Jacques Fontanille, Soma et séma. Figures du corps, Paris, Maisonneuve et Larose, 2004

Ivã Carlos Lopes

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Auteurs cités : Jacques FONTANILLE

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Même dans un domaine notoirement autophage comme la sémiotique, il est des écrits dont les conséquences se font sentir longtemps. Le livre de Jacques Fontanille, Soma et séma, vient apporter des éléments de réponse à un certain nombre d’interrogations qui hantent les sémioticiens depuis une petite vingtaine d’années, notamment à partir de la parution de deux ouvrages ayant fait date en la matière : Greimas, De l’imperfection (1987), et surtout Greimas et Fontanille, Sémiotique des passions (1991). Mais s’il nous ramène vers des questions irrésolues en proposant des solutions originales, il ouvre surtout des perspectives pour la recherche actuelle et, nous n’en doutons pas, pour celle qui va suivre.

L’ouvrage est divisé en trois grandes parties dissymétriques dont la première, « Le corps de l’actant », et la deuxième, « Modes du sensible et syntaxe figurative », introduisent l’essentiel des concepts que le troisième volet, « Figures du corps et mémoires discursives », mettra à l’épreuve des descriptions concrètes sur des textes issus des sphères les plus hétéroclites : des passages de la Recherche du temps perdu de Proust, un film de Lars von Trier, des reportages parus dans l’hebdomadaire Courrier International en 1999. En chemin, toutes les parties comportent ne serait-ce qu’une application pratique des notions mobilisées ; ces lectures concrètes, sur des pièces dont certaines avaient déjà retenu l’attention de Fontanille dans de précédentes publications, prendront de plus en plus de place d’un volet à l’autre, jusqu’à occuper le plus clair de l’espace dans le troisième et dernier pan de l’œuvre. C’est ainsi que la première partie inclut un chapitre sur la figure de « l’androgyne cocasse » dans le film Passion, de J.-L. Godard, et que la deuxième partie se conclut par deux chapitres d’opérationnalisation des modèles, d’abord au sujet du corps dit « post-moderne » chez Marcel Duchamp, ensuite sur la métaphore de l’horloge et du corps-machine chez Claudel.

Les grands enjeux théoriques et épistémologiques de la sémiotique d’aujourd’hui sont contemplés principalement dans les deux premiers tiers de l’ouvrage et en particulier dans sa deuxième partie, intitulée « Modes du sensible et syntaxe figurative ». Cette étude, qui, à elle seule équivaut à peu près à la longueur des deux autres parties réunies, avait paru en prépublication dans les Nouveaux Actes Sémiotiques dès 1999 ; nous l’envisagerons comme le noyau du livre, là où sont lancées les propositions à plus grande envergure, et où l’auteur systématise leur rôle au sein d’une théorie sémiotique renouvelée par l’intégration des paramètres ressortissant au corps. Nombreuses sont les références, tout le long du parcours, à des perspectives environnantes, auxquelles, à travers sa brève histoire, la sémiotique a prêté une oreille plus ou moins attentive : la psychanalyse freudienne, les sciences cognitives contemporaines et surtout la phénoménologie de Husserl et de Merleau-Ponty parsèment l’exposé du début à la fin. Dans le présent compte rendu, nous nous contenterons de mettre en évidence un nombre limité de points soulevés, pour l’essentiel, par les chapitres qui comportent, à notre sens, le plus d’innovations théoriques et méthodologiques. Outre les deux parties susmentionnées, nous discuterons brièvement, dans cet esprit, le dernier chapitre de la troisième partie du livre, où il est question de la conversion de la « chose » en actant objet, moyennant la formation d’une « enveloppe » susceptible d’entrer en réseau à côté des autres actants transformationnels.

Les instances identitaires et la construction de l’actant sujet

Soma et séma renchérit sur une revendication que proclame son auteur depuis au moins une quinzaine d’années dans ses publications : le passage d’une sémiotique de l’énoncé achevé à celle du « discours en acte » nécessite, parmi ses préalables, le dépassement de la perspective exclusive des « acteurs en papier » traditionnellement stabilisés dans l’analyse greimassienne ; à leur place, il faut concevoir des acteurs en train de se construire, dont l’identité met en œuvre davantage de choses qu’un simple rôle actantiel assorti d’un rôle thématique. L’auteur avance un cadre conceptuel fondé sur trois axes d’identité qui se répartissent en (i) un « moi-chair », instance de référence, siège de la sensori-motricité, et (ii) un « soi-corps », subdivisé en deux types, le « soi-idem » (identité des rôles, dans la perspective de la saisie) et le « soi-ipse » (identité des attitudes, dans la perspective de la visée). De telles instances sont distribuées dans des positions relatives, non pas sur un schéma arborescent de hiérarchie binaire, mais autour d’un « point triple » tel qu’on en voit souvent dans les travaux d’inspiration morphogénétique :

