Edmond Couchot & Norbert Hilaire, L’Art numérique. Comment la technologievient au monde de l’art,Flammarion, coll. Champs, 2005

Maria Antonia Manetta

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Auteurs cités : Edmond Couchot, Norbert Hilaire

Plan
Texte intégral

Hypothèses pour une nouvelle esthétique

Si l’on considère la question de l’art à l’aune des nouvelles technologies on peut s’apercevoir de la difficulté de formaliser et de schématiser des courants esthétiques et des systèmes de production homologues. La difficulté dérive d’un écart qui, la plupart du temps, est attribué à la composante technique ou technologique entre la pensée et la production matérielle. Le problème de l’usage d’un œil technologique pour rendre compte des modifications esthétiques apportées par les œuvres d’art numériques, ou qui utilisent les nouveaux médias, est sans doute un problème de point de vue. Parler d’art numérique signifie donc entrer dans une logique complexe faite des mutations, des découvertes et des applications qui peuvent être exploitées pour arriver à découper, à partager et, en même temps, à étendre le regard sur l’art tout court, soit sur le processus artistique, soit sur l’œuvre d’art comme objet matériel.

Edmond Couchot et Norbert Hillaire essaient dans le livre « L’art numérique », publié pour la première fois en 2003 chez Flammarion, d’analyser la nature des bouleversements profonds que les technologies numériques apportent à la culture artistique. Toute la réflexion porte sur le fait que pour la première fois, grâce à Internet, aux Cd rom et aux DVD, l’art est potentiellement à la portée de tous, même pour une brève période, même pour un seul instant sur Internet ou au théâtre. En effet, l’art numérique modifie de nombreux points de repères, de nombreuses certitudes utilisées depuis le début du siècle en remettant en jeu la conception même d’avant-garde et d’expérience artistique. Il ne s’agit plus de penser avec une logique de substitution et de provocation des besoins sociaux, commedans la production duchampienne, ou de réfléchir sur la modification culturelle apportée par l’exploitation d’un medium, comme le cas de la vidéo artde Bill Viola ou de Nam Jum Pike. Dans l’art numérique le moindre passage d’une imagecréée par un logiciel et modifiée par le spectateur à travers son action, est le résultat de quelque chose qui, à l’extérieur, reste une image, mais qui, à l’intérieur, n’a rien à voir avec tout ce qui, d’ordre sensible ou intelligible, reste en elle. Or une image générée par synthèse graphique dérive d’un échantillonnage qui est converti dansun code lisible par la machine, qui réinterprète les stimuli donnés pour produire une quelconque forme de ressemblance vers l’extérieur, vers le monde du sensible. Le fait que dans un ordinateur toutes lesdonnées sensibles sont gardées et enregistrées sous une forme discrète et calculable détermine que tout le monde naturel peut être contenu en forme potentielle dans l’ordinateur et peut être traduit, modelé et reconverti dans d’autres formes. Cela signifie que l’ordinateur, à première vue, peut être considéré comme une machine universelle pour traduire la sensibilité en intelligibilité et vice-versa. On parlera dans ce cas de l’ordinateur comme d’une interface culturelle dans le sens où n’importe quel stimulus est décomposable, recomposable, prêt à une infinité d’interprétations possibles, soit par rapport à la machine même, soit par rapport à l’usager. Parler donc d’interactivité, de simulation, de multimédias, de téléaction signifie toujours raisonner sur le noyau profond ouvert à toutes possibilités d’expression.

Note de bas de page 1 :

 Couchot E. & Hillaire N.,  cit., L’Art numérique, Flammarion, Paris, p. 25.

En partant de la prise de conscience que tout se réduità une série de commandes, basée sur des algorithmes, nous sommes amenés, conduits par les auteurs, à réfléchir sur la possibilité de représentation numérique des données et la possibilité d’utiliser les réseaux, pour interagir en temps réel, en transformant une image fixe dans une image mouvante et en réalisant des environnements interactifs où sont en jeu les représentations et les simulations sociales. Dans cet ordre de choses, les matériaux et les outils numériques« sontessentiellement d’ordre symbolique et langagière »1. De cela vient que l’immatérialité se réduit à la programmaticité :

Note de bas de page 2 :

 Cit., p. 26.

Quoique le langage de la programmaticité soit symbolique et abstrait, il reste cependant différent du langage naturel. En effet, tous les programmes sont élaborés à partir de modèles logiques et mathématiques issus des sciences les plus diverses […] ces innombrables modèles ont ceci de particulier qu’ils ne visent pas à représenter le réel sous son aspect phénoménal, mais à le reconstruire, à le synthétiser, à partir des lois internes et des processus qui le structurent et l’animent – bref, à le simuler2.

