Emotion poétique et textualité en pratique poétique africaine
des épanchements passionnels soupçonnés et insoupçonnables en discours
Eblin Pascal Fobah
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Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques
Auteurs cités : Ridha Bourkhis, Michel Collot, Jacques FONTANILLE, Algirdas J. GREIMAS, Anne Hénault, Georges Molinié, Alain Viala, Claude ZILBERBERG
Émotion poétique ! Voilà une expression bien familière mais peu connue parce que peu visitée. Pourtant, l’unanimité est acquise qu’elle est la manifestation d’une individualité dans la matérialité textuelle. En évoquant les sources de cette manifestation, l’on a toujours prétendu que l’écrivain n’écrivait que sous l’influence d’une sorte de muse que les uns appellent inspiration et les autres, émotion. Pour les tenants de la deuxième position, c’est parce que l’écrivain est ému qu’il écrit et, son émotion transparaît dans son texte.
- Note de bas de page 1 :
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Nous pensons ici à la sémiotique des passions qui se nourrit abondamment des affects laissés consciemment ou inconsciemment dans le texte narratif alors qu’elle se révèle peu prolixe lorsqu’il s’agit du texte poétique.
- Note de bas de page 2 :
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Michel Collot, La matière émotion, Paris, Puf, coll. « Écriture », 1997, p. 1.
- Note de bas de page 3 :
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Michel Collot, La matière émotion, ibidem.
Cette opinion est encore plus tranchée lorsqu’il s’agit du texte poétique. Les relations entre le poète et l’émotion ont été proclamées depuis l’époque d’Homère dans la Grèce antique et fêtées par les romantiques (dans le monde occidental) qui en ont fait le point de départ et la fin de leur activité scripturaire. Cependant, la critique littéraire ne s’y est que peu intéressée à cause de sa méfiance vis-à-vis du caractère irrationnel de l’objet qu’il fallait étudier, c’est-à-dire l’émotion. Même lorsqu’elle s’intéresse à l’émotion, elle n’aborde que très peu le problème de ses rapports avec le discours poétique1. Aussi Michel Collot dira-t-il que « l’émotion (…) semble être un impensé de la poétique contemporaine »2et il ajoute que « malgré l’évolution de la théorie de la linguistique, qui accorde une place de plus en plus importante à « la subjectivité dans le langage », et de la pratique des poètes, qui a largement réhabilité le lyrisme, elle reste suspecte »3. Le présent article nous donne donc l’occasion d’interroger les rapports qui existent entre l’émotion poétique, entendue comme la forme littérarisée de l’émotion ordinaire, et le discours poétique, non pas pour les épuiser mais pour susciter de nouvelles interrogations.
Notre réflexion va porter sur les manifestations textuelles de l’émotion poétique dans un type particulier de discours poétique, en l’occurrence, le discours poétique africain que, depuis la Négritude, l’on considère, en restant à la lisière du texte et dans un cadre ontologique, comme un discours profondément pathémique. Il s’agit, à travers une approche textuelle qui se réclame de la sémiostylistique, de rendre compte de l’imprégnation du tissu textuel par l’affectivité du sujet énonçant. Nous aborderons donc le problème des manifestations discursives de l’émotion poétique en nous plaçant dans la perspective de la réception littérarisante, celle qui érige le texte en objet littéraire. Nous ferons cette analyse en nous servant d’un corpus de six textes poétiques qui, diachroniquement et géographiquement, balaie la production poétique africaine de la Négritude à nos jours et des pays du centre à ceux de l’ouest de l’espace francophone.
I – Émotion poétique et visée interprétative
L’orientation générale indiquée par l’introduction implique une réflexion sur le déploiement discursif de l’émotion issue d’une artistisation langagière propre à une pratique générique géographiquement localisée. Une telle réflexion ne peut, cependant, être correctement menée si, au plan théorique, le balisage de terrain n’est pas fait et le champ conceptuel de l’analyse posé. Aussi cette partie vise-t-elle à fixer le cadre méthodologique et la portée sémiotique de l’analyse du ressentiment émotif textualisé. Parler de cadre méthodologique et de portée sémiotique, c’est orienter la réflexion vers tout ce qui se passe en amont de l’analyse textuelle et la conditionne, c’est-à-dire les principes théoriques sur lesquels se fonde l’activité de l’analyste et dont l’ignorance peut conduire à des blocages et à des frustrations chez le lecteur. La visée interprétative de la réflexion sur la discursivation des affects dans le discours poétique africain s’inscrit dans la perspective d’une évaluation. Celle-ci implique deux types de questionnement : l’un, sur le déploiement d’un « cœur mis à nu » et l’autre, sur le matériel sémiotique et rhétorico-discursif employé.
- Note de bas de page 4 :
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La Sémiostylistique, parce qu’elle articule sémiotique et stylistique et construit, contre la sémantique traditionnelle monolithique, une matérialisation, dans une perspective herméneutique, de la substance du contenu articulée autour des trois sous-composantes (noétique, thymique et éthique), offre plus de possibilité que tout autre approche stylistique de dégager d’un segment textuel quelconque la part d’affectivité qui y est investie. Le thymique, issu d’un emprunt conceptuel à la sémiotique des passions, est la sous-composante qui prend en compte tout le domaine indifférencié des affects. Pour Georges Molinié, cette sous-composante, comme toutes les autres d’ailleurs, est analysable comme participant du régime de littérarité.
- Note de bas de page 5 :
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Cf. Georges Molinié, Sémiostylistique : l’effet de l’art, Paris, Puf, 1998, pp. 250-252.
- Note de bas de page 6 :
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Une sémiologie est une structuration de la valeur éthique fondée sur un fonctionnement discursif tensif. Elle fige, dans des structures tensives, l’interprétation sémiostylistique de la portée, dans le domaine de l’éthique, des structures discursives. Par elle deviennent descriptibles les faits sémiostylistiques liés au fonctionnement de la dimension éthique de la substance du contenu. Elle est perçue comme enjeu axiologique polarisant l’intentionnalité construite en discours.
- Note de bas de page 7 :
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La valence est le support linguistique de la valeur que nous avons désignée par le terme bipolarisé de profondeur axiologique. Elle permet de caractériser l’investissement axiologique des objets du dire du sujet énonçant.