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Ce cadre étant posé, il délimite des zones de dominance pour chacune de ses trois grandes instances identitaires. Affirmation d’une singularité référentielle, la zone du moi-chair équivaut, par la suppression des quêtes narratives, à un territoire d’errance et d’interrogation sur les systèmes de valeurs. Dans le domaine du soi-idem, l’identité de l’actant est à son tour définie par la répétition et la similitude, par l’application de scripts qui en viennent à fixer une programmation de l’économie narrative. Lorsque s’affirme la dominance du soi-ipse, enfin, c’est la construction d’une visée et d’une attitude qui l’emporte, l’actant se trouvant aux prises avec les problèmes de l’éthique narrative, tels que ceux-ci ressortent des récits d’apprentissage, de conversion, etc. Par la modulation des poids relatifs des valences attachées à chacune de ces trois instances, il devient possible de s’expliquer, par exemple, la transition d’un schéma de programmation (aire du soi-idem) vers un schéma d’émergence axiologique (aire du moi-chair), en présence d’une faible valence du soi-ipse, inchangée le long du processus. La combinatoire engendrée par une telle matrice est censée apporter un gain de finesse dans le calcul narratif, dès lors qu’on prend en compte des sujets sémiotiques moins sommaires que ceux de la théorie classique, accueillant notamment la notion du « corps sentant », mise en relief par Greimas et Fontanille dès Sémiotique des passions (1991). En procédant à un nouveau distinguo par rapport à la théorie consolidée, l’auteur dédouble ainsi l’actant sujet en une instance sensori-motrice de référence – le Moi – d’un côté, et de l’autre une instance corporelle en cours d’élaboration dans la chaîne signifiante – le Soi.

L’intégration, surtout, de cette première instance du Moi, invite à accorder quelque attention aux défaillances qui, irréductibles aux programmes narratifs, n’en sont pas moins observables chez les actants, au premier chef desquels ceux de l’énonciation. Suit un chapitre entièrement dédié à l’assimilation du lapsus, en tant que manifestation d’un corps de l’actant qui tout à coup se signale sans frapper à la porte.

Traditionnellement traité par les linguistes comme surgissement inopiné d’une expression à la place d’une autre, le lapsus suit, chacun en convient, les mêmes mécanismes qui engendrent les énoncés réputés normaux. Les substitutions, les assimilations phoniques à l’œuvre dans l’évolution historique des langues naturelles se retrouvent telles quelles quand on examine le lapsus. Ce « retour du refoulé », cette « autre voix », emprunte donc les mêmes dispositifs que ceux du discours ordinaire. Il est bien entendu loisible d’en faire des descriptions fondées sur ses indices les plus fréquents : le lapsus est souvent dénoncé par son énonciateur à travers un arrêt, une baisse d’intonation, une autocorrection introduite par des marqueurs tels que « EuhNonPardon… ». Fontanille rappelle cependant qu’il s’agit d’indices facultatifs, omis dans l’énonciation de bien des lapsus qui, pour passer inaperçus de celui qui les prononce, n’en sont pas moins à ranger dans cette catégorie d’actes manqués. De plus, les mêmes indices reparaissent lors de l’articulation d’autres segments d’énoncés, pour peu que le locuteur souhaite prendre quelque distance vis-à-vis de leur assomption.

Autant de raisons, d’après notre auteur, de mettre l’accent sur le rôle de la praxis énonciative pour la compréhension du phénomène ; celui-ci faisant « événement » dans le déroulement du discours, l’auteur met en avant une interprétation de type rhétorique, à savoir, que le lapsus serait le symptôme d’un conflit entre deux forces briguant l’accès à la manifestation, dont l’une soutient le développement du discours, tandis que l’autre supporte l’expression accidentelle. Le lapsus apparaît dès lors comme un moment privilégié, au sein du temps opératif de la parole, nous permettant de prendre conscience d’une profondeur énonciative traduisible en termes de compétition des différents sujets énonciateurs subsumés par un même acteur de la scène dialogique. Une telle proposition, comme on ne manquera pas de le noter, compose, de façon économique, les vues langagières et psychanalytiques sur la question – qu’elle n’a pas la prétention d’épuiser, mais l’ouverture d’un chantier, même circonscrit, commun aux sémioticiens et aux psychanalystes, est chose suffisamment rare pour qu’on en salue l’initiative.

