Jean-Marie FLOCH & Jérôme COLLIN, L’écriture de la Trinité d’Andrei Roublev, Paris, PUF, coll. « Formes Sémiotiques », 2009, 211 pages

Jan Baetens

Université de Leuven

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Auteurs cités : Jérôme COLLIN, Jean-Marie FLOCH, Anne Hénault

Texte intégral

À tous ceux qui se posent des questions sur le sens et les enjeux mais aussi le pouvoir et surtout la joie de la sémiotique, il faudra demander de lire d’urgence ce très beau livre qui se lit comme un don, à la fois de l’auteur, Jean-Marie Floch –dont c’est une publication posthume, d’autant plus touchante qu’elle concerne des questions qui, malgré leur aspect solidement et salutairement technique, ouvrent sur des pans d’expérience très intimes–, du responsable de l’édition, Jérôme Collin –qui réussit la gageure d’une transmission de voix sans brouillage ni scories– et de l’éditeur de la collection –Anne Hénault, qui a osé rendre possible un projet aussi complexe et subtil, puis le mettre en valeur en lui donnant les moyens d’une présentation matérielle à la hauteur de son objet.

Apparemment, rien de plus simple que l’objet de ce livre : la lecture sémiotique d’une image, la célèbre Icône de la Trinité d’Andréi Roublev, chef-d’œuvre de l’art orthodoxe russe, suivant les principes de la sémiotique visuelle d’inspiration greimassienne mis au point par Jean-Marie Floch au cours d’un dialogue permanent avec les textes majeurs de l’École de Paris. Vu sous cet angle, cet ouvrage pourrait être considéré seulement comme la suite à des volumes tels que Identités visuelles ou, plus encore, Une lecture de ‘Tintin au Tibet’ (mais la relecture de cette aventure de Tintin après cette analyse de l’icône ne manquera pas de faire naître de toutes nouvelles résonances). Or, c’est de tout à fait autre chose qu’il s’agit. Le manuscrit laissé par Jean-Marie Floch était en effet tout sauf achevé au moment de sa disparition et le texte que nous offre aujourd’hui Jérôme Collin, au prix de quelle patience et de quelle abnégation, est un dispositif étagé.

D’un côté (mais en fait cette partie du livre ne se découvrira que dans un deuxième temps), le responsable de l’édition rassemble et présente l’essentiel des pièces du dossier : fiches, notes préparatoires, versions des états toujours partiels de l’étude, transcriptions de conférences, documents complémentaires tels que la bibliographie utilisée par l’auteur ou certains articles clé ayant nourri sa réflexion tout au long d’une lecture qui s’est étendue sur plus de dix ans (et qui, ne fût-ce que pour cette raison-là, a dû se confondre à certains égards avec les exercices de méditation programmés jusqu’à aujourd’hui par son objet même). Le miracle, si l’on ose dire, de ce volet du livre, qui a dû partir d’une documentation sans doute ingrate à organiser et difficile à déchiffrer, est qu’à aucun moment le lecteur ne se sente coupé du vif d’une pensée qui se cherche, avance, se structure, sans pourtant qu’elle ait pu trouver sa forme finale. Jérôme Collin a su rendre visible ce cheminement et offrir au lecteur la possibilité de suivre la pensée de Jean-Marie Floch d’un jalon ou d’un repère à l’autre, d’une manière qui ne peut que susciter l’admiration et dont pourront s’inspirer tous ceux confrontés à une tâche identique.

De l’autre part (et comme on l’a dit cette partie-là est celle qui ouvre le volume), Jérôme Collin propose la reconstitution de ce qu’aurait pu devenir la lecture finale de Jean-Marie Floch –le but n’étant évidemment pas de clore l’analyse mais justement de la relancer, en offrant aux lectures une version homogène pouvant servir de tremplin vers de nouvelles interprétations. La réussite de cette reconstitution est totale, tant du point de vue du style, d’une limpidité absolue, que de celui de la méthode et de la théorie, heureusement servies par le souci didactique de l’auteur. Non seulement on n’a jamais l’impression que Jérôme Collin trahit la pensée de Jean-Marie Floch, mais de la première à la dernière ligne on sent combien le désir de rendre fidèlement le travail analytique de celui qu’on fait parler n’empêche nullement un ton très personnel. À aucun moment Collin n’imite Floch, et si le premier s’est imprégné de la façon de penser et d’écrire du second, cette solidarité et cette sympathie fondamentales n’enlèvent rien à la tenue et au rythme d’un texte finalement bien singulier. L’émulation, ici, n’est pas concurrence, mais effort de dire encore plus nettement, plus clairement et plus simplement ce qu’aurait dit Floch s’il lui avait été possible de terminer son texte.

C’est signifier déjà que L’écriture de la Trinité d’Andrei Roublev est, y compris pour la recherche sémiotique en général, un livre important. Jérôme Collin met très bien en valeur ce qui se trouve au cœur de la sémiotique visuelle : les tenants et aboutissants d’une méthodologie permettant de mieux comprendre pourquoi les images sont ce qu’elles sont, pour faire ce qu’elles font. Loin de sauter directement de l’objet à l’interprétation, voire d’occulter celui-ci au profit de spéculations diverses (historiques, idéologiques, théologiques, esthétiques, mystiques, etc.), la sémiotique de Floch-Collin décrit d’abord des formes plastiques, puis explique comment ces formes font déjà sens en elles-mêmes et s’articulent à des éléments figuratifs qui n’ont rien d’indépendant, enfin s’interroge sur la vie de l’image dans le temps, non seulement comme un objet appartenant à une histoire ou à des contextes différents des nôtres mais aussi et surtout comme un objet à l’origine d’une praxis, d’une expérience vécue, d’un regard actif engageant une existence entière. Cette trajectoire qui mène de la sémiotique plastique à la sémiotique énonciative est admirablement décrite et commentée par Jérôme Collin. À chaque nouvelle phase du raisonnement sémiotique l’auteur permet d’évaluer le pourquoi et le comment d’une méthodologie qui veut avant tout retourner à l’objet, non pas pour en exclure l’interprétation, mais pour rendre celle-ci plus solide, plus consistante, en un mot plus riche.

Jérôme Collin démontre que l’esprit pédagogique d’une analyse n’est nullement en contradiction avec l’acuité et l’originalité de sa vision. Au contraire, la réduction de la lecture à son épure –la première partie du livre correspond à un très long article, très utilement rehaussé par de nombreuses illustrations qui sont comme le double visuel de l’interprétation– semble faciliter l’approfondissement et la relance continus d’une lecture dont le rythme est soutenu mais jamais bousculé. Chaque moment de l’analyse est d’abord théoriquement introduit et situé, puis débouche sur un palier qui ouvre comme en spirale sur un nouveau tour du même objet, toujours le même et toujours changeant, jusqu’à ce que l’analyse se termine par la formule conclusive du trajet narratif (« S = O » : le sujet se confond avec l’objet qu’il recherchait), mais que le lecteur reçoit comme un moment de grande intensité. Le texte de Collin ne décrit pas une telle avancée, il est construit de telle façon qu’il aide le lecteur à en saisir la dynamique.

L’écriture de la Trinité d’Andrei Roublev est une entreprise modeste et ambitieuse. Plus exactement : ambitieuse, parce que modeste. La poursuite de la clarté est en effet la meilleure caution possible d’un progrès de la pensée. En ce sens, mais aussi en bien d’autres, le livre de Jérôme Collin devrait être exemplaire.

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