Le premier type de questionnement porte sur l’enjeu et la portée du dispositif langagier examiné, lesquels relèvent de la manifestation d’une individualité en tant qu’entité discursive pathémique. La fin du jeu verbal affiché se pose ici comme la révélation d’un investissement du discours par une affectivité. La seconde catégorie de questionnement implique, elle, un examen du matériel sémiotique et rhétorico-discursif dans la perspective d’un régime de fonctionnement langagier indicateur, à réception, d’une pratique générique spécifique et créateur d’un effet de jouissance. L’interprétation devient ici description. La visée interprétative de l’examen de la textualisation de l’émotion poétique dans le discours poétique africain articule ainsi faits discursifs et faits thymiques : la description du fonctionnement langagier définit une appréhension du monde, pathémique. Telle que posée, la visée interprétative est une visée stylistique, « sémiostylistique » devrions-nous dire4. La détection des déterminations langagières va ainsi de pair avec le relevé des configurations énonciatives de la sous-composante thymique de la substance du contenu, domaine du pulsionnel, des manifestations individuelles de tous les termes de la « nomenclature affective » : affect, sentiment, passion, émotion, état d’âme, etc. Mais, le pulsionnel ne peut être analysé tout seul dans cette logique. Il est toujours imprégné d’éthique5. La sous-composante éthique est liée à l’axiologisation du rapport au monde du sujet énonçant, c’est-à-dire à la position du sujet par rapport à l’objet de son dire. Celui-ci se manifeste dans le discours comme sujet sensible, qui structure son monde par rapport à des jugements de valeur. L’axiologisation du rapport au monde n’est objectivable qu’à travers des sémiologies6. Celles-ci organisent l’espace tensif du discours poétique africain en profondeurs axiologiques (unités dialectiques générées par la mise en perspective tensive de certaines valences7) : la profondeur du jugement qui oscille entre les fonctifs de la péjoration et de la mélioration, la profondeur de la relation à l’objet dont les extrémités sont bornées par l’attachement et le détachement et la profondeur du propos à l’égard de l’objet délimitée, elle, par la laudation et la dénonciation. Les valences énumérées sont des valences intensives, en tant qu’elles fixent l’intensité de l’éprouvé. Elles sont graduables, c’est-à-dire admettent diverses fluctuations tensives qui constituent une prosodisation du contenu par rapport à la tonicité. Ces variations font référence à une déformabilité circonstancielle, en décadence ou en ascendance, de la tonicité. Sur cette base, l’examen des deux extrémités de chaque profondeur, dorénavant sur-contraires [s1], [s4], admet des intervalles de modulation de la valeur tensive (des sous-contraires [s2], [s3]) que le tableau subséquent permet de caractériser avec exactitude. La tonicité qui est indiquée par ce tableau s’inscrit dans une logique de syntagmatisation des valences qui prend en compte, de manière indifférenciée, ses deux variations en corrélations converse et inverse. Ainsi, la séparativité criminogène est-elle la dimension tonique du détachement en corrélation converse (moins appelle moins, plus appelle plus) alors que son pendant tonique, dans le cas de l’attachement, est le fort attachement soumis, lui, à la corrélation inverse (plus appelle moins, moins appelle plus). Mais, pour une question de lisibilité et d’efficacité théorique, il ne sera présenté dans le diagramme qui suit immédiatement le tableau que l’arc de la corrélation inverse.
Chacun des sur-contraires et des sous-contraires atones et toniques est dépendant des opérations de tri ou de mélange qui définissent le régime valuatif (valeur d’absolu vs valeur d’univers). Si l’on applique le schématisme tensif indiqué par le tableau à la profondeur de la relation à l’objet, l’on peut avoir cet autre diagramme-ci. Et, il est possible de l’appliquer à toutes les profondeurs axiologiques, à partir des états de l’ascendance (que des moins, moins de moins, plus de plus, que des plus) et de la décadence (que des plus, moins de plus, plus de moins, que des moins) que révèle le fonctionnement tensif.
Ce diagramme décrit les variations intensives et extensives de la tonicité. Les différentes valences à travers lesquelles se laisse saisir discursivement la dimension éthique de la substance du contenu constituent des partis pris pathémiques derrière lesquels se laisse percevoir l’affectivité du sujet énonçant, son imprégnation du tissu textuel. Trois paradigmes valenciels pertinents pour saisir les formes lyriques sont ainsi distinguables en pratique poétique africaine comme spécifications du régime éthico-thymique permettant de saisir les traces de la présence discursive du sujet énonçant :
Paradigme 1 : lyrisme individuel
Paradigme 2 : lyrisme collectif
Paradigme 3 : énonciation lyrique complexe (indviduelle et collective).
En régime lyrique individuel, l’attachement et la mélioration concentrent la relation à l’objet alors que le détachement et la péjoration la diluent. Le positionnement des valences, les positives d’un côté et les négatives de l’autre du carré, indique le mode de syntagmatisation auquel il est soumis en discours. C’est celui de la corrélation converse fonctionnant sur la base de la conjonction. Les signes positifs et négatifs, eux-mêmes, présentent la tonicité et l’atonie qui innervent ou inhibent l’intensité des valences. Et, chaque régime lyrique est soumis à ce fonctionnement.
Les sous-composantes thymique et éthique de la substance du contenu définissent ainsi une orientation pragmatique du déroulement discursif affiché comme une motivation subjective. Comme on le voit, la prise en compte, en sémiostylistique et dans la pensée de la substance du contenu, de la sensibilité affichée dans la matérialité de surface ou textualisée dans le discours induit un élargissement de la portée des structures linguistiques qui ne se limite plus alors à l’exposition d’une approche cognitive du sens comme en sémantique traditionnelle mais autorise l’irruption des pensées affective et axiologique dans le domaine du sens et dans l’appréhension à réception de l’effet de l’œuvre littéraire : les configurations du sens s’inscrivent dans la théorie de l’individuation. Le tour d’horizon théorique qui vient d’être fait sur les approches sémiostylistique et sémiotique de l’investissement pathémique du discours littéraire constitue des précautions méthodologiques pouvant permettre d’emprunter en toute sérénité les sentiers de l’analyse textuelle et de la lecture intéressée. Cela évite l’impression désagréable de concepts qui apparaissent, dans l’analyse, comme des cheveux sur la soupe ; surtout que l’outillage conceptuel et l’orientation méthodologique indiquée relèvent de la démarche sémiostylistique combinée avec les acquis de la sémiotique tensive.
II – L’émotion poétique dans la matérialité textuelle
2.1 – Émotion poétique et cadre générique
Pour saisir les manifestations de l’émotion poétique dans le discours poétique africain, il faut, d’abord, déterminer le cadre générique général dans lequel ce discours prend forme et qui lui sert de support. On note, dans la matérialité textuelle des poèmes africains, une lyrisation du discours avec des postures énonciatives spécifiques. Celle-ci se veut une imprégnation du tissu textuel par le moi du poète qui s’épanche dans son texte. Le moi poétique, dans ce contexte, est à envisager comme gros de toutes les possibilités affectives conscientes et inconscientes, c’est-à-dire consciemment textualisées ou non. La lyrisation du discours en pratique poétique africaine se présente sous deux formes.
- Note de bas de page 8 :
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Selon Georges Molinié, tout texte est du discours émis et reçu. Comme tel, il implique trois postes structuraux : l’émission, la réception et, entre les deux, l’ « Objet du Message » (Cf. Sémiostylistique, idem., p. 47 et suiv.).
Il y a, d’abord, un premier schéma qu’on peut qualifier de lyrisme égotique dans lequel tout le discours du poète est centré sur son individualité. On schématise ce dispositif lyrique par une sémiologie qui, au niveau de l’interprétation, induit une égalité d’identité entre les trois instances (Émetteur, Récepteur, OdM) impliquées par tout discours8. La désignation actoriale des trois postes actantiels est une identité anecdotique unique. On parle alors de diffusion énonciative de l’indication actoriale auteur du discours aux trois postes actantiels. Au-delà du jeu des trois instances, toutes les structures énonciatives se trouvent influencées par le centrage du sujet énonçant sur sa propre personne comme matière de son discours. L’exemplification de ce schéma lyrique se rencontre dans le poème Quand s’envolent les grues couronnées de F. Pacéré Titinga :
Timini,
Timini,
Était son nom !
