Anne HENAULT &  Anne BEYAERT(dirs), Ateliers de sémiotique visuelle, Paris, P.U.F., 2004, 250 pages

Sémir Badir

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Texte intégral

L’ouvrage suscite beaucoup de critiques. Cela ne signifie pas qu’il soit mauvais. Je l’ai trouvé au contraire, dans son ensemble, assez stimulant. Seulement, son intérêt vient d’abord de ce qu’il permet au lecteur, s’il est sémioticien, ou s’il est historien de l’art, ou encore s’il s’occupe d’esthétique, de se positionner face aux articles des uns et des autres. En tout cas, je ne pense pas, contrairement à Anne Hénault, qu’il peut s’adresser à un public de débutants. Non seulement la plupart des textes seraient pour eux trop difficiles d’accès, mais en outre la question de ce positionnement épistémologique, clairement inscrite en chacun d’eux, ne les concerne guère.

Etrangement, les textes les plus problématiques sont le préambule et le post-scriptum rédigés par Anne Hénault. Pour ce qui est du préambule, il est très incomplet et, dans son ambition à justifier la structure du recueil, il donne une image déformée des avancées sémiotiques dans le domaine visuel. On aurait aimé en savoir davantage sur l’« atelier de sémiotique visuelle » proprement dit, organisé autour (à l’initiative ?) de Greimas au début des années 70. Quel a été son statut institutionnel ? pendant combien d’années a-t-il été poursuivi ? à quelles publications a-t-il donné lieu ? Quoi qu’il en soit, l’article de Giulia Ceriani, manifestement rédigé en 2004, n’a pas sa place dans la section qui lui est consacrée, pas davantage que celui de Jean-Marie Floch n’a la sienne dans la section intitulée « Le temps présent ». Et, en tout état de cause, il aurait fallu dire dans ce préambule au moins quelques mots à propos de l’Association internationale de sémiotique visuelle, très active depuis sa fondation en 1990, et des nombreuses revues de sémiotique visuelle qui ont éclos à la même période. Le post-scriptum (déjà, l’intitulé est curieux) me paraît, quant à lui, porter à faux en regard de l’ouvrage : primo, il ne concerne nullement la sémiotique visuelle ; deuzio, il fait fi des débats épistémologiques qui se sont développés en sémiotique depuis le début des années 90 et que répercutent les articles du recueil lui-même ; tertio, il est à mon avis déplacé de faire de Greimas l’unique pivot autour duquel s’articule une histoire raisonnée de la sémiotique, même confinée à la recherche en France.

La sémiotique visuelle a, en gros, deux objectifs opposés et complémentaires : d’une part, intégrer la matière visuelle à une réflexion de sémiotique générale ; d’autre part, exporter depuis la sémiotique générale des instruments conceptuels pour l’analyse des images, non sans contribuer à tester leur généralité prétendue. Ces deux objectifs sont bien représentés par les articles qui composent le recueil.

Le premier de ces objectifs est rempli par les textes de la deuxième section, intitulée « Quatre séances du séminaire virtuel sur l’iconicité ». La question, passionnante, qui se pose à la sémiotique visuelle, est la suivante : à quel prix – au prix de quel élargissement, ou de quelle réforme théorique – la matière visuelle est-elle sémiotisable ? La réponse varie selon les auteurs : le Groupe µ et Göran Sonesson sont enclins à penser, bien que diversement et avec un ajustement que Sonesson, grand lecteur des travaux du Groupe µ, prend la peine de mettre en évidence, que la sémiotique est mûre pour incorporer les théories cognitivistes, qu’elles émanent soit des neurosciences soit des psychologues de la perception (avec, en tête, la théorie des prototypes de Rosch). Jean-François Bordron s’efforce quant à lui de tirer la sémiotique du côté d’une réflexion de type philosophique, purement spéculative, dans la lignée de Kant et de Husserl. Or, bien que les références des uns et des autres divergent, c’est bien autour de la même notion de catégorie que l’iconicité, et par delà l’iconicité, les concepts sémiotiques dans leur ensemble, sont appelés à être reconsidérés.

J’ajouterai, en convenant aussitôt que la présente remarque dépasse le cadre du compte rendu et demanderait à être autrement argumentée, qu’à l’égard des questions abordées en sémiotique visuelle, Peirce s’avère d’un recours à peu près nul. L’article de Jean Fisette contenu dans cette deuxième section, à propos du concept d’icône chez Peirce, indique surtout en effet que la théorie peircienne ne peut pas éclairer les sémioticiens qui travaillent sur la matière visuelle, en dépit du fait que ceux-ci lui ont emprunté le terme d’icône. Il y a ici un abcès qu’il faudrait se résoudre à crever. Dans les années 60, en raison de malentendus multiples, on a pu chercher à rapprocher la sémiologie saussurienne, la glossématique hjelmslevienne et la sémiotique peircienne. Aujourd’hui que, en raison de l’avancement des recherches exégétiques sur ces auteurs, bien des malentendus ont été dissipés, il faudrait songer à reconnaître que la sémiotique saussuro-hjelmslevienne (cet assemblage ne s’est pas fait sans difficultés, il résiste néanmoins) ne partage rien avec la soi-disant sémiotique peircienne, et que c’est pure perte de s’escrimer, dans les congrès internationaux, dans les revues générales, et dans le présent recueil, à rassembler les deux « traditions ». L’œuvre de Peirce peut certes alimenter çà et là la réflexion sémiotique continentale, mais ni plus ni moins que ne le ferait un autre logicien ou un autre philosophe.
Le second objectif est déclinable en plusieurs modalités : il y a d’abord les articles qui proposent des modèles d’analyse – je reviens sur eux dans un instant ; il y a ceux qui exportent une batterie de concepts issus d’une théorie sémiotique donnée pour l’appliquer à l’analyse d’images, au risque de se rendre difficilement lisibles pour qui n’a pas pris antérieurement connaissance de la théorie en question (Giulia Ceriani, à partir de la Sémiotique du visible de Jacques Fontanille ; dans une moindre mesure, Jean-Marie Floch, à partir de La Pensée sauvage de Lévi-Strauss) ; d’autres tissent un réseau de références théoriques dépassant le cadre de la sémiotique stricto sensu, mais en l’orientant vers des questions actuellement traitées en sémiotique (Odile Le Guern, sur la question des synesthésies ; Anne Beyaert, à propos des significations plastiques) ; enfin il y en a pour qui la sémiotique met simplement en perspective (elle « cadre ») une analyse dépendant en réalité d’une autre pratique du savoir (en l’occurrence l’histoire de l’art, pour Lucia Corrain).

