Jean PETITOT, Morphologie et esthétique, Paris, Maisonneuve et Larose, 2004
Herman PARRET
Il n’y a pas de lecteur idéal pour ce nouveau livre de Jean Petitot. Quel lecteur maîtriserait en même temps la philosophie transcendantale, la phénoménologie husserlienne, la théorie des catastrophes, la sémiotique structurale, la Gestalttheorie en psychologie, la pensée morphologique en biologie, dans les mathématiques, en géométrie, l’histoire de l’esthétique ; et en complément, quel lecteur pourrait témoigner de si larges intérêts artistiques (Piero della Francesca, Canova, le Laocoon) et littéraires (Proust, Valéry, Stendhal), d’une sensibilité si sophistiquée et si intelligente du phénomène esthétique, d’une si profonde connaissance de l’histoire, celle de la bataille de Waterloo par exemple ? Et pourtant, l’intuition centrale qui inspire l’analyse de ce corpus diversifié, est constante, solide et consistante. Le sous-titre de Morphologie et esthétique pointe sans doute vers cette intuition centrale : La Forme et le sens chez Goethe, Lessing, Lévi-Strauss, Kant, Valéry, Husserl, Eco, Proust, Stendhal. Et Petitot nous éclaire de l’idée de base dès l’Introduction : « ... Ces études visent à montrer que de nombreux dispositifs esthétiques consistent à déployer une sémiogénèse à partir d’une base morphologique en édifiant une ‘montée’ sémiotique ‘de la forme vers le sens’ » (p. 7). Ceux qui connaissent l’œuvre de Petitot (entre autres, Morphogénèse du sens [1985] et Physique du sens [1992]), apprécient sans doute le « structuralisme dynamique » qu’il défend depuis ses lectures de Hjelmslev, Lévi-Strauss et Greimas, et également l’approfondissement qu’il a proposé de la sémiotique narrative et actantielle par une réflexion pénétrante, scientifique et métaphysique. La plupart des textes que Petitot rassemble dans ce livre de 370 pages, sont connus par ses lecteurs assidus et ils couvrent une période de vingt-cinq ans de recherches. Ces textes sont regroupés en deux parties : un ensemble d’études théoriques (philosophiques, scientifiques), pertinentes pour l’esthétique, sous la dénomination De la forme, et une seconde partie, Etudes littéraires, consacrées essentiellement à Proust et Stendhal. La première partie qui repère une certaine pensée morphologique à partir du « premier texte authentiquement structuraliste », l’étude de Goethe sur le Laocoon, celle de Lessing sur le même sujet, jusque dans l’esthétique transcendantale de Kant de la Critique de la Faculté de juger, et surtout chez Kant, dirions-nous, pour aboutir à la pensée sémio-morphologique d’importants auteurs contemporains (Valéry, Peirce, Husserl et Merleau-Ponty, D’Arcy-Thompson, Turing et Umberto Eco). La seconde partie, Etudes littéraires, comporte donc des analyses très approfondies de deux « cas » : Proust et Stendhal. Les deux textes sur Proust montrent merveilleusement comment la sémiotique modale et actantielle (performée par Greimas et son « groupe » dans les années quatre-vingts) est hautement pertinente : il s’agit de l’analyse détaillée de la petite phrase de Vinteuil dans Un amour de Swann et de l’épisode des « clochers de Martinville » dans Du côté de Guermantes. Les deux derniers chapîtres sont « stendhaliens » : le premier concerne le dispositif morpho-sémiotique de la bataille de Waterloo dans La Chartreuse de Parme, et le second la possibilité d’injecter l’assomption du mythe d’Eros et de Psychè dans les héros amoureux, Fabrice et Clélia, de ce chef-d’œuvre de Stendhal.