Quelques canaris de terre,
Mais de terre rouge renversée
Séparent des hommes
Qui se sont aimés !
Mère,
Adieu !
F. P. Titinga, Quand s’envolent les grues couronnées, p. 65.
À travers le mélange énonciatif de la valeur perfective des temps verbaux du passé (« était », « se sont aimés ») avec la valeur imperfective, progressive du présent, le poète inscrit, dans ce segment textuel, son propos dans une visée rétrospective propice à l’expression d’un inexistant dans son actualité événementielle. La mise en relation contrastive de ces temps ainsi que le rapport antithétique entretenu lexicalement par les verbaux construisent un contexte pathémique dysphorique. Le registre de la lamentation dans lequel ces structures verbo-temporelles s’inscrivent illustre un choc émotionnel assez fort : le poète pleure la disparition de sa mère. L’omnitemporalité du présent souligne ainsi, dans le mode énonciatif rétrospectif général de la séquence, une rupture temporelle et aspectuelle à valeur éthico-thymique d’attachement à la personne de la mère défunte. Cela est aussi signalé par le lexème « adieu » et le tour exclamatif des constructions phrastiques. Toutes ces tournures temporelles et langagières fonctionnent dans un registre énonciatif d’affichage de la personnalité dysphorique du poète.
À côté de ce lyrisme personnel, il faut aussi penser à l’existence d’un lyrisme collectif, social non lié par essence à la personne du poète. Contrairement donc au lyrisme personnel qui est centré sur l’ego de celui-ci, le lyrisme collectif, lui, supporte le poids de tout un groupe social. Le « pathos » du poète, entendu comme la manifestation d’une tendance émotionnelle quelconque, devient, dans ce cas, celui du groupe social ou du peuple auquel il appartient ou auquel il fait référence. On note donc une appropriation par le poète de l’état d’âme d’un groupe social quelconque. Ce lyrisme, nous l’appelons, « social » ou « collectif » parce qu’il tire sa source des miasmes sociaux de l’histoire collective alors que le lyrisme égotique exclut de son champ cette histoire collective pour s’attacher à la figure du scripteur. L’identité du sujet lyrique reste, comme dans le précédent cas, toujours sentimentale mais exposée aux influences du facteur social. Le JE du poète est, là, principalement un JE à vocation communautaire, un JE-NOUS. Ce n’est que dans un second temps que ce JE est vu comme voix de poète. Celle-ci manifeste une présence dans la société, dans une société dont il est le porte-voix. La subjectivité individuelle devient alors une subjectivité de groupe. Parce que le poète se fait le témoin de l’histoire et le défenseur du peuple, son écriture prend des dimensions herméneutiques dialectiques, avec une structuration actantielle bipolaire : bourreau vs victimes. Derrière le bourreau se rangent toutes les structures oppressives et tous les acteurs de la mauvaise gouvernance africaine qui, diachroniquement, se pensent en colonisateurs et dirigeants africains. Aux victimes correspond le peuple dont la situation de misère et de souffrance est étalée dans le discours. Ce passage extrait de D’éclairs et de foudres de Jean-Marie Adiaffi nous en donne un exemple :
ROI-NOTABLES-DIGNITAIRES
Vous pouvez disposer pour services rendus à
vos gloires vos puissances à vos coffre-forts à
vos bourses … Le peuple n’a cure de vos soleils
fantoches que n’éclaire nulle étoile même pas les
lucioles ricanantes qui torchent vos trônes titu-
bant sous les décombres de l’histoire … Virus
anaérobies vous pouvez disposer sous l’épaisseur
de la nuit votre demeure prisée … Anaérobies des
obscurités délabrées … Disposez … C’est jour de
gloire c’est jour de lumière c’est jour de soleil, du
soleil qui coule à flots sur mes prunelles folles. Le
peuple prend la parole le sel de la terre spolie la
terre et le ciel violés.
Jean-Marie Adiaffi, D’éclairs et de foudres, pp. 100-101.
Le discours, dans ce passage, a une dimension pathémique très forte. Il y a une discursivation des états d’âme du poète qui exprime la prise en charge d’un moi collectif par un moi personnel. La dimension pathémique, ici, s’organise suivant deux axes thymiques qui correspondent aux sentiments dysphoriques et euphoriques qui se partagent l’espace textuel : le dégoût et l’indignation entretiennent des rapports dialectiques avec la joie et l’enthousiasme. Les sentiments de dégoût et d’indignation du poète sont orientés vers le roi, les notables et les dignitaires du régime accablé. Le langage phorique auquel il recourt pour exprimer ces sentiments est fait de diverses tournures phrastiques (« vous pouvez disposer », « disposez » …), de syntagmes nominaux (« soleils fantoches », « trônes titubant », « anaérobies des obscurités délabrées », « la nuit votre demeure prisée ») et de substantifs (« virus », « anaérobies »). Toutes ces structures formelles sont, dans la surface textuelle, immergées dans une tonalité violente figurative d’un état coléreux.
En plus de la violence qui les caractérise, ces éléments langagiers sont porteurs d’une charge axiologique hautement dépréciative. Ils sont l’expression de l’état d’âme du poète mais aussi et de manière sous-jacente de celui du peuple qu’il prend la responsabilité de révéler : c’est en son nom qu’il parle (« le peuple n’a cure de vos soleils fantoches »). Cette dysphorie mobilise la zone tonique des valences de la péjoration et de la dénonciation. Ces valences fonctionnent sur le mode conjonctif propre au lyrisme collectif. L’état dysphorique très marqué qui vient d’être révélé cohabite, cependant, avec une joie et un enthousiasme euphoriques. Ceux-ci manifestent leur présence dans la matérialité de surface par un discours superlativé (« c’est jour de gloire », « c’est jour de lumière », « c’est jour de soleil ») et par un qualificatif positivement connoté « le sel de la terre », désignation métaphorique du peuple. Contrairement à ce qui a été observé dans le cadre de l’état dysphorique, ici, les éléments langagiers ont une charge axiologique positive. Ils marquent un attachement du scripteur au peuple et s’inscrivent dans une logique de laudation. La tonicité de cet attachement et de cette laudation oriente leur appréhension en admiration et en attachement fort. Ainsi, l’isotopie de la forte luminescence (« gloire », « soleil », « lumière ») domine-t-elle tout le discours alors que, dans le cas de la péjoration et de la dénonciation, il est dominé par l’obscurité (« vos soleils fantoches que n’éclaire nulle étoile même pas les lucioles », « la nuit votre demeure prisée », « anaérobies des obscurités délabrées »). À travers le déploiement discursif des différentes valences, il faut voir la révélation d’une énonciation en sourdine : celle du peuple.