La confrontation des modèles d’analyse proposés par trois des contributeurs du recueil est riche d’enseignements. Qui plus est, deux d’entre eux ont choisi de porter leur analyse sur une aquarelle de Klee (pas la même), ce qui facilite encore la comparaison. Félix Thürlemann ouvre ainsi le recueil avec une analyse formelle classique : il identifie dans une aquarelle de Klee intitulée « Blumen-Mythos » des éléments plastiques (cercles, croissants, triangles), il les regroupe en séries paradigmatiques et observe la disposition syntagmatique de ces séries dans le tableau. Puis il répète l’opération avec les éléments figuratifs (fleurs, astres, sapins). L’analyse est systématique, c’est-à-dire qu’elle est fondée sur les régularités observables. Elle connaît donc un seuil indépassable, d’ailleurs reconnu par l’auteur, qui concerne les choses singulières contenues dans l’œuvre. Aussi des effets de sens ont-ils pu être dégagés en toute objectivité, mais la signification de l’œuvre échappe. En outre, certains des effets de sens paraissent triviaux : à quoi bon démontrer par une analyse plastique méticuleuse que la fleur monte et que l’oiseau descend quand on peut en avoir l’intuition au premier coup d’œil porté sur le tableau ? Ce sont là des objections que ne risque pas de recevoir l’étude conduite par Paolo Fabbri. Elle porte elle aussi sur une aquarelle de Klee, moins figurative que « Blumen-Mythos », intitulée « Sphinxartig » (« En forme de sphinx »). Si une analyse formelle est esquissée, ses données sont aussitôt alimentées par d’autres sources interprétatives – rapprochement et comparaison avec d’autres œuvres picturales de Klee, projection sur l’œuvre peinte de propositions verbales puisées dans les écrits de Klee, références multiples à la littérature secondaire sur le peintre, érudition sur la figure du Sphinx, et même une « digression poétique » suite à la réminiscence d’une analyse de Jakobson portant sur un tout autre objet. La signification est ici, on s’en doute, foisonnante, et bien plus satisfaisante devant l’énigme suscitée par le tableau. Mais, si l’analyse est exemplaire, elle ne contient malheureusement aucun instrument méthodologique aisément transférable vers d’autres objets d’étude. C’est un modèle à imiter, non à copier. L’étude proposée par Jean-Marie Floch se situe à l’intermédiaire de ces deux styles analytiques mais, de ce positionnement, elle ne reçoit, me semble-t-il, que les inconvénients. Gouvernée par une question formulée dans le titre – « Quel est le statut énonciatif de la création artistique ? Et comment l’énoncer ? » –, elle ne parvient pas à convaincre que la signification attribuée aux dessins de Jörg Immendorf, dans la succession de leur production, ne découle pas seulement d’un réseau isotopique a priori (vie, mort, non-mort, non-vie), illustrant par là, pour reprendre une pointe de Rastier, « les fantasmes un tantinet monotones d’une intelligentsia ». (Floch, à vrai dire, nous a habitués à mieux.)

Une petite remarque pour terminer. Les sémioticiens s’accordent pour départager deux types d’analyse de l’image. Pour l’un de ces types, ils se trouvent aussi d’accord pour l’appeler analyse plastique ; consensus pourtant singulier et terme qu’il faudrait interroger plus avant. En revanche, l’appellation de l’autre type d’analyse reste flottante : elle est dite tantôt figurative (Thürlemann, Floch), tantôt iconique (Groupe µ, Fabbri), ou bien encore picturale (Sonesson). Ce dernier terme est à écarter comme anglicisme (il traduit pictorial, dont le domaine d’emploi ne se limite pas à la peinture) ; iconique occasionne bien des malentendus, à commencer en raison de son origine peircienne ; mais figuratif convient-il tout à fait ? n’est-il pas lui aussi source de problèmes, notamment en raison de sa distinction nécessaire d’avec le figural (distinction bien mise en scène dans le recueil par Anne Beyaert et dont on pourrait affirmer la légitimité par la question suivante : à partir de quand une tache jaune devient-elle un petit pan de mur ?)? Le choix qui, on s’en doute, n’est pas que terminologique reste ouvert.

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