)présenter un meurtre. Cette image distante s'expose à un regard actuel, contraint à se réfléchir derrière l'écran dédoublé : l'écran diégétique, celui de la télé de Benny et l'écran sur lequel on voit le film. Tout cela a comme effet l'aiguisement du regard, l'attisement de la conscience de celui qui regarde, tandis que, en effet, il n'y a pas d'image, la représentation est « nulle ». Par le manque, il se crée un rapport à cette image. La partie qui manque se grève sur la conscience. Cette image vide connote un état d'âme : on est face à face avec l'âme du meurtrier, dépourvue de toute sensation, meurtrie elle aussi, vide.
Fig. 3 Le plan-séquence du meurtre de la fille dans Benny's Video, © WEGA-Film.
- Note de bas de page 36 :
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Voir Guy Gauthier, « Le documentaire narratif », in Cinémas et réalités, CIEREC, Université de Saint-Etienne, 1984, pp. 81-93, p. 86.
Les aveux que Benny fait à ses parents, passent par le visionnement de ce que sa caméra a fixé : cette non-image. Au cours du deuxième visionnement, cette non-image se réfléchit davantage comme image. Le plan-séquence du meurtre de la fille que Benny montre à ses parents acquiert, dans la séquence des aveux, le caractère d'une « séquence antérieurement vécue »36, ce qui fait basculer la fiction vers le documentaire. Ce plan, pris par une caméra impersonnelle, un témoignage sans instance, intensifie le discours parallèle, celui qui se poursuit dans la conscience du spectateur, réfléchissant non seulement le fait de meurtre mais aussi l'acte de la prise sur l'image et la manière dont on le perçoit. Le manque à cette image dérange, le père, interprété par Ulrich Mühe, a le léger mouvement « inconscient » de vouloir voir au-delà des limites du champ. Dans la séquence du meurtre, le manque à l'image provoque une certaine incertitude par rapport à l'action qui se déroule dans le hors-champ. Dans la séquence des aveux, ce même manque à l'image devient la preuve de ce qui s'est passé. La défaillance de cette image atteste de sa réalité : la « vraie » image ne représente pas, elle témoigne. La conception de l'image comme témoignage est liée au documentaire, cette image-témoignage rapproche le film de M. Haneke du documentaire et l'éloigne de la fiction conventionnelle, dominée par l'idée de l'ubiquité de la représentation. Le dispositif remplace la mise en scène dans la séquence des aveux où les personnages, rejoints par le spectateur, n'ont qu'à regarder cette non-image qui « documente » un meurtre. L'énonciation se répète, elle fait revoir au spectateur la dernière partie du plan, le meurtre même : un intérieur vide. En plus, dans la séquence des aveux, on se retrouve à égalité avec celui qui a commis le meurtre, lui comme nous, en spectateurs. Cela rend insupportable le statut même de spectateur. C'est cette séquence-ci qui parachève la dimension tragique du meurtre car, projeté et visionné, un événement parmi d'autres événements, enregistré par la caméra de la famille, « un film de famille », le meurtre devient hideux. L'image est jouable, pareillement à l'image de la truie abattue, enregistrée par cette même caméra : pourrait-on faire des allers-retours sur cette image qui a enregistré le meurtre de la fille ? L'instance énonciative ouvre des questionnements sur ce qui est représentable sur l'image et sur la responsabilité d'en produire et d'en consommer. La normalité de la projection fait apparaître l'anormalité de cette image, l'incongruité de cette représentation.
- Note de bas de page 37 :
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Roland Barthes, « Introduction à l'analyse structurale des récits », Communications n° 8, 1966, pp. 1-27, p. 26.
Ces quelques exemples de dispositif-outil de la mise en scène démontrent que l'élément encadreur peut être de nature toute différente : un automate, un acte quotidien, la contrainte d'un jeu, une action prise dans sa durée, un dispositif de la vie réelle repris par la diégèse, etc. Se constituant sur un élément diégétique, le dispositif-outil est donc singulier à la scène, il se détache comme dispositif au fur et à mesure qu'il la conditionne et l'encadre, la fait s'exprimer, produire du sens. Le dispositif-outil de la mise en scène permet à celle-ci d'explorer et d'inclure des couches du réel au sein du fictionnel, laissant un espace à l'indéterminé et au spontané. Comme Roland Barthes a noté : « la "réalité" d'une séquence n'est pas dans la suite "naturelle" des actions qui la composent, mais dans la logique qui s'y expose, s'y risque et s'y satisfait »37. Ainsi, une des particularités de l'art de Michael Haneke réside dans son adresse à trouver le dispositif le plus efficace pour la scène, à le faire fonctionner afin que l'événement s'émancipe de sa propre volonté auctoriale, tout en l'exprimant. Nous pouvons conclure que le dispositif-outil de la mise en scène produit l'effet d'un lien immédiat entre une énonciation « impersonnelle » et l'énonciataire, le spectateur aura l'impression de se retrouver face au « réel », l'instance énonciative absente. Les trois premiers exemples du dispositif que nous avons vus ci-dessus démontrent cet effet. Cependant, la dimension stratégique du dispositif qui se révèle dans le signe qu'il produit et qui réunit le plan de l'expression et le plan du contenu de la scène, incite à y entrevoir la quête d'un sujet énonciatif. Le dispositif-outil de la mise en scène sert l'énonciation à opérer une disjonction, plus ou moins prononcée selon le cas, entre l'événement dramatique qui se déroule dans la diégèse et l'énoncé. Dans cette disjonction, l'énonciation peut simplement « commenter » l'événement, suggérer sa signification (nos trois premiers exemples), mais peut aussi, comme on le voit dans les exemples des dispositifs du jeu et du visionnement, grâce à l'usage spécifique que Michael Haneke en fait, aller jusqu'à réfléchir le code et la forme de l'énoncé, et jusqu'à remettre en cause la représentation. Ainsi, le dispositif-outil de la mise en scène masque l'instance énonciative mais donne, en effet, une clé de sa quête. Cette double fonction est consciemment recherchée, comme le révèlent les propos d'Abbas Kiarostami, que nous avons transmis au début, et qu'on peut le voir aussi dans ses films. La transparence de la représentation est abolie, la manière et la visée seront singulières à chaque auteur. Chez M. Haneke, le Spectateur est visé, voire interpellé, par l'énoncé afin qu'il s'interroge non uniquement sur les faits de la diégèse, mais aussi sur l'acte de l'énonciation, sur sa position du spectateur et sur ses responsabilités. Sont communiquées ainsi des valeurs esthétiques et éthiques de l'auteur qui envisage le cinéma comme communication d'un savoir.