Les champs du sensible et les figures sémiotiques du corps

Dans le prolongement des nombreux travaux qui, depuis un quart de siècle environ, visent la « sensibilisation » des modèles sémiotiques, ce chapitre part d’une interrogation à grande envergure : comment passer des ordres sensoriels aux modes sémiotiques du sensible ? Il ne s’agit pas pour l’auteur d’y apporter une réponse d’un seul tenant, mais d’alimenter la discussion en suivant trois pistes :

(1)  la diversité des modes du sensible et la polysensorialité ;

(2)  l’autonomie de la syntaxe figurative ;

(3) la constitution du champ sensoriel, au moyen d’une topique et d’une syntaxe somatique.

On revient ici sur des interrogations formulées voilà une quinzaine d’années par Greimas et Fontanille dans Sémiotique des passions. En admettant que le corps propre soit bien, comme le suggéraient alors les auteurs, le médiateur entre les deux plans du langage, en même temps que le responsable de l’homogénéité de l’existence sémiotique, comment faut-il concevoir la prise en compte de ce corps et, par voie de conséquence, l’apport de la sensorialité à l’économie de la signification ? Nous sommes invités, avant tout, à nous méfier du cloisonnement traditionnel­lement reçu entre les cinq sens, toucher, odorat, goût, ouïe et vue. Par un souci minimum de cohérence avec le primat de la complexité qu’elle revendique au niveau épistémologique, la sémiotique ne saurait, à l’heure actuelle, travailler sur chaque canal sensoriel isolé, quitte à en bricoler un assemblage possible après coup. Ce sont les « faisceaux sensoriels », brassant différents ordres, qui seront tenus pour premiers ; autrement dit, la synesthésie, loin de constituer un cas d’espèce, est à envisager comme la situation de base, dont les analyses d’un canal isolé peuvent, le cas échéant, se détacher par un effort d’abstraction.

L’auteur s’interroge par ailleurs sur l’opportunité d’ajouter, à la liste consacrée des cinq canaux sensoriels, la gestualité, la respiration, en somme, tout ce qui constitue les conduites sensori-motrices, de même que les « sensations internes » – battements, contractions, dilatations – du corps vivant, c’est-à-dire, la proprioceptivité. Quel que soit le choix opéré, c’est dans leur devenir que seront saisis les phénomènes sensoriels, eu égard à leur contribution à la production de la signification. Deux grands types de sensations motrices seront présupposés par les développements qui suivront : premièrement, les motions intimes de la chair (mouvements respiratoires, gargouillis…) ; deuxièmement, les déplacements du corps propre ou de ses segments.

Pour illustrer les tenants et les aboutissants d’une syntaxe figurative liée aux ordres sensoriels, Fontanille compare les « styles » syntaxiques du goût et de l’odorat. Le champ du goût, par exemple, favorise la dissociation entre, d’une part, la quête de la saveur (PN de dégustation) et, de l’autre, le déploiement de la saveur proprement dite dans un parcours figuratif du goût, largement indépendant de ladite quête et pouvant introduire, à son tour, de nouveaux personnages. C’est donc un ordre sensoriel que singularise une grande autonomie de la syntaxe figurative à l’égard de sa substance. La syntaxe de l’odeur, elle, figurativise, contre la toile de fond de l’axiologie vie/mort, l’aspectualisation du processus du vivant. Aussi l’odeur, fraîche au début du processus, se renforce-t-elle au fil d’un parcours de dégradation progressive atteignant son acmé au point où il touche à sa fin. Bref, une syntaxe à dominante aspectuelle côté odeur, actorielle côté saveur. Voilà, parmi tant d’autres, un chantier qui attend des travaux détaillés « sur pièces », susceptibles d’affermir ou d’infirmer les intuitions de Greimas (dans De l’imperfection) au sujet d’un éventuel « schéma sensitif canonique » à inscrire aux côtés des logiques de l’action, de la passion et de la cognition, au sein d’une sémiotique attentive à la sensation, encore aujourd’hui essentiellement à construire.