J’esquisse d’emblée et plus en détail les lignes de force essentielles de l’esthétique morphologique de Petitot, d’abord dans les trois chapitres théoriques de la première partie, ensuite dans les deux « applications » littéraires. C’est la morphologie goethéenne, essentiellement dans son sur Laocoon de 1798, que Petitot considère comme l’ « acte de naissance du structuralisme », surtout puisque « le structuralisme est un naturalisme d’inspiration biologique et non pas, comme on le croit souvent, un formalisme d’inspiration logiciste » (13-14). La Bildung (« formation »), pour Goethe, est « le déploiement-reploiement spatio-temporel d’une force organisatrice interne passant à l’existence en se manifestant spatio-temporellement » (16). C’est pourquoi la morphologie goethéenne en tant que dynamique de transformation garde son actualité, de Darwin à Lévi-Strauss. Petitot insère dans la présentation théorique un grand nombre de pages sur l’histoire du Laocoon (sa découverte en 1506 dans la Domus Aurea près du Colisée à Rome) – notre auteur interrompt souvent l’argument théorique par des notes historiques extensives, comme par exemple, l’histoire du « bras manquant » de la statue (61-65) – dont il présente ensuite une description matérielle exhaustive. Suit une belle analyse du débat entre Lessing et Winckelmann : en effet, Lessing avait publié en 1766 son Laokoon oder über die Grenzen der Malerei und Poesie comme réponse aux Gedanken de Winckelmann, de 1755. C’est ainsi que la sémiotique de Lessing précède la morphologie goethéenne, Lessing et Goethe étant tous les deux, auteurs d’un Laocoon. On connaît l’énorme influence que le Laokoon de Lessing a eu sur l’esthétique des XIXe et XXe siècles, jusqu’à Clement Greenberg, surtout en ce qui concerne la classification et la hiérarchie des arts à partir de leur spécificité médiale. Winckelmann, très impressionné par l’esthétique grecque, avait soutenu que la beauté plastique comporte une expressivité nouménale, que l’intelligible s’exprime dans le sensible et que cette expressivité détermine l’artisticité. Lessing, par contre, a une conception immanente du sens de la forme et c’est ainsi que Lessing introduit à la morphologie goethéenne. Un autre acteur s’interpose encore entre Lessing et Goethe : Herder qui pose que la classification des arts plastiques (peinture, sculpture, architecture) dépend de la spécificité des canaux sensoriels convoqués. C’est Herder qui oppose l’haptique à l’optique, le toucher et la vue, corrélés à la sculpture et la peinture. Il nous semble que la sémio-esthétique de Lessing et surtout l’apport fondamental de Herder n’est pas vraiment mis en valeur dans notre livre. En insistant sur un Goethe « naturaliste », Petitot montre surtout en quoi la morphologie goethéenne peut être mise en perspective par rapport à la Troisième Critique de Kant. Il explicite ainsi comment Goethe analyse en détail le Groupe du Laocoon. Ce « chef-d’œuvre parfait », ce « suprême achèvement des arts plastiques » démontre « une nature vivante hautement organisée » (52). Si l’on suit Petitot, il y aurait une compréhensivité et une intelligibilité purement visuelles de la sculpture pour Goethe, une « dimension perceptive sui generis du sens » (54), organisant l’espace selon le « principe de non généricité » fournissant « un critère immanent purement perceptif de pertinence significative » (57). Organisant également le temps compressé dans le « présent vivant » (Husserl), dans le « moment fécond » d’un instantané, dans une prégnance, comme on le dirait en sémiotique thomienne. Le modèle goethéen qui intéresse Petitot est bien celui de la « montée morpho-sémiotique » (65) : au départ, les relations d’oppositions et de contrastes sont perceptives et non conceptuelles (il y aurait, par conséquent, une « intelligibilité purement visuelle ») et elles s’incarnent ensuite dans des rôles actantiels et thématiques qui se « passionnalisent » alors dans des figures, voire des personnages. Voici donc chez Goethe un « parcours génératif » quasi-greimassien ! Important également est le fait que l’unification « naturaliste » (en fait, « vitaliste ») chez Goethe présuppose « un concept de Nature qui débouche sur la sphère du sens à travers des processus cognitifs de sémiotisation » (66). Petitot propose, en conclusion à ce premier chapitre sur la morphologie de Goethe, trois annexes. La première surtout est importante en vue de comprendre la « généalogie morphologique du structuralisme ». En effet, il semble bien qu’il existe une filiation qui conduit la morphologie goethéenne au structuralisme de Jakobson et de Lévi-Strauss en passant par le formalisme russe (1914-1930). C’est ainsi que, le couple goethéen prototype-transformation est considéré par Lévi-Strauss comme le noyau épistémologique du structuralisme. Et Petitot d’étudier in extenso la référence morphologique chez Lévi-Strauss.