Dans le passage qui suit, le JE du sujet énonçant est celui de tous les noirs dont il assume la vie de souffrance. Le contenu éthico-thymique de ce passage s’appréhende dans la discursivation des valences de la dénonciation, de la péjoration et de l’attachement. A travers l’exploitation d’anecdotes liées au contexte socio-historique de l’esclavage, le poète exprime son aversion pour la déshumanisation de l’homme noir qu’il induit et son appréhension euphorique des velléités émancipatrices africaines. L’articulation du discours autour de la modalité thétique négative (« je ne suis pas né pour ») renforcée dialectiquement par son pendant assertif (« je suis né pour ») construit énonciativement l’indignation du poète face à la situation vécue par les noirs et son attachement intéroceptif (viscéral) à cette race :
Je ne suis pas né pour les plantations à profit
Je ne suis pas né pour les baisers de reptiles
Je ne suis pas né pour les alcools à propagande
Je ne suis pas né pour les citadelles de sable
Je ne suis pas né pour fabriquer la Mort
Des jungles asiatiques aux rives du Niger
Je ne suis pas né pour meubler les cirques à Nègres
Je ne suis pas né pour le salut automatique
O cet appel qui me vient du ciel
La sombre caravane du désespoir en fuite
Et voici que l’aile humide de la Victoire
Frôle en tournant mon cœur attentif
Je suis né fort du ventre des tempêtes marines
Je suis né pour briser à coups de pierres dures
La carapace tenace de nos faux paradis.
David Diop, « Témoignages » extrait de Coups de pilon, p. 55.
Maintenant que le cadre générique du texte dans lequel baigne le sujet de l’énonciation est déterminé, voyons les éléments formels qui, par rapport à la généricité même du poétique, prennent en charge l’imprégnation du tissu textuel par le moi écrivant.
2.2 – Structures textuelles et émotion poétique
- La structuration actantielle du discours
La structuration actantielle du discours liée à l’imprégnation du tissu textuel par le moi du poète provient de la lyrisation du discours. Qu’elle soit égotique ou collective, la voix lyrique réclame toujours, pour se manifester, la présence d’une voix en face d’elle, la voix de l’autre, de l’objet ou de la cause de son état émotionnel ou encore sa propre voix. Le JE lyrique est donc un « je » qui ne se pose que par rapport à l’autre. Et, c’est l’existence de cet autre qui peut être soi-même qui lui permet d’être. Sans cet autre, il n’est pas. Le dialogue, dans ce cas, fonctionne comme une méthode de compensation psychologique. Mais, tout cela ne peut être confirmé que par une analyse textuelle. Nous prendrons, comme première référence, le poème Quand s’envolent les grues couronnées du burkinabé Frédéric Pacéré Titinga. Nous n’allons, cependant, pas entrer dans tous les détails de l’analyse actantielle. Nous allons plutôt relever les éléments qui nous semblent les plus pertinents pour justifier l’inscription du fonctionnement énonciatif textuel dans le régime lyrique.
La saisie du déroulement textuel global révèle que le poème est traversé, d’un bout à l’autre, par une thymie dysphorique. Le sujet énonçant, Tibo, pleure non seulement la disparition de sa mère Timini mais aussi la disparition de tous les symboles de la sagesse ancestrale ; toutes choses qu’il considère comme faisant partie de son moi intrinsèque. Le poème est ainsi affiché comme une longue complainte. Sur cette base, on peut dire que Quand s’envolent les grues couronnées est structuré comme un monologue d’essence dysphorique. Il est utile, à ce niveau de la réflexion, de préciser, au plan théorique, le sens des concepts et symboles sémiostylistiques qui serviront à bâtir l’analyse. Cette précaution vise à permettre à tout lecteur non informé de cette approche stylistique de suivre la démarche argumentative menée.
La modélisation actantielle qui fonde la pratique sémiostylistique repose, de façon structurelle, sur les rapports entretenus par les actants entre eux. Les actants, ce sont les pôles fonctionnels de l’échange discursif (instances émettrices et réceptrices du discours). Ils sont notés É pour l’émetteur et R pour le récepteur. L’un est à gauche de la flèche qui figure schématiquement l’objet du message (noté OdM) et l’autre, à droite. La représentation de la structure actantielle du discours se fonde sur un étagement de divers niveaux de relations dialogales. Trois niveaux énonciatifs (I, II et α) portent, dans le texte, les feuillets énonciatifs (ensemble des couches énonciatives qui s’empilent dans le texte).
Le niveau I est celui qui met le lecteur occurrent face à la voix obvie qui prend en charge le dit textuel. Sémiologiquement, on le code grand un en chiffre romain (I) et la flèche qui figure la relation énonciative est non réversible, c’est-à-dire sans double embout (il s’agit d’un cas d’écoute univoque). Ce niveau est généralement non feuilleté. Mais, il peut arriver qu’un effet de dialogue intersubjectif feuillette le discours au niveau I. Dans ce cas, on pose un dédoublement interne au I codé en chiffres arabes (1, 2, 3), empilé vers le haut et lié au niveau supérieur par une potence verticale, signe que le niveau supérieur dépend énonciativement du niveau inférieur.
- Note de bas de page 9 :
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Voir G. Molinié, Sémiostylistique, idem, p. 56.
- Note de bas de page 10 :
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Cf. G. Molinié et A. Viala, Approches de la réception : Sémiostylistique et sociopoétique de Le Clézio, Paris, Puf, coll. « Perspectives littéraires », 1993, pp. 53-54.
Le niveau II est celui qui figure les échanges de paroles entre les personnages, que ces échanges soient directs ou pris en charge par un autre personnage. Il présente, dans sa structuration, plus d’empilements actantiels (codés aussi en chiffres arabes) que le niveau I. Mais, il dépend énonciativement de ce niveau dont il est l’objet du message. Dans le métalangage sémiostylistique, la relation de dépendance est marquée par une ligne verticale médiane (la potence) tracée entre les différentes flèches figurant les niveaux énonciatifs du I et du II9. Ici, les rapports actantiels sont de droit réversibles, c’est-à-dire manifestent des actes d’interlocution. Cela est matérialisé par une flèche doublement orientée. Ce niveau II est le lieu de manifestation de certains phénomènes actantiels selon les relations que les actants entretiennent entre eux et les postes actantiels qu’ils occupent secondairement en plus de celui qu’ils occupent dans la strate énonciative inférieure. On peut ainsi avoir des cas de remontées actantielles, quand un actant d’un niveau inférieur (l’émetteur du I, par exemple) vient à occuper le poste homologue du II ou vient à prendre une autre valeur actantielle dans ce niveau supérieur (celui de récepteur du niveau II, par exemple). La codification de la remontée actantielle se fait à l’aide de traits en pointillé parallèles à la potence, à gauche et/ou à droite, selon que la remontée se fait à partir des postes actantiels émetteur et/ou récepteur du niveau inférieur. S’ajoute à cela une indication entre parenthèses précédée du symbole de l’égalité qui dit que l’acteur en situation de remontée figure parmi les actants déjà identifiés dans le niveau inférieur. Cette indication actoriale est placée au poste où l’actant se trouve remonté et renseigne sur son rôle antérieur. Pour éviter les confusions avec le précédent rôle, cette valeur actantielle est affectée du symbole prime10.
On peut aussi avoir, au niveau II, des cas de rapports obliques. Ce concept énonce la rupture de la relation isotopique entre actants de niveau énonciatif homogène. Concrètement, la relation oblique intervient lorsqu’un actant émetteur de niveau II, par exemple, interpelle directement l’un des actants fondamentaux du niveau I (qui est toujours le récepteur) ou lorsque, dans le même niveau actantiel, un actant émetteur d’une couche supérieur (ÉII3, par exemple) adresse l’objet de son message à un actant récepteur d’une couche inférieur (RII2, par exemple). Schématiquement, la relation oblique est matérialisée par un trait oblique reliant les deux actants et orienté sans réversibilité vers l’actant de niveau inférieur.