Alors, et c’est la question posée dans le cours de l’œuvre, est-il possible de parler de continuité dans la production-distribution-fruition des œuvres d’art interactives par rapport à celles dépassées : l’art électronique, l’art vidéo, les avant-gardes historiques, la photo et le cinéma ? Selon les auteurs la seule perspective possible est celle d’une vision historique. C’est seulement en remontant le temps jusqu’aux polémiques, par exemple lors de l’apparition de la télé ou de la photo, qu’il est possible d’encadrer – mais seulement partiellement – l’ère de l’âge numérique, l’ère de l’ordinateur. Le propos des deux auteurs n’est pas de prendre une position sur une question in fieri mais de chercher à donner une perspective intégrée le plus possible avec un regard critique. Pour ce faire ils ont décidé d’appliquer ce regard en perspective à la condition actuelle de l’art numérique pour reconstruire les liens logiques entre société et art, en raisonnant sur les conditions même des origines historiques et des expressions futures.

Au début de l’analyse il est possible de repérer quelques axes caractéristiques du numérique, la plupart des cas étant liés à la question technologique.

1) L’ordinateur est un instrument-moyen de simulation de toutes formes expressives (signe, peinture, photographie, vidéo, cinéma). Il peut s’approprier n’importe quelle forme d’expression sans laisser trace de sa présence. En effet, sans le savoir davantage, il serait impossible de distinguer une image analogique d’un visage, d’une image numérique de synthèse qui représente ou simule le même visage.

Note de bas de page 3 :

 Cit.,  p. 10.

2) L’ordinateur rend possible le dialogue entre le monde abstrait du calcul et de l’utilisateur. Il peut « imiter ses modes de perception, ses comportements, voire certains aspects de son intelligence. Plus qu’une technologie, le numérique est une véritable conception du monde, insufflée par la science qui en constitue le soubassement »3. L’interactivité n’est pas seulement une possibilité mais le système fondamental pour le traitement et l’élaboration de l’information qui trouve son point de départ et d’arrivée dans l’usager.

Toutes les implications ou bouleversements dérivent donc de ces deux postulats : la programmation, comme organisation interne, et l’interactivité comme condition de circulation et de modification des données. Pour compléter le cadre théorique il faut intégrer dans cette perspective, la cybernétique et la théorie des réseaux intelligents ou des logiciels qui montrent des formes d’apprentissage et de créativité propre. Grâce à ce passage ultérieur on entrera dans un domaine où toutes les disciplines se mélangent, où la biologie, la neurologie, l’informatique, la psychologie, la sociologie, l’art et la science contribueront à déterminer un seul champ de recherche.

De la même manière que l’ordinateur produit des formes syncrétiques et hypermédias, la seule modalité pour penser l’ordinateur est donc une forme pluridiscipli­naire et hybride. Couchot et Hillaire organisent cette pensée de manière très performante, l’un intégrant le point de vue d’un théoricien et d’artiste, l’autre proposant le point de vue plus attentif aux dynamiques sociales qui influencent les artistes d’un côté, et le public de l’autre, en n’oubliant pas toutes les instances de diffusion, de promotion, et de circulation de l’appareil artistique(écoles, musées, revues, expositions etc.).

Globalement la question de l’art numérique est traitée selon une perspective révolutionnaire par rapport aux anthologies et aux recueils, intégrant les influences commerciales, politiques et stratégiques qui influencent la nouvelle esthétique des hypermédias numériques. Pour cette raison il est possible de parler d’une théorie qui assure une continuité avec le passé, l’évolution et le bouleversement qui, avant le numérique, ont intéressé la scène sociale du XXIe siècle. L’art numérique essaie de reconstruire, hors de toute fixation et glaciation des courants, un panorama où la technologie et le faire technique se mélangent avec la techno-science, où l’art provientd’une source de spécialisation du langage de l’ordinateur, où les moindres modifications sur le plan de l’expression vont balayer l’esthétique de l’art et des vieux médias :

Note de bas de page 4 :

 Cit., p. 36.