Le Chapitre II, Morphologie et esthétique transcendantale, est la charnière du livre entier. Sa lecture est exigeante puisqu’elle présuppose une connaissance approfondie de la philosophie transcendantale, surtout de l’esthétique kantienne. Le texte reprend une intervention très remarquée de Jean Petitot à un colloque sur la Critique de la faculté de juger qui a fait date à Cerisy en 1990. Pour ceux qui veulent se familiariser davantage avec l’interprétation que Petitot propose de la philosophie kantienne, surtout de sa réintroduction en philosophie des sciences (le problème de la constitution des objectivités), nous renvoyons à son essai La Philosophie transcendantale et le problème de l’objectivité (avec la participation e.a. de F. Marty, F. Gil, J.M. Salanskis et J.P. Desclés), Editions Osiris, Les Entretiens du Centre Sèvres, 1991. Dans le Chapitre II du livre que nous commentons maintenant, Petitot lance une hypothèse radicale qui ne convaincra pas la plupart des experts de Kant : « la théorie de la forme constitue le fil directeur et le principe unifiant de toute la Critique de la faculté de juger » (85). Même si cette hypothèse est idiosynchrasique et osée, elle est possible et pertinente, surtout si on tient compte de l’enseignement de l’Opus Postumum. Est étudiée en première instance la notion de forme dans la Critique de la faculté téléologique, et ensuite dans la Critique de la faculté esthétique. Sous-jacente à l’hypothèse mentionnée en est une autre : que, chez Kant, « il existe une obstruction transcendantale à l’accession de la théorie morphologique au rang d’une science proprement dite de la forme » (85). C’est précisément cette hypothèse qui est générée par l’étude de laCritique de la faculté téléologique. Cette étude est menée par Jean Petitot avec une extrême finesse interprétative. Vue la structure de l’expérience (Première Critique), la nature est nécessairement « mécanique », d’où le réductionnisme physicaliste inhérent à la science. Mais il y a dans la nature des « fins naturelles », des êtres organisés : il y aura pour n’importe quel projet scientifique toujours un « résidu » concernant la contingence de la forme des êtres organisés. Cette organisation n’est pas explicable « mécaniquement » puisqu’elle n’est pas (extérieurement) « objective ». Et c’est ainsi que ce principe de finalité « interne », pourtant absolument nécessaire pour déterminer adéquatement notre faculté de juger humaine, ne peut se présenter que comme s’ (als ob) il est un principe objectif. Le concept de fin naturelle transcende la faculté de juger déterminante : il provient, nous dit Kant, de la finitude de notre entendement. Et Petitot conclut ainsi cette section sur le jugement téléologique : « C’est précisement parce que les formes naturelles sont contingentes qu’elles peuvent affecter esthétiquement le sujet. Dans le jugement esthétique, le défaut d’objectivité effective dans la finalité interne objective se convertit en un supplément de subjectivité affective dans la finalité subjective formelle » (92). Il est évident pour tout lecteur assidu de la Troisième Critique que le als ob régit la « logique » du jugement esthétique.
Toutefois, l’Opus Postumum, instauratrice d’une véritable Critique du Jugement Physique,semble remettre en question cette spécificité du jugement esthétique comme jugement réfléchissant, et semble réduire le als ob (comme si) à un weil (parce que), ce qui rendrait possible une « physique de l’organisme » que Kant a toujours réfutée au niveau de la Troisième Critique. Petitot revient à cette Troisième Critique après ce détour par l’Opus Postumum, pour constater, d’une façon vraiment fructueuse, « que le défaut d’objectivité des formes se vicarie en un supplément subjectif, celui de la valeur signifiante intrinsèque des morphologies naturelles en tant que telles » (98).