Par un geste inaugural de prise de position dans un domaine spatio-temporel, tout énonciateur, dès qu’il passe à l’acte, met en place un « champ sémiotique » se déployant autour de lui et occupant nécessairement une certaine profondeur. Sémiotique du discours (1re édition en 1998, 2e édition remaniée en 2003) apportait déjà une discussion sur ce « coup d’envoi » du discours en acte. Un tel cadre, d’inspiration phénoménologique, fournit le socle sur lequel l’auteur bâtit une première typologie des « champs sensoriels », en rapport avec les ordres reçus de la tradition, mais en s’en remettant également à l’ensemble du domaine sensori-moteur et proprioceptif. Il en résulte huit types de champ, dont chacun est typiquement actualisé, soit par un canal sensoriel, soit par un domaine d’expérience corporelle telles que les « motions intimes » ; actualisation à chaque fois typique, certes, mais en aucune manière exclusive. En effet, le défi réside, en l’occurrence, dans le dégagement de tendances nettes pour chacun des champs retenus, tant les ordres s’y entremêlent et les positions actantielles semblent s’enchevêtrer, s’intervertir, s’amalgamer.

Du champ dit « intransitif » au champ « à enchâssements », en passant pêle-mêle par les champs réfléchi, réciproque, réversible et simultané, l’auteur entreprend une mise au point qui tient du tour de force conceptuel, en raison même du caractère fluide et mouvant des frontières de ce terrain qui, dans l’état actuel des recherches sémiotiques, reste pour l’essentiel une terra incognita. Ainsi, par exemple, le toucher nous est-il présenté comme le sens typiquement attaché au « champ transitif », doublement caractérisé par un sentiment de présence pure (« Il y a là quelque chose qui n’est pas moi ») et par une première évaluation thymique (« Ce quelque chose m’attire ou me repousse »). La manifestation minimale de ce champ – celui de l’invention du corps propre limité par une enveloppe – correspondrait à une (proto-) distinction entre le propre et le non-propre, l’un et l’autre participant paradoxalement du même actant rudimentaire. Un peu plus loin, on lira qu’un autre champ, dit « réciproque », a pour ordre sensoriel type l’odorat, car, dans l’olfaction, la transmutation des enveloppes du corps odorant de l’autre en enveloppes du Soi est un fait d’observation courante. Certes, mais pareille interchangeabilité des positions source/cible n’en reste pas moins l’une des caractéristiques les plus prégnantes du sens du toucher. Là encore, des recherches plus spécifiques et plus étendues devraient jeter un jour plus de lumière sur les distinctions à retenir. Au sommet de ce trajet typologique, le champ dit « à enchâssements » aurait pour prototype la vue, susceptible de fonctionner « à la manière » de l’ensemble des sens qui l’ont précédée dans cette énumération : selon un mode haptique, par lequel on croirait « toucher » du regard la surface et le modelé de l’objet ; selon les « sphères » prototypiques du domaine auditif, lorsque le champ de vision est délimité par un horizon d’apparition et de disparition des objets ; et ainsi de suite. Par ailleurs, en vertu de sa nature débrayée, la vision, « stade ultime de l’autonomisation de la syntaxe figurative », possèderait l’apanage de deux propriétés :

(i) il n’y a que la vue qui soit à même d’attribuer aux acteurs repérés une forme (une enveloppe débrayée). Il s’agit de la zone de contact entre la lumière, actant-source de la vision, et les obstacles matériels répartis dans le champ, ici interprétés comme ses actants de contrôle ;

(ii) les actants positionnels (source/cible/contrôle) de la scène perceptive peuvent échanger leurs positions avec une grande labilité. Et de citer les actants de contrôle qui se changent en obstacles (cibles), la lumière qui devient elle-même un nouvel actant de contrôle, etc. Nous voici en présence, justement, du débrayage maximal de la figurativité. C’est cette « mise à distance » du figuratif qui fournira à l’auteur l’occasion de retourner sur les figures du corps, objet du chapitre suivant.