- Note de bas de page 11 :
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G. Molinié, Sémiostylistique, idem., p. 58.
Le troisième et dernier niveau énonciatif, appelé niveau α (niveau alpha), est celui de l’horizon d’attente (culturel) de l’œuvre. On le figure au-dessous du I, séparé de l’ensemble par un trait ondulé horizontalement, et relié à l’ensemble I-II par une sorte de double potence traversant la ligne ondulée, aux lignes partant d’une base plus large et se rapprochant vers le haut11. Il lui est aussi adjoint, pour figurer la remontée actantielle, une espèce d’escalier fait de gros carrés noirs qui partent de l’actant récepteur α vers le centre de la flèche horizontale figurant la relation énonciative de niveau I1. Au sommet de cet escalier se trouvent des courtes lignes verticales divergeant vers le haut à gauche (poste émetteur), au centre (pôle OdM) ou à droite (poste récepteur). Elles servent à figurer l’imprégnation, par le poste récepteur α, de tous les postes actantiels des niveaux I et II.
Ce niveau est inscrit dans la surface textuelle sous forme de traces et présente les actants émetteur et récepteur α. L’actant émetteur α, c’est le scripteur, c’est-à-dire la voix principale qui parle dans le texte et prend en charge tout le narré et tout le dit. Mais, il ne s’agit pas de l’auteur. L’actant récepteur α représente, lui, le marché de la lecture (les lecteurs potentiels). Il est une instance d’évaluation de la valeur économique, axiologique et littéraire de la voix de l’émetteur α. Cet actant est pensable en termes de lectorat avec des spécifications sociologiques ou géographiques (noir africain, occidental, féminin, masculin, etc.). Et, le texte, selon la visée de l’actant émetteur α, peut s’adresser à l’une ou l’autre de ces spécifications. Pour l’actant récepteur α non destinataire, le texte qu’il a sous les yeux semble s’éloigner de ses préoccupations. C’est plutôt le contraire qui se produit avec le récepteur α destinataire. Pour lui, l’horizon culturel de réception du texte se rapproche de son vécu littéraire et social.
En se fondant sur les bases théoriques qui précèdent, on peut représenter comme suit la saisie actantielle du déroulement textuel global du poème de Pacéré Titinga :
Cette saisie montre que le texte est constitué d’un niveau I stratifié en 1 et 2. Au niveau I1, l’on retrouve Tibo (qui désigne le pète) en position d’actant émetteur et l’actant récepteur-lecteur occurrent. Au niveau I2, l’on retrouve encore Tibo remonté au poste actantiel homologue au I1, ce que représente schématiquement les pointillés à gauche de la potence et l’égalité ÉI2 = ÉI1’. Au poste actantiel récepteur isotopique, l’on a encore et toujours Tibo. Ce fonctionnement de la structure énonciative en RI2, l’on le note par l’indication actoriale RI2 = ÉI1. L’on retrouve aussi, cette fois, au poste OdM (objet du message) le même actant émetteur (ÉI2) impliqué dans le fonctionnement actorial du RI2. Il y a donc une triple remontée de l’actant émetteur ÉI1 (le poète) en position d’actant émetteur, récepteur et OdM du I2. La flèche qui symbolise la relation énonciative en II est doublement orientée du fait de la réversibilité de la relation actantielle. Cette schématisation de la diffusion énonciative de Tibo à tous les postes actantiels du niveau II figure l’échange avec lui-même, sur sa propre vie, instauré par lui-même dans la surface discursive. Le poème Quand s’envolent les grues couronnées reconstitue artificiellement le rite d’inhumation (le chant funéraire mossé) de la mère adoptive du poète, morte en 1973 pendant qu’il poursuivait ses études en France.
Le fonctionnement dialogique décrit feuillette ainsi le poème et l’assimile à une méditation destinée à livrer les frémissements d’un cœur ému, qui pleure un être cher. Ce comportement actorial justifie un fonctionnement textuel en régime de lyrisme individuel (égotique). Dans ce texte, l’activité manipulatrice de l’actant émetteur α, du fait de ce régime lyrique textualisé, est orientée vers la singularisation du rapport au langage artistique avec une prédominance du continuum thymique (euphorie/dysphorie). Par la prédominance de ce registre, le poème se pose en chant d’amour pour la mère morte et d’espoir en des retrouvailles dans l’au-delà comme l’attestent ses vers terminaux :
Mère,
Adieu !
Nous nous retrouverons
Dans la belle
Vallée,
Quand voleront
Les grues
Couronnées !
À la différence de ce qui précède, la séquence textuelle extraite de Fer de lance (livre 1) de Bottey Zadi Zaourou textualise, elle, une émotion affichée scripturairement comme étant d’origine collective :
Me voici Dowré
À genoux pour lancer au ciel une prière de Nègre impie :
« Toi si pur sur les vitraux des églises
Regarde ces taches de sang sur ma rétine
Regarde ces plaies vives sur ma paupière
Nul cri de ma gorge obstruée de haine mais un râle de fauve
blessé
Nul rayon d’éternité sur mes lèvres haletantes
Mais sur ma bouche
L’image obscène d’une misère pétrifiée
Ma bouche ne sourira jamais à l’éternel été d’Afrique
Et pourtant
Nulle larme sur ma joue creuse mais un visage livide où
paraissent en lettres d’or les vertus de ma race
Un glaive sur mon côté
Un glaive et des ailes pour guerroyer sans trêve aucune
Yahweh
l’Afrique te parle par ma voix
Car me revient l’immense épidémie de vautours
– la blanche Europe nous arrivant sur les ailes de l’Esprit
Saint et traînant par-devers elle la grenade ventrue et
la bouche de feu –
B. Zadi Zaourou, Fer de lance (livre 1), pp. 46-47.
Le début du passage jusqu’à « une prière de Nègre impie » se situe au niveau II simple. Il contient une interpellation par le scripteur, Dinard Nawayou, de l’actant récepteur le plus présent dans les échanges énonciatifs en vigueur dans Fer de lance, en l’occurrence Dowré. Cette interpellation porte sur la prière adressée au « ciel », représentation métonymique de la déité chrétienne. Toute la partie entre guillemets est aussi du II. Relèvent du I les deux points et le guillemettage. Ils marquent scripturairement le passage à un autre niveau énonciatif. De « Toi si pur sur les vitraux des églises » à « Yahweh », il y a un fonctionnement actantiel caractérisé par une remontée de l’actant émetteur du niveau II simple (ÉI’) au poste homologue supérieur (actant émetteur du niveau II2). Celui-ci s’adresse à Dieu pour lui crier sa colère face à la souffrance qui est la sienne. L’évocation dysphorique de cette souffrance induit l’action manipulatrice de l’actant émetteur α. Celle-ci porte sur une manipulation de la substance de l’expression par des structures parallèles et de la forme et la substance du contenu par le recours à la figure rhétorique de la métaphore et au registre valenciel de la dénonciation extense en relation converse avec la péjoration.