Le traitement du problème de la forme dans la Critique de la faculté de juger esthétique nous livre la clé de la philosophie morphologique générale de Jean Petitot. Il constate que, déjà dans les premiers paragraphes de la Troisième Critique, Kant part d’une condition sine qua non : la valeur subjective du jugement esthétique est l’affect, l’émotion, le sentiment « vital » (Lebensgefühl), le « sentiment de plaisir et de peine ». Ainsi les formes naturelles possèdent un sens affectant non conceptuel. Plus est que cet affect exprime la finalité subjective formelle de l’objet comme corrélat de l’affect. Il y a par conséquent une corrélation parfaite entre l’affect et la saisie de la forme. Petitot dira – c’est évidemment le fil rouge qui mènera Petitot vers un certain cognitivisme – que ce jugement sans concept qu’est le jugement esthétique est pourtant un acte cognitif puisqu’il y a pour Kant une légalité cognitive qui relève d’un entendement supérieur (cognitif sans être conceptuel). Il nous semble que cette extrapolation, peut-être valable en elle-même, ne se défend pas vraiment si on veut rester fidèle au texte kantien. Nous notons également qu’un autre « moment » de l’analyse kantienne du jugement esthétique est sous-représenté sans être totalement absent (voir 100) : c’est que l’universalité subjective relève du sensus communis qui est plus qu’un consensus effectif (empirique, pratique) de jugements particuliers. Nous ne pensons pas que le sensus communis peut être identifié à l’intersubjectivité communicationnelle que Petitot évoque brièvement. La notion centrale de sensus communis est évacuée trop légèrement, comme le fait que Kant définit le jugement esthétique comme un jugement de goût (Geschmacksurteil) (103). Par contre, la transposition de la Critique de la faculté de juger esthétique en une phénoménologie de la présence pure nous semble extrêmement pertinente, ou dans les mots de Petitot, « comme une reconquête de la présence phénoménale sur la législation et la détermination objective » (104). Le jugement esthétique porte sur la présence même, sur la structuration qualitative de l’apparaître. La faculté du jugement esthétique est une faculté de présentation, plutôt de présentification (Darstellung).Et Jean Petitot prend Louis Guillermit et Olivier Chédin, deux excellents experts de Kant, comme témoins de cette position philosophique si adéquate. La toute dernière section (108-114) du Chapitre sur l’Esthétique Transcendantale dans l’ouvrage a une certaine autonomie théorique : il s’agit d’un commentaire d’Aristote et de Leibniz comme « annonciateurs » de la philosophie kantienne du jugement réfléchissant. C’est ainsi que Petitot projette l’architectonique leibnizienne dans l’ultime œuvre de Kant, l’Opus Postumum. Il faudrait regarder de plus près si l’on n’a pas à faire ici à des rapprochements allusifs sans trop de fond théorématique, même s’ils génèrent une heuristique intéressante.