Par la suite, l’auteur passe en revue un certain nombre de conceptions du corps dans des théories attenantes à la sémiotique, dont la tradition psychologique, la psychanalyse freudienne, avec l’une de ses dérivations récentes sous la plume de D. Anzieu, et la phénoménologie de Merleau-Ponty. Il dégage, au terme de cette trajectoire, quelques lignes de force que l’on peut résumer comme suit :

(i) pour une conception « incarnée » de la signification, les formes signifiantes sont indissociables des forces qui les composent  ; ce sont celles-ci qui informent l’enveloppe corporelle sur laquelle elles s’exercent ;

Note de bas de page 1 :

 Herman Parret & Hans-George Ruprecht, « Introduction » à Exigences et perspectives de la sémiotique. Recueil d’hommages pour A. J. Greimas. Amsterdam, Benjamins, 1985, p. XXV.

(ii) ce n’est que par le devenir des forces qui l’engendrent que la forme possède un sens quelconque, la signification étant saisie dans sa transformation. Proposition qui se situe dans le droit sillage de la conception transpositive du sens chez Greimas, telle que l’avaient commentée H. Parret et H. G. Ruprecht voilà une vingtaine d’années1 ;

(iii) la dialectique mouvement intentionnel / enveloppe individuelle n’est que la manifestante locale, pour la construction de l’actant, d’une loi sémiotique plus ample, celle de l’interaction entre matière et énergie, autrement dit, entre intensité et étendue ;

(iv) l’interaction des figures actantielles de « l’enveloppe » et de la « chair mouvante » est organisée dissymétriquement et prend cette dernière pour pivot ;

(v) corollaire épistémologique de ce qui précède, la différence cesse d’apparaître comme une condition initiale et devient une propriété conditionnée.

Les deux grandes figures de la « chair mouvante » et de « l’enveloppe », constitutives de l’actant, sont examinées en vue d’une élaboration de la définition hjelmslevienne de la sémiosis qui tienne compte du corps en tant qu’opérateur de l’homogénéisation de l’existence sémiotique. Cette sémiosis revue à la lumière de la sensori-motricité fait, avant tout, un partage entre les modalités du faire, côté mouvement, et les modalités de l’être, côté enveloppe.

Pour ce qui est de la chair mouvante, elle inclut une propension adaptative, dite « mimétique », qui se donne à voir dans les échanges conversationnels lorsque les partenaires en présence dans la scène dialogique accordent leurs gestes et leurs postures ; elle est impliquée, en outre, dans un ajustement actantiel, dit « hypoiconique », par lequel le corps effectue une actantialisation de tous ses vis-à-vis, y compris des « choses » qui, une fois actantialisées (reconnues par le corps propre comme autant d’autres corps), pourront devenir des objets de valeur. Le corps propre agirait ainsi à la racine même des rapports actantiels, tantôt transitivement – mise en place des relations d’objet –, tantôt réflexivement – instauration de l’intersubjectivité.

Si l’on se penche sur la figure de l’enveloppe, ses prérogatives de contenance s’actualisent dans les propriétés de la connexité, ayant trait à la cohésion d’ensemble sur son pourtour, de la compacité et du tri, car c’est l’enveloppe, cela va sans dire, qui filtre les échanges entre le Moi et le non-Moi. Parmi les différents parcours figuratifs adaptés des écrits de D. Anzieu, retenons le rôle de surface d’inscription joué par l’enveloppe : puisque celle-ci garde les traces des événements survenus de l’intérieur comme de l’extérieur, elle se prête à une approche sémiotique de l’empreinte, à laquelle reviendra l’auteur dans la conclusion du volume afin d’en tirer des perspectives pour les études à venir, comme nous aurons l’occasion de le voir.

L’empreinte et la construction de l’actant objet

La constitution du corps de l’actant sujet, qui occupe une proportion considérable des développements de Soma et séma, ne doit pas faire oublier l’autre actant transformationnel qui lui fait pendant au sein de la grammaire narrative, à savoir l’objet. Pour répondre à la question de savoir comment les « choses » deviennent des « objets », Fontanille pose d’abord l’hypothèse que la reconnaissance d’une figure en tant que corps demande qu’on la saisisse comme une structure matérielle délimitée par une enveloppe et dotée d’un potentiel de mouvement.

Note de bas de page 2 :

 Cf., du même auteur, l’article « Textes, objets, situations et formes de vie : les niveaux de pertinence de la sémiotique des cultures », paru dans E/C, la revue en ligne de l’Association italienne de sémiotique (mai 2004).

