Lucie GUILLEMETTE & Louis HEBERT(dirs), Signes des temps. Temps et temporalités des signes, Québec, Presses de l’Université Laval, 2005
Claude Zilberberg
Index
Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques
L’ouvrage compte une double orientation : théorique, avec les contributions de L. Benoit, J. Fontanille et L. Hébert ; appliquée, avec les études de corpus très divers, les uns sociolectaux et normatifs, les autres idiolectaux et libres.
J. Fontanille, Temps et discours. Pour une sémiotique des « figures » et des « régimes » temporels.
En raison des divergences relatives à l’importance du temps, J. Fontanille dans son étude se déclare d’entrée en faveur d’un « chronoscepticisme raisonnable ». La sémiotique dans sa période narratologique ayant défendu contre le sens commun le caractère atemporel des structures narratives, P. Ricœur dans Temps et récit s’est employé à réconcilier justement le temps et le récit en distinguant un temps préfiguré pour la mimésis I et un temps refiguré pour la mimésis III par la médiation de la mimésis II. Cette distinction permet de poser une complémentarité « profonde » : l’aporie augustinienne du temps procure au récit l’objet à traiter, tandis que le récit procure au temps la forme qui lui fait défaut. Toutefois, selon Fontanille, la refiguration fait surtout appel aux stratégies discursives ; les régimes temporels sont dans la dépendance des régimes énonciatifs. L’examen serré conduit Fontanille à mettre en doute l’affirmation de Ricœur relative à la temporalité inhérente à la mimésis I ; le recouvrement de la temporalité et de la syntagmatique n’est pas établi : en quoi une séquence est-elle nécessairement temporelle ? Ricœur impute au temps des transformations qui sont à rapporter à certaines caractéristiques de la chaîne syntagmatique, notamment la répétition, de plus en plus coûteuse si elle est continue. La compréhension temporelle défendue par Ricœur est une régression qui attribue au temps des propriétés qui sont du ressort de l’énonciation.
Ricœur ayant conçu son entreprise à partir de l’analyse catégorielle d’Augustin, Fontanille examine la question de la présupposition : les catégories bien connues de la réflexion augustinienne : l’attente (du pas encore), le souvenir (du déjà) et l’attention (au maintenant) sont comme un plan de l’expression d’une sémiosis qui a pour plan du contenu les « mouvements de l’âme » (les modes d’existence). Bien que la perspective de Kant soit extéroceptive, le temps selon Kant ressemble fort à celui d’Augustin ; Kant reconnaît aux objets à connaître trois propriétés interdéfinies : la permanence, la succession et la simultanéité ; aussi ces catégories sont-elles autonomes et ne font-elles, comme par usage, qu’habiter le temps.
Pour la pensée chinoise, selon l’analyse qu’en propose Fr. Jullien, le temps présente une physionomie toute différente : au temps augustinien de la distension, la pensée chinoise oppose pour un tiers le temps continu de la transition aussi bien de l’informateur que de l’observateur. Le temps serait donc l’effet propre à un « débrayage ontologique » qui projette le sujet dans le changement et dans le temps ; du point de vue épistémologique, le divorce de la structure et du devenir rend inévitable le recours au temps. Ainsi la « conception du vivre », de ce qui subsiste au-delà du changement, entre en alternance avec la conception européenne qui tient pour acquise la disjonction de l’être et de l’existence ; dès lors que la pensée chinoise refuse cette coupure au nom de l’expérience, il y a d’un côté un temps augustinien (plutôt malheureux) de l’existence et un temps (plein) de l’expérience. Ignorant la tripartition ordinaire du temps, la pensée chinoise de l’expérience n’entend connaître que l’« immédiateté » d’une confrontation avec les choses. « Notre » temps devient un régime temporel qui a son paradigme propre et qui, du point de vue structural, présuppose des contraintes énonciatives différentielles ; ce n’est qu’une « manière » parmi d’autres. Il reste alors à dégager les formes temporelles solidaires, les unes du temps de l’existence, les autres du temps de l’expérience. A titre d’exemple, Fr. Jullien distingue les durées et les moments, ou encore les saisons et les occasions, que l’on peut convertir les unes dans les autres en jouant sur leur extension inégale, mais ce n’est pas le rapport au temps qui les rapproche, mais leur degré différentiel d’opportunité pour les sujets. On a donc deux temps : le temps de l’existence, un temps rythmé par les apparitions et les disparitions, et un temps de l’expérience, celui de la présence continue et des ajustements réussis ; dans le premier cas, le sujet est extérieur au procès, tandis que dans le second, il est en symbiose avec le procès. Ici dominance de l’embrayage, là du débrayage.