Avec la séquence, « l’Afrique te parle par ma voix », nous avons un phénomène de délégation de fonctions actoriale et actancielle. L’actant émetteur fondamental, devenu entre-temps actant émetteur des niveaux II1 (ÉI’) et II2 (ÉII1’), s’affiche comme n’étant pas l’auteur des propos tenus par lui à l’égard de la divinité chrétienne. Ceux-ci viendraient, en réalité, d’un autre actant émetteur dont il n’est que le porte-parole et à la place de qui il parle. Cet autre actant, c’est « l’Afrique », figure métonymique des africains ; ce qui pose l’acteur « Afrique » comme le véritable auteur de l’acte de locution de l’actant émetteur ÉII2 (ÉII1’). Dinard Nawayou ne ferait alors, en tant que porte-parole, que rapporter à Dieu les paroles à lui tenues par l’Afrique ; ce qui entraîne sa remontée au poste d’actant récepteur du II3. D’où l’égalité RII3 = ÉII2’. Cette codification de la relation énonciative voit aussi l’actant récepteur du II2 (Dieu) recevoir comme adressé à lui l’OdM de II3 par une relation actantielle oblique. On représente ce comportement actantiel par une flèche oblique partant du poste actantiel ÉII3 et allant, sans aucune réversibilité possible, vers le poste actantiel RII2. Ce type de réception avec délégation de fonctions actoriale et actantielle entre l’Afrique et l’actant émetteur du niveau I inscrit le texte occurrent dans le registre de fonctionnement discursif du lyrisme collectif avec toute l’organisation éthico-thymique qui le sustente. Sémiologiquement, on peut rendre compte de ce fonctionnement textuel par le schéma suivant :
L’émetteur du niveau II2 (ÉII1’) en s’adressant à la divinité chrétienne en ces termes :
l’Afrique te parle par ma voix,
implique implicitement, dans la matérialité de son texte, tout le lectorat noir africain pour qui l’objet du message apparaît être la vie des africains, la situation socio-politique sur le continent africain. L’espèce d’escalier en gros carrés pleins montant de droite vers le centre, à travers la séparation et le support de l’ensemble des niveaux I-II vis-à-vis du niveau α (que ce fonctionnement actantiel implique schématiquement), représente une remontée actantielle actorialement très particulière qui voit le récepteur α noir africain, et seulement lui, imprégné matriciellement la textualité façonnée en surface : il se dit en lui-même c’est bien moi qui suis projeté, publié, ouvert. Ici, l’imprégnation touche les postes actantiels émetteur et OdM de tous les niveaux et sous-niveaux du double ensemble I-II dans la mesure où il se sent à la fois auteur indirect et objet du discours élaboré. Le syntagme « L’Afrique » apparaît, à ce moment-là, comme figure métonymique et trace discursive de tous les africains quels qu’ils soient. L’on indique la dispersion, la diffusion de la remontée-imprégnation à valeur matricielle – parce que c’est elle qui fonde toute l’activité lectorale – de cet actant récepteur du niveau α aux deux postes précités par une sémiologie graphique faite de deux courtes lignes en petits points orientées, l’une, vers le pôle émetteur (à gauche) et, l’autre, vers le pôle OdM (au centre) avec extension du poste actant émetteur à tous les africains. Le poème devient alors un propos collectif retranscrit par le poète. Le ressentir réceptif qui fait se dire au lectorat α noir africain et au lecteur occurrent que tout le dit textuel les concernent d’une façon ou d’une autre, directement, est la réception impliquée qui décrit les affinités (il s’agit de la manifestation d’un mouvement sentimental) que le récepteur du niveau α trouve avec les figures verbales, sans ignorer pour autant avoir affaire à de la littérature. Ce modèle réceptif définit un pacte scripturaire mou et agréable parce que conforme à l’horizon de sensibilité de ce type lectoral : l’intrusion actoriale du récepteur α à l’intérieur de la structure verbo-discursive fait partie, depuis le mouvement de la Négritude, des constantes de la littérature africaine. Il s’agit d’une entreprise de manipulation de cet actant mise en place par l’émetteur α pour créer chez lui la jouissance esthétique et le mode réceptif de l’implication (une implication au demeurant forte). Celle-ci est fondée sur une esthétisation du doxique, ensemble des éléments référentiels appartenant au background commun aux deux actants du niveau α. Il faut préciser que cette réception ne sera pas celle du lectorat occidental actuel ni même du recepteur-lecteur occidental occurrent très éloigné de cet entour énonciatif influencé par des rapports mimétiques entre la textualité et la socialité. C’est pourquoi elle reste quelque chose de puissanciellelemnt activable pour le récepteur α noir africain. La représentation schématique qui suit résume nos commentaires :
- Note de bas de page 12 :
-
G. Molinié, La stylistique, idem., p. 4.
- Note de bas de page 13 :
-
Cf. G. Molinié, La stylistique, idem, p. 208.
Ce schéma est une adaptation du schéma du ressentir réceptif impliqué décrit par G. Molinié de la page 154 à la page 162 de son ouvrage Sémiostylistique : l'effet de l'art. Il rend compte de cette impression qu'a, en général, le récepteur-lecteur africain de voir la situation sociale vécue sur le continent figurer dans les textes des écrivains. Cela crée chez lui un événement de lecture, matériellement retentissant et sensiblement touchant12 pour lui et favorise la jouissance esthétique. Le contact avec le texte le comble, en fait, de plaisir13. C’est ce qui explique qu’un écrivain comme Aimé Césaire ait bénéficié d’un grand élan de sympathie auprès de nombreuses générations de lecteurs africains. Ceux-ci pensent que leurs malheurs constituent la matière de nombre de ses œuvres. La réception impliquée et le schéma actantiel traduisent cette attitude particulière qui, tout en élevant le texte en objet littéraire, favorise des affinités avec les figures verbales.
L’architecture énonciative qui vient d’être décrite constitue la figuration actantielle d’une syntagmatisation des valences de la dénonciation et de la péjoration par rapport au contexte socio-historique des conquêtes coloniales. La figuration actantielle par délégation de fonction actoriale manifeste ainsi une appréhension dysphorique de la colonisation élevée à l’échelle du niveau préfondamental du récepteur α noir africain : le pathos du poète est celui de toute sa race et toute la race se reconnaît dans les propos du poète. Il exploite, ici, le ressentir réceptif éthico-thymique attendu par le lectorat noir africain. En effet, la dénonciation dysphorique de la colonisation participe de la réception éthico-thymique du discours poétique africain inscrit dans le registre du lyrisme collectif. Elle traduit un état d’esprit et de cœur lié à des situations collectives, encore très dominant au XXIe siècle alors que, dans le cas de la tradition littéraire française, Les châtiments de Victor Hugo écrite au XIXe siècle reste la dernière œuvre poétique au schéma lyrique collectif.
