Sémir Badir & Dominique Ducard (dir.), Roland Barthes en Cours (1977-1980). Un style de vie, Dijon, Editions Universitaires de Dijon, 2009, 208 pages

Jan Baetens

Université de Leuven

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Mots-clés : corps, cours, éthique, médias, oralité, sémiotique

Auteurs cités : Antoine COMPAGNON, Éric Marty, Philippe Roger, Claude ZILBERBERG

Texte intégral

Voici une excellente façon de traiter les actes d’un colloque (en l’occurrence même de deux colloques, organisés respectivement et à une année de distance à Urbino et à Gand) : non pas les publier mais les faire écrire, à partir des communications à la fois les plus stimulantes et les plus cohérentes entre elles. Ce qui risque toujours de tourner au recueil quand il s’agit de passer aux lendemains des rencontres universitaires, peut devenir ainsi un vrai livre, et ce pari est fort bien tenu, grâce aux idées claires des responsables de ce volume et au plaisir que les participants ont eu à se plier au jeu. De plus, soulignons d’emblée que cette « préparation » du dossier des actes n’est pas sans analogie avec l’objet même des deux colloques, les cours de Roland Barthes, objet sémiotiquement feuilleté, éditorialement multiple et humainement complexe s’il en est.

En fait, il convient de commencer ce livre par sa fin, l’ « Envoi » de Sémir Badir. À la manière d’un parergon derridien, ce texte qui se loge en marge de l’ensemble et qui en énonce aussi les limites, fonctionne également comme une sorte de manifeste. Du dehors, il articule l’essentiel le contenu et les ambitions du projet qui sous-tend cette entreprise collective.

Son objet d’abord, qui n’est pas mince (les trois Cours de Barthes représentent un nombre de pages considérables, qui de plus s’enrichissent de toute une série d’autres documents, malheureusement encore difficilement accessibles au public des non-chercheurs) et dont Sémir Badir souligne, après la très belle introduction de Dominique Ducard, qu’il s’agit d’un objet paradoxalement peu étudié.

L’interprétation ou, plus modestement, la position de cet objet ensuite, qui fait réellement (et jublilatoirement ?) problème. L’un des grands intérêts de ce livre est de poser sur de nouvelles bases la question du caractère sémiotique des écrits tardifs de Barthes. La doxa barthésienne s’en tient en effet à la coupure facile entre période sémiotique et période post-sémiotique (pour ne pas dire anti-sémiotique) de l’auteur. Pour Sémir Badir, cette coupure n’est acceptée que par facilité, par paresse ou encore par mimétisme institutionnel, et le véritable enjeu est de rouvrir le dossier de Barthes sémioticien (la sémiotique étant aussi, on le verra, une manière de « style de vie »). Cette interrogation s’effectue à deux niveaux. D’abord, indirectement, par le choix des contributeurs : si on ne trouve ici que de vrais barthésiens, c’est-à-dire des amateurs et des amoureux de Barthes, celles et ceux qui commentent les textes du maître ne sont pas forcément les traditionnels gardiens du temple (un Antoine Compagnon, un Éric Marty, un Philippe Roger, que la lecture de Sémir Badir ne caresse pas toujours dans le sens des poils). Ensuite, plus directement, par le retour explicite de Sémir Badir sur une question que l’on s’est peut-être trompé à juger périmée : celle de Barthes sémioticien. Sémir Badir fait non seulement un point fort utile sur la question, il la renouvelle fondamentalement en défendant l’hypothèse que la sémiotique cherchée par Barthes, une sémiotique non du code mais de la nuance, n’est pas sans rapport avec la sémiotique tensive élaborée par le successeur de Greimas, Claude Zilberberg. Hypothèse audacieuse, vu l’antinomie assez prononcée des manières d’écrire de Barthes et de Zilberberg, mais hypothèse néanmoins rendue crédible par une lecture des aspects épistémologiques (relatives à l’organisation interne d’une science) et gnoséologiques (relatives aux rapports des sciences entre elles) de leurs réflexions respectives sur la sémiotique, discipline « indisciplinée » par excellence (selon une heureuse expression du même Sémir Badir). De plus, et c’est là que la boucle se boucle, ce retour aux interrogations sémiotiques de Barthes est aussi, du moins aux yeux de Sémir Badir, la meilleure manière de s’approcher des Cours, y compris dans leur dimension éthique qu’on tend regrettablement à détacher de la pensée sur le langage. Or c’est bel et bien d’une pensée et d’une écriture d’un corps « en langue », voire « en texte » qu’il s’agit et dont il devient possible de rendre compte à travers les microlectures réunies dans ce livre.

En gros, les essais des quelque quinze auteurs qui font chacun un tour singulier de l’écriture du dernier Barthes –écriture proche du corps et de l’oralité, mais aussi et surtout proche du public, des auditeurs et, plus généralement, de ceux avec qui l’on cherche à « vivre ensemble », en douceur mais à distance– touchent trois grandes problématiques. D’abord la dimension médiatique ou médiologique de l’ « objet cours » : que penser d’une pratique discursive qui n’est ni seulement orale ni seulement écrite, qui mélange la note et le texte (au sens fort du terme), qui documente tout en essayant de (se) faire plaisir, qui migre d’un support à l’autre, parfois bien au-delà des limites connues du papier et du livre ? En second lieu la dimension éthique : en quoi préparer et donner un cours peut-il fonder une éthique, une façon de se construire soi-même mais toujours en rapport avec autrui, et comment la parole fatalement magistrale peut-elle détourner au profit d’une relation plus humaine, plus ouverte, presque caressante les conditions d’énonciation d’une performance publique au Collège de France ? Enfin, le style, car même si Barthes n’ose pas se dire écrivain et même si les cours respectent toutes les contraintes formelles et pédagogiques d’une forme de transmission d’un savoir en acte, l’évolution même des Cours publiés montre bien que Barthes se préparait à autre chose et que l’écriture du roman rêvé se découvre en filigrane dans de nouvelles façons de traiter la langue.

On n’envie pas toujours les contributeurs de ce livre : parler de Barthes parlant de Châteaubriand, par exemple, a dû être un challenge assez terrible. Mais en général les auteurs s’en tirent fort bien. Ce livre est utile, souvent passionnant, par moment inclassable comme l’objet qu’il s’est donné, parfois un peu aride et prétentieux, mais rarement à côté de la plaque. Bref, un vrai enrichissement de la bibliothèque barthésienne.

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