Ce qui rend le temps problématique, c’est donc la corrélation entre les régimes temporels ainsi dégagés et les contraintes énonciatives sous-jacentes aux styles argumentatifs. Sous ce préalable, la résolution des apories chères à Ricœur peut être envisagée. La première aporie met en cause Husserl et Kant. La physionomie du temps pour Husserl et pour Kant entre dans la dépendance de leur style argumentatif respectif : « régressif » et embrayé pour Husserl, « critique » et débrayé pour Kant ; dans ces conditions, le temps est pour Husserl le temps intime du sujet, pour Kant, le temps objectivé et extra-humain de la nature. La seconde aporie met en cause Augustin et Aristote. La distance entre le temps physique d’Aristote et le temps phénoménologique d’Augustin est manifeste par l’opposition de leur morphologie de base : l’instant pour Aristote, le moment pour Augustin. La temporalité de l’instant aristotélicien a pour pivot la position, celle du présent augustinien, la direction. Mais là encore le temps aristotélicien est débrayé, le temps augustinien embrayé. L’exercice du débrayage et de l’embrayage rend compte de la plasticité de la temporalité. Parce que la temporalité est à sa disposition, le sujet de l’énonciation est en mesure de « naviguer dans le temps » et de poser des rapports de causalité inattendus tout en respectant la chronologie. Le cas inverse est celui du souvenir d’une attente encore non satisfaite : le souvenir « enfoui » est doté de sa propre instance et au principe d’une attente spécifique, celle de son « désenfouissement ».
La dépendance des régimes temporels à l’égard des compétences du sujet énonçant établie, Fontanille revient sur l’analyse augustinienne. Les formes de la présence chez Augustin : la mémoire du passé, l’attente du futur et l’attention au présent sont renvoyées à des actes d’énonciation précis : respectivement la narration pour le passé, la prévision pour le futur, la vision pour le présent ; les passions simples du temps appellent chacune une position d’énonciation qui se dénoue en un acte d’énonciation particulier. Les passions sont en position de signifié, les formes temporelles de signifiant. Ricœur ayant complété Augustin par Heidegger, Fontanille examine la position de l’auteur de Sein und Zeit (Etre et temps). Comme dans le cas d’Augustin, Heidegger part d’un dispositif passionnel : le souci (Sorge), mais qui est distancé. Le geste heideggerien peut être caractérisé par la prévalence accordée au là (Da) sur le ici et le maintenant et par un geste d’ouverture selon la figure du parmi : parmi les autres, et celle du avec : avec les autres. Ce là n’échappe pas à l’alternance fondatrice du « brayage » : le débrayage pluralise le là en instants, tandis que l’embrayage singularise le là en présent. L’originalité de Heidegger consiste dans le fait de concevoir la projection comme passive et péjorative, alors que l’attitude de la sémiotique la conçoit comme active et euphorique. L’ontologie et la sémiotique se présentent dès lors comme des figures inverses l’une de l’autre du point de vue thymique : la nostalgie de l’ontologie fait contraste avec la confiance de la sémiotique. A partir de la subordination des régimes temporels à l’énonciation se met en place une hiérarchie qui a pour premier rang ces régimes ; pour second rang des figures temporelles, pour dernier rang des propriétés temporelles ; le présent et l’instant sont de telles figures. L’étude de ces figures est l’une des tâches de la sémiotique du temps.
L’étude envisage ensuite l’analyse des figures temporelles en sous-figures, ou traits figuratifs ; les figures envisagées sont le présent et l’instant dans la conception de G. Guillaume ; les traits figuratifs retenus sont l’orientation prospective ou rétrospective, le mode d’existence : réel ou virtuel, la position de la coupure ; le présent augustinien a pour formule, pour recette « deux mouvements qui vont dans la même direction », le présent augustinien pour formule « deux orientations différentes sur une même direction ». L’adjonction de la coupure « passé/futur » au modèle guillaumien permet de retrouver le couple « antériorité/postériorité » ; l’effectuation de la même opération pour le modèle augustinien de retrouver le couple « prospection/rétrospection ». Parmi les figures temporelles, les figures tensives jouent un rôle négligeable pour la compréhension des variations aspectuelles des procès. La tension propre au pas encore et la tension propre au déjà variant en sens inverse : pour une durée donnée à une diminution de tension correspond une augmentation de détente, sans qu’il soit nécessaire de sommer les bornes initiale et finale du procès. Par rapport à la conception de G. Guillaume, la conception développée par Heidegger déplace le plan de l’expression puisqu’elle fait appel au jeu immanent des tensions et des détentes : dans le plan du contenu, l’« authenticité » est tendue, l’« inauthenticité » détendue ; l’« authenticité » est tendue par la résistance à la détente qu’elle soutient et par le « pro-jet » ; dans le plan de l’expression, les figures temporelles associées sont l’attachement à l’à-venir, l’abandon au présent, la responsabilité à l’égard de l’ayant-été. Il est clair que ces trois orientations divergent et donnent lieu à des paradigmes distincts : l’un dirigé par l’en-avant, l’autre par la déchéance dans le présent. Selon Fontanille, Heidegger parvient à surmonter cette divergence des orientations.