La lecture du Chapitre III sur l’histoire de La Pensée morphologique : de Peirce et Husserl à Valéry et Eco ne présuppose pas vraiment cette même expertise philosophique puisque le texte est surtout informatif et indicatif. Passent en revue deux sémioticiens, un mathématicien, un anthropologue, un philosophe et un écrivain qui illustrent tous la permanence de la pensée morphologique dans la pensée moderne. Valéry, entre autres dans son texte tardif L’Homme et la Coquille (1937), pose la question de l’essence d’une forme naturelle (comme une coquille) qui, dans son apparaître morphologique, fait hésiter le sujet « entre la recherche d’un introuvable principe organisateur et l’évaluation esthétique contemplative » (117). Il est vrai que Valéry vise une véritable « intelligence des formes ». En plus, Petitot enracine Valéry dans l’esthétique kantienne : Valéry, tout comme Kant, reconnaît qu’une esthétique transcende la construction mécanique causale pour découvrir la production vivante téléologique, « l’énigmatique tendance ‘technique’ de la Nature à produire des formes » (118). Que Peirce également soit un jalon essentiel dans la reformulation sémiotique du problème de la forme nous paraît moins évident et, comme l’analyse n’est que d’une seule page (122), il ne nous semble pas permis de généraliser. L’insertion de Husserl dans la « pensée morphologique » est plus plausible puisque le fondateur de la phénoménologie construit une éidétique de la forme sous-jacente à l’apparaître sensible. Petitot conclut, sans doute avec trop d’impatience, que, pour Husserl, la couche signifiante de la valeur se fonde dans la couche morphologique : « la signifiance », écrit-il, « est un lieu où perception et évaluation se rejoignent pour se conjoindre et où la valeur (le sens) se fonde dans la forme » (125). Objets de valeur et objets de perception sont ainsi mis en parallèle : « la valeur signifiante (en particulier esthétique) est au perçu sensible ce que la jouissance (le sentiment) est à la perception et que les affects sont aux sensations » (125). Toutefois, il est difficile de suivre Petitot jusqu’au bout de son interprétation de Husserl – lequel parachève, nous enseigne Petitot, les intuitions de Goethe et de Peirce, et peut être considéré comme le fondateur d’une sémiotique morphologique et d’une sémiophysique du monde sensible. C’est que « la chair husserlienne est structurée comme un langage » et que « l’articulation du corps propre y est une articulation du sens » (128). Reste à savoir si la série Goethe/Kant/Peirce/Husserl est si transpositive que nous le fait croire Jean Petitot. Même remarque pour le traitement de Merleau-Ponty dont il est dit qu’il est responsable d’ « une refondation naturaliste de la phénoménologie » (128). Les Cours du Collège de France sont invoqués pour suggérer que, pour Merleau-Ponty, le sémiotique s’édifie sur le morphologique, ou, en d’autres mots, qu’il faut fonder le sens dans une phénoménologie qui se dépasse « vers une approche topologique et dynamique des formes » (129). Il est certain que la plupart des lecteurs du dernier Merleau-Ponty, celui du Le Visible et l’invisible par exemple, se reconnaîtront à peine dans une telle caractérisation de sa philosophie. Deux savants sont encore passés en revue, D’Arcy Thompson (dont René Thom est l’héritier) et Turing, pour aboutir à Umberto Eco, surtout dans son Kant et l’Ornithorynque ([1997], 1999). Bien que Eco, lui aussi, soit opposé à tout réductionnisme naturaliste, il admet, semble-t-il, l’existence de contraintes morphologiques du sens. Petitot l’explique dans la section intitulée « Les racines morphologiques du sens chez Umberto Eco » (133-139). Il note que, selon certaines affirmations dans Kant et l’Ornithorynque, Eco pose l’existence de formes pré-sémiotiques de la réalité et qu’il modère ainsi la « conception purement culturelle de la sémiose ». Petitot, évidemment, soutient tout programme de recherche de naturalisation du sens contre l’effort de culturalisation de la Nature dont il prétend que c’est la tendance dominante dans les sciences humaines. Notre auteur ne croit pas au manichéisme, « d’un côté la nature, l’objectivité, l’explication, et de l’autre la culture, l’auto-réflexion, la saisie d’un sens existentiellement éprouvé » (134). Et il voit dans Eco certains signes de solidarité avec son option de naturalisation. Evidemment, Eco comme Petitot se tournent contre l’idéalisme sémiotique, mais il me semble douteux que le « socle dur de l’être » dont nous parle Eco dans ses publications récentes, puisse être compris, à la manière de Petitot, comme « son organisation morphologique et gestaltiste faisant de la forme le phénomène de l’organisation de la matière » (139). Pour admettre cette identification, il faut souscrire à toutes les idées-forces que Petitot met en avant dans son épistémologie : que la couche sémiotique s’enracine dans la structure morphologique du monde natural ; qu’il faut une organisation pré-sémiotique (et non conceptuelle, anté-prédicative et pré-judicative) du monde naturel ; que le concept structural de forme soit remplacé par un concept génétique de forme « comme auto-organisation émergente » (136). Encore une fois, on peut douter que la pensée récente d’Umberto Eco réalise vraiment tout le programme épistémologique de Petitot dans son ambition généralisante et dans son étonnante consistance.