- Le rythme
Celui-ci est généré par des structures linguistiques tensives et détensives. Les structures linguistiques tensives, ce sont les figures rythmiques contrastives (ellipse, inversion, mélange de timbres, etc.) qui génèrent dans le continuum sonore suprasegmental des arythmies par rupture de la prédictibilité, c’est-à-dire de l’ordre analytique et progressif reconnu au français. Par cette rupture de la prédictibilité, il se crée chez le récepteur un état de conscience aigu. Les structures linguistiques détensives, quant à elles, créent par le respect de la prévisibilité un accueil quasi musical des chaînes suprasegmentales. Elles sont le fait des figures récurrentes (tous les types de répétition) et amplifiantes (l’énumération, l’apposition, l’accumulation, la figure parenthétique) qui génèrent dans le discours un mouvement de parole continu ou amplectif. Voyons comment peut se faire la discursivation des affects par des structures linguistiques détensives :
Joal !
Je me rappelle.
Je me rappelle les signares à l’ombre verte des vérandas
Les signares aux yeux surréels comme un clair de lune
sur la grève.
Léopold S. Senghor, "Joal" extrait de la section « Chants d’ombre », Poèmes, p. 13.
Dans cette séquence, la saisie du rythme procède des éléments rhétoriques et de la structure sonore. Au plan rhétorique, on note la construction parallèle des vers 3 et 4 (déterminant + nom + complément de détermination), l’épanode dans le double emploi distancé de « signares » et le système anaphorique phrastique (« je me rappelle ») et consonantique (dans l’itération initiale de la chuintante du vers 1 au vers 3). Au niveau phonématique, on relève les échos sonores simples entre « surréels » et « sur » ou à effet chiasmatique entre la dernière syllabe prononcée du verbe « rappelle » et le déterminant « les » qui la suit. À ces constructions sonores, il faut aussi ajouter les récurrences de la voyelle éclatante /a/ (« rappelle », « signares », « vérandas »), de la voyelle claire musicale /ε/ (« rappelle », « verte », « surréels », « clair », « grève », « les », « des »), de la consonne vibrante /r/ (« rappelle », « signares », « ombre », « verte », « vérandas », « surréels », « clair », « grève »), de la liquide /l/ (« rappelle », « l’ombre », « surréels », « clair », « lune », « les », « la »), de la sifflante /s/ ( « signares », « surréels », « sur ») et de la gutturale /k/ dont la réception explosive est affaiblie par son entourage sonore doux (« comme », « clair »).
- Note de bas de page 14 :
-
Joal est le village natal du poète. C’est un village sénégalais.
Ce discours réitératif fondé sur les éléments rhétoriques et la construction musicale phonématique est créateur, à un niveau sémiotique, d’atonisation (effet de lenteur). Cette lenteur du tempo allonge le temps du vécu nostalgique : la continuité temporelle est produite par l’étirement et la permanence du souvenir évoqué. Le verbal « se rappeler », de par son sens, contribue aussi à l’expression du prolongement du souvenir qui entraîne, au niveau de la temporalité, une permanence dans le dysphorique. L’intentionnalité affichée dans cette séquence textuelle s’inscrit donc dans la perspective de la saisie rétensive, rétrospective du paysage joalien14. Sur la base du fonctionnement tensif qui précède, on peut dire que l’énonciation nostalgique de ce poème est élaborée sur le mode d’une attente non comblée dans le présent du poète. Elle révèle, en sourdine, l’expression d’un manque à la suite d’une réponse non satisfaisante à une demande à satisfaire dans le présent.
- Les structures de contenu
- Note de bas de page 15 :
-
L’énoncé isotope est un énoncé dominé par la récurrence, à un niveau phrastique, d’un même classème dans les relations syntagmatiques entretenues par différents sémèmes. Quand des énoncés possèdent plusieurs classèmes identiques en communs, on dit qu’ils sont isotopes : les alliances contractées entre lexèmes sont normales et attendues.
- Note de bas de page 16 :
-
La subjectivité et l’émotivité sont deux notions conceptuellement différentes. Pendant que l’une indique la présence d’un JE dans le discours sans que celui-ci soit empreint d’émotivité, l’autre oriente la saisie du tissu textuel comme imprégné de tout ce qui relève de la « nomenclature affective ».
La structure linguistique non-figurée que constitue l’énoncé isotope15 et les structures linguistiques figurées, c’est-à-dire les énoncés métaphoriques, symboliques et métonymiques, peuvent être imprégnées des spasmes du moi écrivant. Ce sont des éléments de contenu à travers lesquels se laissent saisir, dans le texte, les sous-composantes noétique, thymique et éthique de la substance du contenu, œuvres du scripteur encore appelé actant émetteur α. Parmi ces trois sous-composantes, seules les deux dernières, parce qu’elles fonctionnent dans la sphère des affects et des jugements axiologiques, permettent de saisir l’imprégnation du tissu textuel par le moi du poète. Le contenu thymique des énoncés métaphoriques, métonymiques et isotopes est lié à la dose d’affectivité qui y est investie. Le poète, en se muant en sujet affectif, polarise son univers et la phorie qui l’organise thymiquement en euphorie et en dysphorie selon la modulation de ses états d’âme. Quant à l’éthique, elle est liée aux structurations valencielles orientées par un espace tensif que bornent la tensivité (la concentration d’énergie qui rend la perception plus ou moins vive) et l’extensité (la modulation d’énergie perceptive qui rend la perception diffuse). Elle révèle que le rapport à l’objet sélectionné ou le regard porté sur lui est empreint de subjectivité et d’émotivité16. L’analyse de ces passages rendra nos propos un peu plus clairs :
980 000 nous sommes
980 000 affamés
brisés
abrutis
Nous venons des usines
Nous venons des forêts
des campagnes
des rues
Avec des feux dans la gorge
des crampes dans l’estomac
des trous béants dans les yeux
des varices le long du corps
Et des bras durs
Et des mains calleuses
Et des pieds comme du roc
980 000 Nous sommes
980 000 Ouvriers
chômeurs
et quelques étudiants
Qui n’ont plus droit qu’à une
fraction de vie.
Maxime N’débéka, « 980 000 » extrait de L’oseille, les citrons, p. 26.
Le début du segment affiche un énoncé isotope construit à partir du classème /souffrance/. Celui-ci domine les relations syntagmatiques entre les trois lexèmes « affamés », « brisés » et « abrutis ». Le contexte énonciatif produit par ce classème est celui de l’expression de la misère. Cette situation concerne les couches populaires désignées par les termes isotopants « ouvriers », « chômeurs » et « étudiants ». En évoquant cette situation sociale difficile, le poète prend soin, à travers le verbe statif « sommes » précédé du « nous » inclusif de l’intersubjectivité, d’indiquer une organisation énonciative dépendante du régime participatif propre au mélange. Il se sent, en effet, une communauté de destin avec ceux dont il évoque la misère. Ce fait illustre le principe tensif suivant :
- Note de bas de page 17 :
-
Algirdas Julien Greimas et Jacques Fontanille, Sémiotique des passions : Des états de choses aux états d’âme, Paris, Le Seuil, 1991, p. 202.
Plus l’attachement est fort et plus le sujet passionné a tendance (…) à se confondre à son objet de valeur : ce qu’on peut traduire, en termes tensifs, par le fait qu’une intensité supérieure manifeste une remise en cause de la différenciation actantielle17.