Plusieurs familles de figures sont ensuite envisagées. Les figures temporelles, en vertu de leur forme iconique, entrent dans des séries diverses : (i) la « conjoncture », la « tendance », le « cycle » se détachent à des titres divers du devenir qui les accueille ; (ii ) l’« événement », la « péripétie », la crise concerne l’irruption d’une saillance dans le devenir; (iii) la « longue durée » chère aux historiens advient en vertu d’un ralentissement qui n’est possible que par une commutation, un changement important d’échelle des acteurs historiques. Un second groupe de figures temporelles concerne l’intersection fortuite entre un groupe de procès et la temporalité de l’observateur. Trois figures relevées : l’« occasion », l’« opportunité » et l’« occurrence » sont relatives à l’appréciation du temps par le sujet. Si les deux premières demandent à « être saisies au bon moment » par le sujet observateur, sinon guetteur, l’« occasion » place l’accent sur le pouvoir-faire, l’« opportunité » sur le savoir-faire. L’« occurrence » est plus diffuse, et l’effectuation de l’intersection est laissée à l’appréciation du sujet. Un troisième groupe de figures concerne la vie des valeurs dans le temps, en corrélation ou non avec le plan de l’expression. La « désuétude » concerne la discordance entre la perte de valeur et la subsistance des objets, tandis que l’obsolescence les associe ; à la différence de l’« effet de mode », la « nouveauté » fait valoir l’inchoativité ; l’« ancienneté » apprécie la durée, alors que la « vétusté » la récuse ; en raison du nombre élevé des figures relatives à la vie des valeurs, des compatibilités et des exclusions réciproques apparaissent. La coupure « passé/futur » ne rend pas compte à elle seule de toutes les figures : la contiguïté ou la non-contiguïté des segments temporels, l’alternance « distension/transition », la contamination du plan de l’expression dans le cas de la « patine » et de l’« usure » ont leur rôle. Examinant enfin, à partir du mythe du pharmakon chez Platon, les rapports entre la trace dans l’âme du passage et l’empreinte dans l’espace, Fontanille estime que c’est le dispositif passionnel qui produit des effets temporels.
L. Hébert, Typologies et segmentations du temps. Les courbes d’euphorie esthétique.
La première partie de l’étude porte sur les typologies temporelles. La première typologie distingue le temps selon qu’il est physique (temps réel), sémiotique (temps des signifiés), cognitif (temps des représentations). Le temps sémantique concerne le temps de l’histoire racontée, mais également la thématisation du temps lui-même comme dans l’œuvre de Proust. La seconde typologie distingue le temps selon qu’il est linéaire, circulaire ou spiralé. Ces métaphores sont commodes mais dangereuses si on les prend à la lettre. La linéarité est novatrice, la circularité répétitive ; le temps spiralé se range comme complexe et peut produire le sème /supérativité/. Il convient de penser ces temps indépendamment des valorisations positive et négative qui peuvent les affecter et indépendamment aussi de leur aspectualisation. La troisième typologie oppose l’un à l’autre, le temps réversible et le temps irréversible, celui-ci prévalant sur celui-là. La pensée scientifique moderne a validé la possibilité de remonter de l’effet à la cause et la sémiotique a posé la pertinence de la rétro-lecture.
La seconde problématique abordée est celle de la segmentation. Le temps appréhendé comme l’ordre des successions a vocation à être segmenté ; les unités successives peuvent être différentes ou identiques ; les sémiotiques dites syncrétiques (un opéra par exemple) montre la co-occurrence de segmentations distinctes. Le paradigme des successions possibles compose l’identité partielle ou totale, la contiguïté immédiate ou différée ; la succession subjective peut être diversement normée. Le plan de l’expression selon sa dominante spatiale ou temporelle doit également être pris en compte ; le rythme et le tempo ont également leur mot à dire. Le temps est articulé en secteurs : traditionnellement en passé, présent, futur. La solution d’Augustin, on l’a vu, est triadique et inclusive ; tétradique, le bouddhisme ajoute un quatrième temps qui serait « l’absolu immuable ». Le présent est continûment pressé par la rétrospection et l’anticipation. L’anticipation vérifiable semble, malgré l’optimisme personnel de Hjelmslev, réservée aux sciences de la nature. Les trois secteurs sont susceptibles de valorisations opposées. La périodisation ajoute à la simple succession une complication, dans la mesure où elle a pour contenu, le regroupement d’éléments offrant des « propriétés communes ».