La seconde partie du livre que nous avons sous la main, comporte quatre études consacrées à Proust et à Stendhal. Il ne s’agit pas vraiment d’ « applications » puisque Petitot tient à préciser : Proust et Stendhal, pour lui, sont de « véritables savants » (141), « d’authentiques savants, ... de grands penseurs des rapports entre la Forme et le Sens » (9). Il est dit que « Proust se révèle ... un égal de savants comme Hjelmslev, Lévi-Strauss, Jakobson et Greimas, un maître de la théorie structurale. Il invente une esthétique spécifique sur la base d’une réflexion théorique » (183), et Petitot de citer Luc Fraisse : « Marcel Proust représente, incarne, domine, toute l’esthétique du XXe siècle ». On trouve en note de bas de page, en parlant d’un texte de Proust : « On croirait lire du Saussure ou du Hjelmslev » (159) ! « Proust est un théoricien de génie » (144). Et on apprend que « le concept proustien d’ ‘impression’ est proche du concept thomien de ‘prégnance’, et d’ailleurs aussi du concept freudien de ‘pulsion’ » (184, note 10). La petite phrase de Vinteuil, dont traite la magistrale première étude proustienne, est déterminée par Petitot comme « un dispositif morpho-sémiotique génial qui remonte d’une base morphologique sensorielle et perceptive jusqu’aux niveaux cognitifs et métapsychologiques les plus élevés des processus de sémiotisation. C’est un opérateur qui permet à Proust de définir un statut ‘esthétique’ du sujet intentionnel » (176). Et c’est dans ce contexte que le roman de Proust est qualifié d’un « traité de sémiotique théorique et d’épistémologie amoureuse » (ou « épistémologiesentimentale »[144]). De cette « épistémologie amoureuse » qu’est A la recherche du temps perdu, Petitot est l’herméneute amoureux, dirions-nous. Derrière toute une façade de sécheresse constructionniste, on découvre un analyste admirablement « amoureux » des nuances du sensible et des tonalités psychiques des personnages qu’il nous reconstruit avec sa machinerie sémiotique impressionnante.
Les recherches sur Proust – l’une sur la petite phrase de Vinteuil, et l’autre sur les clochers de Martinville – datent des années quatre-vingt et sont bien connues par ceux qui ont suivi de près les travaux de Jean Petitot. Quand Proust est dit avoir réussi « ce tour de force d’actorialiser le fonctionnement sémiotique des valeurs axiologiques investies dans un objet-valeur (Odette) dans la fameuse petite phrase de Vinteuil » (144), il est évident que Proust ne regarde que derrière l’épaule de Jean Petitot. Nous avons réécouté, dans l’arrière-fond au cours de cet exercice de compte-rendu, les sonates pour piano et violon de Saint-Saëns et de Fauré pour se mettre quelque peu dans l’ambiance proustienne de la « petite phrase de Vinteuil ». Certes, on a également feuilleté Un amour de Swann pour y retrouver tous ces passages concernant la « petite phrase » mais, en fait, l’exercice n’était pas vraiment nécessaire puisque les références au texte proustien, chez Petitot, sont exhaustives et bien précises. L’analyse que Petitot propose des quatorze fonctions de la « petite phrase » est savoureusement délicate, subtile et extrêmement pertinente. Dans le déroulement de la réalisation des quatorze fonctions, nous discernons une montée intensifiante (de 1 à 7) et une descente qui se présente comme une « détente » (de 8 à 14). De la « petite phrase » comme saillance figurative, de la « petite phrase » comme Gestalt, comme impression ou prégnance thymique et comme affect esthétique, ne constitue que le long chemin sémiotique pour arriver à l’essentiel : la « petite phrase » comme visée idéale, objet modal et forme de l’Idée. C’est dans l’assomption de la forme de l’Idée (Platon et Kant) que l’essentiel est