C’est par le truchement de deux lectures concrètes que l’auteur commentera cette question, en s’intéressant, en premier lieu, à un court passage proustien, celui du « jet d’eau d’Hubert Robert » dans Sodome et Gomorrhe, pour en venir ensuite à une analyse serrée du rôle joué par la patine dans la conversion des choses en actants objets dotés d’un corps qui interagit avec d’autres corps. Cette dernière analyse, que nos limites spatiales nous empêchent de détailler ici, apporte une remarquable démonstration des capacités heuristiques de la sémiotique à l’heure où elle s’efforce de dépasser le cadre strict du « texte » pour étendre sa pertinence au monde des objets et des situations2. En accumulant au fil du temps les marques des forces venues s’appliquer sur elle, en affichant la corrosion progressivement imposée par les ans sur une surface solide qu’elle finira à son tour par préserver d’une attaque en profondeur, la patine va former une enveloppe objectale d’un type notable, tenant à la fois au « temps qui passe » dont elle témoigne en tant que surface d’inscription, et au « temps qui dure », la patine ne pouvant se déposer que sur des objets solides et stables. A travers une telle enveloppe, la « chose » patinée communiquera corporellement avec tout un réseau d’objets comparables, de même qu’avec ses usagers successifs. Minutieuse, la discussion consacrée à la patine en tant qu’enveloppe corporelle des choses soumises à l’action du temps revisite, au passage, quelques-unes des problématiques agitées par la tribu sémiotique au cours des dernières années, telles que les différents principes d’unification des classes de figures (airs de famille, meilleurs exemplaires…), les formes de vie, la praxis énonciative, entre autres.

Personne ne s’étonnera de constater qu’une étude portant sur les figures du corps et sur la « corporalisation » des actants en vienne à effectuer, en même temps qu’un épaississement « objectalisant » des figures de l’actant sujet, une certaine « subjectalisa­tion » des actants objets, qui se voient assigner une corporalité non sans analogie (chair/enveloppe) avec leurs pendants les sujets. En face de ces deux figures actantielles, l’actant destinateur, doté, dans les modèles traditionnels, d’un même droit de cité, fait relativement piètre figure ici. Peut-être était-ce à prévoir : en effet, l’actant source et garant des valeurs est souvent représenté par des institutions ou des abstractions situées, pour ainsi dire, « au-dessus de la mêlée », et dressant comme une toile de fond sur laquelle se détachent faits et gestes, bruits et fureurs des acteurs aux prises avec les menues batailles concrètes de ce monde.

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Note de bas de page 3 :

 A. J. Greimas, « Préface » à Graciela Latella, Metodología y teoría semiótica. Buenos Aires, Hachette, 1985.

Faut-il à tout prix que chaque pas en avant franchi dans un domaine du savoir se solde, dans le « champ sensoriel récursif », par des émanations de soufre ? Mise en instance de répondre aux énigmes laissées en chemin, la sémiotique peut-elle faire autrement que de passer des pactes avec tel ou tel démon qu’elle sera tenue, par la suite, de rémunérer en bonne et due forme ? Dans la préface d’un livre de Graciela Latella (1985), Greimas rapportait un aphorisme lituanien d’après lequel « autrefois, Dieu se promenait à travers le monde en racontant des histoires, tandis que le diable s’en allait semant partout des énigmes »3. Œuvre ambitieuse, Soma et séma prend le risque d’avancer des éléments de réponse à bien des impensés de la théorie de la signification – mérite qu’il faut tout de suite lui reconnaître. A la différence de tant d’autres, Jacques Fontanille n’encourt pas le soupçon de vouloir casser la baraque sémiotique. Il est vrai que, dans son dessein novateur, notre auteur saute, çà et là, la clôture au-delà de laquelle on entraperçoit les enfers de la substance, où il fait quelques séjours et d’où il nous parle d’une voix étrange, inhabituelle. Ceci ne devrait pas nous faire oublier que le parcours historique de la discipline se montre tout jonché de ces effractions plus ou moins périlleuses aux frontières qui séparent l’espace net de la forme – havre de salut – des gouffres ténébreux de la substance et de la matière, où nous guette, paraît-il, la damnation. Dans quelle mesure l’extension souhaitée des domaines d’application de la méthode sémiotique exige de toucher à la cohérence interne de la théorie, valeur suprême, des décennies durant, pour ceux qui se réclamaient de Hjelmslev et de Greimas ? Faisant preuve d’une pleine conscience des risques à assumer, notre auteur mise sur la découverte et l’invention.