La seconde partie de l’étude porte sur les courbes d’euphorie esthétique ; en un mot, elles se proposent de mesurer et de visualiser le plaisir éprouvé. Les divergences diachronique et synchronique des systèmes d’évaluation permettent de prévoir et de reconnaître des effets de rupture. Les courbes d’euphorie visent la relation entre l’intensité et la durée. Du point de vue typologique, vingt-sept courbes sont identifiées à partir de trois degrés d’intensité et trois durées. Des degrés d’identité sont posés entre les courbes selon le nombre de segments identiques. Une grammaire énergétique est envisagée à partir de deux tensions : ponctuel/cumulatif et anticipatif/rétrospectif. En principe, l’instance de production vise une « augmentation de la quantité d’euphorie esthétique ». L. Hébert insiste sur la différence entre sa présentation et ce que l’on appelle le modèle tensif : la différence porte sur le nombre des variables : trois pour le modèle tensif, deux pour le modèle proposé par L. Hébert ; l’étude se termine par une illustration sommaire de quelques courbes.
Yong-Ho Choi, L’instant du discours dans la réflexion saussurienne.
Le propos de cette étude est deux fois paradoxal : l’instant n’a pas de consistance du point de vue synchronique et le discours n’intéresse guère Saussure, et pourtant : « d’une part, l’instabilité du signe est liée à l’instant ; d’autre part, cet instant est lié à l’acte. » L’étude se focalise sur ces deux points : l’instabilité de la sémiosis et le lien entre l’instant et l’acte. Evanescent, fugitif, le son oral se réalise à chaque fois différemment et s’altère lors de cette première transmission. La seconde transmission concerne les signes et l’intersubjectivité : qui se transmet, se transforme « d’instant en instant » . Pour penser ensemble l’oralité et la socialité, il faut un troisième : la discursivité.
Les valeurs des signes, déterminées par leur place dans le système et par ce qui les entoure, se déplacent à chaque acte de parole. La valeur est instantanée, et ce, « de manière infinie » et elle renvoie à un sujet du discours qui change incessamment l’entourage du signe. Le génie de Saussure réside dans la conciliation de deux temps : le « hors-temps » de l’arbitraire du signe et le temps fluent du changement d’instant en instant.
André Petitat, Répétition et temporalité dans les contes formulaires.
Le temps représenté, solidaire de la mise en forme du monde, a peu de rapport avec le temps réel. Le temps représenté suppose une permanence qui a pour plan de l’expression la répétition, puis la reconnaissance de la répétition et de la non-répétition. Le récit déroule dans le temps les « virtualités temporelles d’un concept a-temporel ». Trois formes de répétition sont distinguées : l’addition, la chaîne, et par composition des deux : la répétition mixte. Sont étudiés ici les contes sériels ou cumulatifs dans la classification d’Aarne et Thompson. Dans le conte « additif » intitulé Les Douze Jours de Noël, la série compose la répétition et la non-répétition, la monotonie et la surprise ; ce disant, il déroule dans le temps une série fondée sur le don absolu. La répétition caténaire repose pour l’exemple choisi sur la transmission suivie et non vérifiée d’une information fausse et sur sa remontée en sens inverse ; la narration en chaîne se distingue de l’additive par sa capacité d’anticipation. Les contes strictement circulaires et les contes sans fin en boucle cassent le « fil du temps » et le dévoilement des virtualités immanentes à la catégorie.
Comment interpréter cet usage de la série ? Selon la première hypothèse, à partir des schémas interactifs répétés, la constitution des catégories est envisagée. Selon la seconde hypothèse, à partir des développements syntagmatiques, la résolution paradigmatique intervient nécessairement. Selon la troisième hypothèse, la mimésis 1 pré-narrative (Ricœur) fournit les cadres interprétatifs de l’action en général.
Lucie Guillemette, Lieux de discours de la jeunesse : narrativité, temporalité et intertextualité.
Le moment présent est caractérisé par le déclin des grands systèmes explicatifs, par la réhabilitation de la trame narrative sous-jacente aux discours notamment rétrospectifs et par la dépendance comprise de la structuration du temps à l’égard du système de la langue. Le corpus retenu est celui des œuvres destinées à la jeunesse. Appliqué à Cendrillon, le modèle conçu par Greimas à partir de Propp laisse échapper des éléments aussi bien dans la version de Ch. Perrault que dans des versions plus récentes. La sémiotique se limite à la « signification primaire ». A la différence de la syntaxe narrative stéréotypée, le modèle transformationnel admet des variations quantitatives du destinataire : individualisme vs altruisme (relatif).