 … rompant avec toutes les techniques antérieures de figuration […] rompant avec tous les modes de socialisation des œuvres (reproduction, conservation, diffusion, monstration), réintroduisant par sa très forte technicité la présence active de la techno science au sein de l’art, le numérique, en tant que technique de simulation, porte cependant en lui les moyens de s’inscrire dans le prolongement des techniques traditionnelles utilisées par les artistes, voire dans le prolongement de cette dé-spécification technique propre à l’art du XXe siècle. Le numérique est facteur à la fois de rupture et de continuité. C’est à ce paradoxe que s’affronte tout ceux qui utilisent un ordinateur pour faire œuvre. De la manière dont ils conjuguent le calculable et le sensible, le nouveau et le traditionnel, se définit leur esthétique4.

Note de bas de page 5 :

 Cit., p.  110.

Note de bas de page 6 :

Ibid.

L’œuvre en soi est dense et riche des liens entre ses parties. Nous avons déjà traité les principales lignes de conduite mais il faut souligner les concepts importants et les distinctions théorisées. La première distinction regarde la polarité auteur-spectateur, interprétée selon la nouvelle possibilité de la part de l’usager de manipuler et de transformer les données. Le livre suggère de définir deux catégories de sujet : l’auteur aval, le spectateur qui concrètement réalise l’œuvre et l’auteur amont, le metteur en scène du discours entre l’œuvre matérielle, l’expérience faite et la pensée esthétique dérivée. Il s’agit d’une distinction fondamentale qui remet en circulation les valeurs et la fonction matérielle de l’œuvre. En sachant qu’il s’agit d’une série de calculs qui peuvent être contenus dans un CD ou un support quelconque, l’œuvre se transforme : à la fois elle peut être figée sur un support, et elle peut être aléatoire, prête à toute modification. L’auteur disparaîtpour laisser la place à un sujet collectifde modification et de transformation. « On peut donc dire que l’œuvre est in fine créée par deux auteurs. Un ‘ auteur-amont’, à l’origine du projet, qui en prend l’initiative et qui définit programmatiquement les conditions de la participation du spectateur (et de sa liberté, qui n’est jamais totale) et un ‘auteur-aval’  qui s’introduit dans le déploiement de l’œuvre et en actualise les potentialités »5. De la même manière il est possible de subdiviser la catégorie « subjectif » en deux sous-catégories et il est possible de le faire aussi pour la définition de l’œuvre. Il y aura donc une œuvre amont qui dérive des potentialités programmées par le metteur en scène et l’œuvre aval, oùl’usage concret que le spectateur « fait surgir du présent singulier et non réitérable de son action »6.

Note de bas de page 7 :

 Cit., p. 99.

La deuxième distinction regarde de plus près les récents développements de la recherche technologique. Il s’agit de faire une distinction entre une interactivité externe et une interactivité interne ou une première et seconde interactivité. Depuis le début, la recherche technologique a amené la relation homme-ordinateur vers l’exploitation des possibilités offertes par l’interactivité, ainsi elle a amélioré le dialogue en temps réel entre l’homme et l’ordinateur. Aujourd’hui les expériences numériques dans le domaine des réseaux neuronaux et dans la cybernétique ont amené à étendre la relation entre l’AI (intelligence artificielle) et la simulation des comportements et des perceptions originelles. Avec la combinaison de la cybernétique et des systèmes de captation et d’élaboration de stimuli, l’ordinateur est capable de produire des objets et des environnements qui réagissent avec des comportements autonomes. L’usage dans l’art numérique des systèmes ou – comme définissent les deux auteurs – des êtres artificiels fait percevoir une différence entre une interactivité exogène qui regarde la relation primaire entre un sujet humain et une machine, et une interactivité supérieure, qui peut développer des comportements émergents et des stratégies cognitives. En tout cas il s’agit de considérer une « interactivité d’un haut niveau de complexité entre des éléments constitutifs de la vie ou de l’intelligence artificielle qui, grâce à leur configuration, interagissent pour produire des phénomènes émergents »7. Cela signifie établir un nouvel horizon d’attente pour l’interactivité qui passe d’un niveau de protocole dialogique aux notions d’auto-organisation des structures émergentes, des réseaux d’adaptation et d’évolution. Les dispositifs interactifs, imaginés par les artistes qui utilisent ce niveau d’attente sont encore assez rares à cause du haut niveau de financement et de spécificités indispensables. On trouve au moins deux importantes initiatives comme Danse avec moi de Michel Brest et Marie Hélène Ramus, Ephémère de Chu-yin Chen et la pièce théâtrale mise en scène par Jean-Lambert Wild, d’après une pièce écrite par Pier Paolo Pasolini. Dans tous les cas il s’agit de spectacles où le spectateur est invité à participer en jouant avec les images, les choses, les êtres créés par l’ordinateur.