Car ce n’est pas que dans la variété des objets descriptibles que Soma et séma propose une extension majeure. La « sémiotique de l’empreinte » appelée de ses vœux en fin de volume implique à la fois des modifications importantes en matière de point de vue. Nul n’ignore que la perspective greimassienne a de tout temps privilégié, pour employer les termes chers à Umberto Eco, l’intentio operis face à l’intentio auctoris et à l’intentio lectoris. Changement de cap avec la perspective de « l’empreinte » ; en effet, en posant l’hypothèse que « l’interprétation est une expérience qui consiste à retrouver les formes d’une autre expérience » (p. 265), elle déplace notre attention de scripteurs vers un amont (le modus operandi de sa production) et un aval (l’interprétation) du texte-énoncé, il est vrai que sans prôner pour autant l’abandon du texte lui-même. En outre, le point de vue de l’empreinte fait un sort à la référence, qu’il propose de traiter en termes de correspondances, tantôt entre les parties de la chose représentée et celles du texte y renvoyant, tantôt entre les gestes qui permettraient de produire autant la chose que son signe, comme, par exemple, une peinture. Qui plus est, une fois le principe de l’empreinte adopté, l’homogénéité de la pertinence assurée par le modèle du parcours génératif de la signification devrait céder la place à l’inscription des formes signifiantes dans un substrat matériel, le regard du sémioticien étant désormais invité à estimer dans quelle mesure les corps énonçants réussissent à « ‘désenfouir’ des contenus et des représentations associés aux expériences d’interactions antérieures » (p. 264). A ces seules caractéristiques, on pourrait s’estimer assez loin du cadre de pensée sur lequel reposait, hier encore, la sémiotique structurale. Dans les termes mêmes de la perspective tensive, ce sera à chacun de voir s’il faut accueillir le renouvellement présenté comme un franchissement de cap vers une nouvelle sémiotique (interprétation tonique), ou bien comme une transition progressive entre des seuils d’une même visée (interprétation atone).

Note de bas de page 4 :

 Comme on s’en souvient, c’est par ces deux mots que s’ouvre, en 1983, l’Introduction de Du sens II.

Note de bas de page 5 :

 Jacques Géninasca, « Les acquis et les projets ». Nouveaux Actes Sémiotiques, 25, 1993, p. 31.

Soma et séma nous tend, de la sémiotique, un visage renouvelé, lequel risque de paraître, au terme de ce lifting en règle, méconnaissable aux yeux de certains, prétentieux aux yeux d’autres. Au fil des chapitres, le lecteur assoiffé d’inédit théorique trouvera, à n’en pas douter, largement de quoi se désaltérer. Une œuvre à l’ambition élevée, comme c’est ici le cas, ne saurait renâcler à faire des choix. Face aux deux exigences opposées qui, d’après Greimas4, tiraillent le chercheur en sémiotique – à savoir, la fidélité et le changement –, on n’a pas de mal à discerner de quel côté penchent les options de Fontanille dans ce travail. S’il fallait raisonner à l’aide des catégories qu’il introduit, il est clair que l’auteur joue à fond la carte du « Soi-ipse », dans une attitude à dominante nettement prospective. D’aucuns, pariant sur la patine, auraient sans doute préféré que l’auteur se retienne de rien bousculer dans un corps théorique naguère plus uni. Mais comment ne pas se rendre compte de la tendance à la pluralisation des prémisses et des vues, dans la phase actuelle de la discipline ? Pour notre part, nous rappellerons à ce sujet, encore une fois, les propos de Greimas qui, vers la fin de sa vie, confiait à Jacques Géninasca le désir de refaire la sémiotique de fond en comble, projet que, manquant de « jeunesse » – le corps, justement –, le fondateur de l’Ecole de Paris ne se sentait plus à même d’entreprendre5. Le recul des années nous permet à présent de repérer dans cette anecdote les marques d’une conscience de chercheur formée dans une ambiance intellectuelle (désormais révolue ?) qui favorisait les projets totalisants, les vols à grande altitude. Changement de décor gardé, le nouveau livre de Fontanille vient reprendre le flambeau d’une visée résolument novatrice, au nom d’une sémiotique capable de déconcerter, autant dire vivante. Voilà qui est tout à l’honneur, nous semble-t-il – en dépit des apparences immédiates – de cette tradition qu’elle incarne aujourd’hui.

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