La temporalité, assistée par l’observation des systèmes verbaux, distingue entre temps du discours et temps du récit, entre mimesis et diegesis, « temps commenté » et « temps raconté » (Weinrich) ; elle permet de distinguer entre le monde dit « réel » et le monde « fictif » ; la distinction entre le temps des événements dans l’histoire et son traitement temporel dans le discours permet de départager les signes selon leur inégale longévité et d’envisager des styles temporels : temps en opposition selon avant/maintenant, temps en progression selon d’abord/ensuite/maintenant.
Selon Eco, tout énoncé, pour être bien compris, requiert un co-texte, d’où la postulation pour le lecteur de connaissances encyclopédiques. Le roman de S. Sarfati, Comme une peau de chagrin, fait clairement signe à La Peau de chagrin de Balzac et à Petite de G. Brisac, ce qui donne lieu à des importations, à des rapprochements, des transferts entre des œuvres ayant pour noyau « une vie se détruisant en se déployant ». De même pour Dolorès de C. Fréchette attiré par Autant en emporte le vent de M. Mitchell et Sur la route de J. Kerouac. L’intertexte permet au destinataire, ici en principe jeune, de cadrer correctement les signes temporels de l’œuvre lue. En second lieu, le destinataire visé par l’intertexte est en mesure, s’il détient la compétence suffisante, d’accéder à d’autres univers que le sien. L’intertextualité introduit à l’interdiscursivité.
Krassimira Bonéva-Borissevich, Le temps de croire.
Les temps dans la Bible sont divers et nombreux, mais ils peuvent être réduits à trois : le temps plein de Dieu, le temps partagé de Jésus et le temps eschatologique de l’homme, qui n’embrasse pas seulement la fin des temps. Du point de vue sémiotique, on distingue : (i) le temps énonciatif du discours en acte qui propose à l’énonciataire « un univers de signes » : « les paroles de la prophétie » à mémoriser ; (ii) la visée est celle de la coïncidence du prédit et du réalisé, du comme si ; c’est le moment de l’actualisation ; (iii) le temps de la formation du credo en acte : « la fin est proche » ; c’est le temps du croire réalisé. Ces trois temps s’inscrivent dans la syntagmatique canonique des modes d’existence : virtualisation → actualisation → réalisation.
Nükhet Güz, Rengin Küçükerdogan, Nilüfer Sari, Simten Gündes, Seher Er, Les signes temporels dans le Coran.
Le temps dans le Coran est articulé en un temps divin indéfini et un temps humain défini. Est indéfini l’intervalle entre la création du monde et la fin du monde, ce temps indéfini ressemble fort à l’éternité d’Augustin. Le temps défini est celui de la vie humaine selon les unités conventionnelles et précises qui ont cours : la segmentation rigoureuse de la journée fixe le rythme des prières. Le temps est encore celui du calendrier avec ses deux temporalités : solaire et lunaire ; c’est également le temps de l’histoire, mais le rapport entre le temps divin et le temps humain est sous le signe de la disproportion, puisqu’un jour du temps divin équivaut à mille ans de temps humain. Les temps forts, marqués comme sacrés, ont pour plan de l’expression la présence de performatifs comme « prêter serment », « jurer » ; le temps du sujet est intégralement potentialisé et projeté dans l’avenir où le sujet devra en rendre compte. L’Islam règle ainsi à la fois le quotidien et la destinée de chaque croyant.
Luc Benoit, Temps des signes de prédation et temps des signes de l’intersubjectivité.
La réflexion critique de Marx porte sur la place de l’humanisme dans la société capitaliste, lequel vise à substituer l’altérité et la différence entre les hommes à l’équivalence défendue par les Lumières. Selon Marx, l’égalité est de l’ordre du paraître, l’inégalité de l’ordre de l’être. La thèse défendue est que l’homme met sa capacité de créateur d’outils au service de sa voracité. La marchandise, toujours selon Marx, occulte les rapports sociaux de production. Enfin l’homme « [aimant] aussi tuer pour se nourrir et par plaisir », la société capitaliste est le lieu où le meurtre « à l’infini » est possible ; l’échange n’est alors que le camouflage du meurtre en série. L’intensification des désirs entraîne un déplacement des signes émis par la proie vers les formes fétiches de la consommation : le profit n’est qu’un aspect de la prédation, le point de vue prévalent est celui du prédateur ; les économies capitalistes se livrent entre elles une lutte à mort.