conquis et que la signifiance essentielle de la « petite phrase » est comprise. Petitot commentera dans l’Annexe 3 de ce Chapitre la thèse d’Anne Henry, Marcel Proust. Théories pour une esthétique (1983) où elle décrit la Recherche comme « odyssée de l’absolu » (229) et qualifie la philosophie esthétique proustienne comme proche de la Naturphilosophie schellinguienne. La « petite phrase » devient ainsi également une « structure intelligible », une traduction-trahision de l’indicible par l’intelligence. Et c’est sans doute le point culminant de la signifiance de la « petite phrase » que d’être saisie comme la forme de l’Idée (voir Proust : « On sentait en elle un contenu si consistant, si explicite, auquel elle donnait une force si nouvelle, si originale, que, ceux qui l’avaient entendue, la conservaient en eux de plain-pied avec les idées de l’intelligence », cité par Petitot, 159). A partir de ce niveau de réalisation sémiotique, nous semble-t-il, on est en droit de considérer ce qui se superpose encore, comme une complexification de la signifiance qui ne fait qu’enrichir l’essentiel déjà acquis : la « petite phrase » comme magie, la petite phrase comme « sujet cognitif, informateur/observateur et supposé savoir », la « petite phrase » comme signifiant et objet-valeur métaphore de l’objet d’amour. Cette magnifique analyse de la « petite phrase de Vinteuil » est évidemment tributaire des méthodologies performantes dans les années quatre-vingts : la sémiotique narrative, modale et actantielle et la phénoménologie de la valeur dont Jean Petitot a été (et est) un éminent pratiquant.
L’analyse de l’épisode des « clochers de Martinville » – qui a été également l’objet d’une approche sémiotique de Jacques Fontanille dans Le Savoir partagé. Sémiotique et théorie de la connaissance chez Marcel Proust (1987) – est intitulée : « Un mémorialiste du visible. La quête du réel chez Proust » (177). Après avoir rappelé l’essentiel de la conception deleuzienne de la « sémiotique proustienne » (178-181) et après avoir défini le statut proprement esthétique du sujet sémiotique chez Proust (186-187), Petitot introduit un point de vue topologique : la structuration du sujet esthétique est pensée à partir de l’axiologie figurative liée aux « deux côtés », le côté de Guermantes et le côté de Méséglise, deux « visages de ce Janus bifrons qu’est ‘le Combray de mon enfance’ » (189). L’analyse figurative du cosmos aquatique de la Vivonne, « du côté de Guermantes », lieu de figures florales, crée une prégnance euphorique du plaisir. Voici une belle sémiotique du paysage, démarcation entre ciel, terre et eau, et transposition, suppression même de cette démarcation marquant profondément l’âme du sujet esthétique. Et surgit dans cette topologie le château de Guermantes, et de suite la duchesse de Guermantes, sa légende, son nom et son corps (203) : il en est même que « dans sa complexité, la duchesse de Guermantes représente un acteur symétrique de la Vivonne » (205). Et quand les « clochers de Martinville » sont mis en scène, c’est l’épreuve décisive lors de la quête épistémique par le sujet Marcel. On est en pleine épreuve véridictoire : c’est une révélation « conjuguant une assomption (passage du conflit Secret/Mensonge à l’évidence du Vrai) à un état passionnel euphorique d’ivresse et d’enthousiasme » (215). Et Petitot de conclure à propos de l’épisode des « clochers de Martinville » :
Cet épisode ... fournit un exemple de la façon dont s’opère chez un artiste la constitution (j’aimerais dire transcendantale) de la réalité : l’énonciation – ce que Kant appelait la finalité subjective formelle – s’y égale à un approfondissement du réel – ce que Kant appelait la finalité interne objective (221).