L’énumération extensive par une spatialité dilatée des couches populaires (des vers5 à 8 et 17 à 19) ajoutée à l’hyperbolisation de l’expression de la situation sociale (des vers 9 à 15 et 20 à 21) indique un fonctionnement langagier et générique sur le mode du régime lyrique collectif. On note ainsi un fort attachement du scripteur aux classes défavorisées et une péjoration tonique associée à une dénonciation, elle aussi, tonique de la situation sociale dépeinte. La métonymisation hyperbolique de la misère sociale (l’effet produit pour désigner la cause sous-jacente : vers 9 à 15 et 20 à 21) participe aussi de cette syntagmatisation tonique des valences conjointes de la péjoration et de la dénonciation. Toute la séquence textuelle constitue une discursivation de l’indignation éprouvée par le poète face à la misère de ses concitoyens.
Quelques lignes plus loin, l’expression de cette colère change d’orientation éthique :
Nous allons briser
tous les murs
Nous allons briser
les couloirs
Venez, venez vous tous
Paysans ouvriers
Chômeurs étudiants
La terre est pour tous
20 000 s’en sont emparés
Mais nos têtes rasées
enfumées
calcinées
Saisissent tout de même
Aujourd’hui les mathématiques
Un million moins 20 000
Nous sommes 980 000
Nous sommes les plus forts
Arrachons notre part.
Maxime N’débéka, idem, p. 28
L’agrégation des lexèmes dans cette séquence oriente l’énonciation dans les deixis du tri et du mélange. En effet, pendant que les prédicats verbaux « briser », « arrachons » et le syntagme nominal arithmétique « un million moins 20 000 » indiquent une soumission phorique au régime du tri par incompatibilité sociale du poète et des couches défavorisées avec les bourgeois, la première personne du pluriel, la forme injonctive « venez », la tournure pronominale « vous tous » et l’énumération quaternaire « paysans, ouvriers, chômeurs, étudiants » soumettent le discours au régime du mélange. Pendant que le tri indique l’hétérogénéité des relations entre les riches et les pauvres, le mélange affiche l’homogénéité des rapports du poète et des couches populaires. En choisissant préférentiellement le régime exclusif dont la source se trouve dans son attachement tonique au peuple contre les riches, le poète choisi aussi de discursiver un tempo événementiel brusque et vif dont le pendant sémique du /heurt/ est décelable dans les termes « briser », « saisissent » et « arrachons ».
- Note de bas de page 18 :
-
Le régime des valeurs d’absolu défini par la tonicité et l’exclusivité (cf. J. Fontanille et C. Zilberberg, Valence/Valeur, Nouveaux Actes Sémiotiques n°46-47, Limoges, PULIM, 1996, p. 49) est le régulateur de l’organisation énonciative dans cette séquence textuelle.
Le fonctionnement hyperbolique des termes du régime du tri (qui lui fait recevoir une valuation tonique) et le tempo vif des actions envisagées traduisent une séparativité criminogène vis-à-vis de la classe des riches qui représente, par extension métonymique, les dirigeants. Pour le poète, la solution aux problèmes de gouvernance que connaît l’Afrique (puisqu’il décrit l’état de délabrement dans lequel se trouve la politique sociale dans ce continent) réside dans l’éviction du pouvoir de ceux qui en portent la responsabilité. Ce traitement sémiotique des acteurs politiques du jeu social africain est indicateur d’un état intérieur haineux et belliqueux visant à favoriser les pratiques antidémocratiques. Par ce fait, le poète potentialise (c’est-à-dire inscrit son discours dans le registre du pas encore mais à venir) un cadre socio-politique d’extrême gauche élevé en valeur d’absolu exclusive18. Le survenir (mode non patient du vécu du sujet) qui imprègne le sémantème des termes « briser », « saisir » et « arracher » vise l’abrègement du règne des dirigeants ou, à tout le moins, la disparition de la politique sociale mise en place. Tous les registres sémiotiques exhumés dans la séquence traduisent, en définitive, des penchants psychologiques intéroceptifs.
Conclusion
Tous les éléments recensés illustrent bien comment se fait, dans la matérialité textuelle, l’artistisation des affects, la mise en discours du moi poétique comme sujet émotif. De ce point de vue, ils peuvent être considérés comme les marques d’une poétisation de l’émotion, c’est-à-dire des "manifestations figuratives de l’affectivité". Les analyses qui les accompagnent montrent aussi comment la sémiostylistique de Georges Molinié enrichie par les apports conceptuels et méthodologiques de la sémiotique tensive (emblématisée, d’une part, par les travaux de Anne Hénault et, d’autre part, par ceux de Jacques Fontanille et Claude Zilberberg) convient bien pour répondre à la question de l’érection de l’émotion poétique en objet stylistique : l’émotion poétique fait partie de l’arrangement textuel et du sens communiqué. Nous n’ignorons pas que d’autres approches soient susceptibles d’être exploitées. Mais, c’est celle-là que nous avons choisie d’éprouver.
- Note de bas de page 19 :
-
Dans la perspective de la nomenclature des objets stylistiques présentée par Ridha Bourkhis dans son Manuel de stylistique, Louvain-la-neuve (Belgique), Academia Bruylant, coll. « Pédasup », 2004.
- Note de bas de page 20 :
-
Michel Collot, La matière émotion, idem., p. 10.
Il s’est agi de montrer que l’émotion poétique est une réalité textuelle isolable ou du moins appréhendable par l’analyse stylistique comme le sont la musique poétique, la mélodie, le lyrisme, la répétition, etc19. La poésie, plus que tout autre genre, a été souvent placée sous le signe de l’émotion20 nous dit Michel Collot. Mais, il revenait à la critique de formaliser cela comme programme d’étude dans le champ disciplinaire de la stylistique. C’est ce que nous avons essayé de faire. Il est vrai que la stylistique, parce qu’elle chasse les faits d’individuation, rencontre, dans son parcours, l’émotion poétique. Mais, il fallait l’éprouver sur la question pour voir ce qu’elle pouvait en dire. Notre réflexion était fondée sur les dimensions sensibles (rythme, images, structuration actantielle) du texte parce que nous avons considéré la tensivité comme l’analogon de l’affectivité. Mais, l’acclimatation des concepts de la sémiotique tensive par rapport à la perspective stylistique de ce travail ne s’est pas faite sans quelques réajustements rendus nécessaires par une analyse orientée vers la quête, à partir du sensible, de la jouissance esthétique comme fondement de la littérarité. Au cœur de nos réflexions se trouvait donc la question stylistique.
On retient des réflexions menées sur des morceaux de textes poétiques africains que des structures rythmiques, des structures linguistiques figurées ou non et de la structuration actancielle du discours sourdent des épanchements passionnels qui marquent l’implication du scripteur ou du sujet énonçant dans son dire. L’état psychologique du sujet énonçant a, de ce fait, un rôle structurant dans le discours. L’image du monde que les régularités formelles recensées lui permettent de construire dans la surface textuelle est ainsi empreinte d’émotivité, de son émotivité. L’intérêt de ces régularités formelles dans la constitution textuelle et dans la pratique stylistique est que non seulement elles rendent objectivable l’élan pulsionnel du scripteur mais aussi et surtout présentent l’avantage de participer du régime de littérarité du texte poétique, nourrissant et entretenant l’érectilité de la jouissance de l’esprit plongé dans le texte et se délectant goulûment du dispositif lyrique affiché.