Marginaux, les intellectuels pratiquent une consommation culturelle, symbolique, distincte de la consommation dévorante, mais l’on peut se demander si ce n’est pas pour compenser leur frustration, car la consommation à grande échelle est un privilège. Les intellectuels humanistes, tel Husserl par exemple, préconisent une ouverture à l’autre en invoquant l’empathie et la proximité, mais ils ne font que masquer la brutalité de la prédation. Cette brutalité se traduit du point de vue temporel. Selon G. Gurvitch, le temps s’articule en « temps explosif » du centre et « temps ralenti » de la périphérie ; le contraste des deux temps est générateur de crise, d’avancement pour les uns, de retard pour les autres. « Chronophage », l’Etat est du côté des grands prédateurs, tandis que le structuralisme et la sémiotique en suspendant le temps favorisent la « stabilité des institutions et le développement du capitalisme »…
Mahmoud Abdesselem, Ordre social, ordre temporel : pluralité ou unicité ?
Le problème pour les sociétés maghrébines concerne le rapport entre la temporalité d’une société agraire traditionnelle et le temps mondialisé, « abstrait », propre au capitalisme : la société traditionnelle, rythmée par les saisons et les rites, a été bousculée par l’évolution dans la mesure où le temps est dépendant de l’organisation sociale ; le temps mesuré s’est ajouté au temps scandé ; ce passage à la quantification entraîne une multiplication des temps et une dé-spatialisation. Dans la société traditionnelle, si le temps rituel prévaut encore sur les autres temps, il doit faire une place au temps-valeur de la marchandise moderne.
Liée aux vécus, la temporalité est multiple et diverse selon que l’on consulte les philosophes, les physiciens, les linguistes, les sociologues (cf. G. Gurvitch et sa théorie des huit temps sociaux). Pris globalement, le temps de la modernité est le temps de la vitesse, du changement et de la consommation ; il y a conflit et crise possible entre ce temps linéaire, fléché, et le temps cyclique de la biologie et de l’existence.
Mais pour le Musulman, la temporalité est complexe, la liste des tensions ouverte : temps divin vs temps humain, temps astrologique supra-humain vs temps des générations humaines, temps physique (d’Aristote) vs temps astrologique ; le temps pour un croyant note plutôt des aspects que des états, mais surtout l’aspect présente un caractère théologique en portant sur la création inaccomplie du monde. Pour les pratiques rituelles, la division de la journée règle les prières, la succession des mois lunaires l’ordre des pèlerinages ; ce temps du rituel coexiste avec un temps extatique et contestataire qui crée comme un va-et-vient entre les sphères du sacré et du profane ; enfin il faut encore compter avec le temps officiel, qui est de fait un temps « occidental » en expansion.
Le temps dans les sociétés arabes contemporaines est hétérogène et l’on peut reconnaître plusieurs courants en divergence les uns avec les autres. La tension prévalente oppose un temps vertical visant le sacré et un temps horizontal visant le profane. La modernisation de la production a dégagé des plages de temps libre qu’il faut occuper « en faisant la fête ». Mais justement la fête est devenue ambiguë : fête religieuse ou fête hédoniste ? Les sociétés arabes sont partagées entre deux temporalités : le temps cyclique de la tradition et le temps « chronophage » de la modernisation.
Simten Gündes, Nilüfer Sari, Rengin Küçükerdogan, Bülent Küçükerdogan, Deniz Özden, Analyse visuelle des miniatures de Surname-I-Humayun.
L’analyse porte sur soixante-deux miniatures sur les quatre cent vingt-sept qui constituent le Surname-I-Humayun (Ecrits sur les fêtes à l’occasion de la circoncision du sultan héritier). Les fêtes sont des configurations polysémiques : elles composent un aspect ludique, un aspect social : la permissivité ; un aspect religieux : le sultan est le « symbole de l’Islam » ; un aspect politique ; un aspect esthétique inhérent à la splendeur des fêtes. Tout à fait irréaliste dans le choix des couleurs, la miniature exalte la supériorité du sultan. La suite des miniatures peut être rapprochée d’un story-board ; on peut y distinguer un texte englobant, les premières et dernières miniatures, et un texte englobé, les fêtes ; les grandeurs signifiées : commencement/fin, moment ordinaire/ moment extraordinaire, continuité/discontinuité, temps précis/ temps imprécis, historicité/non-historicité, sont temporelles accentuelles et aspectuelles ; l’impression produite reste malgré tout celle d’un temps uniforme et figé.
Stefania Caliandro, Le temps dans l’image fixe. Enjeux utopiques de l’art visuel.