L’esthétique transcendantale de Kant n’est jamais très loin...
Les deux derniers chapitres du livre sur la table offrent autant de découvertes sémiotiques d’une égale valeur. Il s’agit de La Chartreuse de Parme dont Petitot se dit « un amateur passionné » (239), tout comme l’auteur de ce compte-rendu ! Le texte sur l’épisode de Waterloo date de 1968 (repris en 1983 au séminaire de Greimas) et est la plus ancienne étude de Jean Petitot. Méthodologiquement elle est bien marquée par les travaux de Lévi-Strauss et de Greimas. Il faut savoir que l’épisode de Waterloo est dimensionnellement infime dans cette énorme cathédrale qu’est La Chartreuse de Parme. Et pourtant, elle semble avoir eu pour Jean Petitot une importance considérable : « Waterloo », écrit-il, « est un récit d’initiation décrivant la construction d’une subjectivité à partir d’un cosmos mythologique encrypté dans une mise en scène figurative » (241). L’étude que nous avons sous la main en ce lieu est très savante (les œuvres critiques de théoriciens de la littérature sont souvent citées et commentées), elle est parsemée de longs passages historiques (surtout sur « la vraie bataille de Waterloo », de 277 à 292) et elle performe une analyse narrative extrêmement détaillée où on a souvent le sentiment de perdre le fil. Toutefois, le punctum est clair et sera d’ailleurs repris dans la seconde étude sur Stendhal au Chapitre suivant : la bataille de Waterloo fonctionne discursivement comme un épisode initiatique où le « héros » Fabrice est confronté à différents mondes symboliques, et au fond au mythologique. Dans ce sens, l’épisode de Waterloo, même dans sa brièveté compacte, est un véritable traité de sémiotique (321).
Cette réappropriation de motifs et de thèmes mythologiques est étudiée explicitement par Jean Petitot au dernier Chapitre de son livre : « Le fond mélusinien de La Chartreuse de Parme ou l’Eros et Psychè de Stendhal ». C’est bien pourquoi l’Eros et Psychè de Canova est mis en vignette sur la couverture de l’ouvrage, ensemble avec le Laocoon. Petitot consacre d’ailleurs l’Annexe à cette sculpture de Canova. Et dans ce dernier Chapitre, il est étudié dans quel sens il y a une assomption mythologique des héros de La Chartreuse. Fabrice et Clélia se substituent à Eros et Psychè, et Petitot compare les deux récits en les mettant en parallèle. Il conclut ce Chapitre et ainsi son ouvrage :
La réappropriation d’une dimension mythologique fait partie de l’art poétique de Stendhal. Il s’agit pour lui d’une sorte de montée de l’existence vers l’essence. C’est lorsqu’il rejoint enfin la vérité du mythe que le héros peut devenir enfin lui-même c’est-à-dire ‘sublime’ – et transcender le désenchantement de la modernité (338).
La lecture du livre de Petitot – pour la plupart d’entre nous : la relecture de textes publiés depuis les années quatre-vingts – n’est certainement pas d’une fluidité facile. Comme l’auteur fait appel à des compétences variées et à des connaissances approfondies dans plusieurs domaines d’expertise, le lecteur a souvent l’impression d’être quelque peu perdu dans une masse d’informations, d’hypothèses et d’arguments qu’il ne parvient pas à maîtriser au moment même de son effort de compréhension. Toutefois, dans ce livre, la thèse de base est si brillamment soutenue, avec une consistance sans failles, dans la forme de mille propositions locales concernant des corpus passablement hétérogènes, que l’attention reste captée, d’abord par l’intelligence des propos et ensuite par le style honnête d’un homme de convictions. Et ceux qui lisent Petitot depuis 1980 auront ici un surplus de satisfaction : de redécouvrir ces études rassemblées dans un seul ouvrage témoignant d’une pensée tenace que l’on ne peut que respecter et admirer.