En synthétisant les notions centrales proposées par les deux auteurs, on peut s’apercevoir des fondements esthétiques qui constituent globalement la constitution même de l’art numérique.Chaque fois qu’on parle de modularité, d’interactivité, d’apprentissage ou de toutes autres formes d’art numérique (Cyber art, Art interactif, Net-art etc.) nous sommes sans doute sous l’ordre de l’hybridation, de l’hypertechnique et de la technologie diffuses :

Note de bas de page 8 :

 Cit., p. 114.

L’ordinateur est une machine, mais une machine hybride et la première qui fonctionne au langage. […] La spécificité du numérique est de simuler toutes les techniques existantes, toutes les techniques possibles, ou du moins d’y aspirer. Telle est la vocation illimitée de la simulation. C’est cette capacité qui donne au numérique son pouvoir de pénétration, de contamination sans précèdent, qui l’autorise à assujettir toutes techniques à l’ordre informationnel et de ce fait à les hybrider entre elles. […] Sa puissance d’hybridation le rend paradoxalement transversal et spécifique. Transversal à l’ensemble des arts déjà constitués dont il continue de dissoudre les spécificités, les hybridant intimement entre eux, les redynamisant en les déplaçant. Mais aussi spécifique, totalement original dans la manière dont il redéfinit les rapports de l’œuvre, de l’auteur et du spectateur, dans la manière dont il mobilise en les conjuguant les modes de production des formes sensibles et les modes de socialisation de ces formes, dans la manière enfin dont il s’enracine dans la science et la technologie8.

Pour terminer il est intéressant de réfléchir sur la relation entre l’art, la science et la société à travers les mots des deux auteurs. On peut s’apercevoir que « tout le rapport de l’artau réel et à la connaissance se trouve bouleversé » : d’un côté le numérique, en continuant la tendance de l’art moderne à se libérer de toute spécificité, abolit la distance entre une conception artistique du monde et le monde naturel ; de l’autre côtéle numérique réintroduit la compétence spécifique, prouvant que c’est plus important pour un artiste d’avoir conscience de l’architecture informatique que des palettes de couleurs. Dès lors « lascience prend une importance de plus en plus grande dans sa relation à l’art » la science fournit le matériau, les possibilités à exploiter, elle oriente les tendances esthétiques, mais c’est aux artistes de créer des expériences pour les spectateurs, et aux spectateurs de vivre ces expériences-mêmes tout en créant d’autres expériences nouvelles.

Voilà en quelques mots la structure d’une œuvre complexe, exhaustive sur certains points et qui en même temps arrive à couvrir certains débats comme la question commerciale, les implications sur la définition de musée, en entremêlant l’art, la culture et le temps. Une œuvre qui est ambitieuse pour ce qui regarde la politique des états nationaux par rapport à la recherche, la seule qui essaie de faire des liens entre forces sociales et expressions artistiques, en raisonnant dans une perspective de mondialisation du circuit de production et de circulation.

Note de bas de page 9 :

 Deleuze G., Guattari F., Milles plateaux. Capitalisme et Schizophrénie 2, Minuit, Paris, 1980.

Note de bas de page 10 :

 Cit., p. 171.

Dans les pages précédentes on a essayé de reconstruire une pensée le plus possible structurée tout en schématisant une histoire possible, une évolution continue comme cellede l’art numérique. Au cours de l’analyse, on a retrouvé les différentes compétences apportées par les deux auteurs : Edmond Couchot a apporté une vision qui réunit l’expérience artistique de l’auteur et la connaissance des problèmes institutionnels de l’art,et Norbert Hillaire intègre la définition de l’art comme instrument du langage dans la société. Maintenant, pour terminer, il nous semble intéressant de souligner que, dans tousles cas où on parle d’interactivité, d’hypermédias, des multimédias, de téléprésence, de numérisation, de pixellisation, de réalité virtuelle ou d’intelligence artificielle, il s’agit de penser à des liens entre l’art et la société qui s’établissent selon un principe rhizomique9.  Ce principe implique une définition du rapport entre l’art et la société comme un réseaud’influences réciproques. Le défi pour la pensée critique est de « montrer où se tiennent les lignes de continuité et les points de rupture entre les nouvelles formes d’art et de socialisation de l’art propres au numérique et les formes traditionnelles ou contemporaines, entre ce qui perdure et ce qui se renouvelle »10. Celle-là est la position théorique proposée par les auteurs, une position partagée par la majorité de la critique contemporaine même s’il n’existe pas encore une stabilisation ou une fixation des formes et des signifiés qui peuvent être contenusdans la définition d’un art numérique.

bip