A la représentation allégorique du temps, Vinci a opposé en son temps des solutions toujours valides : la série des positions successives, l’emploi du flou (sfumato) et la visée de l’instabilité et du déséquilibre, repris par Le Caravage et le style baroque. L’avènement de la photographie avec Muybridge et Marey a paru dans un premier temps proposer des solutions, mais en apparence seulement, puisqu’elles aboutissaient dans un cas à représenter le mouvement par une image fixe, dans le second à représenter la succession par la simultanéité ; la photographie ne faisait que déplacer certaines composantes du plan de l’expression et mettait en avant comme un trompe-l’œil, puisque l’instantané est impossible pour l’œil humain. L’aporie demeurait qui demandait à la fixité de représenter le mouvant.
Autour des années 1900 nombreuses ont été les tentatives de peindre le temps dans l’image, mais pour l’essentiel c’est la solution de Vinci, à savoir l’abaissement du seuil d’iconicité par l’emploi du flou, qui a été retenue ; avec l’avènement de l’art abstrait, la question du temps en peinture est devenue encore plus problématique, aboutissant à une syncope de la temporalité. D’où un déplacement radical : la question du temps a été transférée de l’énoncé à l’énonciation, ce qui ne va pas sans difficulté, puisque la durée de l’observation du tableau reste indéterminable.
La conception de P. Klee se présente comme une aspectualisation étendue puisqu’elle concerne les trois phases du faire : la « pré-création », la « création », la « post-création ». Intéressé par toutes les formes du devenir, Klee ajoute au déplacement des formes les recherches sur la couleur. Contre l’avis de Lessing, il estime que la peinture est aussi un art du temps, mais à la différence de la musique elle admet un « mouvement rétrograde » que la musique ignore. Klee envisage pour un même tableau, dans le plan du contenu, des temporalités différenciées ayant des plans de l’expression distincts. On est passé de la « représentation d’une dynamique spatio-temporelle » à une participation directe de l’observateur.
Lucie Roy, L’instant et le support. L’exemple du film En remontant la rue Vilin.
En raison de la densité et du caractère souvent elliptique du texte de L. Roy, le rapporteur a préféré reproduire le résumé de l'auteure :
L’auteure s’inspire dans le cadre de ce texte, d’un passage d’Anne-Marie Christin et d’une phrase de Georges Perec. Si ce texte lui a été inspiré par la lecture particulière que ces deux auteurs font de l’écriture, elle a trouvé dans le film En remontant la rue Vilin de Bober un véritable laboratoire. Ce film semble être le site idéal d’une analyse portant sur des questions relatives à la pensée de l’écran ou de l’image (proposée par Christin) et à celle de l’écriture, des lieux et des souvenirs (telle qu’y songeait Perec). L’auteure du présent article examine le rapport de l’instant phénoménologique et du support d’instants que constitue l’écriture.
Pauline Escande, La temporalité dans le film. Amadeus de Milos Forman.
Comment faire tenir en une heure quarante la durée d’une vie ? Telle est la question posée. Dans la construction narrative du récit filmique, on distingue la scène filmée, le point de vue du réalisateur responsable du cadrage, le narrateur du film, qui peut être le réalisateur, qui peut être extérieur au film, ou encore être absent. La plupart des films sont conçus sans narrateur. S’il est manifesté, le narrateur remplit une « fonction de représentation » et une « fonction de régie », l’acteur une « fonction d’action », d’où les questions : comment le commentateur transmet-il sa compétence aux acteurs ? comment la concordance entre le temps du récit et le temps de la narration s’établit-elle ? Deux outils sont requis : la sémiologie dite indicielle (Houdebine) et le signifiant de connotation (Ch. Metz). Pour l’essentiel, la démarche consiste à présentifier un moment antérieur du temps du récit qui vient se substituer au présent de la narration. La collecte des indices est effectuée sur quatre « strates » : la strate scénico-technique, la strate scénico-iconique, la strate linguistique, la strate sonore. L’interprétation dégage alors la dimension tragique de l’existence pour Salieri : Dieu a accordé à un être « puéril et vulgaire », Mozart, un don incomparable qu’il lui a refusé à lui, Salieri.
Josiane Cossette, Perception spatio-temporelle et présentification : le cas de Portraits d’après modèles d’Andrée A. Michaud.
L’étude porte sur les conditions de la présentification de l’autre à partir de la présence dans l’espace et dans le temps. Le corpus est tiré de l’œuvre de la romancière québécoise A. Michaud. A partir des travaux d’E. Landowski sur la sémiotique de la présence, le discours, en tant qu’« acte d’énonciation effectué en situation », produit le sens ; l’Autre est saisi à la fois comme absent et comme présentifiable. C’est cette virtualité qui est questionnée. La lettre, la peinture, les photos visent à rendre les absents présents. Cette présence dans l’absence suppose une permanence, ou encore une potentialisation. Si cette permanence est acquise, il est possible à partir de signes de présentifier l’absent, sachant que les plans de l’expression de cette présentification sont divers. Mais la conservation n’est pas totale et la mémoire est partagée entre ce qui est conservé et ce qui est perdu. Dans le corpus retenu, le dispositif actoriel comprend un narrateur-observateur, le peintre, le modèle et Léna, la femme que le peintre a rencontrée et qu’il a assassinée : le peintre désire à travers le modèle retrouver Léna ; le modèle devient un « outil dans le processus de présentification », mais les identifications n’ont pas de fin. Dans cette évocation de Léna à partir du modèle, le parfum a un rôle décisif de catalyseur. Cette apparition permet de revenir à la visualité qui seule permet une composition, une intégration des redonnés.
Toutefois cette dynamique reste conflictuelle : le vouloir-voir se heurte à une « diminution d’acuité perceptuelle » spatiale et temporelle, qui a pour plan de l’expression le figement des temps, la superposition des espaces, des femmes, l’intégration des lecteurs et leur identification au narrateur observateur. Au terme d’une crise véridictoire, la conclusion est en somme interrogative, issue qui est solidaire d’un univers plutôt baroque où l’apparaître côtoie le disparaître et le transparaître.
André Gervais, L’inventeur du temps gratuit de Robert Lebel, « Portrait imaginaire » de Marcel Duchamp.
Ce texte, dont il est très difficile de rendre compte en raison de l’importance des données factuelles et donc de l’érudition, concerne un épisode de l’histoire du mouvement surréaliste, à savoir les relations entre Marcel Duchamp et Robert Lebel, auteur d’une nouvelle L’Inventeur du temps gratuit, publiée en 1957, dans laquelle les initiés, aidés par le jeu des anagrammes et des hypogrammes portant sur le nom de l’inventeur, n’eurent aucune peine à reconnaître Marcel Duchamp. Le titre résume le propos de la nouvelle : un certain A. Loride a conçu une théorie à partir de la « réunion toute providentielle (…) de trois horloges dont une fonctionne avec exactitude, une autre irrégulièrement et la troisième pas du tout ». La seconde horloge est celle du « temps gratuit » : c’est le temps à la fois du bricolage en l’acception lévi-straussienne du terme et le temps du gaspillage. C’est un temps soustrait au contrôle, à l’échange, d’où l’épithète « gratuit ». La temporalité du bricoleur, sujet du to do, est celle du présent singulier, détaché, tandis que celle de l’ingénieur est celle du projet, du to make. Le « temps gratuit » est livré au fortuit (Lautréamont), au hasard indéfini (Mallarmé), le temps social à la contrainte. Entre les deux temps, la solution de continuité est totale.
Claude Zilberberg, Du récit au discours.
Le texte répond à une question (faussement) naïve : que devient la sémiotique s’il est renoncé au primat de la narrativité ? Mais cette question en présuppose une autre : pourquoi prendre distance avec la narrativité ? Le modèle épistémologique greimassien, résumé par le parcours génératif, subordonne « le » discursif « au » narratif ; les structures élémentaires sont celles qui conviennent à la narrativité restreinte dérivée de Propp. Ces structures élémentaires ne sont pas sans défaut : en premier lieu, elles ignorent la quantité, l’intensité, la complexité, la valeur des intervalles ; en second lieu, elles doivent avoir pour seul contenu les opérations qu’elles sous-tendent ; du point de vue tensif, ces opérations sont constituées par deux couples simples : en décadence, le couple atténuation/amenuisement ; en ascendance, le couple relèvement/redoublement. Tandis que le sème greimassien est proche de l’adjectif, l’unité minimale tensive regarde du côté de l’adverbe et du vecteur. Si les grandeurs mentionnées sont bien les définissants des lexèmes, il est clair que l’on s’éloigne du récit pour se rapprocher du discours et de la rhétorique tropologique. En effet, en présence des deux styles tensifs possibles : décadence ou ascendance ?, la rhétorique dans notre univers de discours, depuis Longin jusqu’à l’actuel marketing, a opté pour l’ascendance.
Le point de vue tensif conçoit l’intensité comme un syncrétisme résoluble en tempo et tonicité, ce qui permet de formuler l’événement comme une possibilité inscrite en structure profonde. Du point de vue figural, l’événement, cet intrus, départage les théories quand elles questionnent le rapport entre la sémantique et la syntaxe : égalité ou inégalité de l’une à l’autre ? S’il y a égalité, l’événement dérange aussi longtemps qu’il n’est pas résolu. S’il y a inégalité, l’événement est au principe d’une nouveauté qui reconfigure la sémantique.